(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)
Le mouvement rexiste - La réoccupation militaire de la Rhénanie - La Conférence Interparlementaire de Budapest - Mise au point de notre politique extérieure
(page 177) L'année 1936 vit progresser en Belgique, d'une manière aussi soudaine que rapide, un mouvement sorti de quelques groupements de jeunes catholiques et qui avait été baptisé du nom de « rexisme. » A voir les choses sous I 'angle psychologique, ce phénomène n'était pas autre chose, du moins à ses débuts, que la projection sur notre vie nationale d’une idéologie nouvelle qui avait triomphé déjà dans les Etats totalitaires. Réaction contre les principes et les institutions nées de la Révolution française, ignorance ou mépris des bienfaits de la liberté par une génération qui ne voulait plus en voir que les excès et qui appelait l'autorité et la discipline au service d'une politique dite réaliste et débarrassée de tout sentimentalisme et de tout esprit de tolérance.
Dans notre régime intérieur, les critiques qui alimentaient un tel mouvement rejoignaient, sur plus d'un point, la lutte que nous poursuivions nous-mêmes au sein de la droite contre les erreurs doctrinales du libéralisme et contre celles d'un socialisme fondé sur le sophisme de la lutte des classes et condamné à la surenchère démagogique. Dirigé avec quelque sagesse et (page 178) mieux adapté à la mentalité et aux besoins de nos populatons, le mouvement rexiste eût pu rajeunir opportunément le parti catholique et l'aider à conduire à bon port une réforme de l'Etat dont les plus avisés parmi ses dirigeants avaient déjà commencé l'entreprise.
Non seulement il n'en fut rien, mais ce mouvement affaiblit gravement le parti catholique et diminua d'autant la force de contrepoids que celui-ci pouvait opposer au socialisme.
Assurément on pouvait faire plus d'un reproche justifié à la droite ou à tel ou tel de ses dirigeants. Il n'en demeurait pas moins certain que le pays n'avait pas de meilleur rempart contre le matérialisme ni contre les autres dangers dont il était menacé : dans l'ordre social, l'exacerbation de l'antagonisme des classes, dans l'ordre économique, l'asservissement de l'intelligence et du travail à la puissance anonyme de l'Etat, la méconnaissance du rôle de l'initiative, de la propriété privée et de l'autorité des chefs d'entreprise dans la prospérité générale.
Le rexisme devait miner ce rempart qu'il eût pu restaurer et fortifier. Il fit irruption dans le Forum sous la forme d'une vaste et méchante gaminerie, qui recourait, avec une sorte de volupté sauvage, à l'injure, au sarcasme et à la calomnie contre tous les hommes en place et tous les pouvoirs établis, à la seule exception de la Monarchie qu'elle ménageait habilement et derrière laquelle elle essayait même de se couvrir. Son effort fut dirigé avant tout contre la droite, car le rexisme savait bien que c'était surtout dans les rangs des citoyens demeurés jusque-là fidèles à notre grand parti national qu'il recruterait des électeurs pour lui-même et trouverait le plus aisément écho à une campagne qui prétendait se réclamer du souci de l'ordre et de la moralité ainsi que du respect de l'idée religieuse.
La Fédération des Cercles et des Associations Catholiques, présidée M. Paul Segers, que le rexisme avait prise, dès son entrée en guerre, comme cible favorite, n'essaya pas d'entrer en composition avec lui et demeura toute désemparée devant l'impitoyable danse du scalp qu'il menait autour d'elle.
Quant au Premier ministre, M. van Zeeland, son dessein hautement proclamé de demeurer dans sa tour d'ivoire et en dehors des luttes partisanes, laissait le champ libre à une agitation qu'un prudent arbitrage aurait pu ramener à des proportions moins redoutables. Au contraire, la participation accentuée de financiers professionnels à l'action gouvernementale, et une fâcheuse contagion d'affairisme et de spéculations boursières, à laquelle un certain nombre d'hommes politiques de toutes les couleurs (page 179) n’avaient pas échappé, créaient à ce moment un climat favorable aux assauts de ce nouveau syndicat des mécontents qui rappelait par plus d'un côté l'aventure boulangiste.
Dans les remous de la crise économique, quelques grandes entreprises où la politique se mariait à la finance, telles que le « Boerenbond » et la « Banque Socialiste du Travail », aboutirent à des krachs retentissants, et les victimes de leur débâcle apparaissaient comme une clientèle désignée pour les amateurs de mandats que le rexisme opposa, dans tous les arrondissements du royaume, aux sénateurs et aux députés sortants. L'Union Catholique était à ce moment présidée par M. Hubert Pierlot. dont la manière manquait à la fois de doigté et de dynamisme. Nous tentâmes cependant, d'accord avec lui, quelques efforts, afin de ne présenter au corps électoral que des candidats qui fussent étrangers à toutes les compromissions dont l'opinion s'était émue. Mais à Bruxelles et dans la région wallonne, les exagérations commises, dans l'ardeur de leur conviction flamingante. par quelques personnalités de la droite se retournaient contre la droite tout entière, accusée de ce chef de vouloir flamandiser la capitale et de mettre en danger l'unité de la Nation et même les intérêts de sa défense militaire. Enfin, le mécontentement des contribuables, sévèrement étrillés depuis la dernière consultation électorale, était une mine facile à exploiter. A juste titre, les esprits réfléchis se plaignaient du gaspillage pratiqué, sous le nom d'O.R.E.C. (Office de Redressement Economique) par le Ministre socialiste des Travaux Publics M. Henri de Man, auteur d'un mirifique « Plan du Travail » autour duquel ses coreligionnaires politiques avaient organisé une propagande charlatanesque. Toutes ces causes, la représentation proportionnelle aidant, assurèrent, au scrutin du 24 mai 1936, l’élection à la Chambre de 21 députés rexistes, dont aucun, à l'exception de leur chef, Léon Degrelle, doué d'un incontestable talent de tribun et de meneur, n'était connu du grand public. et qui arrivaient au Parlement sans programme que leur volonté bruyamment proclamée de tout bousculer. Favorisés eux aussi, par les fantaisies de l'apparentement, les nationalistes flamands gagnaient 8 sièges et les communistes 6. Pour la première depuis 52 ans. le parti catholique perdait la suprématie parlementaire. Il voyait distancé par les socialistes. Les libéraux étaient aussi fortement entamés. Après quelques semaines de crise, M, van Zeeland put reconstituer un Cabinet tripartite, le 14 juin. avec quelques Ministres nouveaux.
A part des incidents et algarades de séances, qui les mirent surtout aux prises avec les socialistes, le rôle des mandataires rexistes au Parlement fut (page 180) singulièrement négatif et ne tarda pas à décevoir la masse composite qui leur avait valu un si brusque succès électoral. On s'attendait à quelque exposé de principes, à quelque plan de transformation de nos institutions. Rien ne vint de semblable. A peine l'un ou l'autre membre du nouveau groupe, s'appliquait à son nouveau métier de législateur tel que M. Legros, député de Liège, qui se signala par des observations raisonnables sur les baux à loyers, sur les encouragements à donner à notre exportation ou sur l'adoption de l'heure d'été. En fait de réformes de structure, on ne pouvait discerner dans les conceptions de ces novateurs qu'une certaine sympathie, affirmée et même formulée depuis longtemps par des membres d’autres partis, en faveur de l'organisation et de la représentation des Métiers, à la mode corporative.
Quant à notre politique extérieure, les rexistes abondaient, à les entendre, dans le sens du Gouvernement qui, depuis le coup d'audace de la réoccupation par l'armée allemande de la Rhénanie, cherchait à substituer au pacte de Locarno réduit à son tour à l'état de chiffon de papier, une politique de neutralité plus accusée et appuyée par un nouveau système de garanties internationales. Mais cette neutralité ne les empêchait pas, bien au contraire, de marquer d'aveugles et suspectes complaisances pour les nouvelles conceptions qui s'affirmaient de plus en plus à Berlin et à Rome et qui faisaient fi, de la façon la plus brutale, des droits des petits Etats, et même du droit tout court.
Entreprise millénaire, et toujours à recommencer, que la succession des formules imaginées ; établir, dans notre carrefour belge, une zone de sécurité entre la France et l'Allemagne. La création de la Lotharingie et celle du Cercle de Bourgogne avaient répondu jadis à cette « constante » de la politique européenne. Après les guerres de Louis XIV, ce furent les Traités de la Barrière de 1709 et de 1715. Après les guerres de la Révolution et de l'Empire, le traité de Vienne inventa le royaume des Pays-Bas, et, quand cet édifice se fut disloqué en 1830, le Traité de Londres inaugura une méthode inédite : celle de la neutralité imposée et garantie par les Grandes Puissances. Au lendemain de l'agression allemande de 1914 et de son échec payé par tant de morts et de ruines, la Conférence de la Paix avait cherché quelque combinaison nouvelle. Pendant plus de 40 jours. les Big four, comme on les appelait, - alors qu'ils n'étaient en réalité que trois : Wilson, Clemenceau et Lloyd George, - s'y étaient appliqués. La France, sous l'inspiration du maréchal Foch, voulait l'occupation perpétuelle de la ligne défensive du Rhin. Wilson et Lloyd George, afin de décider la France à renoncer à cette formule, lui offrirent l’alliance défensive de l'Angleterre et des Etats-Unis. Cette idée prévalut et ce fut dans ces conditions que, le 7 mai 1919, le projet de traité fut remis aux Allemands. On sait ce qui advint : les Etats-Unis désavouèrent leur président et Lloyd George en prit argument pour retirer à son tour son offre d'alliance. C'est alors que la Conférence se rabattit sur une double formule moins radicale, mais qui tendait toujours au même but : d'une part, l'occupation provisoire de la Rhénanie pendant 15 ans et sous contrôle interallié, d'autre part, la démilitarisation perpétuelle de la Rhénane, c'est-à-dire l'impossibilité pour l'Allemagne de recommencer à organiser sur la rive gauche une nouvelle place d'armes d'où elle pût déclencher une nouvelle invasion.
C'était pour la Belgique un matelas de sécurité, mais six ans plus tard, au temps de Stresemann, dans l’espoir d'un apaisement et d'un rapprochement définitif et désirable, les Alliés consentirent à mettre fin par anticipation à l’occupation militaire en Rhénanie. Ils décidèrent aussi très bénévolement l'abandon du contrôle interallié tel que le prévoyaient les articles 203 et suivants du traité de Versailles. Faute lourde, que je dénonçai aussitôt à la Chambre. sous la forme d'une interpellation, avec l'espoir hélas ! bientôt deçu, que d'autres abandons ne suivraient pas celui-là.
En contrepartie de ces concessions et sur la suggestion même de l'Allemagne, intervinrent bientôt le Traité de Locarno et le pacte Rhénan. Du moins, ces nouveaux actes diplomatiques confirmaient-ils solennellement la démilitarisation de la zone du Rhin qui n'était plus de ce chef l'effet d'un Diktat, mais le résultat d'un accord libre et qu'on pouvait croire solide.
C'est cet accord que le chancelier Hitler avait encore confirmé solennellement en 1935 et que le coup de théâtre du 7 mars 1936 venait de rompre brutalement. Sans que cette violation flagrante et si grave pour nous, des engagements qu'avait pris l'Allemagne eût provoqué, de la part de la France et de l'Angleterre, d'autre réaction que des protestations verbales !...
Ainsi, tout était à refaire. On en revint, à défaut de méthodes effectives, comme l'étaient l'occupation ou la démilitarisation de la Rhénanie, à de nouvelles barrières de papier. c'est-à-dire que la Belgique obtint derechef, en 1937, de la part de Angleterre et de la France, puis de l'Allemagne, de solennelles promesses de non-agression et de garantie qui lui ouvraient l'espoir, ou pour mieux dire, l'illusion de rester en dehors de tout conflit éventuel.
(page 182) Dans le courant de l'été, je traversai de nouveau l’Allemagne et l'Autriche, me rendant à Buda-Pest pour la Conférence Interparlementaire qui devait s'y réunir. Je connaissais à Vienne plusieurs membres du Gouvernement ainsi que M. Schmidt, le maire de la ville, - avec qui j'étais en relations amicales, - et le Cardinal Innitzer. L'année précédente, invité par le prince de Rohan à faire une conférence à Vienne, j’avais choisi pour sujet, les souvenirs laissés par Marie-Thérèse et Charles de Lorraine dans nos provinces. A ce moment déjà, j'avais pu constater à quel point le Gouvernement avait la tâche difficile, soit au point de vue économique et financier, soit au point de vue politique, harcelé à la fois par le nazisme et le socialisme. Cette fois, de mes entretiens avec les autorités, j’emportai l'impression que la menace de l'Anschluss se faisait pour la pauvre Autriche de plus en plus pressante. Seule, la protection de l'Italie, combinée avec celle de l'entente franco-britannique, semblait pouvoir l'y soustraire. Mais la guerre éthiopienne et les sanctions avaient déjà brisé le front de Stresa, et Vienne risquait ainsi de payer les frais de la coalition qui se nouait désormais entre Rome et Berlin, En dépit d'une chaleur torride, la Conférence de Buda-Pest réussit à merveille. L'hospitalité hongroise savait allier une courtoisie du meilleur aloi à la somptuosité des réceptions. Il ne fallait rien moins que cette courtoisie pour amortir le contact entre les personnalités politiques de Prague, de Bucarest, de Belgrade, de Vienne, de Varsovie et celles qui dirigeaient les destinées du royaume de Saint Etienne, si diminué et humilié depuis le traité de Trianon. Les problèmes économiques et agricoles propres aux Etats danubiens fournirent un thème assez favorable à ces débats entre Etats amputés et Etats successeurs.
A l'issue de cette Conférence, nous fûmes pendant quelques jours, ma femme et moi, les hôtes de M. Nicolas de Kallay, ancien ministre de l’Agriculture, magyar de vieille souche, dans son beau domaine patrimonial situé au-delà de la Pusta, et déjà proche des nouvelles frontières du Royaume. J'avais lié amitié avec M. de Kallay au cours d'un voyage au Brésil où nous avions fait route ensemble et j'avais goûté le charme de son esprit primesautier et son expérience des hommes. Il nous fit aimablement les honneurs de sa contrée.
Les mœurs y gardaient encore quelque chose de féodal. Nous étions au temps de la moisson. Le seigneur y partageait les récoltes avec ses paysans à peu près comme ses aïeux l'avaient fait jadis avec ses vassaux, - assumant d'ailleurs presque toute la charge des services locaux du culte, de l'instruction publique et de la voirie. Une aimable atmosphère d'un parfum (page 183) patriarcal et pastoral enlevait à ce régime tout aspect de despotisme ou de contrainte. Certes, le régime foncier fonctionnant en Russie, sous le contrôle des agents des Soviets, n'y faisait pas rayonner sur les visages et dans la vie champêtre toute la bonne grâce et la joie de vivre que nous découvrions dans ces villages hongrois.
A mon retour à Bruxelles, ayant été reçu par le Roi, je fus frappé de sa mauvaise mine. L'affreux événement qui avait coûté la vie à la Reine Astrid semblait l'avoir atteint lui-même, tant au physique qu'au moral, très profondément. Il souffrait, d'après son entourage, de crises d'insomnies et aussi de douloureux cauchemars ressuscitant le dramatique accident de Kussnacht et la disparition de la Souveraine. Le bruit courut même, dans certains milieux, qu'il songeait une abdication. Je doute qu'il y ait sérieusement songé, car il restait très appliqué à ses devoirs d'état, suivant de près, les polémiques de partis et l'habile propagande rexiste qui ne se lassait pas d'exalter l'autorité personnelle du Chef de l'Etat et de dénigrer systématiquement les institutions démocratiques et parlementaires.
Tandis que son père accueillait ses visiteurs avec une simplicité cordiale contribuait à sa popularité, le Roi avait fait aménager au Palais de Bruxelles, en guise de bureau. une longue salle d'un style assez bizarre, à laquelle l'architecte avait certainement voulu donner un caractère de grandeur et de solennité. Amené devant les portes de cette salle, le visiteur les voyait s'ouvrir par le milieu et s'enfoncer sur des glissières dans les murailles.
Tout au fond de cette sorte de galerie, le Roi l'attendait, derrière un bureau qui semblait perdu dans ce désert. Le protocole rappelait un peu celui que Mussolini avait adopté à Rome pour ses audiences au Palais de Venise, mais là le beau décor Renaissance et toute l'ambiance, y compris le magnétisme du Duce, corrigeaient une sensation de froideur qui ici s’accentuait de toute la mélancolie et de la gravité dont se voilait la parole du Roi.
Cependant, M. Paul-Henri Spaak venait de prendre le portefeuille des Affaires Etrangères. Renouvelant la métamorphose de Rabagas, ce révolutionnaire d'avant-garde, qui reprochait encore l'année précédente à M. Vandervelde son modérantisme et ses concessions au militarisme, s'était révélé, depuis son entrée au Ministère, par des qualités inattendues de clairvoyance et de modération. Se dépouillant des violences auxquelles il avait dû sa rapide fortune dans les rangs de l'extrême gauche, répudiant désormais la lutte des classes, faisant preuve de respect pour ce qu'il (page 184) appelait les forces spirituelles, il parvenait, non sans perpétuel un d'équilibre, et grâce à une éloquence chaleureuse dont il usait avec maîtrise, à conserver à peu près la confiance des syndicats socialistes tout en désarmant peu à peu la méfiance des partis d'ordre, dits partis bourgeois. Investi de la direction de notre politique extérieure, il comprit bien vite toutes les leçons que nous prodiguaient le réveil de l'Allemagne, l’effondrement du traité de Versailles et l'échec de cette sécurité collective que le Pacte de la Société des Nations avait promise au monde et dont l’affaire éthiopienne venait, une fois de plus, de révéler le caractère illusoire.
Dans les milieux flamands, l'accord défensif franco-belge que le Gouvernement de M. Delacroix avait signé le 10 septembre 1920, était critiqué de plus en plus âprement. En février 1929, un imprudent faussaire. du nom de Franck, ancien traducteur à la Légation d’Allemagne Bruxelles, avait publié dans un journal d'Utrecht un prétendu texte de ce traité, - texte qui avait déchaîné en Hollande de vives récriminations contre notre gouvernement. Le faux avait été établi et puni. Mais le mal n'était pas réparé.
Comme le texte officiel de l'accord ne pouvait pas être publié, - la France s'y opposant, - beaucoup voyaient en cet instrument diplomatique le danger d'un asservissement à la politique du Quai d'Orsay. La Belgique n'était-elle pas exposée, de par l'esprit. sinon de par la lettre de cette convention, à être entraînée malgré elle dans des aventures qui ne l'intéressaient point directement et qui pouvaient surgir d'un jour à l'autre à raison des garanties données par la France à la Pologne et aux Etats de la Petite Entente ? A la vérité, cet accord défensif n'avait d'autre but que de faciliter entre la Belgique et la France des conversations d'état-major, que nous avions le droit d'engager avec tous nos voisins. Il visait la période de l'occupation rhénane et avait, à ce titre, perdu son actualité. Toutefois, il contribuait à entretenir dans l’opinion, et surtout en France, l'idée erronée d'une alliance militaire entre les deux pays, qui nous obligeait, en cas de conflit, à associer nos armes à celles de la France. Une politique « réaliste », suivant un qualificatif qui fit fortune, exigeait avant tout que la Belgique se tînt à l'écart des compétitions des Grandes Puissances, en même temps qu'elle développerait son propre système défensif par de meilleures fortifications et par une armée plus solide et plus nombreuse. Or, les dépenses nouvelles que devait entraîner cette réorganisation de nos forts et de notre armée risquaient de ne pas trouver de majorité, si avant même de les proposer, le Gouvernement ne se décidait pas à dénoncer ce fameux (page 185) accord franco-belge et à mieux préciser sa volonté de demeurer neutre dans les conflits nouveaux qui menaçaient l'Europe.
Tous ces aspects du problème furent envisagés au cours de délibérations en petit comité, auxquelles j'eus à participer, en ma qualité de président de la droite à la Chambre des Représentants. L'accord défensif fut dénoncé dès le mois de mars 1936. Le 20 juillet, dans un exposé qu'il fit au banquet de la presse étrangère, M. Spaak esquissa habilement les conditions du redressement auquel le Gouvernement belge entendait procéder. Le 14 octobre, le même thème fut développé par le Roi, à l’occasion d'un Conseil des Ministres qu'il présida, et cela en un discours qui, sur la proposition qu'en fit séance tenante Emile Vandervelde, fut rendu public.
Puis, le 28 octobre, ce discours royal fit l'objet la Chambre des Représentants d'un important débat, où les leaders des différents groupes s’accordèrent à proclamer ou à constater la fin des illusions qu'avait suscitées l'espoir du désarmement général et de la sécurité collective. Puisque nous avions vu s'évanouir les garanties que le Traité de Versailles nous avait promises, quelle attitude prendre dans la nouvelle politique des alliances qui s’annonçait en Europe, c'est-à-dire en présence d 'une coalition franco-allemande s'opposant à une coalition germano-italienne ? Il fut décidé que, dans cette conjoncture, nous mettrions l'accent sur notre volonté de demeurer étrangers à toutes les compétitions ou obligations ne touchant pas à nos intérêts propres. Le Parlement fut quasi unanime à approuver la déclaration royale. Mais celle-ci avait provoqué en Angleterre, et plus encore en France, beaucoup de surprise et d'amertume. Il eût été aisé d’amortir ce contre-coup en préparant quelque peu l'opinion de ces deux pays, et en accompagnant la publicité donnée à un acte tel que le discours royal de quelque affirmation nouvelle de notre gratitude et de notre amitié pour deux grandes Puissances qui, en 1914, avaient tenu si loyalement leurs engagements vis-à-vis de nous et dont la protection pouvait nous être encore précieuse. Notre ambassadeur à Paris, le comte de Kerchove de Denterghem, marqua le regret que cette précaution n'eût pas été prise. Mais l’expression de ce regret lui valut aussitôt un coup de caveçon. Il lui fut rappelé que son rôle était d'exécuter la politique du Gouvernement et non de discuter. Cette demi-disgrâce aboutit à son déplacement pour Rome.
Avant la fin de l’année, le Gouvernement, bénéficiant du changement d’atmosphère que sa politique « réaliste » avait provoqué dans les milieux flamands, généralement si disposés à l'accroissement des charges (page 186) militaires, obtint, et cette fois sans difficulté, le vote d'une loi qui portait à 17 mois le terme de présence sous les drapeaux. En même temps, il poussa activement notre dispositif de défense non seulement sur la Meuse , mais surtout sur une ligne nouvelle à peu près dessinée par le canal Albert et la Dyle. Des pourparlers furent aussi amorcés pour un meilleur ajustement de notre défense avec celle de la Hollande, dans l'éventualité d'un risque qui nous serait commun. Mais le Cabinet de La Haye, dont je connaissais bien l'esprit par ses délégués, que je rencontrais périodiquement à Genève, continuait à manifester une sorte d'effroi pudique à l'endroit de toute formule qui eût pu porter atteinte au « splendide isolement » des Pays-Bas.