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Souvenirs personnels (1918-1951)
CARTON DE WIART Henri - 1981

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1918-1951)

(Paru à Bruxelles en 1981, aux éditions La Renaissance du Livre)

Chapitre II (1919)

Négociations de paix à Paris - Mission diplomatique à La Haye - Problèmes hollando-belges - Mise en jugement du Kaiser - Premières élections du Suffrage universel pur er simple

Mars 1919

(page 33) Après la formidable tempête qui l'a bouleversé pendant quatre ans. le monde éprouve grand-peine à retrouver son équilibre. Cette victoire du droit donne l'impression d'un chaos où bouillonnent à la fois l'allégresse et la révolte, la misère et la prodigalité, le deuil et l'affairisme, Partout, une fièvre de plaisir éclate comme la revanche d'une humanité longtemps comprimée. En dépit de nos espérances, la vie qui reprend sur les ruines ne marque aucune tendance au redressement moral. Au contraire. Beaucoup parmi les combattants ou les victimes de la guerre ne parviennent pas à se réadapter. S'agit-il des rapports d'ordre social ? Les revendications de groupes et de classes reprennent avec une vivacité accrue, chacun attendant du budget de l'Etat, si assailli qu'il soit, des satisfactions de tout genre avec l'illusion que l’Allemagne paiera ! Sur le plan international, on éprouve le sentiment d'une victoire mutilée, qui a non seulement perdu la tête. mais dont les ailes sont brisées.

En Belgique même, il est manifeste, que l'œuvre de désagrégation et de (page 34) dislocation que von Bissing et ses complices ont poursuivie pendant toute l'occupation, a laissé beaucoup de son poison dans les esprits.

Notre politique intérieure est déjà dominée par la préoccupation d’un prochain scrutin. Tandis qu'on discute à la Chambre une loi sur les dommages de guerre, une loi sur les loyers et des lois d'impôts. le problème de la loi électorale nouvelle agite les couloirs comme il agite la presse et l'opinion. La Droite est à peu près unanime à déplorer que le discours du Trône nous ait mis dans l'impossibilité morale, sous peine d'une sorte de conflit avec la Couronne, et en tout cas au risque d'une crise ministérielle dont nous pourrions difficilement sortir, de nous obstiner en faveur du suffrage familial ou même du suffrage féminin, qui, à défaut du double vote du père de famille, donnerait certaines garanties de justice sociale. D'autre part, l'appel à un corps électoral tout nouveau, avant une révision constitutionnelle, se heurte à l'évidence à l'article 131 de la Constitution. Un long débat s'est ouvert à la Chambre sur le projet que le Gouvernement a déposé pour la formation des listes en vue du prochain renouvellement des Chambres.. Ce projet, qui consacre ce que beaucoup appellent le • Coup de Lophem », est défendu par M. de Broqueville, ministre de l'Intérieur. ce qui n'est pas pour faciliter la tâche des catholiques. Le Gouvernement fait valoir des raisons pratiques qui empêchent de procéder à des élections suivant le prescrit des lois en vigueur. La désorganisation des quatre de guerre ne permet pas, dit-il, de réviser les listes électorales avec application du vote plural.

Après le débat, poursuivi en séance publique depuis le 26 mars, les trois partis, afin d'arriver à un accord nécessaire, ont désigné des délégués. Je suis du nombre. Nous avons pu nous entendre finalement sur une sorte de compromis que j'ai été chargé d'exposer à la tribune au cours de la séance du 10 avril, qui n'a pas laissé d'être émouvante. La formule qui a réuni l'accord, et que la Chambre a ratifiée le même jour, à l'unanimité des 166 membres, peut se résumer comme suit : l'appel aux électeurs en vue du renouvellement des Chambres se fera au suffrage universel à 21 ans ajoutant aux électeurs mâles les femmes qui se sont distinguées par leur patriotisme durant la guerre ainsi que les veuves et les mères des militaires morts à l'ennemi. Dans un souci d'union nationale. la Droite s'est résigne à ce compromis. Elle a obtenu, d'autre part, que toutes les femmes seront admises, dès l'âge de 21 ans, à l'électorat communal.

Quant à notre statut extérieur, le Conseil Suprême, qui siège à Paris à l'Hôtel Crillon, a décidé, le 8 mars, que les traités de 1839 devront être (page 35) « révisés dans l'ensemble de leurs clauses. afin de libérer la Belgique de la limitation de souveraineté qu'ils lui imposent et de supprimer, pour elle et pour la paix générale, les risques et inconvénients résultant de ces traités. » Cette décision est bien accueillie à Bruxelles. M. Delacroix, en l'annonçant à la Chambre. souligne que le 12 mars 1839, c'est-à-dire il y a 80 ans. cette enceinte recueillait les paroles d'adieu des élus des provinces belges que l'exécution du traité des XXIV Articles allait séparer de la Belgique. On se réjouit aussi du rattachement à la Belgique des cercles de Malmedy et de Saint-Vith. Il sera relativement aisé d'intégrer dans notre vie nationale le canton de Malmedy, prolongement de celui de Stavelot. voire Cercle de Saint-Vith qui est de caractère luxembourgeois. Quant à Eupen, devenue peu à peu une grande banlieue d'Aix-la-Chapelle, l'esprit germanique y a profondément pénétré et on peut craindre que ce retour à la Belgique, si justifié qu'il soit par l'histoire, ne nous cause certains embarras. Le motif qui l'a déterminé est double : nous assurer une compensation pour nos forêts détruites en rattachant au domaine de l'Etat Belge le riche massif de l'Hertogenwald et corriger en quelque mesure, en la rejetant plus à l'Est, notre frontière stratégique qui s'est révélée si difficile à défendre.

Mais le problème hollando-belge domine pour l'instant tous les autres. La décision du 8 mars va ouvrir à Paris les négociations à ce sujet. J'aurai à les seconder, le cas échéant, par mon action en Hollande. Le Roi m'ayant pressé de prendre possession de mon nouveau poste, je vais partir pour La Haye.

Je savais nos voisins des Pays-Bas singulièrement échauffés par les tendances annexionnistes manifestées dans l'un ou l'autre groupe nationaliste de Belgique et surtout par la propagande du « Comité de politique nationale » dont Pierre Nothomb était le principal animateur, et qui avait fait afficher partout,. même sur les murs des hôtels ministériels, des cartes le territoire belge augmenté de la Flandre zélandaise et du Limbourg hollandais. Ce mouvement venait d'avoir un écho dans le Limbourg hollandais lui-même où les récentes élections législatives avaient amené l'élection comme député d'un candidat, M. van Groenendael, favorable au rattachement de Maestricht à la Belgique. Mais l'opinion hollandaise dans sa masse s'insurgeait avec violence contre tout changement de frontière.

Je m'étais adressé, pour assurer le transport de mes meubles et objets personnels à La Haye, à une entreprise bruxelloise bien connue, la Maison (page 36) Walon dont le directeur, un de mes anciens condisciples d'école, m'avait promis ses meilleurs soins.

La tapissière capitonnée, traînée par trois bons carrossiers, devait se trouver le samedi à midi à l'hôtel de la Légation, situé sur l’élégante esplanade qui fait face au Mauritzhuis et au Binnenhof. Lorsque, venant de la gare, j'arrivai au Vyverberg, je fus surpris de constater qu'un attroupement de foule, tout à fait insolite à La Haye, se trouvait massé devant mma demeure et ne compris le sens de la manifestation qu'en constatant que ma tapissière affichait imprudemment le titre que la maison Walon avait donné à cette voiture : « Le Limbourg Walon ». Une telle coïncidence, toute innocente et imprévisible qu'elle fût, avait paru à quelques chauvins néerlandais, une sorte de défi, et je dus à cette aventure, de faire, dans mon nouveau poste, une entrée qui n'eut rien de joyeux. Pour comble de guigne, les chevaux avaient déjà été dételés et conduits Dieu seul savait où, et on fit savoir que les déménageurs attendraient le lundi matin pour procéder au déchargement. C'en était trop... La crainte de voir, pendant quarante-huit heures, la badauderie populaire s'exciter sur cette audacieuse proclamation : « Le Limbourg Walon » - la perspective des incidents qui pouvaient éclater dans une foule où se mêlaient sans aucun doute quelques-uns de nos activistes qui cherchaient là-bas toutes les occasions de brouiller les cartes et l'apparition de photographes de presse, - tout cela me donna des ailes. A coup de « gulden », je parvins à découvrir des chevaux dans les environs et faire disparaître, jusqu'à nouvel ordre, dans une remise du voisinage, la tapissière compromettante.

Pour ma mission diplomatique, c'était un début aussi comique que fâcheux ! Il fallut dès le lendemain me mettre à la besogne. Celle-ci était singulièrement ardue. Il ne s'agissait pas seulement de rétablir de bons rapports entre Bruxelles et La Haye, à un moment où nous demandions à Paris des modifications importantes au Traité de 1839, et où les Hollandais nous accusaient de vouloir nous payer sur eux d'une victoire dont ils avaient en somme recueilli le profit indirect sans en avoir connu les affreux sacrifices ; il fallait aussi régler, au point de vue financier et économique, des problèmes difficiles : notamment le contrôle et le remboursement des frais que les Hollandais avaient exposés pour l'hospitalisation de nos milliers d'officiers et de soldats internés chez eux depuis la chute d'Anvers. Enfin, très nombreux étaient, en Hollande, les mauvais Belges qui, ayant pactisé avec l'ennemi pendant l'occupation, n'avaient d'autre souci que de se mettre à l'abri de la justice de leur pays, et qui continuaient, par leurs (page 37) menées de tous les jours, le jeu criminel qu'ils avaient pratiqué au cours de la guerre.

Je n'eus pas à me plaindre de mes relations avec les autorités de la Résidence et fus reçu en grande cérémonie à la Maison au Bois par la Reine Wilhelmine, que j'avais eu l'honneur de rencontrer plus d'une fois avant la guerre, la Reine Emma, petite vieille dame d'aspect sympathique aimant à causer, me fit l'accueil le plus gracieux. D'autre part, je rencontrai dans le Premier ministre, M. Ruijs de Beerenbrouck, et dans M. van Karnebeek, ministre des Affaires Etrangères, des partenaires d'une parfaite courtoisie. M. Ruijs de Beerenbrouck était un catholique limbourgeois, que je connaissais de longue date, et avec lequel je me sentais d'idées communes. Quant à M. van Karnebeek, mes fonctions devaient me mettre avec lui en contact presque quotidien. D'allure froide et distinguée, il avait dans les veines du sang indien, et son masque au teint gris, aux arêtes dures, dénotait ce curieux mélange de races, que l’on rencontre dans certaines familles hollandaises ayant séjourné à Java. Sa politique vis-à-vis des négociateurs du traité de Versailles était simple et se résumait dans la devise nationale : « Je maintiendrai. » A vrai dire, elle devait paraître d'une solide actualité à des hommes restés fidèles à l'esprit du traité de Munster et qui se souciaient peu de libérer Anvers du régime humiliant et paradoxal qui continuait à priver ce grand port de la maitrise de son embouchure naturelle. Le thème hollandais était celui-ci : Nous ne pas intervenus dans la grande guerre de 1914 à 1918. Les vainqueurs de cette guerre n'ont rien à nous demander.

Sur ce terrain. on pouvait rétorquer à la Hollande que sa neutralité, pendant la guerre, ne l'avait pas empêchée de laisser transiter par ses canaux ses chemins de fer des matériaux venus d'Outre Rhin que l’Allemagne destinait des opérations militaires. On pouvait aussi rappeler qu'elle avait autorisé au lendemain de l'armistice. tout un corps d'armée allemand, à regagner le Reich en empruntant le Limbourg Hollandais et sans qu'il fût établi que ces troupes, la Hollande les eût tout au moins désarmées. Lorsque je faisais allusion à cet épisode dans mes entretiens avec M. van Karnebeek, j'admirais son art à détourner la conversation. D'autre part, lorsque je cherchais à lui faire admettre que le Traité de 1839 avait été méconnu par la fermeture de I 'Escaut oriental, je trouvais chez lui un esprit de compréhension, et, c'est ainsi qu'il me parut disposé à faciliter les communications d'Anvers avec le Rhin par l'élargissement du canal d'Hansweert à Wemeldinge, qui coupe en deux l'ile de (page 38) Zuid-Beveland et dont le profil et les conditions ne se prêtent plus du tout aux exigences de notre navigation maritime.

Mais, hélas ! les espoirs qu'avaient pu faire naître à Bruxelles les déclarations solennelles du Conseil Suprême du 8 mars, devaient aboutir à une cruelle déception. En effet, le 4 juin, le même Conseil Suprême fit savoir qu'il excluait formellement du champ des solutions possibles, - en matière de révision du Traité de 1839 - « toutes celles qui impliqueraient un transfert de souveraineté ou la création de servitudes internationales. » Au prix de cette restriction, qui tranchait dans le vif de nos espérances, la Belgique et la Hollande étaient invitées à se mettre d'accord « en ce qui concerne les voies navigables. » En vain, nos délégués avaient-ils démontré l'intérêt que présenterait pour la paix européenne la faculté désormais donnée à la Belgique de pouvoir appuyer sa défense sur tout le cours de l'Escaut, et, par conséquent, à pouvoir se servir du fleuve pour le passage de ses navires de guerre et les bâtiments de ses Alliés éventuels. En vain, avaient-ils insisté sur l'abus injustifié qui, même en temps de paix, rend la Hollande maîtresse de contrarier la vie de notre grand port. La formule du 4 juin, écartant toute servitude sur le fleuve ou sur ses rives, ainsi que tout transfert de souveraineté, - même sur les eaux de l'Escaut, - réduisait pratiquement à néant la décision du 8 mars.

Cette fin de non-recevoir, qui cassait bras et jambes à notre diplomatie, d'où était-elle sortie ? Il semble bien que, des quatre commissaires chargés par les Big-Four de régler l'affaire hollando-belge, un seul, le délégué français, M. André Tardieu, avait pris la peine d'approfondir ce problème compliqué. Cependant à l'hôtel Crillon, le débat institué à ce propos se prolongeait et les Big-Four avaient fixé un terme à sa conclusion. Ce jour arrivé, les quatre commissaires, après une lourde séance, voyaient approcher l'heure d'un dîner officiel auquel ils étaient conviés. Ce fut à ce moment psychologique que le commissaire américain, M. Robert Lansing, tira de sa poche le texte ingénieux qui ruinait toutes les espérances du Gouvernement belge. La petite chronique ajoute que ce texte lui avait été habilement suggéré, et même communiqué, avant la réunion. par le ministre des Pays-Bas à Paris, le jonkheer Loudon, auquel M. Robert Lansing était apparenté par son mariage. Qui sait ? Si ce dîner avait été fixé au lendemain, les quatre commissaires n'auraient pas, dans leur précipitation d'en finir, clôturé leur débat par une déclaration aussi radicale dans son apparente simplicité. A quoi tient le sort des Etats !

Dès ce moment, il apparut certain que les chances, que nous avions pu (page 39) envisager au lendemain de la décision du 8 mars, nous échappaient. Nous n'avions plus qu'un droit : celui de négocier amiablement avec la Hollande un arrangement relatif à nos voies navigables. Dans cet ordre d'idées, ainsi restreint, j'étais d'avis de prendre au mot M. van Karnebeek et de pousser tout de suite la Hollande à l'élargissement du canal Zuid-Beveland et à l'aménagement du Hellegat. La satisfaction était assurément insuffisante. Mais elle n'en excluait pas d'autres pour l'avenir. En tous cas, elle nous assurait un « tiens », c'est-à-dire une réalité utile, et ce travail, auquel la Hollande avait elle-même un certain intérêt, devait être fait à ses frais. Mais à Bruxelles, M. Hymans estima qu'au lieu de saisir la balle au bond et d'obtenir tout au moins cet avantage immédiat, il valait mieux le négliger pour s'attacher à la création d'un grand canal d'Anvers au Moerdyk. En vain essayai-je de lui faire comprendre que si nous obtenions un jour de nos voisins du Nord. en dépit de la résistance tenace de Rotterdam, un accord de principe au sujet de la création d 'un tel canal - assurément très désirable - nous aurions à supporter de ce chef une dépense énorme, car ils en laisseraient toute la charge à notre compte, et cette charge serait alourdie par des indemnités d'expropriation que les tribunaux hollandais seraient seuls à fixer. Paul Hymans s'obstina dans sa politique de « Tout ou rien » et les années devaient succéder aux années sans qu'Anvers vit s'améliorer ses communications avec le Rhin.


A La Haye, j'avais pour me seconder tout un personnel dévoué dont faisaient notamment partie le baron Henri de Traux de Wardin et le baron Gustave Guillaume, conseillers de légation, Jean de Becker-Remy, Guy de Schoutheete, Jacques de Lalaing et le lieutenant Norbert Laude, que j’avais amené de Bruxelles comme secrétaire particulier, sans compter l'attaché militaire, le général Dossin, de caractère peu accommodant, et son assistant, le major de Ceuninck, fils de mon ancien collègue de la Guerre. La Haye avait été, durant toute la période des hostilités, un centre et un foyer d'intrigues de première importance. Les relations diplomatiques et même mondaines s'en ressentaient encore. Notre légation voisinait, au Vyverberg, avec celle d'Allemagne qui faisait preuve d'une grande activité. Dans les deux principaux clubs de la ville, à la « Hoogsocieteit » réservée à l'aristocratie, et à la « Witte-societeit » où se réunissait la bonne bourgeoisie, un des principaux thèmes de conversation était de (page 40) savoir quelle suite serait donnée à la stipulation du traité de Versailles invitant la Hollande à livrer le Kaiser aux Alliés pour que ceux-ci le mettent en jugement. Cette stipulation d'un caractère purement spectaculaire, et imaginée à ce qu'on disait par Lloyd George, n’avait aucune chance d'être accueillie par le Gouvernement hollandais, et je comprenais fort bien les considérations d'hospitalité que celui-ci lui opposerait. Les ministres de France et de Grande-Bretagne firent des démarches officielles pour obtenir cette livraison. Pour ma part, n'ayant d'ailleurs reçu aucune instruction formelle en ce sens. je m'abstins de participer à ce coup d'épée dans l'eau. Je me disais, d'ailleurs, que si la Hollande se décidait à livrer Guillaume II, les Alliés ne seraient pas les moins embarrassés et qu'à supposer l'ex-kaiser fût pendu haut et court à la Tour de Londres, le seul résultat qu'ils en tireraient serait de faire de lui un héros ou un martyr. « Le meilleur moyen de transformer une oie en cygne, a dit spirituellement James Russell Lowell. c'est de lui trancher le cou.. »

Une affaire d'un intérêt plus pratique devait, à ce même moment. retenir mon activité. Dans les jours précédant l'Armistice, les Allemands avaient amené d'Anvers dans plusieurs ports hollandais, des navires de leur propre flotte ou des navires soit belges, soit d'autres nationalités qu'ils avaient capturés. Ces bâtiments, grâce à la complicité de quelques armateurs dénués de scrupules, battaient désormais le pavillon néerlandais, et risquaient d'échapper ainsi aux droits que nous avions sur eux. Avec le concours aussi actif que hardi d'un avocat anversois, Arthur Rotsaert. qui n'avait pas hésité à faire mettre d'autorité à la chîine des bâtiments belges qu'il avait retrouvés à Rotterdam, nous parvînmes à rentrer en possession de ce butin. A défaut d'autres diplomatiques, celui-ci ne laissait pas d'être appréciable.


La signature du traité de Versailles fut l'occasion de festivités dans les Légations alliées. Que penser de ce laborieux aboutissement des négociations poursuivies à Paris depuis six mois ? Les clauses relatives aux provinces rhénanes sont loin d'être satisfaisantes. Elles ne nous garantissent nullement contre le danger que représente le voisinage immédiat d’une Allemagne qui ne serait pas guérie de ses idées impérialistes. Peut-on espérer d'elle le retour à un esprit de conciliation européenne ? A cet égard, le Traité a le tort de renforcer l'unité du Reich en même temps qu'il (page 41) condamne à mort l'Autriche et la Bavière. D'autre part il contient, tant par l'imprécision du montant des réparations que par la suppression des colonies allemandes, des dispositions où risquent de germer de nouveaux conflits. L'idée de la S.D.N., est noble et séduisante, Mais l'institution ne vaudra que si elle peut s'appuyer sur une force suffisante pour assurer le respect de ses décisions. Un tribunal sans gendarmes n'a guère plus d'autorité qu’une académie ! Enfin la création du couloir de Dantzig crée un régime paradoxal et gros de complications.

Au cours de ces mois d'été, je m'attachai à régler le problème de nos dettes vis-à-vis des Pays-Bas, et, en même temps, d'atténuer, entre les deux Gouvernements et les deux peuples, ce que nos rapports avaient d'aigreur et défiance. C'est dans ce but que je me rendis à Amsterdam, à Rotterdam et d'autres villes où l'occasion m'était donnée de rapprocher les esprits et aussi de reconnaître, par des distinctions et décorations, le dévouement très réel que beaucoup de Hollandais et de Hollandaises avaient témoigné à nos réfugiés. La maison Enschedé à Haarlem, avait reçu la commande d’une émission de timbres belges à pourvoir à de pressantes nécessités de notre service postal. Toutes les études préliminaires de la nouvelle vignette représentant le roi Albert casqué font montre d’une minutie et d'une conscience professionnelle dignes de la célèbre imprimerie, où je suis invité à passer la journée. Les grands tambours déroulent les feuillets du roi casqué, c'est un étrange ballet de couleurs hallucinant par sa répétition mais un peu moins séduisant. lorsque la gomme est appliquée au revers, à grands coups de balais plongés et replongés dans des fûts.

L'exécution des billets de banque, pour de nombreux pays, exige des ateliers spéciaux où dessinateurs et chimistes s'activent, créant des projets. La maison possède aussi son étrange atelier de contrefaction auquel elle soumet ses propres créations ou celles que les grands pays lui confient. Papier,. filigrane, dosage des couleurs et numérotage, autant de services spécialisés ! Les salles de coffres. où l'on circule parmi des murailles de masses de papier-monnaie exigent des équipes de pompiers et de gardiens. Les Enschédé ont constitué en famille leur entreprise déjà ancienne... et nous sommes, ma femme, mes filles et moi, entourés d'une véritable dynastie à l’heure du déjeuner. Les belles éditions. les caractères typographiques créés dans la maison, la série de bibles, que depuis la fondation on y édite, formait à elle seule une bibliothèque et le musée expose des souvenirs de choix de cette vivante cité, bourdonnante de (<page 42) travail. J'ai trouvé Enschedé un exemple vivant du goût de l'art, de la conscience du travail bien fait dont les Hollandais gardent la tradition.

Nous donnions à la légation quelques réceptions destinées surtout au monde des savants, des écrivains, des artistes. Parmi ces derniers nous avions grand plaisir à voir surtout Jan Toorop. A plusieurs reprises ma femme Juliette et moi passâmes dans son atelier, où il insistait pour que enfants nous accompagnent.

Créer des contacts - que l'on baptise parfois avec une pointe péjorative de mondains, - contribue aux charmes de la vie, Je sais gré à ma femme d'avoir dès notre mariage été attentive à cette forme de la civilisation. A Haye elle reprend le rythme de ses réceptions : son « jour » : les mercredis après-midi. Les dîners que nous donnons le mardi, sont suivis ici d'une réception ouverte. D’emblée les collègues y viennent, et plus vite que ne l'escomptions, les Hollandais s'enhardissent à prendre le chemin de la légation de Belgique, trouvant aussi je pense de l'agrément à l'atmosphère de jeunesse donnée par mes filles et leurs amies qui viennent avec elles. A diverses reprises cette bande donne la comédie. Les éléments masculins sont fournis par les secrétaires et les attachés. Quand Henri Rolin est de passage chez ses parents il s'y joint, tenant avec brio les premiers rôles. « L'anglais tel qu'on le parle » fut un succès tel, qu'on en réclama plusieurs reprises et c'était assez sympathique de voir dérider l'assistance et de m'entendre demander ce qu'on mettait à l'affiche. de la réception suivante. Ma fille Georgette brûlait les planches et la gentille Hélène Davignon quand elle séjournait chez nous, remplissait d'emblée le public de joie par sa finesse à jouer dans les charades.

Au nombre de mes collègues du Corps diplomatique, je comptais Charles Benoist, Ministre de France, qui était aussi mon collègue à l'Institut de France. Esprit très éveillé. très cultivé, très mordant, farci de souvenirs et d'anecdotes. Mgr Nicotra faisait à La Haye fonction d'internonce en même temps qu'il était nonce apostolique à Bruxelles,. ce qui me valait le plaisir de faire souvent la route avec lui en wagon ou en auto. A l'occasion de ces retours, il m'arriva de pouvoir assister à l'une ou l'autre séance de la Chambre, et je m'y trouvai notamment le 25 juin pour faire échec à un projet de rétablissement des jeux publics à Ostende et à Spa. Nous n'avons rien à gagner à établir de pareils tripots officiels. Le projet fut repoussé par 81 non contre 44 oui.

Au début du mois d'août, M. Delacroix me fit savoir que le projet de loi (page 43) approuvant le traité de Versailles allait venir en discussion à la Chambre, mais je me dispensai de revenir à Bruxelles pour ce débat. Je n'aurais pu que m'abstenir au vote puisque, d'une part, ce Traité de paix me donnait, dans l'ensemble, l'impression d'une Convention maladroitement et même dangereusement bâtie, et que, d'autre part, personne en ce moment ne pouvait plus espérer que les problèmes de la Paix seraient remis à nouveau sur le métier. Au surplus, cette double situation de Ministre plénipotentiaire à La Haye et de député de Bruxelles entravait ma liberté d'action et de parole. N'ayant nul désir de me confiner dans la carrière diplomatique, et ayant achevé de régler de mon mieux les diverses questions pour lesquelles le Gouvernement avait fait appel à mon concours, je priai le Roi de vouloir bien m'autoriser à rentrer définitivement à Bruxelles. Il me demanda de prendre patience encore quelques semaines, en attendant que mon remplaçant eût été choisi.

Le prince Albert de Ligne, qui nous représentait à Luxembourg, fut désigné à cet effet et je m'empressai de le mettre au courant des affaires de la Légation. Puis, ayant écrit au Roi, qui s'apprêtait à partir pour les Etats-Unis, que je considérais que le moment était venu pour moi de quitter non poste, je reçus de lui la lettre suivante :

« Cher Ministre,

« Votre aimable lettre vient de me parvenir et je m'empresse de vous en remercier. Je serais charmé à la première occasion de connaître vos vues sur la question de la Liste civile, je suis fort sensible à ce que vous ayez encore pensé à ce sujet dont je vous avais entretenu à La Panne.

« Je comprends très bien les raisons pour lesquelles il vous est impossible de continuer votre mission à La Haye. Je tiens à vous exprimer ma sincère gratitude d 'avoir accepté, le printemps dernier, de représenter la Belgique auprès de nos voisins du Nord à un moment particulièrement difficile. Bien qu'aujourd'hui la tension des relations soit grande, on peut espérer cependant que les pourparlers qui maintenant sont franchement engagés apporteront quelque apaisement. Vous m 'adressez de très aimables vœux pour notre voyage en Amérique. J'en suis fort touché, je pense que cette visite peut être utile au point de vue des rapports avec les États-Unis qui seront de plus en plus une des puissances dirigeantes du monde.

« Veuillez, cher Ministre, présenter I 'hommage de mon respect à Madame Carton de Wiart et me croire toujours

« Votre très affectionné

« (s.) ALBERT.

« Laeken, le 14 septembre 1919. »

Etant ainsi libéré, je priai la Reine Wilhelmine de vouloir bien me fixer une audience de congé.

Elle me reçut avec beaucoup d'amabilité. Je pressai mes dernières visites officielles, et quittai définitivement cette agréable résidence où je laissais nombre d'amis et de bonnes relations. Nous rentrâmes par la vallée du Rhin, où notre fils Xavier, incorporé au régiment des Guides, achevait son service dans les troupes d'occupation.

A peine rentré à Bruxelles, j'eus à m'occuper de la campagne électorale. Nous ne pouvions pas espérer conserver la majorité absolue dont disposions depuis 1884,. L(inexpérience de Léon Delacroix nous avait desservis, en faisant le jeu de l'extrême-gauche. D'ailleurs, il y avait, dans l'opinion publique, un désir de changement. et la composition du nouveau corps électoral devait fatalement servir les chances socialistes. Les élections eurent lieu le 16 novembre. La Droite se trouva ramenée à 73 sièges à la Chambre, à 43 au Sénat, soit une perte de 26 et de 12 sièges. Les libéraux perdirent 9 sièges à la Chambre et en gagnèrent 2 au Sénat. leur représentation y étant de 34 et de 30 sièges. Les socialistes passèrent de 40 à 70 à la Chambre. Ils étaient les grands vainqueurs de la journée.

A la rentrée, mon nom fut proposé par la Droite pour la présidence de la Chambre. Au deuxième tour, j'avais obtenu 70 voix contre 66, données au candidat socialiste. M. Emile Brunet. Mais le candidat libéral. M. Mechelynck, s'étant désisté en faveur de M. Brunet, celui-ci fut élu par 84 voix contre 72 voix. Je fus ensuite nommé en qualité de premier vice-président par 68 voix contre 29. La désignation de M. Brunet devait certes quelque chose à la permanence de l'esprit anticlérical, qui persistait au cœur même de l'Union Sacrée, mais pouvait se justifier par le fait que la Droite détenait la présidence du Sénat, et aussi par les qualités personnelles de M. Emile Brunet qui se révéla, en fait, un excellent président.