(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
La capitulation de l'Italie - La résistance
(page 301) L’hiver de 1941-1942 avait été très rigoureux, Celui de 1942-1943 fut heureusement moins rude et permit à la population de supporter à peu près la disette de charbon à laquelle elle était condamnée. Elle y suppléait d'ailleurs en mettant les bois au pillage. Pour les Bruxellois. la forêt de Soignes constituait une précieuse réserve où les plus dépourvus allaient s'approvisionner sans scrupule. Quant à l'alimentation, elle avait pour base essentielle la pomme de terre et le hareng. L'œuvre du Secours d'Hiver et les Restaurants Léopold III où se prodiguaient des femmes généreuses comme la princesse de Ligne, s'ingéniaient à accommoder ces mets providentiels dans les formes les plus variées. L'abbé de Furstenberg, grand cérémoniaire de l'archidiocèse de Malines se fit arrêter par la gestapo pour avoir muni le cierge pascal 1943 d'une charte rituelle faisant allusion en un latin savoureux au réconfort que nous avaient valu pendant la mauvaise saison les informations d'ordre militaire et l'abondance des bancs de harengs de notre littoral.
A la vérité, les nouvelles que chacun cueillait avidement à la radio sur les ondes londoniennes défendues. rendaient de plus en plus problématique la (page 302) victoire de l'Allemagne que les journaux embochés célébraient comme définitive.
A partir de 1942, le débarquement des forces anglo-américaines dans l'Afrique du Nord eut bientôt pour résultat de nettoyer l'Algérie, la et la Tripolitaine où les succès de Rommel nous avaient fait trembler. Puis ce fut la conquête de la Sicile suivie de celle de l'Italie méridionale dont les péripéties nous tenaient haletants.
En septembre 1943 éclata un coup de théâtre, la nouvelle de l'arrestation de Mussolini par les ordres du roi d'Italie et puis celle de la capitulation italienne. Nous apprîmes que le nouveau gouvernement italien présidé par le général Badoglio avait dépêché en Espagne un général chargé de demander la paix aux Alliés. Ceux-ci, se méfiant sans doute d'un piège, n'ayant pas répondu, le gouvernement italien ne voyant pas revenir son messager se décida d'en envoyer un second. A cet effet il imagina de libérer de sa captivité le général Adrien Carton de Wiart qui était interné depuis avril 1941 dans une forteresse italienne, l'avion qui le conduisait de Londres en Tripolitaine ayant été abattu près de Benghazi.
Adrien, qui avait déjà tenté plusieurs évasions audacieuses au cous de sa captivité, fut très surpris de se voir conduit avec beaucoup d'égards jusqu'à l'aérodrome de Rome et de là, par la voie des airs, à Madrid puis à Lisbonne pour confirmer auprès du général Eisenhower ou de son délégué que le gouvernement italien était prêt à déposer les armes sans conditions.
Tandis que dans le bassin méditerranéen les événements prenaient ce tour heureux, nous apprîmes que l'armée rouge dont les alliés renforçaient de jour en jour l'appareil technique, parvenait à récupérer le territoire russe jusqu'au Dniéper. En même temps, les bombardements des avions allés pilonnaient de plus en plus nombreux, les villes allemandes et le centre industriel de la Ruhr.
Toutes ces nouvelles excitaient l'esprit de résistance patriotique et provoquaient le désarroi dans les camps des collaborateurs. Je me trouvais par hasard à la place Royale l’après-midi du 15 avril au moment où un jeune patriote du nom de Fraiteur abattit tout près de là à coups de revolver le sinistre Paul Colin près des bureaux de la direction du Nouveau Journal où ce traître n°1 s'employait, de toutes les ressources de son génie malfaisant, à seconder les desseins politiques des Allemands. En un clin d'œil la nouvelle de l'attentat courait la ville et les policiers surpris faisaient les rues arrêtant au petit bonheur les passants qui s'attardaient. Dans le (page 303) rangs des embochés, tandis qu'un Degrelle redoublait d'activité multipliant les appels barnumesques pour recruter des volontaires pour ce qu'il appelait la « légion wallonne », d'autres, sentant le vent tourner, tels que Raymond Becker, rédacteur au Soir, reconnaissaient la faillite de la politique qu'ils avaient suivie.
Nous vivions dans le drame quotidien. Les jours noirs succédaient aux noirs. Le juge Paulsen, mon compagnon otage ; le gouverneur de la province de Namur, François Bovesse ; Braffort, le vaillant bâtonnier de Bruxelles ; Alexandre Galopin, gouverneur de la Société Générale et maints autres bons citoyens étaient assassinés. D'autres étaient appréhendés et envoyés dans des camps de concentration. Des vols à main armée étaient signalés à peu près chaque jour dans tous les coins du pays sans qu'on sût toujours si ces coups de main étaient exécutés par des patriotes en quête de ressources pour organiser la Résistance ou s'ils étaient l'œuvre de bandits authentiques. C'est ainsi que le 16 novembre 1943, trois inconnus s'emparaient d'une encaisse de 14 millions à l'Office des Chèques Postaux à Bruxelles.
Le Gouvernement de Londres ayant adressé un message le 11 juillet 1943 où il affirmait sa fidélité au Roi et indiquait déjà certaines directives pour le jour de la libération, je rédigeai avec quelques amis une note que nous envoyâmes à Londres pour mettre le gouvernement au courant de l'état des esprits en Belgique. J'y soulignais que le message « concordait heureusement avec les opinions des mandataires de la Nation demeurés au pays », que « l'unité nationale semble mieux comprise que naguère dans certains groupes du pays flamand », que « des réformes profondes d'ordre institutionnel sont espérées » et « peuvent être réalisées sans révision constitutionnelle » tels « le suffrage féminin... la création d'un Conseil d’Etat. » Je terminais en notant que « mieux vaut aussi insister sur le respect de notre constitution que de se réclamer du mot « démocratie » qui est souvent mal compris et n'a point conservé tout son dynamisme d'antan. »
(page 304) Dans les activités de la Résistance, le vrai danger n'était pas de se livrer à des entreprises clandestines de propagande, c'était d'être pris, c'est-à-dire de se trouver capturé dans une rafle ou arrêté de jour ou de nuit par les Boches ou les traîtres à leur solde. Aussi chacun de chercher un gîte, de préférence à la campagne en quelque ferme écartée. Dans notre pays surpeuplé, seule à peu près, la région ardennaise se prêtait, grâce aux forêts qui la couvrent, à ces retraites discrètes ou à ces campements de maquis. J'en eus l'expérience personnelle pendant l'hiver 1943-1944. Nous étions à Jévigné. Tous les bois étaient truffés de campements dissimulés dans les rochers ou les broussailles, creusés sous terre. Nous connaissions leurs occupants parce que, la nuit venue, ils venaient se ravitailler. Il y avait ainsi des hommes de toute condition : réfractaires au travail en Allemagne, évadés, ouvriers, jeunes étudiants et jeunes échappés de l'école. Toujours en alerte, ravitaillés de gré ou de force par les paysans d'alentour, bientôt pourvus d'armes et de munitions par les avions alliés et les parachutistes, parfois traqués par des colonnes punitives, Ce fut une étonnante époque, féconde en sacrifices et en exploits. Plusieurs fois nous vîmes surgir des bandes d'inconnus masqués et armés, réclamant de l'argent qu'on remettait sans en savoir la destination.
L'été de 1944 vit monter la fièvre. Les cœurs palpitent d'espoir. Il pleut des interdictions et des menaces. On arrête, on torture, on fusille. Nous sommes l'oreille tendue. collée à la radio. On ne sait guère ce que l’on mange, ce que l'on boit.
Enfin, avec le débarquement du 6 juin en Normandie, l'espoir qui (page 305) soutient les courages s’exalte jusqu’à la fièvre et aux plus magnifiques audaces… Est-ce le commencement de la fin ?