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Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre XV (octobre-novembre 1918)

Journal d'octobre au 13 novembre - La bataille de l'Yser - Le Gouvernement belge à Bruges et le Roi à Lophem - Pourparlers à Paris - Grèves dans les établissements militaires - L'armistice - Les dernières séances du Conseil et la démission du cabinet Cooreman

Mercredi, 9 octobre 1918

(page 371) La réponse du Président Wilson met les Allemands en demeure de faire savoir s'ils adhèrent oui ou non aux quatorze points formulés par le Président. Quatorze points c'est beaucoup... Un mauvais plaisant dit mes côtés : « Un seul poing, le poing carré vaudrait mieux. »

Nous enterrons à Vinckem le comte Fritz van den Steen. Sa veuve fait pitié. De Vinckem je gagne La Panne en compagnie d'Ingenbleck. En descendant d'auto, je trouve un « jass » en capote et en casque en qui j'hésite à reconnaître mon fils Xavier. L'auditeur van Ackere est allé le chercher à son unité pour me faire la surprise de cette rencontre.

Au conseil tenu sous la présidence du Roi, je reviens une fois encore sur la question du siège de la conférence de paix à Bruxelles et insiste pour que nous en fassions sans plus de retard l'offre aux Alliés. Non seulement le choix de Bruxelles aurait, en même temps qu'une portée symbolique, des avantages d’ordre matériel (page 372) très appréciables pour nous, et sa répercussion sur notre politique intérieure serait heureuse. Mais de plus, si la conférence Ss réunissait à Bruxelles, le Roi pourrait y jouer un rôle utile pour le règlement de l'Europe de demain. Il faut craindre que les Alliés ne cèdent à une double erreur : celle de vouloir supprimer l'Autriche et celle de renforcer l'unité de l'Allemagne et de favoriser de la sorte son réarmement. Ma suggestion ne rencontre hélas ! aucun écho. Notre ministère des Affaires Étrangères a pour principe traditionnel d'éviter les initiatives et préfère attendre les événements que de chercher à les conduite. Le Roi n'a pas soufflé mot. Il me semble souvent que, par une sorte de modestie de nature, il sous-évalue son autorité et son prestige qui pourraient s'interposer au bon moment entre la conception française et la conception anglaise de la paix à venir. En revanche, le Roi intervient dans les délibérations du conseil pour se plaindre très sévèrement des fautes ou carences de notre service de santé. Des blessés sont morts, dit-il, parce que les centres de triage, où ils sont demeurés exposés au froid, étaient, sans motif plausible, trop éloignés des hôpitaux. Nous décidons de créer une « médaille de l'Yser. » Je suggère que le ruban et le bijou soient ceux de notre croix de fer de 1830. Il serait bon de relier notre présent à notre passé, mais l'État-major n'aime pas cette formule, et je n'insiste pas.

Vendredi, 10 octobre 1918

Après avoir terminé mes taches et visites au front, je vais à Montreuil, où M. Poland de la Commission for Relief nous joint à l'heure du déjeuner. MM. Coorcman, van de Vyvere, Liebaert et Segcrs sont présents. Nous délibérons au sujet des opérations du ravitaillement et de l'établissement de nos comptes avec le Comité National qui opère en pays occupé. Je rentre le soir à Harfleur où je trouve ma fille aîée gravement atteinte de la grippe.

Dimanche, 12 octobre 1918

Nous conserverons longtemps le souvenir des affreuses heures (page 373) que nous venons de passer. La broncho-pneumonie s'est déclarée et avec elle nos angoisses ont grandi. Bains, ventouses, injections de sérum, rien n'a été négligé. Aujourd'hui, nous avons eu une consultation du Dr Smets et le Dr Moribot, du 137ème français. Notre petite malade a bien maigri et ses grands yeux fiévreux interrogent douloureusement les miens, lorsque j'entre dans sa chambre. J'essaie de lui sourire pour qu'elle ne soupçonne pas mes inquiétudes. Que Dieu et la Vierge nous soient en aide !

Lundi, 14 octobre 1918

Le craquement dans la politique allemande devient de plus en plus manifeste. Dans une réunion du Conseil, nous envisageons comme probable la libération prochaine d'une partie des Flandres et voici qu'en effet nous arrive la nouvelle de la prise d'Iseghem. Mon cœur serait tout à l'allégresse s'il était possible de dégager l'homme public de l'homme privé. Notre pauvre enfant lutte contre l'affreuse épidémie. On lui soutient le cœur au moyen de digitale et de piqûres d'huile camphrée.

Je vais visiter notre hôpital de la rue Ancelot. Il est surrempli et j'y trouve un grand nombre de nos blessés des derniers jours, parmi lesquels Jean Verhaegen. Là comme partout, la grippe s'étend et provoque décès sur décès. Rien de cruel comme ces disparitions sans gloire, après quelques heures de fièvre, d'admirables soldats qui avaient survécu tant d'efforts et de sacrifices militaires. C'est surtout entre 18 et 30 ans que l'épidémie est meurtrière et le manque de médicaments ajoute ses ravages.

Mardi, 15 octobre 1918

Semaine passionnante et sans doute décisive. L'abandon du littoral belge par l'armée ennemie nous promet-elle sa retraite sur la ligne de la Meuse ? Foch multiplie les coups de boutoir pour l'y obliger. Les nouvelles d'Autriche et de Turquie permettent de croire que ces deux pays suivront à bref délai l'exemple de la Bulgarie et que l'Allemagne restera bientôt seule en face des Alliés. A Berlin même, les concessions que le nouveau cabinet (page 374) fait aux éléments avancés, irritent les conservateurs et les pangermanistes, en même temps qu'elles encouragent les partisans de la paix et les révolutionnaires. Quelle métamorphose en quelques semaines et quel thème un Bossuet trouverait dans les événements que nous vivons ! Au mois d'avril dernier, tandis que le front d'Orient s'effondrait son profit, l'Allemagne pouvait se croire sur le pavois. Sur le front d'Occident, où l'Amérique n'avait pas pu encore déverser son concours, la 5e armée britannique reculait en désordre de 50 kilomètres. Les Français devaient lâcher le Chemin des Dames et se replier sur la Marne. Tous les gains si péniblement conquis par l'Entente depuis septembre 1914 lui étaient ravis. Paris était bombardé par la grosse Bertha. L'évacuation de Paris, et même celle du Havre, allait commencer. Soudain, tout change et du fond des angoisses surgit le salut. La victoire ailée est en marche, partout, sur la Piave, sur le Tigre, sur la Marne, sur la Somme, sur l'Aisne, sur l’Yser. Partout, elle chasse devant elle l'ennemi,

Dès maintenant, l'orgueil de l'Allemagne est terrassé et les cœurs faibles et timorés comprennent qu'ils ont eu tort de douter du triomphe final de la Justice. Il serait cruel de rappeler aujourd'hui à tel ou tel de mes chers collègues les haussements d'épaules qu'ils opposaient à tout optimisme. Le temps n'est pas bien loin où plusieurs d'entre eux traitaient de bourreur de crânes quiconque persistait à croire que les troupes belges dépasseraient un jour l' Yser. C'était un dogme dans certains milieux que l'impossibilité de refouler le Boche. Tout au plus, pouvait-on l'empêcher d'avancer et l'amener, par une lente usure, à nous laisser la vie en guise de paix. Mais ces broyeurs de noir ont déjà sans doute oublié leurs prophéties. Les hommes politiques ont ceci de commun avec tous les hommes qu'ils n'en sont pas à une contradiction près.

Dimanche, 20 octobre 1918

Et me voici de nouveau en route pour le beau pays de Flandre, mais cette fois, c'est vers la Flandre libérée que nous roulons. J'ai emmené M. Remy, substitut du Procureur du roi de Termonde (page 375) et M. Parmentier, substitut à Bruxelles, qui auront à assurer, au fur et à mesure de la libération, l'application de l’arrêté-loi sur la police des étrangers et les suspects. Nous faisons une courte halte au château des Hogues, près de Fécamp. La châtelaine, Mme Henry Simon a mis, depuis le premier jour de la guerre, son beau domaine à la disposition des soldats blessés, tant belges que français. Elle les soigne personnellement, en compagnie de sa sœur et de sa fille, qui est exquise et répond au joli nom de Pâquerette. Invité à signer l'album de Melle Pâquerette. je lui dédie ce quatrain qui la fait rougir d'une aimable confusion :

Vous voyant tout en blanc à vos soins d'infirmière

J'ai compris le pourquoi de votre nom charmant :

C'est celui d'une fleur comme vous printanière

Et qui n'est qu'un cœur d'or tout habillé de blanc.

Pour Mme Simon et sa sœur, j'ai apporté deux médailles de la Reine Élisabeth que je leur décerne aux acclamations des braves poilus qui constituent le public de cette cérémonie. Nous déjeunons ensuite à notre hôpital de la Chartreuse de Montreuil et, après avoir déposé au camp d'internement mes deux compagnons, je m'en vais coucher à Steenbourg.

Lundi. 21 octobre 1918

Ce matin, à La Panne. nous avons enterré M. Rutsaert, le Juge des enfants du tribunal de Furnes et M. Vanderghote, juge suppléant au même tribunal. Tous deux ont été tués, dans la villa de La Panne, où a été transféré ce tribunal, par un des derniers projectiles allemands tirés des environs d'Ostende. Six autres personnes ont été tuées en même temps. Si accoutumés que nous soyons des drames de toute sorte, celui-ci m'émeut profondément, d'autant plus que M. Rutsaert, père de cinq jeunes enfants, était un magistrat d'élite. C'est lui que j'avais proposé à la succession de M. Wauters en qualité de Juge des enfants à Bruxelles. Mais M. Rutsaert n'avait pas désiré quitter ce coin de (page 376) West-Flandre où il vient de tomber en victime du devoir. J'ai apporté pour ces deux magistrats, à titre posthume, la croix de chevalier de l'Ordre de Léopold. Et à la levée du corps, je rends hommage à leur courage civique. Le général Degoutte, qui commande le corps d'armée français en jonction avec notre armée, a voulu assister au service funèbre. C'est une attention bien délicate, en ce moment surtout où il a un rôle si absorbant.

Nous roulons ensuite vers Bruges, par Oostvleteren, Jonkershove et Houthulst, à travers le champ de bataille qui semble un paysage lunaire tout parsemé de débris. De nombreux cadavres y sont abandonnés à l'air libre. Au sortir de cette zone infernale, par-delà les crêtes fameuses et tant disputées, nous retrouvons la Flandre et ses ruisseaux, la Flandre et ses campagnes semées de fermes basses aux toits rouges. Sous ce radieux soleil d'octobre, on dirait d'une jeune mère blessée qui renaît à la vie. Elle est plus belle de toutes les craintes que son sort nous a inspirées. Les troupes que nous rencontrons sont pleines d'entrain. Dans les bourgades et villages que nous traversons, partout s'offrent à l'entrée des arcs de triomphe, des guirlandes, de beaux chronogrammes en majuscules noires et rouges, où se reconnaissent le style des bonnes sœurs et la science de M. le Curé. Au seuil des maisons blanchies la chaux, quelles étreintes, dans les larmes et les rires, des vieux parents et du fils retrouvé ! Quelle fierté des marmots auprès du grand frère soldat !

Nos « jass » aux visages hâlés reconnaissent les pavés de vieilles chaussées. Mais de quel pied plus léger et rapide ils foulent cette terre qui est vraiment leur, car elle est bien la fille de leurs souffrances et comme l'œuvre de leur chair !... Je m'arrête à Thourout, où siège jusqu'à demain notre G. Q. G. puis à la tombée du jour, j'entre à Bruges par la Porte Maréchale. Le carillon sonne. Tous les habitants sont sur le seuil de leurs portes. Ils acclament le fanion tricolore qui flotte à l'avant de ma voiture. Quelle joie, à en pleurer, de reposséder son pays ! Un peu partout, des jass, qui ont obtenu ou pris une courte permission, sont mêlés à leurs parents.

Que de scènes émouvantes d'attendrissement je vois ou devine au passage ! Rires et larmes sont confondus. Bruges est pavoisé(page 377) comme pour la plus des processions du Saint-Sang. J'assiste, dans des quartiers populaires, au sac joyeux des bouges que les Allemands honoraient de leur clientèle. Dans l'un d'eux un piano a été lancé par une fenêtre du premier étage. La vindicte brugeoise a fait mieux encore. Les femmes de mauvaise vie, connues pour leurs complaisances envers les soldats et officiers ennemis, ont été appréhendées chez elles par la foule et tondues à ras du crâne, sur la voie publique. Le procédé, qui ne manque pas de pittoresque, est renouvelé du moyen âge. Il importe toutefois d'empêcher les excès que cette contagion pourrait entraîner et je donne des instructions en ce sens à la gendarmerie.

Me voici chez les Ryelandt. Ils ont beaucoup souffert et maigri, mais leur endurance est bien récompensée aujourd'hui. Des obus sont tombés ces derniers jours dans leur jardin. Les bombardements aériens, auxquels les Anglais se sont livrés avec une ardeur qui ne calculait pas toujours exactement ses points de chute, ont tué, me dit-on, 200 à 300 civils à Bruges et dans la banlieue. La vie matérielle dans cette zone d'étapes a été très dure. Cependant l'ingéniosité brugeoise a pu soustraire bien des choses à la rapacité boche. On me cite le nom d'un médecin qui a conservé dans sa cave une vache. Celle-ci y a même donné un veau ! Tous les commerçants étalent à leurs vitrines la laine et les objets de cuivre qu'ils ont pu soustraite aux réquisitions de l'ennemi. A la cathédrale Saint-Sauveur où j'assiste à un salut pour fêter la délivrance, les fidèles massés dans la grande nef à peine éclairée, se renvoient de bâbord à tribord les versets exaltants du Magnificat, et le Deposuit potentes de sede prend aujourd'hui un sens profond comme un verdict. Je me suis logé à l'Hôtel du Commerce, d'un style vieillot et sympathique. Ma chambre est, me dit-on, celle qu’occupa naguères Longfellow, et où il écrivit Le Carillon de Bruges.

Mardi, 22 octobre 1918

Levé dès six heures, je m'en vais à l'autre bout de la ville, surprendre une de mes parentes à son couvent des « Dames Anglaises. » La ville est encore endormie, mais la matinée est (page 378) radieuse. J'entre dans une boutique pour acheter une cocarde tricolore. La piécette d'argent que je tends à la marchande lui fait l'effet d'un prodige. Elle se signe avec des cris de joie. Rien de plus doux que la perspective des quais fameux : le Dyver, le Rosaire, la Potterie, avec leurs eaux calmes où se reflètent les drapeaux qui palpitent aux façades archaïques. Voici les grands cygnes blancs qui se promènent avec majesté, victorieux des vilains oiseaux de proie qui se sont enfin enfuis. A la tour des Halles, qui associe les glorieux souvenirs du passé à la libération d'aujourd'hui, flottent des pavillons et signaux maritimes de tous pays. Ce sont des trophées rapportés par les sous-marins allemands lorsqu'ils revenaient de leurs expéditions de pirates. Dans la précipitation du départ, les Boches les ont oubliés à Zeebrugge et à Bruges. Dans la journée, je vois les autorités locales et avant toutes les autres, le vaillant bourgmestre Amédée Visart de Bocarmé. Il a tenu tête aux Allemands avec beaucoup de dignité. Ruzette me conte qu'au moment où l'ennemi est entré à Bruges, il y a quatre ans, je ne sais quel commandant aux façons brutales l'avait bousculé et menacé. A quoi, le comte Visart, octogénaire, avait répondu : « Pardon, Monsieur, vous êtes le plus fort. Vous pouvez, si vous le voulez, m'arrêter et même me fusiller. Mais étant donné mon âge et ma situation, j'exige que tout cela se fasse avec politesse. »

Au Palais de Justice. les magistrats, réunis dans la fameuse salle du Franc, me narrent toutes les péripéties de cette longue et dure occupation. La population s'est très bien comportée et était prête au pire. « Vous savez si nous aimons notre ville et tous ses trésors d'art, me dit un vieux Brugeois. Eh bien. nous aurions consenti à voir détruire tout cela, - oui, tout cela, plutôt que de voir rester ici les bandits ! » Les grands établissements de bienfaisance qui dépendent de mon département ont souffert dans leur mobilier, mais peu dans leurs bâtiments. A Ostende, où j'arrive vers midi, les destructions n'ont été graves que dans le quartier du port. La belle église de Saint-Pierre n'a subi d'autres dommages sérieux que la destruction de ses vitraux. Ladon en a d'ailleurs conservé les dessins et pourra les refaire. (page 379) Le doyen d'Ostende me retient déjeuner. Son garde-manger est vide. Mais une partie de ses souterrains a été transformée en garenne et nous nous régalons d'une excellente gibelotte, arrosée d'un vieux crû de derrière les fagots. Je parcours l'après-midi la région, me mettant aussitôt en rapport avec les notables de chaque commune pour connaître les besoins et les sentiments de la population. A Ghistelles, j 'ai vu une petite scène bien émouvante : un régiment belge, - c'est le premier, - traverse la bourgade aux sonneries des clairons et des cloches, aux acclamations de la foule. Je remarque, sur le parvis de l'église, une femme en grand deuil. On me dit que son fils, son fils unique, a été tué là-bas l'Yser. Et voici que, conquise par la fièvre joyeuse qui l'entoure, elle écarte d'une main son long voile de crêpe, et de l'autre, - pour saluer ceux qui reviennent, - elle agite, elle aussi, son mouchoir que je devine encore tout baigné de ses larmes. Sur une grand-route, je rencontre Vandervelde et Brunet. De concert avec eux, je regagne La Panne en passant par Cortemarck. Nous tenons à La Panne un petit conseil et décidons de transférer sans retard à Bruges, dans toute la mesure du possible , nos services du Havre.

Mercredi, 23 octobre 1918

En compagnie d'Émile Brunet, je reviens sur Paris avec arrêt pour le lunch à Doullens. C'est ici que s'est établi le 26 mars dernier l'accord sur le commandement interallié et que Foch a assumé vaillamment une responsabilité sans égale. Nous croisons sur la route, et félicitons au passage, Clémenceau qui est de très belle humeur. Le général Mordacq l'accompagne. Le « Tigre » a pris pour devise le fameux « Jusqu'au bout. » Est-ce à dire que si les Allemands acceptaient la paix, les Alliés ne les repousseraient pas jusque chez eux et même jusqu'à Berlin ? Je lui pose discrètement ou indiscrètement la question. Clémenceau croit que, même dans l'esprit de Foch, le désir d'en finir pourrait être plus fort que la tentation d'une entrée victorieuse des Alliés par la porte de Brandebourg.

Jeudi, 24 octobre 1918

(page 380) Dans la matinée, j'ai vu Deschanel et Roland de Malès et ai pu me convaincre que le choix de Bruxelles pour la Conférence de la Paix se heurterait à de sérieuses résistances. Clémenceau tient à ce qu'elle ait lieu à Paris ou à Versailles. Il est fâcheux que notre département des Affaires Étrangères n'ait pas soulevé plus tôt cette question et obtenu, à un moment propice, un engagement moral que nous n'obtiendrons plus aujourd'hui. Déjeuner au « Cercle Interallié » qui a été ouvert récemment au faubourg Saint-Honoré dans l'ancien hôtel Rothschild. J'y retrouve notamment Paul Bourget, le comte Primoli, Arthur Meyer, Abel Hermant, Funck-Brentano. Réunion très animée, dans une atmosphère de demi-victoire. Je rentre au Havre par l'express de 5 heures avec M. de Carbonel, le sympathique conseiller de la légation de France. Notre chère aînée est sauvée, mais sa convalescence sera longue et exigera beaucoup de prudence.

Samedi, 26 octobre 1918

Pour la commémoration de la bataille de l'Yser, nous avons organisé aujourd'hui une séance cinématographique avec films inédits sur notre effort militaire. J'ouvre la cérémonie par une allocution de circonstance, puis le lieutenant Habran, un mutilé de notre armée coloniale, fait une excellente conférence sur la bataille d'octobre 1914. Il importe d'affirmer le caractère essentiellement belge de cette épopée de l'Yser. On l'oublie parfois. Nous complétons cette commémoration par une belle exposition des photographies militaires belges l'hôtel de ville du Havre. Avec le général Deruette, aide-de-camp du Roi, je procède à son inauguration.

Lundi, 28 octobre 1918

Je suis à mon tour happé par la grippe, mais sors de mon lit, malgré la fièvre, pour assister à 5 heures à un conseil improvisé où nous arrêtons les conditions spéciales que nous proposerons aux (page 381) Alliés en réponse à la demande d'armistice des Centraux. J'y fais ajouter certaines dispositions relatives à la libération des prisonniers et déportés.

Mardi, 29 octobre 1918

Conseil le matin et conseil l'après-midi. Du 14 au 27, le groupe d'armées des Flandres a dénombré 18.500 prisonniers dont près de 8.000 capturés par notre armée. J'expose les grandes lignes d'un arrêté sur le séquestre des biens ennemis, préparé par mon département, avec le concours du bâtonnier De Jongh. Prise de bec entre M. Hymans et M. Hubert, propos de l'inscription sur la liste noire d'une maison belge à Buenos-Aires qui est dirigée par un Allemand du nom de Hirsch.

Mercredi, 30 octobre 1918

M. Albert Lebrun, ministre du Blocus, qui remplace M. Leygues, ministre de la marine, arrive midi pour nous faire visite. Je vais le recevoir la gare. Déjeuner de 40 couverts l'Hostellerie. Le soir, au théâtre du Havre, speech de M. Lebrun qui parle avec mesure et d'une voix très sympathique. M. Cooreman lui répond par un discours à bâtons rompus qui se ressent trop de l'improvisation. C'est ainsi qu'il oublie de parler des marins français en l'honneur de qui cette manifestation était organisée.

Vendredi, 1er novembre 1918

Le parc d'Harfleur forme sous ce beau ciel de Toussaint, un décor discret et mélancolique. C'est une symphonie harmonieuse de tons roux, bleuâtres, dorés et mordorés, Comme les feuilles mortes, pleuvent d'heure en heure des nouvelles funèbres : amis tués au front, ou, hélas ! victimes de épidémie. Un coup de téléphone nous annonce qu'entre autres une des filles de Prosper Poullet vient d'être emportée en quelques jours à Chamonix où sa mère s'était installée avec elle. Nous avons à dîner l'excellent curé de Harfleur. Il affirme que sa paroisse est (page 382) une des meilleures de France. C'est un sage, qui voit de préférence les beaux côtés des gens et des choses. Je prépare le transfert de nos services administratifs pour Bruges, où je compte pouvoir m'installer dès demain soir. Hier, la Turquie a définitivement capitulé et la victoire des Italiens sur les forces austro-hongroises est officielle. Je télégraphie au général Diaz nos chaleureux compliments.

Jeudi, 7 novembre 1918

Ces dernières journées à Bruges ont été remplies par le règlement des mesures de toute sorte qu'impose, au fur et mesure de la libération, la reprise du pouvoir par l'autorité belge. A peine installés ici, dans des locaux de fortune, nos services sont harcelés par les questions les plus diverses et auxquelles il faut répondre d'urgence ; telles les sanctions à prendre contre les mauvais citoyens qui se sont compromis avec l'ennemi ou contre ceux qui sont l'objet de la suspicion populaire. Il me faut aussi mettre la dernière main aux arrêtés-lois préparés au Havre et qui devront entrer en vigueur sans plus de retard, notamment l'interdiction de la fabrication et de la vente de l'alcool. Non sans quelque peine, nous avons pu, Vandervelde et moi, rallier nos collègues à cette mesure draconienne qui contribuera à l'ordre et à la dignité dans le débordement et les remous inévitables de la libération.

Samedi, 9 novembre 1918

Nous touchons au dénouement ! Les parlementaires allemands sont arrivés jeudi soir à 21.15 heures aux avant-postes de la première armée française à La Capelle et, ce matin, il ont été reçus à 9 heures par le maréchal Foch. Un dessin d'Abel Faivre les montre arrivant en rang d'oignons, raides et les yeux bandés. En dessous comme légende : « Enfin l'Allemagne voit clair i » M. Poincaré est arrivé ici pour rendre visite au Roi. En sa compagnie et celle du duc de Brabant, il vient d'être reçu à l'Hôtel de ville. Le bourgmestre de Bruges a eu une idée heureuse. Après (page 383) s'être excusé auprès du Président de ne pouvoir lui offrir quelque somptueux présent, suivant les usages séculaires, il lui a remis le texte d'une affiche allemande condamnant la ville une lourde amende et la suppression de toutes les inscriptions en français pour punir la population d'avoir crié : « Vive la France » au passage des prisonniers français. Les Boches avaient promené ces prisonniers à travers les rues afin de montrer à la foule l'épuisement des alliés. Un tel hommage avait une valeur discrète autant qu'émouvante et M. Poincaré, bien qu'assez sensible de son naturel, en a été touché jusqu'aux larmes.

Les dépêches annoncent que le Kaiser vient de signer son abdication à Spa et que la révolution gronde à Berlin.

Vers 5 heures. nous tenons conseil à l'Hôtel du Commerce. Des nouvelles du Havre nous informent que les ouvriers de nos deux grands établissements d'armements : l'A. C. A. et l'A. C. M. A. se sont mis en grève. Des faits d'insubordination et d'autres incidents se sont produits. Ils exigent une augmentation de salaire. Ces ouvriers sont tous militarisés. Ils appartiennent aux cadres de l'armée et leur refus de travail les expose aux rigueurs des conseils de guerre. Le général de Ceuninck veut employer la manière forte : envoi de trois compagnies et de gendarmes, afin de mettre les indisciplinés la raison. Vandervelde et Brunet, après une discussion très animée où Liebaert et Helleputte appuient la conclusion du ministre de la Guerre, quittent la salle et, quelques instants plus tard, adressent par écrit leur démission à M. Cooreman ! Pour éviter une crise ministérielle qui serait en ce moment d'un effet déplorable et favoriserait le désordre des esprits, je préconise un arbitrage par trois membres du Gouvernement. L'idée est enfin admise. Vandervelde et Brunet, avec qui je vais parlementer, acceptent ma formule. Je les ramène en séance. De commun accord, je suis chargé avec Renkin et Hymans d'aller sur place afin de régler, s'il se peut, le conflit.

Dimanche, ro novembre 1918

Après avoir entendu la messe Saint-Jacques, je monte en (page 384) auto avec Edmond. Nous traversons les inondations de Pervyse et passons par le camp d'internement d'Adinkerke où je confère avec l'auditeur militaire Remy qui y a interné déjà une cinquantaine de suspects. Déjeuner à la « Tête de Bœuf » d'Abbeville puis, après un court arrêt à Neufchâtel nous arrivons la nuit tombante à Sainte-Adresse.

Lundi, 11 novembre 1918

A la première heure, j'apprends que l'armistice est signé ! Il entrera en vigueur à 11 heures. Quelle immense délivrance à la pensée que la tragédie de ces quatre années va prendre fin ! Mais l'armistice n'est pas encore la paix définitive et nos forces auront, à côté des Alliés, à surveiller les conditions qui seront imposées à l'ennemi. C'est ainsi que la grève des ouvriers militaires conserve, soit par son incidence sur l'armement et l'équipement de nos troupes, soit au point de vue du respect de la discipline, une gravité qui ne nous permet pas d'en différer le règlement. Avant tout, je compte m'informer auprès du gouverneur du Havre, l'amiral Didelot, du caractère exact des incidents dont nous avons reçu la nouvelle à Bruges. J'aurais dû le rencontrer hier à Harfleur à une cérémonie officielle, où je me suis fait remplacer par Pierre Nothomb, en le chargeant d'annoncer à M. Georges Ancel, le député-maire de Harfleur sa nomination en qualité d'officier de l'Ordre de Léopold. Au moment même où j'arrive chez l'amiral-gouverneur, défile sous ses fenêtres un cortège improvisé de soldats français, belges, anglais, américains qui saluent la signature de l'armistice. A leur tête, sont nos invalides de Sainte-Adresse avec leur fanfare. Ils donnent une sérénade à l'amiral que j'accompagne au balcon avec le général de la base américaine. Acclamations, airs nationaux, harangues et délire populaire.

A 5 heures, je reçois, en mon cabinet, avec Hymans et Renkin, sept ouvriers délégués par leurs camarades, puis les majors Henaut et Blaise qui dirigent nos ateliers. On s'explique de part (page 385) et d'autre. Bientôt, nous pouvons conclure et j'envoie à Cooreman un télégramme, dont voici le texte :

« Renkin. Hymans et moi avons entendu major Henaut et Blaise ainsi que sept ouvriers ont été désignés de la direction leurs camarades de travail. Sommes avis que dès mercredi matin c'est-à-dire dès la fin du congé qui a accordé occasion armistice à nos établissements militaires comme dans toutes les usines locales, il y a lieu procéder reprise du travail en annonçant aux ouvriers que dorénavant la situation nouvelle créée par armistice nos établissements artillerie prépareront leur adaptation à nouveau régime de production avec application du barème des salaires de la région et suppression des avantages indirects accordés actuellement aux ouvriers. La durée du travail journalier devra être fixée dès mercredi à dix heures travail de neuf heures et demie travail de nuit. Nous croyons qu'il importe dès la reprise du travail de faire rentrer aux établissements les hommes ont été renvoyés et de donner avis de cette décision dans les ateliers. Les ouvriers que nous avons entendus et qui ont déclaré exprimer sentiment unanime de leurs camarades affirment que tous les hommes régulièrement touchés par avis de renvoi s'y sont conformés. que nul n'a refusé ni n'avait l'intention de refuser obéissance. D'autre part nos renseignements nous permettent de croire que preuve du contraire ne pourrait être faite. Dans ces conditions aucune sanction ne devrait intervenir de ce chef. Avons lieu de croire que solution formulée ci-dessus conjurera tout conflit.

« Serai personnellement Bruges mardi soir ou mercredi dans matinée. »

Le soir, nous avons à dîner les notabilités du Havre dont je prends congé. Nous garderons un reconnaissant souvenir de leur accueil et de leurs attentions.

Mardi, 12 novembre 1918

Avec Edmond et Jean Verhaegen, à peu près guéri de sa page 386) blessure, nous avons quitté le Havre ce matin via Montreuil. En route, nous embarquons à Hondschote Georges de Grand Ry et, après avoir traversé, par un clair de lune fantomatique, les ruines de Dixmude, nous arrivons à Bruges où je trouve mon fils Xavier chez les Ryelandt.

Mercredi, 13 novembre 1918

Un coup de téléphone m'ayant appris que la 3ème compagnie de renfort, celle ou sert Xavier, quitte Thourout à destination d'Eec100, celui-ci est parti pour rejoindre par le rail son unité dans cette dernière ville. Mais l'explosion d'une mine à retardement a arrêté son train, heureusement sans faire de victimes. Pendant que j'étais retourné au Havre, le Roi, qui est installé à Lophem, 6 kilomètres de Bruges, a vu arriver avant-hier de Bruxelles M. Saura qui représente le gouvernement espagnol au sein du comité du ravitaillement. Celui-ci était accompagné de Paul-Emile Janson. Ils ont annoncé qu'à Bruxelles, au moment de leur départ, les soldats allemands étaient en pleine mutinerie contre leurs offciers et cherchaient à entraîner les éléments troubles de la population dans une révolte commune. Comme il n'y a plus ni autorité ni police organisées, et que les esprits sont en pleine confusion, des excès et des pillages sont à craindre. Ces informations rejoignent des nouvelles alarmistes répandues par les réfugiés qui, de plus en plus nombreux, arrivent ici de Hollande. A les en croire, un vent de bolchevisme s'est brusquement levé là-bas. Des scènes de violence et des émeutes auraient éclaté en plusieurs villes, notamment à Amsterdam. Quelle est la part de vérité, quelle est la part d'exagération dans ces rumeurs qui créent une sorte de psychose contagieuse ? Rien de plus compréhensible qu'après les événements qu'il a vécus depuis quatre ans, le monde ait peine à retrouver son équilibre... L'après-midi, nous tenons dans mon bureau un conseil des ministres. Il ne nous semble pas que la situation doive être prise au tragique. En tout cas, le gouvernement arrête les mesures d'ordre les plus urgentes et décide l'envoi d'instructions dans toutes les parties du pays qu'il lui est déjà possible d'atteindre. Le problème monétaire (page 387) avec toutes ses répercussions économiques et psychologiques est un de ceux qui enfièvrent l'opinion.

Depuis longtemps, nous avons prévu que, dès la libération, une monnaie belge, - devises et espèces, - dont nous avons apporté ici d'importantes réserves, serait substituée à la mon-aie allemande qui seule a cours forcé dans tout notre territoire depuis quatre ans. Mais quel sera le taux de conversion ? Les compétences en matière financière et bancaire insistent pour que l'Etat assure la reprise immédiate des marks au taux de 1,25 franc, à toute présentation. Je suis de ceux qui redoutent qu'une telle opération ne soit trop onéreuse et assurément prématurée, d'autant qu'il sera impossible, tout au moins dans la première période de réoccupation, d'empêcher les spéculateurs d'introduire des marks venus d'Allemagne ou de Hollande. Ne serait-il pas plus sage de fixer un taux d'échange inférieur, sauf à délivrer aux porteurs un titre ou « bon » qui leur donnerait le droit de toucher plus tard, et lorsque les circonstances le permettront, la différence entre ce taux provisoire et le taux définitif ? De toute façon, il conviendrait d'assurer un contrôle sévère de la provenance des marks à échanger. Mais la Banque Nationale n'est pas d'avis de s'arrêter à ces objections.

Le moment nous paraît venu, conformément à une décision dont le principe a été arrêté de longue date entre tous les ministres, de mettre nos portefeuilles à la disposition du Roi, Le retour à Bruxelles n'est plus qu'une question de jours et il convient que le chef de l'Etat ait les mains libres pour constituer un nouveau gouvernement où les Belges du pays occupé, et enfin libéré, seront largement représentés. M. Cooreman ira donc ce soir porter à Lophem la démission collective du cabinet.

FIN DU TOME I