(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
La session législative 1919-1920 - L 'agression soviétique contre la Pologne - Je suis appelé à former un nouveau Cabinet - Programme et formation de l'équipe - Problèmes financiers, militaires et linguistiques - L’affaire Coppée - Vie gouvernementale - Avec le Roi et la Reine à Londres - Visites royales et princières - Difficultés d'ordre social
(page 45) La session de 1919-1920 devait être à la fois très mouvementée et pauvre en résultats. Cahin-caha, le Cabinet Delacroix poursuivait sa tâche sous le signe de « l'Union Sacrée », que justifiaient fort bien, en principe, les difficultés de la restauration du pays après quatre années de ruines et de tortures. Mais les socialistes, toujours enclins à la surenchère et encouragés par leur récent succès électoral, se montraient de plus en plus exigeants, sans que le Premier ministre leur opposât la fermeté qu'il eût fallu. La situation budgétaire s'en ressentait gravement. Ne s'inquiétant pas des possibilités réduites qu'offrait le recours aux impôts et au crédit, et se laissant bercer par l'illusion que l’Allemagne payerait la dette formidable et d'un montant indéterminé que lui imposaient les Traités de paix, le Gouvernement dépensait sans compter. Il multipliait de plus en plus les services et les emplois. Dans la masse des citoyens, l'appétit des gains (page 46) faciles et la ruée au plaisir l'emportaient sur l'ardeur au travail, et la plupart étaient aussi prompts à revendiquer que fermés aux devoirs et aux sacrifices commandés par l'intérêt commun. Des thèses subversives et déraisonnables telles que la proclamation du droit à la grève pour les agents des services publics rencontraient l'approbation de Prosper Poullet, qui venait d'entrer dans le Cabinet en qualité de ministre des Chemins de fer et qui se montra, dès ce moment, pris d'une double fringale de flamingantisme fanatique et de démocratie exacerbée. J'eus avec lui une discussion très vive, et qui eut son écho en séance publique de la Chambre, à propos de ce droit de grève qu'il prétendait reconnaître aux fonctionnaires et agents de l'Etat. En un moment où l'autorité était mise partout en brèche, permettre aux agents des pouvoirs publics de se coaliser contre le gouvernement et de suspendre à leur gré une activité réclamée par l'intérêt commun, c'était, à mon sens, confondre la démocratie avec l'indiscipline et l'abdication de l'Etat. Ce digne professeur, que nous avions connu modéré à l'excès, devenait, à cinquante ans, un être véhément et passionné. Certes, le gouvernement pouvait invoquer quelques réussites, au nombre desquelles la loi sur le cinéma, destinée à protéger la moralité des enfants, ainsi que le progrès du mouvement inauguré avant la guerre en vue d'étendre le bénéfice de la personnalité civile aux institutions sans but lucratif. Le réseau des chemins de fer était à peu près réparé et la Droite avait obtenu des satisfactions appréciables dans la voie de l'égalité scolaire. Mais, en d'autres secteurs : politique financière, politique sociale, politique linguistique.,politique extérieure, le désaccord s'accusait de plus en plus flagrant au sein du Ministère comme au sein du Parlement. Chacun tirait à hue ou à dia. Plusieurs ministres, notamment Jules Renkin. n'hésitaient pas à dénoncer sans ménagement,. et même en public, les méthodes gouvernementales adoptées par leur chef, reprochant son insouciance de laisser aller les choses à vau-l'eau, Ce qu'on a appelé « la politique du chien crevé. » La session devait se clôturer très piteusement et sans que la révision constitutionnelle, pour laquelle les Chambres avaient été élues, eût avancé d'un pas ! Le principe du suffrage universel à 21 ans - et pour les hommes seulement - avait été consacré par l'élection législative de novembre 1919 et il était certain que, dans la Constituante, il ne fallait pas espérer trouver la majorité nécessaire des deux tiers pour réviser sur une autre base l'article 47 de la Constitution. Sur maints autres problèmes importants, tels que le mode d'élection et l'existence même du Sénat, les membres du Gouvernement étaient irréductiblement divisés et, loin de diriger l'opinion. ils (page 47) ajoutaient à son désarroi. De même, un projet sur l'emploi des langues en matière administrative déchaînait dans tout le pays de violentes polémiques. Il demeurait en l'air, avec la menace d'un conflit aigu entre la Chambre et le Sénat. Les problèmes extérieurs, avaient donné lieu à la Chambre à deux débats, l'un le 26 mai, l'autre le 111 juin, qui avaient souligné la faillite des espérances nourries au lendemain de l'armistice. Celui du 26 mai, provoqué par la prétention, que les Pays-Bas avaient cru bon d'afficher tout à coup sur la souveraineté de la passe des Wielingen, eut, sur la proposition de M. Hymans, ministre des Affaires Etrangères, ce résultat paradoxal, et qui n'était assurément pas fait pour déplaire à nos voisins du Nord. de suspendre sine die toutes les négociations sur les problèmes hollando-belges et d'ajourner pour longtemps le bénéfice des avantages substantiels que pouvions attendre d'un accord économique qui eût été utile à l'alimentation du pays et eût ouvert de nouvelles facilités à nos industriels. Dans la séance du 11 juin, reprenant les critiques que j'avais déjà faites au traité de Versailles, et qui m'avaient empêché de le voter, je déplorai que nous n'eussions même pas tâché d'obtenir au moins, comme l'avait fait avec succès la Suisse, une déclaration reconnaissant que notre indépendance et notre intégrité intéressaient directement la paix internationale.
D'autres aventures firent déborder la coupe. Le 24 juillet, les revendications des anciens combattants, exploitées par quelques meneurs, valurent au Parlement une séance d'allure quasi révolutionnaire. Des groupes violemment excités envahirent la Chambre en pleine séance. M. Brunet, qui présidait, me demanda, au bout de quelque dix minutes de confusion et de tumulte, de le remplacer au fauteuil. La séance ne fut pas suspendue. J'invitai les députés à reprendre leurs places à leurs bancs et à poursuivre, tant bien que mal, la discussion en cours, ce qu'ils firent, cependant que M. Brunet négociait dans les couloirs avec les chefs des manifestants et obtenait enfin d'eux qu'ils missent fin à cette scène scandaleuse. Une telle échauffourée, pénible pour le Parlement, n'avait pas non plus fortifié le prestige du Gouvernement. Mais l'autorité de M. Delacroix. déjà compromise. fut plus gravement atteinte un mois plus tard lorsque, obéissant à la pression de M. Vandervelde et de ses amis, il commit la lourde erreur de refuser le transit par le port d'Anvers des munitions et armements que la France avait décidé d'expédier en Pologne pour secourir Varsovie assaillie par l'armée soviétique. Ce refus provoqua dans tous les milieux sensés du pays une vive réaction. Le Parlement étant à ce moment en vacances, je fis mitre dans la Libre Belgique un manifeste par lequel je dégageais la (page 48) Droite de toute responsabilité dans cette malencontreuse décision contre laquelle M. Paul Hymans protestait de son côté en donnant sa démission ministérielle. En même temps, j'invitais nos concitoyens à aider de leur mieux la Pologne dont l'armée et la population avaient été durement éprouvées par cette attaque soudaine qui avait poussé jusqu'aux rives de la Vistule le flot menaçant de la révolution russe. Sous le nom de Pro Polonia, fut constitué un Comité dont j'assumai la présidence et dont mon ancien stagiaire, M. José Berta, greffier-adjoint à la Chambre, fut le très secrétaire. Ce Comité recueillit en peu de jours d’abondantes souscriptions grâce auxquelles il pût envoyer d'urgence en Pologne deux trains sanitaires avec tout un personnel de médecins et d'infirmières qui rendirent là-bas de précieux services et ou Mesdemoiselles de Hulst et de Villenfagne se signalèrent notamment. Heureusement, l'armée polonaise parvint à repousser l'agresseur. Le général Weygand était accouru pour aider à sa défense, et, du côté anglais, Adrien Carton de Wiart, qui dirigeait la mission militaire britannique en Pologne, eut l'honneur de jouer son rôle dans cette lutte contre la marée rouge. Il s'en fallut de très peu qu'il ne fût fait prisonnier par les bolchévistes, et ne leur échappa que de justesse.
Au cours de cette même année 1920, des devoirs professionnels m'avaient appelé à deux reprises en Italie au printemps, puis à l'automne, pour y défendre, à titre de conseil juridique, les intérêts des sociétés belges de tramways et de chemins de fer qui, pendant la guerre ou au lendemain de celle-ci, avaient vu leur réseau et leur matériel expropriés, avec un rare sans-gêne, par diverses municipalités italiennes. Je pus me rendre compte du désordre qui régnait en maître dans les affaires intérieures de la péninsule. A la vérité, le « partito popolare », fondé par Don Sturzo, cherchait à contenir ou à canaliser la vague socialiste et communiste qui trouvait, dans le mécontentement général et dans l'état de misère économique, consécutif à la guerre, des auxiliaires puissants. L'impression d'ensemble n'en était pas moins très inquiétante, et je revins de Rome avec le sentiment que là-bas, comme en Allemagne, une ère d'anarchie était imminente, sinon déjà ouverte. Manque de discipline. Faiblesse ou abdication des autorités. Relâchement des mœurs. Déchaînement des appétits. Tels semblaient être, chez les vainqueurs comme chez les vaincus, les fruits de la guerre mondiale - fruits lourds de cendre.
A peine rentré de Rome, je fus appelé le 8 novembre à Laeken par le Roi, qui revenait lui-même d'une visite triomphale accomplie au Brésil, en compagnie de la Reine Elisabeth. Il m'annonça qu'il s'était décidé, dès avant son départ pour Rio-de-Janeiro, à renoncer à la collaboration de M. Delacroix, mais qu'il avait voulu remettre toute décision jusqu'à son retour au pays. L'état général de l'Europe le préoccupait vivement, et surtout cette sorte de déséquilibre moral et social que beaucoup attribuaient à la contagion du bolchévisme. De Moscou, cette épidémie avait gagné Buda-Pest avec Bela Kun, Munich avec Kurt Eisner, Berlin avec les Spartakistes. En Belgique même, ne fallait-il pas redouter I 'action d'une propagande insidieuse, qui trouvait un milieu propice dans notre nombreuse population ouvrière mal remise des épreuves de la guerre ? En de telles conjonctures, la direction gouvernementale avait donné une pénible impression de flottement et d'indécision. « Ni gouvernail. ni boussole », disait-il. Il fallait remettre de l'ordre dans les affaires et dans les esprits.
Après mûre réflexion. le Roi me demandait, comme un service à rendre au pays et « comme un service d'ami », ajoutait-il avec cette modestie charmante laquelle on ne pouvait résister, d'accepter la mission de former un nouveau gouvernement. Lui ayant dit combien j'étais sensible à la confiance qu'il me témoignait, j'acceptai de tenter l'aventure, sans m'engager toutefois au-delà de la révision constitutionnelle, que je m'efforcerais tirer de l'ornière où elle était embourbée.
Aucune modification ne pouvant être apportée notre pacte fondamental sans réunir une majorité des deux tiers des voix, un modus vivendi avec les socialistes était en ce moment bon gré, mal gré. indispensable. Je devais donc m'efforcer de grouper les trois partis sur un programme sage et précis. Le danger de laisser traîner le débat révisionniste n'était que trop évident. Pour que le pays pût reprendre dans l'ordre et le calme sa restauration et son activité régulière, il importait que les esprits ne fussent pas plus longtemps divisés par ces problèmes politiques qui échauffent et irritent les passions. Il fallait en finir non seulement avec cette opération mal engagée, mais avec d'autres questions brûlantes qui enfiévraient les querelles de la presse et des (page 50) meetings : l'emploi des langues en matière administrative, le problème de l'article 310 du Code relatif à la liberté du travail, et aussi avec le règlement du temps de service militaire, en s'opposant à la prétention des socialistes de voir ce terme réduit à six mois. Toutes ces questions avaient été ouvertes par le ministère Delacroix. Aucune d'elles n'était fermée. Enfin, et sans aucun retard, l'hémorragie des dépenses devait être arrêtée. sous peine de courir à la ruine.
Quand nous eûmes fait ainsi le tour des problèmes les plus urgents, - sans oublier le souci des réparations à payer par l’Allemagne et la nécessité de se montrer très ferme à exiger le règlement de notre priorité, - le Roi m'encouragea à hâter mes démarches, de telle façon que, si j'aboutissais, comme il s'en disait convaincu, le Ministère nouveau pût se présenta devant les Chambres à la date constitutionnelle de la rentrée.
Woeste, que j'allai voir aussitôt pour lui demander conseil, m'assura tout de suite de son appui en reconnaissant qu'en raison des circonstances, la constitution d'un Cabinet tripartite lui apparaissait comme la seule forme gouvernementale raisonnable, tout au moins jusqu'à l'achèvement de la période révisionniste. Jules Renkin, à qui je proposai d'entrer dans mon équipe, m'objecta son désir, très légitime, de consolider au Barreau la place qu'il venait à peine d'y reprendre, et que le soin de ses intérêts de famille ne lui permettait pas de négliger plus longtemps, A droite, j'avais l'appui très sûr de M. Paul Segers. En revanche, M. Prosper Poullet m'était résolument hostile, me reprochant ce qu'il appelait ma « francophilie. »
Entretien ensuite avec Vandervelde. Puisqu'une collaboration avec le parti socialiste était nécessaire, je désirais en discuter non seulement les grandes lignes, mais même les formules d'exécution avec le chef de ce parti, et avec lui seul. J'écartai donc la suggestion qu'il me fit aussitôt d'associer à notre délibération quelques-uns de ses amis politiques, qu'il considérait comme les plus qualifiés pour y participer. « Plus tard ! lui dis-je. Expliquons-nous d'abord entre nous, et cœur à cœur. » L'expérience m'avait enseigné depuis longtemps tout le danger que présentent, dans la recherche d un accord entre des hommes qui sont attachés à des conceptions opposées, des palabres auxquelles sont mêlés de nombreux interlocuteurs qui, en se réclamant d'un même parti, se surveillent les uns les autres et mettent chacun une sorte d'amour-propre ou de rivalité secrète à se montra plus tenace et moins souple que ne l'est leur voisin. Une collectivité politique est toujours intransigeante. Un homme politique isolé, s'il est intelligent et avisé, dépouille plus aisément son fanatisme. Les relations (page 51) amicales que j'entretenais avec Emile Vandervelde, et que notre vie de guerre avait fortifiées, me permettaient de lui parler très librement. Je savais qu'une fois que je l'aurais amené à me marquer son adhésion personnelle à un programme gouvernemental, j'aurais en lui le porte-parole le plus autorisé pour y rallier l'état-major et la masse de son parti. D'ailleurs, si j'avais consenti à inviter quelques notabilités de l'extrême gauche à cet préliminaire, j'aurais, par le choix même de ces négociateurs, ouvert à ceux-ci, et fermé aux autres, la perspective d'être personnellement choisis pour faire partie du nouveau Cabinet que j'avais à constituer. Rien n'est plus sage, en pareil cas, - dût-on imputer à cette méthode un certain machiavélisme, - que d'encourager tous ceux qui sont ministrables ou qui se considèrent comme tels, à faire preuve d'esprit gouvernemental, c'est-à-dire de modération, afin d'entretenir dans la pensée de chacun d'eux, l'espoir qu'une fois le programme accepté, il se verra pourvu d'un portefeuille ministériel.
Dans un long tête-à-tête, ayant fait part à Vandervelde de la mission dont le Roi venait de me charger, je lui déclarai que si j'étais disposé à faire appel au concours du parti socialiste, je ne le ferais qu'à la condition d'une entente parfaite sur une plate-forme commune afin de prévenir toute équivoque entre les membres du Cabinet à constituer. « Il ne s'agit pas pour nous, lui dis-je, de chercher à concilier nos principes doctrinaux qui sont irréductibles, mais bien d'arrêter, pour un certain nombre de problèmes d'ordre gouvernemental dont l'intérêt national ne permet pas de différer la solution, un programme transactionnel sur lequel tous les ministres engageront leur parole et auquel ils s'emploieront loyalement et fermement sous la direction, reconnue par eux tous, du Premier ministre. »
Comme il marquait un assentiment de principe, dans lequel je devinais cependant une sorte de réticence, j'abordai aussitôt l'examen de la révision constitutionnelle, lui déclarant qu'il ne pouvait être question, ainsi qu'on le demandait dans certains milieux socialistes et radicaux, ni de supprimer le Sénat, ni de lui donner une composition analogue à celle de la Chambre. En revanche, il me paraissait possible de faire appel au suffrage populaire et direct pour la composition d'une partie de cette assemblée, mais cela sous plusieurs réserves formelles : le choix des nouveaux élus serait soumis, non seulement à des conditions d'âge et de nationalité, mais aussi à de strictes conditions d'éligibilité qui assureraient à leur désignation des garanties d’indépendance ou du moins de capacité, D'autre part, à côté d'un quart du Sénat, qui serait élu par les Conseils provinciaux, un autre quart devrait être (page 52) désigné par le Sénat lui-même par le moyen d'un système tout nouveau : la cooptation. Enfin, l'indemnité à prévoir pour les membres du Sénat devrait être limitée à leurs frais et débours. Quant aux élections communales rendues nécessaires par la désorganisation d'un grand nombre d'administrations locales, elles auraient lieu - avec le vote féminin, - aussitôt que les listes électorales seraient mises en ordre, c'est-à-dire, selon mes prévisions, dans le courant de l'année 1921.
Nous nous mimes d'accord sur ces bases qui nous semblèrent de nature à pouvoir rallier une majorité des deux tiers au Parlement, et je trouvai mon interlocuteur plus accommodant que je ne l'aurais cru sur le problème de l'article 310 du Code Pénal, qui contrariait les coalitions d'ouvriers et don la suppression était réclamée, non sans d'excellents arguments, par tous les éléments démocratiques. Il fut entendu que le nouveau gouvernement proposerait lui-même cette suppression, mais qu'en même temps il soumettrait aux Chambres un projet sur le respect de la liberté d'association dans tous les domaines. Ce projet assurerait, à mon avis, beaucoup plus de chances à la paix intérieure que ne pouvait en offrir le maintien du vétuste article 310, que la jurisprudence des tribunaux avait déjà réduit pratiquement à l'état de lettre morte.
Deux autres réformes d'ordre social nous parurent aussi mûres pour une solution de conciliation : il s'agissait de mettre au point la loi sur la réglementation de la journée de travail et celle relative à la réparation des accidents du travail.
Mais l'harmonie fut rompue lorsque nous abordâmes la question militaire, qui rejoignait, par certains de ses aspects, le problème de notre politique extérieure. Pendant la session précédente, les socialistes n'avaient cessé de vanter et de promettre la réduction du temps de service à six mois. Ils faisaient valoir que le pacte de la S.D.N. avait annoncé la diminution des armements et qu'aucun retour offensif de la part de l’Allemagne vaincue et devenue républicaine n'était à craindre comme un danger. Ils ne manquaient pas d'invoquer aussi les raisons d'ordre économique qui réclamaient la remise au travail des usines et des champs, des milliers d’hommes dont la présence prolongée sous les drapeaux n'était plus du tout nécessaire, à telles enseignes que des autorités militaires avaient reconnu, devant la Commission mixte, que le terme en vigueur, à savoir 15 mois de service, était excessif pour le contingent des miliciens à appeler pour 1921, ce contingent devant comprendre un grand nombre d'hommes qui étaient demeurés en pays occupé pendant la guerre, et dont l'incorporation avait (page 53) dû, à ce titre, être différée. « Nous sommes assurés, me dit Vandervelde (et je crois bien qu'il avait raison) de pouvoir dès demain rallier une majorité à la Chambre sur les six mois de service. Des députés libéraux et démocrates chrétiens y sont acquis. En tout cas, sur cette question, le Congrès socialiste a pris définitivement et solennellement position. Il s'est prononcé pour la réduction immédiate à ce terme. Nous sommes liés par notre Congrès, concluait-il gravement. Nous ne pourrions donc en aucune hypothèse participer au gouvernement si nous ne conservions pas, comme nous l'avons fait sous le ministère Delacroix, le droit de nous prononcer et de voter en conformité de la décision de notre parti, sauf à nos collègues catholiques et libéraux d'agir eux-mêmes suivant leurs opinions.. »
« - Voilà précisément ce qui est impossible ! lui répondis-je. Je veux bien accepter de présider un Gouvernement, mais non pas la Cour du Roi Pétaud. D'ailleurs, ajoutai-je, j'ai retenu de notre collaboration pendant nos terribles années de guerre que tu n'étais point, dans le sens péjoratif de ce mot, ce qu'on appelle un politicien, et que tu savais envisager les choses en homme d'Etat. Je t'ai maintes fois défendu contre les incriminations de ceux qui ne voyaient en toi que l'internationaliste et suspectaient la trempe de ton patriotisme. Comme toi, je désire que notre pays vive en bons rapports avec tous ses voisins. Mais, comme moi, tu aimes ardemment notre pays que nous avons vu si près de périr. Or, la Belgique est-elle ou non le pays le plus vulnérable de l'Europe ? Tant que la situation internationale demeure troublée, - et certes elle l'est en ce moment ! - vouloir brusquement transformer notre organisation militaire en un système milice serait une folle imprudence. Le ministère Delacroix, dont tu faisais partie, a jugé convenable de signer avec la France un accord défensif. La loyauté internationale, dont nous nous sommes toujours fait une règle, exige que nous consentions de ce chef une proportion équitable de sacrifices militaires. Le traité de Versailles, dont tu as été un des négociateurs et des signataires, nous oblige à concourir à l'occupation de la région rhénane et cette occupation nous est la fois une provisoire et un gage pour le règlement d'une indemnité de guerre indispensable à notre relèvement. Nous devons avoir pour cette tâche des effectifs suffisamment instruits et disciplinés. Ce n'est pas le Congrès socialiste qui est juge de cette nécessité. Ce n'est pas lui non plus qui porterait la responsabilité des mécomptes et du discrédit que nous vaudrait une politique uniquement soucieuse des commodités immédiates de chacun. »
(page 54) Vandervelde, encore qu'il me parut avoir été ébranlé par mes arguments, se retira sans m'avoir donné de réponse définitive. Mais peu de temps après, tandis que je m 'entretenais avec le Secrétaire général du ministère des Finances, afin de me mettre au courant, plus exactement que je ne l’étais, de l'état actuel de nos ressources et de nos engagements, (il évaluait à ce moment notre dette à 29 milliards) Vandervelde me demanda de le recevoir en compagnie de quelques délégués du groupe socialiste qu'il lui-même convoqués et il me pria de refaire pour eux l'exposé du problème militaire tel que je le concevais. Je m'exécutai volontiers, et après avoir écouté leurs propres observations et en avoir tenu compte, dans la mesure de ce qui me paraissait raisonnable, je leur proposai une formule quis'inspirait d'un avis exprimé par le Lieutenant général Maglinse, chef l'état-major général, et dont celui-ci m'avait donné connaissance. Après quelque hésitation, ils déclarèrent que cette formule leur paraissait offrir une terrain de transaction. ajoutant qu'ils chercheraient à la faire agréer par leur groupe, au prix d'une convocation d'urgence de leur Conseil général qui se prêterait sans doute à défaire ce que le Congrès socialiste avait fait.
Les laissant à leurs conciliabules et à leur tactique. j'écrivis aussitôt au Roi pour préciser les modalités de cette solution transactionnelle.
« Cette solution, lui disais-je, réserverait toute décision sur le problème envisagé dans son ensemble. L'espérance d'une réduction, - déjà annoncée par la déclaration ministérielle de l'an dernier, - resterait subordonnée à l'étude des éléments soumis aux délibérations de la Commission Mixte.
« En ce qui concerne le contingent pour 1921, qui se présentera, comme celui de l'année courante, dans des conditions absolument anormales puisqu'il porte sur deux classes, et puisque les circonstances ont entraînés déjà, non seulement des privilèges pour des catégories qui ne font que 6 et même 4 mois, mais - pour les autres - un chiffre de 12 mois que les congés ramènent près de 10 mois, le Gouvernement supprimerait les privilèges et ne retiendrait (pour l'infanterie) ce contingent spécial sous les drapeaux que 10 mois. Il ne s'agirait pas de faire une expérience, ni de préjuger quoi que ce soit, mais de reconnaître un fait dû à des circonstances temporaires et qui ne se représenteront plus.
« Si ce cap est doublé, ajoutai-je dans ma lettre au Roi, je ne désespère pas que les autres le seront à bref délai. »
Le Roi me marqua son assentiment. Et, comme je le pensais bien, la délibération du Conseil général, dont Vandervelde avait préparé le scénario, ne fut plus guère autre chose qu'une formalité destinée à sauver la face.
(page 55) Du côté libéral, surgissait pourtant une autre difficulté. Le Congrès libéral, qui venait de tenir du 16 au 18 octobre, d'importantes assises, avait mis en tête de ses revendications d'ordre immédiat « l'organisation, dans les écoles publiques, d'un enseignement civique et moral, indépendant du cours de religion, et donné par l'instituteur ou le professeur, à tous les élèves indistinctement, tant sous forme de leçons occasionnelles que d'entretiens méthodiques, en dehors de tout esprit de prosélytisme dogmatique ou antidogmatique. » Beaucoup de catholiques - et j'étais du nombre, - jugeaient qu'une telle revendication méritait d'être considérée. En effet, notre législation scolaire ne prévoyait aucun enseignement de la morale, en dehors des leçons de religion. Les enfants, pour lesquels leurs parents demandaient la dispense du cours de religion, étaient, par le fait sevrés de tout enseignement moral. Or, cet enseignement moral comportait aussi l'éducation civique, sur laquelle j'étais d'avis, après l'expérience des jours maudits de l'occupation, - avec leurs grandeurs, mais aussi leurs misères, avec leurs beautés, mais aussi leurs déficiences, - qu'il était sage, et même urgent, de mettre l'accent. J'en avais parlé au Cardinal Mercier, qui, dans son large bon sens, reconnaissait toute l'utilité d'une réforme à ce sujet. Il importait toutefois de ne pas faire revivre, en prévoyant l 'initiation de tous les enfants à leurs devoirs futurs de bons citoyens belges. les brûlants et stériles conflits entre partisans et adversaires de la morale laïque selon Paul Bert. Après une conversation très amicale que j'eus avec Adolphe Max, je lui soumis la note suivante que je proposais d'inscrire dans la déclaration ministérielle. et sur laquelle il marqua son accord :
« La paix scolaire est une conquête heureuse des années d'épreuve. Notre préoccupation sera de la maintenir pour porter tous nos efforts vers le développement de l'instruction à tous les degrés. Si la Belgique est le pays des fortes convictions religieuses, philosophiques et politiques. elle est aussi une des terres classiques de la tolérance. Conçu dans cet esprit, l’enseignement des préceptes de la morale et de l'éducation civique contribuera à l'apaisement sans porter aucune atteinte aux sentiments religieux qui ont de si profondes racines dans le pays. Il ne faut, en ces matières, demander à personne un sacrifice de principe. Sous un régime d'union, la législation scolaire existante sera appliquée loyalement avec le souci de respecter toutes les convictions. Là où l'examen des mesures prises pour l'exécution des lois en vigueur révélerait quelque disposition pouvant porter atteinte aux consciences, personne ne voudrait, à I 'heure (page 56) où nous sommes, maintenir inutilement ces vestiges des luttes passées. »
Mes travaux d'approche étant arrivés à ce point, il était temps m'occuper du choix de mes collaborateurs. Du côté socialiste, je ne pouvais trouver quatre parlementaires plus qualifiés par leur valeur personnelle que ceux ayant fait partie du Cabinet précédent. Mais il s'agirait de mieux surveiller et contrôler leur action. En ce qui concernait Vandervelde, les bonnes relations que j'avais nouées depuis si longtemps avec lui, en dépit de la divergence de nos convictions. se doublaient, par rapport aux divers problèmes propres au département de la Justice - et notamment la moralité publique, la protection de l'enfance, l'organisation pénitentiaire - d'une grande communauté de vues. D’autre part, j’éprouverais moins de difficultés, pour les questions d'ordre général, à l'avoir toujours à mes côtés, dans le Gouvernement, - et comme ministre de la Justice - plutôt qu'au dehors.
Le ministre du Travail. Joseph Wauters, était un homme de intelligence dont l'expérience avait déjà tempéré les premières fougues et que je savais ouvert aux intérêts publics. Quant à Jules Destrée, je me réjouissais à la pensée de collaborer avec cet ami de toujours, qui apportait aux progrès de l'instruction publique et des beaux-arts une compétence reconnue et dépouillée de préoccupation sectaire. J'aimais beaucoup moins Anseele, dont la brutalité voulue et le cynisme m'avaient maintes fois heurté et dont la conception du patriotisme ne m'avait jamais édifié. Mais il était indispensable que les socialistes flamands fussent représentés dans mon équipe et, parmi eux, le seul parlementaire qui parut être d'envergure ministérielle, à défaut d' Anseele, - Camille Huysmans, - me paraissait offrir encore moins de garanties. Confiné dans un département d'ordre tout à fait technique, Anseele - aux Travaux Publics, - pourrait d'ailleurs y déployer ses incontestables qualités d'organisateur.
Les départements pour lesquels le choix d'un titulaire présentait plus d'importance encore, à raison des circonstances, étaient celui de l’Intérieur, auquel ressortissaient la révision de la Constitution et les lois linguistiques, celui des Affaires Étrangères, à cause de l'exécution du traité de Versailles. celui de la Défense Nationale, à cause de l'occupation rhénane et de la remise graduelle de l'armée sur le pied de paix ; enfin, - last not least, - celui des Finances, où un énergique redressement était indispensable. Je (page 57) pris pour moi l'Intérieur et offris les Affaires Etrangères à Henri Jaspar, qui en grillait d'envie. Pour la Défense Nationale. je m'adressai à Maurice Lippens qui, après quelques hésitations, déclina l'offre, se réservant pour le Gouvernement Général du Congo, qui lui convenait à merveille et auquel il fut désigné quelques mois plus tard. Préoccupé d'avoir à ce département un homme à la fois intelligent et énergique. dont le patriotisme m'offrît toutes garanties, je fis appel à Albert Devèze, député libéral de Bruxelles, qui s'était bien comporté au front et avait terminé la guerre avec les étoiles de capitaine. Il m'assura de toute sa gratitude et de tout son concours, mais, avant que la liste officielle du nouveau Cabinet ne fût arrêtée. il eut la fâcheuse idée de publier dans le « Soir », - ou nous collaborions l'un et l'autre à la « Tribune Libre », — un article dans lequel il exposait quel devrait être, à son sens, le programme du Gouvernement. Cette initiative intempestive faillit tout gâter. Je n’entendais pas tolérer des « cavaliers seuls », comme on en avait trop vu dans le Cabinet précédent. Sur la remontrance que je lui en fis, il s'excusa très galamment. Son tempérament est vif et parfois bouillant, comme celui de Henri Jaspar. Il aime, plus que de raison, les gestes spectaculaires et recherche volontiers la popularité. Mais son esprit est trop ouvert pour qu'il ne comprenne pas, à l'expérience, les exigences de la solidarité qui doit lier, autour de leur chef, les membres d'une équipe gouvernementale. Restait le gros morceau : celui des Finances. Il me fallait un calculateur averti, armé d'indépendance et d'autorité, et qui pût à la fois comprimer énergiquement les charges publiques et convaincre le Parlement et le pays de la nécessité d'une opération aussi pénible. Je proposai le portefeuille à Maurice Houtart, député de Tournai, très versé ès choses financières. et, de surcroît aussi fin d'esprit que de culture, gentilhomme dans le meilleur sens du mot et dont l'éloquence singulièrement sympathique parvenait à dorer de séduction les sujets les plus austères. Il eût volontiers accepté, si l'opposition de sa femme, attachée à son milieu tournaisien, n'y eût fait obstacle. Je regrettai son refus tout en en comprenant les raisons. D'autres parlementaires, connus pour leur compétence en matière financière. m'étaient recommandés par leurs amis politiques. Mais j'estimai plus sage de m'adresser à un technicien étranger aux partis et à leurs influences, et je câblai à Georges Theunis, un des meilleurs collaborateurs du baron Edouard Empain, qui, avec le titre de colonel, représentait depuis peu la Belgique à la Commission des Réparations à Paris. Il arriva aussitôt à Bruxelles et sa réponse affirmative me permit d'aller désormais de l'avant. Je n'eus dans la suite (page 58) qu'à me féliciter du concours de cet as de la finance, rompu aux affaires, d'un caractère loyal, d'une éloquence simple, claire et prenante. Il fallait enfin un ministre des Chemins de fer, Postes et Télégraphes. Je balançai entre un député libéral de Verviers, M. Houget, et un libéral de Liège, M. Xavier Neujean, et me décidai pour ce dernier, après une conversation où je pus me convaincre que cet homme, du commerce le plus aimable et doué de ce charme de cordialité que l’on rencontre souvent chez les Liégeois, était bien déterminé à ne pas tolérer dans son administration le relâchement de discipline qui tendait à y substituer l'autorité des chefs de syndicats à l'autorité gouvernementale. Quant aux Colonies, M. Louis Franck y fut maintenu. La nature de son intelligence, assurément brillante et où l'esprit sémitique se révélait par maintes nuances, ne me plaisait que médiocrement. Mais le Roi était d'avis, - et cet argument l'emporta - que ce portefeuille, dont la gestion exige une assez initiation, ne devait pas changer trop fréquemment de titulaire.
Je n'hésitai pas à maintenir au ministère de l' Agriculture le baron Ruzette avec lequel je me trouvais en parfaite sympathie d'idées et de sentiments et qui jouissait à bon droit de la confiance de nos cultivateurs et de nos éleveurs. Enfin, après avoir procédé à un groupement rationnel des Services. en rattachant notamment l'Office des Dommages de guerre et l'Office des Régions dévastées au ministère des Affaires Economiques, je m'adressai, pour ce dernier département, au député catholique de Roulers-Thielt, Van de Vyvere, que j'avais vu à l'œuvre et apprécié comme collègue dans les Cabinets de Broqueville et Cooreman où il avait détenu le portefeuille des Finances. Esprit très cultivé et habile, quoiqu'enclin à un certain scepticisme, il aurait l'avantage de représenter au Conseil des Ministres sa province West-flamande durement éprouvée par la guerre. Il y incarnerait aussi les aspirations du mouvement flamingant, qu'il jugeait généralement avec plus de sagacité et de largeur dans les vues que ne le faisait Prosper Poullet.
L'équipe ainsi composée, je réunis à dîner chez moi mes nouveau collègues et nous nous mîmes d'accord, sans trop de peine, sur les termes de la déclaration ministérielle à laquelle je n'hésitai pas donner quelque ampleur. Je souhaitais que le Roi reprit la tradition du discours du Trône, jadis en honneur chez nous comme elle l'est restée en Angleterre et aux Pays-Bas. Mais j'avais senti tout de suite que le Roi n'y tenait point. Par une sorte de modestie ou de timidité, qui l'empêche parfois d'user de l'autorité et de la popularité qu'il a si justement conquises, il n'aime point, (page 59) il répugne même, à s'adresser directement à la Nation. Il me fit aussi cette objection que, s'il avait à prononcer un discours d'ordre général, il ne pourrait le faire qu'en s'expliquant très catégoriquement sur les problèmes relatifs à l'organisation de l'armée et au recrutement, qui étaient soumis en moment même aux délibérations de la Commission mixte constituée par Cabinet Delacroix. Aussi je ne crus pas pouvoir insister.
Le budget de 1921 était déjà arrêté et prêt à être distribué. Avant de le soumettre au Parlement, M. Theunis et moi, nous y fîmes une énergique ponction, qui réduisit les prévisions de dépenses d'un milliard 900 millions. Ce fut l'œuvre de séances en tête à tète, se prolongeant fort avant dans la nuit... Nous justifiâmes cette opération chirurgicale dans l’exposé des motif des « Voies et moyens », en faisant le compte de ce qu'avait coûté au pays la reprise des six milliards et demi de marks à 1 fr. 25. D'autre part, nous ne pouvions pas oublier la charge que représentaient pour le Trésor nos 200,000 chômeurs. Enfin, la mauvaise volonté de l'Allemagne à exécuter ses engagements de réparations pesait sur tout notre redressement financier.
Dans le débat auquel donna lieu la déclaration ministérielle, mon effort tendit surtout à amener les esprits à un règlement raisonnable du problème de l’emploi des langues en matière administrative. Une réforme était indispensable. Il fallait en finir avec une trop longue méconnaissance des aspirations de la masse de nos concitoyens flamands. Il était juste et urgent de leur assurer comme aux Wallons le droit d'être administrés dans leur langue. Mais j'entendais défendre, contre ceux qui la niaient ou l'oubliaient, la communauté de sang et de destin politique de nos deux groupes linguistiques. J'entendais aussi éviter la solution radicale, dite de « l'unilinguisme régional », qui exclut systématiquement tout souci des droits ou des convenances de ce qu'on appelle les minorités linguistiques. C'est pourquoi je m'efforçai, - et j'y parvins dans cette loi, - à parer, grâce à un certain bilinguisme imposé aux fonctionnaires de l'administration centrale et prévu pour tous les actes et avis de l'autorité publique, au danger d'une formule trop simpliste et manifestement contraire au rapprochement de tous les citoyens.
Bien entendu, les fanatiques du mouvement flamingant et du mouvement wallingant ne manquèrent pas de me reprocher mon middelmatisme (page 60) bruxellois. Quel scandale, à entendre les uns ou les autres, de vouloir que, dans tout le pays, les affiches du pouvoir central, les inscriptions routières destinées au public, les avis dans les bureaux des postes fussent rédigés dans les deux langues ! Quel autre scandale d'exiger qu'un fonctionnaire, pour accéder aux emplois supérieurs de l'administration, dût faire la preuve d'une connaissance, même sommaire, de nos deux langues nationales ! Hélas les formules radicales de l'unilinguisme, encouragées par la surenchère électorale, et la loi de facilité, devaient, en se rejoignant et en s'épaulant, s'opposer de plus en plus, dans la suite, aux solutions modérées et raisonnables.
Un des premiers incidents auxquels j'eus à faire face fut provoqué par une demande de poursuites introduite par le Parquet général à charge du comte de Broqueville. Le Parquet général, dirigé à ce moment par M. Jean Servais, avait jugé convenable d'englober l'ancien Premier ministre dans les poursuites qui allaient s'engager devant la Cour d'Assises du Brabant contre le baron Coppée, grand propriétaire de charbonnages et de cokeries, accusé d'avoir trafiqué avec l'ennemi et notamment de lui avoir procuré du benzol pour alimenter ses sous-marins. Les passions s'étaient emparées de l'affaire, et plusieurs journaux, notamment le Soir, étaient littéralement déchaînés moins encore contre Coppée que contre Broqueville. Sans vouloir entraver l'action de la Justice, il m'eût été très pénible qu'un chef du gouvernement, pour lequel j'avais de l'estime et de l'amitié, prît place, sous une telle inculpation, au banc des accusés. Dès qu'il avait appris l'intention du Procureur-général de s'adresser au Parlement pour obtenir contre lui cette autorisation de poursuites que sa qualité de Sénateur rendait obligatoire, Broqueville m'adressa, le 24 novembre 1920, une note rédige par lui et dans laquelle il se défendait avec indignation contre les reproches dont il était l'objet. Qu'il eût en réalité conseillé au baron Coppée de continuer son activité industrielle, il ne le contestait nullement. N'avions-nous pas été tous d'avis, pendant la guerre, qu'il était désirable pour nos charbonniers de poursuivre leur exploitation afin de ne pas condamner la population à mourir de froid et pour nos industriels de chercher à employer leurs ouvriers au travail plutôt que de les exposer à être réquisitionnés ou déportés par l'ennemi ? Mais de là à admettre qu'il eût donné ce conseil à M. Coppée avec la connaissance de l'usage que les Allemands feraient des produits ou des sous-produits des fours à coke de celui-ci, la marge était grande Et la raison d'Etat se conjuguait avec le sens de la justice pour ne pas exposer à l'opprobre d'une telle comparution et aux risques d'une (page 61) décision d'un jury de rencontre et peut-être passionné, l'honneur d'un homme d'Etat qui s'était voué, avec tant de mérite et de succès, au service de la Nation, Heureusement, le Parlement, à la suite d'un rapport rédigé par M. Paul-Emile Janson, écarta la demande de poursuites contre M. de Broqueville.
Tandis que se prolongeaient dans les Commissions des deux Chambres et dans leurs séances publiques des discussions laborieuses sur le mode d'élection à adopter pour le Sénat, discussions que j'avais pour rôle de diriger au mieux. à travers les contradictions d'opinions et les inévitables intrigues qui compliquent la vie parlementaire, une bonne partie de mon temps était prise par des devoirs officiels, des cérémonies publiques, des visites de Chefs d'États ou de Ministres étrangers, des réceptions dans les Ambassades et les Légations. Je passe sous silence les banquets à propos de tout, notamment ceux que nous valut en 1921, à Jules Renkin et à moi, le 25ème anniversaire de notre entrée au Parlement. Encore que M. Theunis me ménageât pour soulageât pour la plus grande part de ce soin, j'eus à compter avec toutes les délibérations et toutes les visites dont s'accompagna la grande conférence financière réunie à Bruxelles et qui nous avait amené un véritable flot d'experts, d'économistes et de financiers venus de tous les coins du monde. Ajouterai-je qu'il ne se passait pas de dimanche sans quelque inauguration de monument, ou quelque évocation des grands jours de la guerre. Parmi les plus émouvantes de ces cérémonies, j'ai souvenir de celle du Tir National du 10 avril 1921, en l'honneur des patriotes qui y avaient été fusillés de 1914 à 1918 et aussi de la magnifique séance qui eut lieu à Louvain, le 28 juillet suivant, en présence du Roi et du Président Poincaré, pour la reconstruction de la Bibliothèque de l'Université de Louvain. J'avais eu à m'entendre avec Witney Warren et avec son collaborateur Caroll Greenigh pour l'emplacement et le plan de cette nouvelle Bibliothèque que la générosité américaine offrait à notre vieille Alma Mater. Warren entendait disposer pour son monument, d'un terrain, à front de la Place du Peuple, dont les autorités belges avaient déjà prévu l'emploi pour un nouveau palais de Justice dont les fondations étaient commencées. En vingt-quatre heures, nous parvînmes, à coups de téléphone, à modifier les dispositions prises et à donner satisfaction aux Américains. Le plus souvent, j'accompagnais le Roi dans ces cérémonies, et mes fréquents entretiens avec lui complétaient une communauté de pensées qui se traduisait aussi par une correspondance presque quotidienne et aussi par des communications au moyen d'un fil téléphonique particulier. Je me souviens (page 62) qu'à l'une de ces cérémonies, au cours de laquelle les orateurs se succédaient à la tribune, multipliant tour à tour leurs compliments à l'adresse du Roi, il me dit à l'oreille, avec l'accent de la plus évidente sincérité : « Quand j'entends toutes ces laudations, je suis comme si j'étais assis sur du plomb fondu ! »
Le Roi, que j'avais accompagné à Paris lors de sa visite officielle après la guerre, me demanda de l'accompagner à Londres où depuis longtemps, les autorités et la population attendaient sa venue.
Peu de jours avant ce déplacement, je reçus pendant un Conseil des Ministres, communication que le Roi désirait me voir au palais de Bruxelles, ou, si la séance se prolongeait, à Laeken.
Je m'y rendis en fin d'après-midi, et fus introduit sans désemparer dans un salon d'où provenait de la musique. Lorsque la porte s'ouvrit le Roi, occupé à danser, s'arrêta, et dans un geste englobant le phonographe qui achevait de moudre une valse et le tapis roulé pour dégager le parquet :
« Vous voyez, je prends une leçon pour le bal à Buckingham, que la Reine d'Angleterre ouvrira avec moi. C'est sur la musique de cette danse que Madame de Smedt me fait répéter. » le Souverain ajoute en souriant : « Cela fera aussi partie des devoirs d'Etat du Premier ministre ce soir-là, ne penseriez-vous pas à vous exercer ? Madame de Smedt, que j'ai l’occasion de rencontrer parfois lors des cours qu'elle donne avec une bonne grâce charmante à mes enfants et à leurs amis, sait combien j'apprécie la danse et dit en souriant qu'elle me compte parmi ses élèves... Alors, montrez vos talents », dit le Roi en remontant le gramophone.
Ce mince intermède m'a paru en son genre un témoignage de la conscience appliquée que le Souverain apporte à faire bien tout ce qui doit être fait.
L'accueil que l'Angleterre fit au Roi et à la Reine des Belges fut grandiose et émouvant et le flegme britannique fit, comme il peut lui arriver, place au délire des ovations.
Le roi Georges en me remettant la Grand-Croix de son Ordre Saint-Michel et de Saint-Georges, me rappela avec précision les détails de l'audience qu'il m'avait accordée aux premiers jours de septembre 1914, quand j'étais venu en mission auprès de lui avant de me rendre à Washington pour y voir le président Wilson. Au dîner à Buckingham. j'eus pour voisin Lloyd Georges qui avait, pour la circonstance, revêtu un uniforme des plus galants avec la culotte et les bas blancs, et les souliers à boucles. Le Premier anglais ne me cacha pas la crainte, qui dominait à ce (page 63) moment toute sa politique, de voir, à la faveur de la victoire, l'hégémonie de la France s'étendre sur tout le continent. Ensuite, parlant de la Russie, il me dit qu'il souhaitait également deux choses : nouer des relations commerciales avec les Soviets pour obtenir d'eux des commandes, et les empêcher d'étendre leur influence en Turquie et en Perse.
Comme je le voyais en si belle humeur, je lui fis part de la surprise que nous avions éprouvée, après qu'il eut solennellement proclamé : « I am for hanging the Kaiser », de l'avoir vu déclarer à l'Allemagne, en février 1920, qu’il renonçait à la livraison des coupables. « Que voulez-vous, me répondit-il d'un ton gouailleur, nous n'aurions pas eu ici assez de cordes pur les pendre ! »
L'ignorance en matière géographique qu'on a souvent prêtée au « Welsh Wizard », tout comme à Briand, n'est tout à fait de la légende. Au cours de la guerre,. il avait un jour affirmé devant moi, en dépit de mes dénégations, que les habitants du Grand-Duché de Luxembourg parlaient le néerlandais ! Lorsque le Roi Albert vint à paris. au cours des négociations du Traité de Paix, et qu'il vit le bouillant Gallois, il ne dissimula pas le mécontentement qu'il éprouvait de voir mesurer avec tant de parcimonie à la Belgique les indemnités auxquelles elle pouvait prétendre du chef de ses sacrifices de guerre. « Alors, me dit le Roi en me rapportant cet entretien, Lloyd Georges avisa une carte de l'Europe qui était suspendue au mur, et promenant son large pouce sur la tache qui figurait l'Empire d' Allemagne, il y décrivit un demi-cercle qui semblait englober un énorme bloc du Reich. « Et tout cela qu'on vous a donné ? » riposta-t-il. Il s'agissait du petit secteur d'Eupen-Malmédy, habité par moins de 50 habitants, - mais qui, dans l’imagination de Lloyd Georges, avait pris les proportions d'un vaste territoire. Le cérémonial de ce dîner à Buckingham Palace, suivi du grand bal, m'amusa à la fois par sa splendeur et par les traditions pittoresques qui y étaient observées. Des princes et des princesses hindous y projetaient l'éclat multicolore de leurs costumes et de leurs joyaux. Nous assistâmes au cours du dîner à la solennelle entrée du « Baron de Bœuf » - énorme pièce de rôti portée sur un immense plat d'argent par quatre officiers de bouche, - et au dessert, une bande de Highlanders apparut tout à coup, faisant trois fois le tour de la table aux sons de leurs bag-pipes, après quoi, leur chef, un vieillard à kilt et à favoris blancs, vint gravement trinquer avec le Roi, qui lui offrit en souvenir le hanap d'argent dont il s'était servi. D'autres dîners et réceptions eurent lieu à Mansion House, chez Lord Curzon, à notre Ambassade où j'étais logé (page 64) et dont le baron Moncheur et sa charmante femme faisaient brillamment les honneurs.
Bruxelles reçut à son tour plusieurs augustes visiteurs. Le Roi et la Reine d'Espagne furent du nombre, et à l'occasion de leur visite à nos Souverains, le marquis de Villalobar ne manqua pas d'ouvrir au large ses nouveaux salons de la rue Montoyer. Toujours aimable et galant, le Roi Alphonse XIII me dit, au cours de la soirée : « Les femmes sont ravissantes en Belgique. » A quoi je m'avisai de répondre : « On en trouve souvent qui ont le type espagnol et qui nous rappellent ainsi le temps de notre vie commune. »Le Roi m'interpella alors à brûle pourpoint : Vraiment, vous aimez le type espagnol chez les femmes ! Ne dites pas cela à la Reine. » De fait, la reine Vittoria-Eugenia, princesse de Battenberg, est bien, par sa blondeur rosée, l'antithèse du type classique de la Castillane ou de l'Andalouse. Toujours fin diplomate, Villalobar imagina, à l'occasion de cette visite royale, de distribuer aux marchands de fleurs de la Grand Place de Bruxelles, de larges parasols aux couleurs espagnoles rouge et jaune pour les préserver de la pluie et du soleil. J'eus moi-même à recevoir dans mon hôtel ministériel quelques hôtes de choix. L'un d'eux fut le Premier ministre bulgare, du nom de Stambouliski, qui passait pour avoir coupé de nombreuses têtes dans son pays. Chef du parti paysan, après avoir été emprisonné par le Tsar Ferdinand, c'était lui qui avait obligé le souverain à abdiquer en faveur de son fils Boris, et à ce moment, il exerçait dans son pays une véritable dictature fondée sur la terreur qu'il inspirait. Sa mine n'avait à la vérité rien de rassurant. Il avait amené, comme interprète en même temps que comme secrétaire, une jeune fille d'une beauté impressionnante, moitié levantine, moitié italienne, - et ce truchement rendait beaucoup moins déplaisants les entretiens avec ce redoutable paysan du Danube.
Nous reçûmes aussi à notre table S.A.I. le prince-héritier du Japon, Hiro-Hito, accompagné d'une suite brillante. Le duc de Brabant assistait à ce dîner qui s'annonçait comme devant être plus morne encore que ne le sont d'habitude ces festins de cérémonie. L'étiquette nippone est extrêmement stricte, et j'avais été informé que mon hôte illustre ne parlait pas français. Mais, à peine eût-on servi le potage qu'au milieu du silence respectueux de tous les convives, on entendit tout à coup le Prince s 'écrier d'une voix claironnante : Champagne ! ; Ce mot dégela aussitôt la banquise, et les coupes remplies, la conversation prit le tour de la plus chaleureuse cordialité. Mon successeur fut plus en peine lorsque, à un dîner officiel en l'honneur du Roi d'Afghanistan, un des grands dignitaires qui accompagnaient S.M. Amanulah réclama, lui aussi, dès le potage, une espèce de poivre rouge dont l'office n'était précisément pas pourvu. Ce Grand-Vizir en marqua la plus méchante humeur, et nous vîmes le moment où l’impossibilité de le satisfaire allait retentir sur nos bonnes relations avec l'Afghanistan !
Le commun des mortels ne se doute pas de la complexité des soucis qui, à certaines heures, assaillent les puissants de ce monde. Que de fois. au cours de ces cérémonies et de ces prétendues fêtes, où leur sort suscite l'envie, ils se trouvent à peu près livrés aux angoisses de ce jeune spartiate. qui gardait sourire aux lèvres tandis que, sous sa tunique, un renard dérobé et dissimulé, lui mordait la poitrine ! Je me souviens qu'au cours d'un dîner nous donnions, ma femme et moi, en l'honneur du nouvel Ambassaseur d'Angleterre, Sir Georges Graham et de M. Jules Cambon, de passage à Bruxelles, je recevais télégramme sur télégramme m'annonçant que, dans le pays de Charleroi, des groupes ouvriers provoquaient des manifestations du caractère le plus alarmant et qu'un de ces groupes venait de s'emparer d'une importante usine métallurgique : les Ateliers Germain. Suivant une méthode révolutionnaire mise à la mode en Italie, ces ouvriers, plus ou moins teintés de communisme, s'étaient barricadés dans l'usine, après en avoir expulsé par la force directeurs et ingénieurs. Fallait-il envoyer les troupes contre eux ? Risquer une rencontre sanglante entre les soldats et ces excités ? Dans la nuit même, et la matinée suivante, je pus conférer avec des représentants des patrons et des ouvriers. Un député socialiste de Charleroi, M. Van Walleghem, que je mis en présence d'un des administrateurs de la société, Jacques de Liedekerke, fit preuve d'un esprit de modération qui aida à dénouer le conflit. J'obtins que les ouvriers abandonnassent tout d'abord l'usine. Après quoi, une solution de conciliation ramena le calme dans les esprits. Un autre conflit, qui faillit aussi tourner au tragique, se produisit aux Tramways Bruxellois. Un beau matin, quelques meneurs détruisirent des voies et des voitures, puis décrétèrent l'arrêt du travail et du trafic. Pour la première fois, je crois,. l'autorité publique trouva, dans le concours bénévole des habitants, le moyen de tenir tête victorieusement à une grève qui éclatait aussi brutalement, sans le moindre recours préalable aux délibérations communes ou aux arbitrages prévus par la loi. Des hommes et jeunes hommes de bonne volonté (mes fils furent du nombre) s'improvisèrent aussitôt conducteurs et de tramways. Le public encouragea leur initiative. Le personnel, (page 66) mis en demeure de reprendre son service sous peine d'être congédié, se dégagea bientôt de la tyrannie des quelques professionnels du désordre qui avaient cru préluder par cette grève à une de ces vastes désorganisations du travail comme il s'en produisait à ce même moment dans plusieurs pays d'Europe. Et tout se termina de façon satisfaisante.