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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre VI (1925-1932)

A Stockholm - La Conférence pour le commerce des armes et armements - Le Ministère Poullet-Vandervelde - Crise monétaire - Le Ministère Jaspar - La dévaluation du franc - Chez Lyautey - Voyage au Brésil - Le Centenaire de l'Indépendance Belge - Le Ministère Renkin - L'unilinguisme régional - Dissolution

(page 111) Pendant les quelques mois qui avaient précédé ces élections du 5 avril 1925, je m'étais trouvé retenu hors du pays plus longtemps que je ne l'aurais souhaité.

En janvier, un de ces engagements à terme éloigné, que l'on accepte un peu inconsidérément pour satisfaire à d'aimables insistances et dont on est ensuite tout surpris et contrarié de voir survenir l'échéance - à laquelle il n'est déjà plus possible de se dérober, - m'avait entraîné dans les pays scandinaves pour une série de conférences sur des sujets d'histoire et de politique.

A C0penhague, je fus tout d'abord l'hôte de Christofer Nyrop, le savant philologue que nous avions élu, en 1921, membre de notre jeune Académie de Langue et de Littérature françaises. Malgré son grand âge et une cécité à peu près complète, Nyrop continuait à faire preuve d'une magnifique (page 112) activité qui, jointe à la sérénité de son humeur, constituait pour tous une vivante leçon de philosophie morale. Ce fut lui qui me présenta aux Cercles savants et académiques de la charmante capitale danoise. Je n'eus pas le plaisir d'y retrouver notre vieil ami Jorgensen, qui préfère le climat de l'Ombrie à celui du Jutland. En revanche, je fis la connaissance de Mgr Brem, l’évêque de Copenhague, un chanoine prémontré. belge de naissance, enraciné depuis longtemps au Danemark où l'entourait un légitime prestige et où son influence n'avait certes pas été étrangère aux progrès sensibles du catholicisme, qui venaient d'être marqués par plusieurs conversions retentissantes, tant dans les milieux intellectuels que dans la haute société.

En Suède, mon séjour fut plus intéressant encore. Déjà s'esquissait, pour quelques rares initiés, la perspective d'une union entre une princesse de la famille royale et notre jeune Duc de Brabant. Je savais que ce projet, qui devait se réaliser l'année suivante, était envisagé avec sympathie par le roi Albert et la reine Elisabeth, et je pus bientôt me rendre compte qu’à Stockholm il ne rencontrait pas une moindre faveur. Sans doute, cette perspective, à laquelle j'entendis faire maintes discrètes allusions. contribua-t-elle à la bienveillance personnelle dont je me vis l'objet. Le roi Gustave, qui voulut bien me recevoir en audience dès mon arrivée dans la capitale, me fit lui-même les honneurs d'une sorte de stand vitré et éclairé à l'électricité qu’il venait de faire édifier afin de pouvoir se livrer en toute saison de l'année et à toute heure du jour au tennis, son sport favori. Puis, il m’invita à assister aux fêtes qui étaient organisées à ce moment à l'occasion de la majorité de son petit-fils. Le cérémonial de la prestation de serment me donna le spectacle du plus singulier des contrastes entre le passé très aristocratique de la Suède et son présent très démocratique. Au Palais, dans la grande salle des Etats - qui ressemble à une basilique romane - le Roi avait pris place sur un trône en argent massif, - le trône de la reine Christine - sous un immense dais à panaches. Enveloppé dans un grand manteau d'hermine, il avait à ses côtés, - symbole de son autorité souveraine, - la couronne. le sceptre et le globe reposant sur des coussins de brocart, Encore, m'avait-il expliqué, au cours de l'audience de l'avant-veille, que la rigueur du protocole lui eût imposé de devoir se présenter en cette circonstance à son peuple la cour0nne sur la tête, et le sceptre et le globe dans l'une et l’autre main. Mais vraiment, pareil cérémonial lui paraissait désuet à l'excès. « -Je me ferais à moi-même l'impression, me confia-t-il en souriant, d'être un roi (page 113) jeu de cartes ! » Pour le surplus, la vieille étiquette était respectée.

Sur l'estrade, à laquelle des draperies de velours bleu timbrées du blason royal formaient un décor somptueux, se déployaient, en une savante ordonnance et comme un grand éventail rayonnant, les rangs concentriques formés par les princes royaux, les chevaliers des Ordres, les dignitaires et les chambellans, tous éblouissants de broderies et de décorations. Le service d'ordre était fait par de gentils pages en toque et par des trabans coiffés de tricornes et sanglés dans leurs vestes de cuir lamées d'acier. Evoquant des heiduques, des gardes aux hauts plumages versicolores ajoutaient à cette pompe une note pittoresque et archaïque qui n'était point démentie par la toilette des dames de la Cour, engoncées dans des robes de velours noir à falbalas et à manches bouffantes découpées de crevés par où s'échappaient des bouillons de soie blanche. Face au trône, s'entassaient, jusqu'au fond de la salle, en masse serrée, les membres de la représentation nationale, le Riksdag, sénateurs et députés, sans aucune prétention à l’élégance, quelques-uns en habits noirs, mais la plupart en costumes de ville ou en vêtements campagnards. Le Ministère socialiste homogène était sagement assis au premier rang de cette assistance, au pied même de l'estrade où éclatait cette rutilante figuration du passé. Le ministre des Affaires Étrangères n'était autre que M. Unden, le savant professeur d'Upsal avec lequel j'avais plus d'une fois collaboré à Genève. Au déjeuner qu'il voulut bien m'offrir, je remarquai parmi les convives un personnage d'âge mûr et de mine racée dont je demandai le nom au Ministre. « C'est le Duc d’Otrante. un des grands dignitaires de la Cour », me répondit-il. « Otrante, fis-je. N'était-ce pas le titre de Fouché ? » « -Parfaitement. C'est son petit-fils, devenu suédois cent pour cent. » Ma surprise devait s'accroître lorsque, au sortir de ce repas, le duc d'Otrante voulut me faire les honneurs d'un charmant édifice qui s'appelle « le Palais de la Noblesse » et où l'aristocratie suédoise conserve ses archives et tient ses réunions strictement interdites à la roture. Le prince Charles, père des princesses Martha et Astrid, - le prince Bleu, comme on l'appelle à Stockholm. - assista à ma conférence. Et le lendemain. le prince Eugène de Suède, peintre de talent, me montra le nouvel et magnifique Hôtel de Ville dont il a décoré plusieurs salles dans un goût moderne d'un heureux effet. Le surlendemain, je dus à une autre invitation trop attrayante pour être déclinée de partir en avion pour une excursion en Dalécarlie. Le retour se fit au clair de lune. Bien emmitouflé dans la carlingue, je revivais les émotions du héros de Selma Lagerlöff en survolant, du haut des nuages, un (page 114) paysage quasi fantomatique, où les forêts de sapins couvertes de neige succédaient aux grands lacs argentés ct scintillants.

Au printemps tandis que se prolongeaient à Bruxelles les palabres en vue de la constitution d'un Cabinet qui pût recueillir une majorité dans la Chambre issue des élections du 5 avril, je me trouvai immobilisé à Genève par la présidence d'une grande conférence internationale, la plus nombreuse et sans doute la plus intéressante de celles qui s'étaient réunies depuis la guerre. Il s'agissait de mettre sur pied un accord universel sur le trafic des armes, munitions et armements et, en même temps, de convenir de l'interdiction des procédés de guerre empruntés la chimie ou à la bactériologie. Tous les Etats y étaient officiellement représentés, à l'exception des Soviets. L'Allemagne y avait envoyé une brillante délégation composée de diplomates et de généraux et dirigée avec une rare habileté par le comte Bernstorff, dont le rôle en qualité d'ambassadeur à Washington n'était pas oublié. Quant aux Etats-Unis, avec quelques chefs de leur armée, ils avaient désigné, pour participer à cette délibération. plusieurs juristes et politiciens importants, dont le sénateur Burton était le chef de file. Au moment où j'allais ouvrir la Conférence, M. Burton me fit tenir un billet protestant contre l'attribution de la place qui lui avait été assignée à ses co-délégués et à lui-même. La place des Etats-Unis, déterminée suivant l'usage établi à Genève, d'après l'ordre alphabétique, se trouvait être immédiatement voisine des sièges occupés par un groupes de délégués éthiopiens, du plus beau noir sous leur toison crépue. A aucun prix, les Yankees ne prétendaient s'asseoir à côté de ces black people. Pour éviter un esclandre, je mandais discrètement au bureau le chef de la délégation française, qui était M. Paul Boncour, et le conjurai, puisque la France était elle aussi, et en vertu du même ordre alphabétique, la voisine de cette délégation africaine. de s'insinuer avec ses compatriotes entre les Etats-Unis et l'Ethiopie. Il consentit galamment à remplir ce rôle d’Etat-tampon. J'ouvris la séance par un discours, où je rappelais les progrès, les défaillances et les espoirs du droit international et je ne songeais déjà plus à cet incident. Mais celui-ci devait rebondir. En effet, tous les chefs de délégation prirent l'un après l'autre la parole pour affirmer leur dessein de collaborer au succès de cette grande entreprise grosse de promesses et qu' devait conditionner toute réforme pratique en vue de la réduction graduelle des armements. Quand vint le tour du chef de la délégation éthiopienne, - un « ras » à la mine fière et patibulaire, - nous entendîmes un discours prononcé avec un accent guttural dans un langage auquel personne (page 115) n’entendait goutte. Mais les savants interprètes de la S.D.N. ne devaient rien nous en laisser ignorer. En français, puis en anglais, ils traduisirent la harangue abyssine qui pouvait se résumer en ces termes : « Il y a certes sous des cieux des Etats qui sont plus riches et plus puissants que l’Ethiopie. Mais il n'en est pas qui soient de plus longue date libres et indépendants, puisque notre pays n'a cessé de se gouverner en pleine souveraineté depuis la Reine de Saba. Il est d'autres États, plus riches et plus puissants peut-être que le nôtre, qui ne pourraient pas en dire autant. » Cette riposte - à l'œil droit des délégués américains - suscita, comme bien on pense, quelques remous et aussi quelques sourires mal dissimulés sur les bancs de la Conférence. Je m'empressai d'y mettre fin en donnant la parole à M. Paul Boncour, premier délégué de la France, dont le masque romantique et la virtuosité oratoire, évocatrice des grands tribuns de la Convention nationale, haussèrent les esprits au-dessus de ces bagatelles. Mais, en dépit de cette éloquence. les délégués américains furent lents à se remettre de ce swing imprévu.


Pendant que je m'acquittais des lourds devoirs de cette Présidence, assisté par un incomparable secrétaire de l'esprit le plus subtil, et dont maints ouvrages ingénieux ont révélé la maîtrise intellectuelle, M. Salvator de Madariaga, les conciliabules se poursuivaient à Bruxelles en vue de la formation d'un nouveau Gouvernement, La décision prise par les libéraux de se retirer sous leur tente faisait souhaiter à beaucoup la constitution d'un Cabinet d'affaires, Mais un Ministère de ce genre est plus difficile à former en Belgique qu'ailleurs. Les hommes d'affaires, tout comme les autres, y sont toujours classés dans l'un ou l'autre parti, soit par leurs opinions connues, soit par celles que le public leur prête. D'autre part, ceux d'entre eux qui seraient les plus qualifiés pour diriger un département ministériel se soucient en général peu d'abandonner des situations lucratives pour se jeter dans la bagarre politique et l'arène parlementaire, où ils ne peuvent guère escompter que des critiques et des ennuis quotidiens. Les catholiques de tendance conservatrice ou modérée étaient très hostiles à une coalition gouvernementale avec les socialistes, coalition dont les libéraux seraient exclus et où le collectivisme révolutionnaire aurait beau jeu. Quant à la droite démocratique et flamingante, cette perspective l'effrayait beaucoup mois et, à son initiative. une sorte de scénario fut imaginé pour mettre fin (page 116) à une carence gouvernementale qui durait depuis plus de deux mois et ne pouvait pas se prolonger davantage sans danger. M. Theunis ayant officiellement démissionné, M. van de Vyvere se présenta le 20 mai devant la Chambre avec quelques collègues catholiques de bonne volonté, auxquels fut adjoint M. Theodor. Après une déclaration ministérielle du plus beau vague, il fut aussitôt renversé par une majorité impressionnante composée de tous les socialistes et de tous les libéraux. Nul n'avait pu mettre en doute ce résultat, et M. van de Vyvere moins que personne. Mais la démonstration étant faite qu'un ministère de droite s'avérait impossible, il passa la main le jour même à M. Poullet qui s'empressa de grouper une équipe composée de cinq socialistes : MM. Vandervelde, Anseele. Huysmans, Wauters et Laboulle, à compléter par autant de catholiques et de deux outsiders, de nuance libérale : Edouard Rolin-Jacquemyns et le général Kersten. Un télégramme de M. Poullet. que je reçus à Genève, m'avait demandé d'accepter, dans ce nouveau Cabinet, le portefeuille des Colonies. Je le remerciai de son offre, mais le peu de sympathie et de confiance que m'inspirait cette coalition dont les socialistes seraient les manœuvriers, sinon les maîtres, me fit décliner sa proposition. Il s'adressa alors à mon quasi-homonyme, M. Henri Carton. député de Tournai, avec qui j'entretenais des relations très cordiales, et qui consentit à lui apporter son concours. Quelques jours plus tard, je rentrai à Bruxelles, et, dans le débat qui s'engagea à la Chambre sur la déclaration électorale. j'exposai qu'à mon sens l'expérience que tentait M. Poullet trouvait certes une excuse dans la nécessité de trouver un gouvernement, mais que je m’abstiendrait au vote, entendant réserver ma liberté vis-à-vis d’une combinaison ministérielle où les catholiques risquaient fort de tirer les marrons du feu pour les socialistes. Dès ce jour-là, nous eûmes la preuve qu'il en serait bien ainsi, puisque M. Poullet n'avait même pas obtenu de ses alliés que ceux-ci, bien que liés par l'engagement d'honneur qu'ils avaient pris en 1921, lui permissent d'annoncer au programme gouvernemental une loi sur l’électorat provincial avec le suffrage des femmes. La condescendance de Poullet à se plier aux volontés de son co-équipier M. Vandervelde devait se marquer par d'autres abdications. C'est ainsi qu'il déclara, dans une lettre officielle, retirer toute opposition à l'emblème du « fusil brisé ». Il ne voulait plus y voir, écrivait-il ingénument, qu'un appel au désarmement général ! Cependant. la propagande antimilitariste, à laquelle s’employaient avec ardeur des gardes rouges et des groupements de jeunesse socialiste ou communiste accentuait ses ravages jusque dans les rangs de (page 117) l’armée. Voulant dégager sa responsabilité, le général Kersten, ministre de la Défense Nationale, donna sa démission le 16 janvier 1926, en même temps que le général Maglinse, chef de l'État-major, et le Premier ministre, qui avait, bien mal à propos, choisi ce moment pour procéder à une refonte des régiments dont les glorieux drapeaux furent remisés au Musée de l'Armée, fut l'objet de manifestations insultantes de la part des anciens combattants. M. Vandervelde, qui s'était attribué le portefeuille des Affaires Etrangères, ne put s’empêcher, tout en déclarant vouloir demeurer fidèle à la politique extérieure des Cabinets précédents, de laisser transpirer ses opinions partisanes dans ses rapports avec les gouvernements étrangers. Appelé à représenter la Belgique à Locarno, il se refusa, au mépris des convenances diplomatiques, à tout rapport personnel avec M. Mussolini, qu’il avait naguère eu pour collègue dans les Congrès socialistes et que nous avions rencontré ensemble à Rome pendant la guerre. En revanche, il consentit à l'Allemagne de M. Stresemann l'abandon de nos droits dans une enquête relative aux prétendus francs-tireurs belges de la grande guerre, et, faute beaucoup plus grave, la suppression bénévole du contrôle interallié réglé par les articles 230 et suivants du Traité de Versailles contre laquelle je protestai vainement en interpellant à la Chambre le 8 février, A l'assemblée de Genève, ses imprudences de langage faillirent nous brouiller avec l'Angleterre. Enfin, au moment où la Première Chambre des Etats des Pays-Bas était saisie d'un projet de traité hollando-belge, qui nous donnait l'espoir de voir creuser enfin le canal d'Anvers au Moerdyk, - projet que la Seconde Chambre avait déjà voté - il ne fit rien pour éclairer l'opinion hollandaise, permettant à ce moment décisif que le prince Albert de Ligne, le Ministre plénipotentiaire qui m'avait remplacé, prît un long congé en Afrique et laissât notre légation de La Haye sans titulaire autorisé. A une infime majorité, ce projet fut rejeté par la Première Chambre, et tout l'effort tenté depuis plusieurs années pour la solution des problèmes de l'Escaut se trouva à recommencer. L’impopularité grandissante du Cabinet, surtout dans les milieux dits bourgeois, n'était point de nature à faciliter la tâche du ministre des Finances. Celui-ci, Albert-Edouard Janssen, dont j'avais pu apprécier depuis longtemps la compétence et le courage, l'ayant eu en qualité de stagiaire à ses débuts au Barreau. avait entrepris. sous la pression des nécessités, de stabiliser le franc belge, en choisissant comme base la livre sterling aux environs de 107 fr. Son plan, combiné au point de vue technique, comportait, avec une série d'impôts nouveaux, un emprunt extérieur de 150 millions de dollars. Il (page 118) ne manquait à sa réussite qu'un seul élément, mais un élément indispensable : la confiance. Le monde financier en était tout à fait dépourvu, et chaque jour aggravait l'évasion de nos capitaux. MM. Carton et Rolin-Jacquemyns donnèrent leur démission. Très désemparé par les événements, M. Poullet me pria de venir le voir et me sollicita à nouveau d'entrer dans son Cabinet. Les raisons que je lui avais opposées l'année précédentes n'avaient fait, hélas ! que se fortifier et je ne lui cachai point qu'il était engagé dans une impasse et qu'il ferait chose sage en s'en retirant sans plus tarder. Quelques jours plus tard, tandis que la chute du franc belge prenait une allure catastrophique, Paul-Émile Janson, au nom de la gauche libérale, termina le discours qu'il fit à la Chambre par une apostrophe dont il essaya, par la politesse du ton, de masquer ce qu'elle avait de brutal : « Allez-vous-en ! » Il n'y avait. en effet, que cette décision à prendre. M. Poullet démissionna avec tous ses collègues. J'étais personnellement d'avis qu’une dissolution s'imposait depuis plusieurs mois. Mais le Roi, à qui j'avais fait part de mon sentiment, redoutait, peut-être avec raison, qu'une agitation électorale à ce moment ne s'accompagnât d'une fièvre prolongée dont notre situation financière, déjà critique, subirait les fâcheux contrecoups. D'autre part, la maladresse initiale de M. Poullet dans la question des élections provinciales avait pour résultat que nous demeurions toujours sans une loi organique réglant le mode de ces élections. Après s'être adressé à Emile Brunet, ministre d'Etat socialiste, qui se reconnut bien vite dans l’impossibilité de constituer un Cabinet viable, le Roi fit appel à Henri Jaspar qui groupa rapidement autour de lui, avec quatre ministres socialistes, des hommes d'expérience, tels que MM. de Broqueville, Hymans et Houtart. Emile Francqui entra dans la combinaison comme Ministre sans portefeuille. M. Francqui avec qui M. Jaspar avait toujours eu partie liée, avait vivement combattu le plan de M. Albert-Edouard Janssen qui stabilisait notre franc au cinquième de sa valeur d'avant-guerre. Mais lui-même, moins d'un mois plus tard, réduisait cette valeur à près d'un septième. Il conduisit dans la coulisse - en évitant même de se montrer au Parlement - toute cette opération délicate. Elle fut faite au taux de 173 francs une livre sterling, taux auquel nos entreprises industrielles et surtout les affaires d'exportation, trouvaient leur compte, et comporta l'abandon par l'Etat de toute l'exploitation du railway national en faveur d’une nouvelle société anonyme, dite Société Nationale des Chemins de fer, dont les actions reçurent bon accueil auprès des souscripteurs belges et étrangers. Le côté le plus imprévu de l'opération fut sans doute cette liquidation d’une régie d'Etat au profit d'une entreprise capitaliste. Le ministre des Chemins de fer qui dut y présider n'était autre que M. Anseele, dont toute la carrière politique avait été faite de proclamations collectivistes et d'invectives contre les barons de la Finance. Par un retour des choses où un Juvénal ou un Paul-Louis Courier auraient trouvé ample matière à leur verve, on vit d'ailleurs plus tard M. Anseele prendre goût à un régime qu'il avait si âprement attaqué et constituer, autour de la Banque socialiste du Travail, un ensemble impressionnant de sociétés anonymes d'un caractère tout capitaliste, dont il devait devenir l'administrateur plantureusement rémunéré, en attendant que ces sociétés, atteintes par la crise économique, ne sombrassent toutes à la fois dans la faillite.

A l'occasion de cette vaste opération financière de 1926, les Chambres consentirent assez volontiers à octroyer au Gouvernement une loi de pleins pouvoirs qui laissait l'exécutif une part importante des décisions que la stricte conception du parlementarisme réserve aux assemblées législatives. Expédient contestable, mais qui trouvait dès lors son excuse dans la complexité des mesures à prendre et dans la répugnance que des Chambres élues au suffrage universel éprouvent à prendre elles-mêmes des mesures dont elles redoutent l'impopularité En Belgique, comme dans d'autres pays de régime constitutionnel, le recours à cet expédient devait peu à peu entrer dans les habitudes, sous la pression du désordre économique et des menaces de la politique internationale. Progrès ou régression ? On peut disserter sans fin à ce sujet et l'Union Interparlementaire, dont je venais d'être appelé à présider les travaux, ne s'en est point fait faute. Mieux vaut y voir un aspect de l'évolution fatale d'un régime qui ne répond plus du tout aujourd'hui aux conceptions d'un Benjamin Constant ou d'un Royer-Collard. Le flot montant de la démocratie s'est conjugué avec le discrédit des idées libérales et la poussée correspondante des formules autoritaires, pour réduire le régime représentatif à n'être déjà plus, dans beaucoup de pays, qu'une forme timide ou qu'un reflet falot de l'opinion publique. Les nations anglo-saxonnes et scandinaves, la Suisse, la Hollande et, à un moindre degré, la Belgique opposent encore à une telle transformation ou déformation des tendances et des traditions qui sont beaucoup moins ancrées dans le génie des pays latins. Toutefois, même dans les Etats qui demeurent férus de liberté, se dessine, comme dans les autres, un curieux retour à des formes de représentation que le Moyen Age avait déjà connues et qui s'auréolent d'un prestige de nouveauté. Le corporatisme ou corporativisme a le vent en poupe. Pour avoir partagé dans ma jeunesse les doctrines du (page 120) marquis de La Tour-du-Pin, que la science officielle de l'époque traitait à l'égal de curiosités archaïques, je n'éprouve à l'endroit de cette résurrection ni surprise ni hostilité, Toute la sagesse consiste donner chaque temps et à chaque groupe humain le système qui, en assurant la sauvegarde de ses intérêts essentiels et permanents, tels que les droits de la religion., de la famille, de la propriété privée, corresponde le mieux ses besoins économiques toujours changeants et aux phénomènes infiniment variés de la vie internationale.

Les « Semaines sociales » de France, qui, sous l'active et savante direction de M. Eugène Duthoit, font d'année en année le tour des problèmes de l'ordre politique ou social, n'ont pas été étrangères à cette évolution. Je retrouvais périodiquement dans leurs assemblées quelque chose du charme tout intellectuel que me dispensent les séances de l'Académie des Sciences morales et politiques où, sous la coupole de l'Institut, des esprits éminents : philosophes, historiens, moralistes abordent chaque samedi, avec une indépendance et une sérénité qu'on ne goûte point ailleurs, les questions les plus ardues parmi celles auxquelles est lié le sort de notre civilisation.

En 1927, les Semaines sociales de France qui devaient tenir leur session annuelle Nancy avaient inscrit à leur programme le rôle social de la Femme et me demandèrent de traiter ce beau sujet, ce que je fis bien volontiers aux côtés de cet admirable docteur et apôtre que j'aimais en Georges Goyau. L'assemblée était nombreuse et vibrante, d'autant qu’elle était présidée par le maréchal Lyautey. Ce diable d'homme était doué d'une vertu magnétique qui créait autour de lui de la vie, de la volonté, de l'action. Avec un sans-gêne dont s'alarmait un peu l'excellent Louis Marin, qui était présent à ces assises et faisait partie ce moment du gouvernement, le Maréchal se déclarait Lorrain avant d'être Français et prétendait reconnaître pour son souverain l'Archiduc Othon, héritier des ducs de Lorraine. La Princesse Bibesco l'avait un jour taquiné sur ses goûts d'ancien régime en lui envoyant un de ses livres dédicacé : « Au Maréchal Lyautey,. ce royaliste qui a donné un empire à la République. » En cette année 1927, il ménageait d'autant moins ses flèches au Gouvernement que celui-ci l'avait rappelé assez brutalement du Maroc et rendu à la vie privée. « Qu'on ne me parle plus du Maroc, nous disait-il avec son impétuosité coutumière. « Je ne connais plus ce pays ! » Simple coquetterie d’amoureux. Il demeurait tout illuminé du rayonnement de cette grande œuvre. Nous le vîmes bien quand, le Congrès fini, il nous invita à être ses hôtes dans son (page 121) château de Thorey, ma femme et moi ainsi que mon fils Hubert qui nous accompagnait. C'était une aimable gentilhommière qu'il avait héritée d'une de ses tantes - une grosse maison coiffée d'un toit énorme et qui se mirait dans un étang. Nous y arrivâmes tard dans la soirée, mais, sans attendre le lendemain, il voulut nous faire les honneurs de ce qu'il appelait son grenier arabe. Dans un immense studio, qui avait toute la longueur de la façade principale du château, et qu'éclairaient des lanternes de mosquées suspendues aux solives, il avait rassemblé, en un somptueux décor de tentures et d'armes rapportées du Maghreb, des souvenirs qui lui rappelaient toutes les étapes de sa glorieuse carrière au Tonkin, à Madagascar, au Maroc. Dans des casiers, il avait rangé et classé avec soin, ses correspondances avec Albert de Mun, Melchior de Vogué, le Père Du Lac, le général Galliéni et bien d'autres de ses amis. Il nous en lisait des extraits, les commentant avec émotion et humour, d'une voix aux tonalités rauques dont sa surdité déjà accentuée ne corrigeait plus les dissonances. A évoquer ainsi pour nous les membres d un cher passé, il oubliait les heures, et la nuit était déjà bien avancée quand il songea enfin que nous avions tous quelque droit au repos. Cependant, il voulut, avant le couvre-feu, me montrer encore ce qu'il appelait son cabinet des horreurs. Il avait imaginé de réunir, dans deux ou trois petites pièces discrètes, une étonnante collection de chaises percées, dénichées dans de vieux châteaux de la province ou chez des brocanteurs. Il y en avait de tous les styles, depuis la Renaissance jusqu'au Second Empire, quelques-unes d'un luxe ou d'un art inattendus, d'autres ornées de devises empruntées la philosophie antique (telles que celle-ci : Fais le bien tous les jours), d'autres encore construites avec tant d'ingéniosité discrète que leur destination ne pouvait se révéler qu’aux initiés. Certaines avaient appartenu à des personnages célèbres. Il m'en montra une qui, munie d'un dispositif automatique, ménageait à l'usager la surprise d'un air de musique populaire : Au clair de la lune. A m'exhiber cette collection d'un goût tout gaulois, le Marechal avait retrouvé la goguenardise d'un troupier français. Le lendemain, j'avais cru être matinal en me promenant dès les sept heures dans le parc du château. Mais le Maréchal était lui-même déjà sur pied Je le trouvai dans une prairie, où il avait fait dresser une grande tente arabe qui servait en ce moment de quartier général et aussi de chapelle à une troupe de scouts venus de la Flandre française. L'aumônier achevait d'y dire la messe. Quand l’office fut terminé, le Maréchal, autour de qui tous les jeunes gens avaient fat cercle, leur adressa un petit discours de chef qui dut exalter leurs cœurs à en juger par l'attention émue qui brillait dans leurs yeux.

(page 122) « Ne me parlez plus du Maroc ! », me répéta-t-il encore. L'après-midi du même jour, quelqu'un s'avisa pourtant de lui en parler. C'était le mnistre des Colonies du moment, M. Léon Perrier, Sénateur de Grenoble, qui avait joué un fâcheux rôle dans l'expulsion des religieux de la Grande Chartreuse. Venu expressément de Paris, il demandait au Maréchal un moment d'entretien particulier. Lyautey, après l'entrevue, nous rejoignit en s'exclamant : « Croiriez-vous ce que me veut ce Monsieur ? Il me propose d'être Commissaire de la prochaine Exposition Coloniale. Commissaire ! Commissaire ! Et du Gouvernement ! Me voyez-vous en cette tenue et dans ce rôle ! » Il était bien résolu à refuser. Mais lorsque, sa première mauvaise humeur passée, l'un ou l'autre d'entre nous eût souligné le nouveau service qu'il pourrait rendre en mettant en pleine lumière les méthodes et les résultats comparés des pays de colonisation, le vent changea brusquement. « C'est vrai dit-il. J'accepte. » Il devait s'appliquer à cette mission nouvelle avec tant de zèle et d'entrain communicatifs que cette Exposition de Vincennes fut un triomphe pour l'action colonisatrice et, lui-même. une brillante apothéose.

J'admirais cette nature exubérante et sympathique qui faisait de la vie autour d'elle, cet aristocrate un peu snob, mais qui se vantait non sans raison, d'aimer le peuple plus que les professionnels de la politique démocratique, cet homme-volcan en perpétuelle ébullition et qui lançait les mots comme des jets de vapeur, Conduits par lui, nous fîmes l'une ou l'autre visite dans les environs, notamment chez les Craon-Bauveau et à la « Colline inspirée » de Maurice Barrès.

Avec quel plaisir je me serais attardé à goûter encore durant quelques jours l’hospitalité du Maréchal et de sa charmante femme qui s'était vouée à ses côtés aux grands soucis humanitaires et notamment à la protection de l'enfance indigène, si je n'avais dû m'embarquer pour le Brésil. J'en ai narré les épisodes et les impressions dans un volume : Mes vacances au Brésil qui fait pendant à Mes Vacances au Congo et que je dédiai au président des États-Unis du Brésil, le Dr Washington Luis en gratitude de l'accueil à la fois cordial et fastueux que trouva, dans ce merveilleux pays, la Conférence du Commerce dont les réunions servirent d'occasion à cette passionnante expédition. De Pernambouc et de Bahia jusqu'aux frontières du Matto-Gross0, nous eûmes la révélation de ces contrées équatoriales ou (Page 123) tropicales, avec leurs richesses inépuisables, leurs plaisantes fazendas, leurs forêts mystérieuses, le mélange de leurs races et les arcanes de leur politique d'États autonomes, de clans ou de coteries. Plongé en cet exotisme, je repris contact avec l'Europe lorsque, dans la traversée du retour, je trouvai parmi les passagers du Massilia, l'intéressante compagnie de M. Pierre-Etienne Flandin et du Dr Hefferich, l'ancien directeur de la Deutsche Bank qui était, la veille encore, ministre des Finances du Reich. Quelques savants français étaient aussi à bord, revenant d'un long voyage d'étude dans l’Amérique latine, - et parmi eux, sympathique entre tous, le jeune Marcel Ombrédanne qui, entre Rio et Bordeaux, devait conquérir le cœur et la main de la seconde de mes filles que j'avais emmenée avec moi dans ce périple transatlantique.


A Bruxelles, la vie parlementaire reprit de plus belle. M. Jaspar apportait à la direction des affaires ses remarquables qualités d'intelligence et de travail, ses dons de combativité et d'éloquence, gâtés par une humeur ombrageuse et une susceptibilité maladive qui le hérissaient littéralement à la moindre critique dont il était l'objet. Vis-à-vis du parti catholique, auquel il s'était rallié à l'âge de cinquante ans, il se montrait plus attentif à s'en servir qu'à le servir, et il le quitta quelques années plus tard, en claquant les portes, lorsque sa candidature fut mise en échec au poll de l'Association catholique de Liège. En cet automne de 1927, il eut le mérite, lorsque M. Vandervelde, qui était de son équipe, s'avisa à nouveau d'entreprendre une campagne très inopportune pour réduire six mois la durée du service militaire, de s'affranchir de la collaboration des ministres socialistes qui connurent, au lendemain du discours de leur « Patron » (à Tirlemont), une défenestration renouvelée de celle que leur avait value en 1921 l'incident du « fusil brisé ». Cette opération fut généralement bien accueillie. mais elle dut être compensée par de nouveaux gages donnés aux flamingants de droite, puisque, sans leur concours toujours accompagné de marchandages, la majorité gouvernementale ne pouvait être assurée. L'un d'eux, M. Carnoy, professeur de philologie, sorte d’échassier hirsute à la mine ahurie, illustra son passage au ministère de l'Intérieur par une série de faiblesses et d'imprudences, soit dans ses nominations. soit dans ses décisions C'est ainsi qu'il autorisa le Bureau électoral d'Anvers à accepter, pour une élection partielle à la Chambre, la candidature juridiquement (page 124) irrecevable du traître Borms, condamné à mort pour avoir fait cause commune avec l'ennemi au cours de la guerre et qui, poussé par la propagande des extrémistes, et n'ayant d'ailleurs aucun compétiteur sérieux, remporta 83000 voix contre 44400 ! Le même ahuri ne fit rien pour l’admission des femmes à l'électorat provincial, mais, en revanche, il annula sans motif plausible la présentation de deux candidats catholiques dans le canton de Wavre, compromettant ainsi la représentation de la droite au Conseil provincial et à la Députation permanente du Brabant. Son plus grand souci fut d'estropier l'un après l'autre les noms traditionnels de nos communes flamandes, sans même leur demander leur avis et sous prétexte de leur restituer une orthographe plus germanique. Sotteghemrn devint Zottegem et Coxyde devint Koksyde. Cette cuistrerie ne l'empêchait point d'engager à la légère son nom et sa qualité ministérielle dans des affaires financières véreuses comme le fut la C.I.L. (Compagnie internationale de Liège), succombant, lui aussi, avec d'autres hommes politiques de droite, de gauche et d'extrême-gauche à cette fièvre de spéculation qui marqua toute cette période et dont le rexisme devait faire bientôt un de ses arguments les plus puissants contre le régime établi. La compensation à ces faiblesses fut le vote d'une bonne loi militaire que Broqueville défendit vaillamment dans la session de 1928, en dépit de toutes les manœuvres des socialistes qui lui firent une opposition acharnée.


Aux élections du 29 mai 1929, la droite perdit deux sièges, les socialistes en perdirent 8, tandis que les libéraux en gagnaient 5 et que les frontistes voyaient passer de 6 à 12 le nombre de leurs mandataires bien que le Cardinal Van Roey n'ait pas hésité à condamner publiquement leur doctrine. A quoi attribuer ce progrès du séparatisme ? Fallait-il, pour y parer, consentir de nouvelles satisfactions aux revendications renaissantes du mouvement flamingant ? Quelques-uns le croyaient. Pour ma part, j'étais disposé à aller dans cette voie jusqu'à l'extrême limite du raisonnable, mais j'estimais que c'était dépasser cette mesure que faire, au Gouvernement, le jeu des adversaires de l'unité belge. Fallait-il, par exemple, effacer pour les traîtres les plus avérés et nullement repentants de la guerre, les dernières conséquences de leurs condamnations, en leur restituant l'éligibilité et jusqu'aux arriérés des traitements et des pensions dont ils jouissaient à charge du Trésor, lors de leur forfaiture ? Je persistais (page 125) aussi à voir dans les formules radicales de l'unilinguisme régional une attente aux intérêts et aux droits des citoyens et des familles non moins qu’un danger pour la solidité du pays. Je ne pouvais me résigner, pour donner satisfaction à des théoriciens à courte vue ou à des fanatiques, à contrarier par des mesures légales toute communauté intellectuelle entre nos provinces du Nord et du Sud. Sur ce point. je me trouvai en désaccord avec mon ami et vieux compagnon de luttes, Jules Renkin, qui, en acceptant et en favorisant tous les postulats du groupe flamingant, s'assurait de la part de ce groupe un appui auquel une attitude de modération lui eût interdit de prétendre. A plusieurs reprises déjà, il avait taillé des croupières à M. Jaspar, dont il avait provoqué la chute en 1924.

La célébration du centenaire de l'Indépendance en 1930, avec les expositions et les fêtes qui l'accompagnèrent. apporta quelque sourdine aux débats de notre politique intérieure. Ce fut une trêve heureuse, où tous les gens réfléchis purent apprécier combien, en dépit des divergences et des polémiques des partis, la patrie belge, sa dynastie justement populaire, ses institutions. son gouvernement justifiaient l'estime de tous. Je m'employai de mon mieux, à l'occasion de ce grand anniversaire. à ranimer le sens patriotique dont nos querelles de partis et de langues avaient trop souvent amorti l'ardeur. Dans ce but, je publiai, à l'usage de la jeunesse, une histoire nationale, « La Belgique », qui fut brillamment illustrée par Job, et je fis tant dans le pays qu’à Paris et à Londres, des conférences pour mieux faire connaitre et apprécier notre part à la civilisation du monde. L'épisode le plus émouvant de ces fêtes jubilaires fut sans doute la naissance, en septembre 1930. - à cent ans de distance des grandes journées de notre révolution de 1830, - d'un prince héritier qui fit preuve, pour son apparition dans le monde. du meilleur esprit d'à-propos. Il reçut au baptême le nom de Baudouin qui rappelait au pays de lointains et glorieux souvenirs et qui avait été porté par le frère aîné du Roi Albert, si prématurément enlevé aux espérances de la Nation.

Mais, dès l'année suivante. le feu reprit à l'occasion de l'obsédant problème linguistique et d'un projet de fortifications qui touchait à la question très controversée de « la défense à la frontière. » M. Jaspar dut démissionner le 6 juin 1931 et M. Renkin lui succéda avec une équipe catholique-libérale où les libéraux se trouvaient représentés par des hommes de second plan tels que MM. Cocq, Dens et Petitjean. Ce cabinet vécut sans gloire. Reculant devant des compressions héroïques, il ne put réaliser le redressement financier que la crise économique et la suppression définitive des indemnités de réparation rendaient urgent. Nous venions d'assister, en (page 126) effet, à l'écroulement du laborieux échafaudage que des experts financiers, plus savants les uns que les autres, avaient édifié en janvier 1930 sous nom de Plan Young. Cette grave aventure avait à peu près coïncidé avec d'autres déceptions dont j'avais été le témoin à Genève en septembre 1931 : la dévaluation de la livre sterling à concurrence de 30 p. c. et l'échec de la sécurité collective à l'occasion de l'agression du Japon en Mandchourie. La situation internationale autant que l'économie belge eussent dû déterminer M. Renkin à de sévères compressions. Hélas ! Dès le mois de mars 1932, le budget - prévu pour une somme de 10,8 milliard de francs - accusait déjà un déficit d'un milliard 200 millions ! Tandis que cette situation allait s’aggravant. le gouvernement, voulant à tout prix s'assurer les voix des éléments flamingants les plus fanatiques et les plus aveugles, saisissait le Chambres d'une série de projets qui consacraient le triomphe de l'unilinguisme régional dans l'administration, dans l'enseignement moyen, dans la justice. Si étroite que fût mon amitié pour M, Renkin, j'intervins avec énergie pour combattre les exagérations de ces projets. Celui relatif à l'enseignement enlevait, notamment par son article 22bis, à tous les établissements d'enseignement soit officiels, soit libres, dans toute la région flamande du pays, le droit de conférer des diplômes si l'enseignement de toutes branches (y compris les langues mortes) n'y était pas entièrement donné en flamand. Comment concilier une telle contrainte avec une conception sincère de la liberté d'enseignement, et surtout avec le droit que les catholiques revendiquaient pour les pères de famille d'assurer à leurs enfants l’instruction qu’ils jugent la meilleure ? La Chambre m'avait donné raison, en repoussant l'article 22bis par 87 voix contre 73 en première lecture. Mais, à la lecture, - le groupe flamingant ayant menacé de renverser le gouvernement s'il n'obtenait pas pleine satisfaction, - le vent tourna et cette malencontre disposition fut votée par 86 voix contre 69.

Nous étions, à ce moment à la veille des vacances. Avant qu'elles prissent fin, et dès le début d'octobre, M, Renkin dont la santé était d'ailleurs manifestement ébranlée convoqua chez lui un certain nombre de membres de la droite pour leur confier l'embarras qu'il éprouvait au moment de déposer ses projets budgétaires, Une politique de compression énergique s'imposait à l’évidence. tandis qu'il faudrait de nouveaux impôts et de nouveaux emprunts si l'on voulait éviter une dévaluation nouvelle. Eût-il eu la ferme volonté de recourir à un remède aussi amer, le Cabinet aurait-il encore l'autorité nécessaire pour le faire accepter ? De même que Broqueville. je me prononçai dès ce moment pour une dissolution des (page 127) Chambres qui, en devançant de quelques mois l'échéance normale d'une consultation populaire, aurait pour premier résultat de raccourcir la campagne électorale. Un second résultat, plus précieux encore, serait de permettre à un gouvernement et à un parlement nantis de la confiance du pays, de faire accepter cette médication des compressions et des impôts que députés et sénateurs hésiteraient à employer la veille d'une élection, mais à laquelle ils se résigneraient sans doute au lendemain du scrutin. Comme M. Renkin ne voulait pas entendre parler d'une dissolution, le Roi, qui n’était pas du même sentiment, accepta sa démission le 22 octobre 1932. Il prit l'excellente décision de faire appel au comte de Broqueville que j’appuyai de toutes mes forces et qui procéda sans retard à la dissolution. Les élections furent chaudement disputées, et les socialistes qui agitaient devant les travailleurs le spectre de la réduction des dépenses sociales, pensaient bien l'emporter. Le résultat fut pour eux une déception : la droite conquis trois sièges sur les séparatistes flamands, le parti socialiste en conquis trois sur les libéraux. Mais la voie se trouvait désormais mieux dégagée pour une politique de redressement financier.