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Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre XI (mai 1918)

L 'affaire von der Lancken - Démission du baron de Broqueville - Le Roi Albert aux Moëres - Le ministère Cooreman - L'heure critique

Chronique du temps de guerre

Dimanche, 26 mai 1918

Nous voici en pleine crise ministérielle. Avant-hier, Broqueville nous a fait part, à l'hôtellerie de Sainte- Adresse, de son intention de démissionner et nous a donné lecture de la lettre qu'il comptait envoyer au Roi. Cette lettre, il l'avait rédigée la veille au soir, après avoir reçu la visite du baron Empain, qui, revenant du front, pourrait bien avoir été chargé, à titre officieux, de lui apporter le lacet fatal. Les vraies causes de cette démission sont complexes. Elles se rattachent à une série de malentendus ou de froissements entre le Premier et plusieurs de nos collègues, mais aussi quelques désaccords avec le Roi et son entourage. L'affaire Coppée-von der Lancken n'y est pas non plus étrangère à cause des répercussions qu'elle a eues au quai d'Orsay.

Les premiers nuages au sein de notre équipe ministérielle sont nés de l'habitude, à laquelle Broqueville s'est laissé entraîner de plus en plus, de trancher maintes questions d'ordre gouvernemental sans nous en référer. La création de nouveaux (page 272) départements, celle des comités de guerre, la multiplication de services de toute espèce ont eu pour effet un désarroi administratif où les conflits d'attribution, les chevauchements, les doubles emplois, les abus et les privilèges embarrassent inutilement la machine. Au moment où le Conseil des ministres était saisi du projet d'une commission pour l'étude des questions linguistiques, notre surprise fut vive de voir constituer brusquement par Broqueville, - et pour le même objet, - une commission dont la composition fut aussitôt très critiquée. Autre surprise, autres critiques en apprenant sa décision d'envoyer en Hollande le baron van Eetvelde avec le titre de Haut-Commissaire délégué de la Reconstitution Nationale. Puis sont venues certaines pratiques de clientèle, de police occulte et de diplomatie de coulisse qui, à plusieurs reprises, ont provoqué de vives réactions, notamment de la part de Renkin et de Hymans, celui-ci guignant les Affaires Étrangères.

Quant aux froissements avec le Roi ou l'entourage royal, ils se rattachent surtout aux conceptions différentes que l'état-major général et le ministère de la Guerre se sont faites depuis longtemps de leur rôle respectif. Tout récemment, la nomination du nouveau chef de l'état-major général a été décidée et publiée à l'insu du conseil des ministres. Or, le Roi était convaincu, d'après ce que Broqueville lui avait dit, que les autres membres du gouvernement étaient informés du choix du nouveau chef. Le Roi ne m'a pas caché son mécontentement d'avoir été induit en erreur à ce sujet.

Reste l'affaire von der Lancken. Elle remonte l'année à dernière. Je fus, en quelque mesure, mêlé à ses débuts. Au printemps de 1917, la comtesse Werner de Mérode me fit savoir au Havre qu'elle venait d'arriver de Bruxelles par la Suisse et qu'elle serait heureuse de me voir le plus tôt possible dans sa famille, chez laquelle elle était descendue à Paris, rue Saint-Dominique. Je connaissais de longue date la comtesse, née La Rochefoucauld. Son mari avait été élu, quelques années auparavant, sénateur catholique pour l'arrondissement de Charleroi et j'étais intervenu auprès de mes amis de cet arrondissement afin de faciliter son élection. Son fils aîné avait loué notre (page 273) habitation de Bruxelles lorsque nous nous étions installés à l'hôtel du ministère de la Justice et son petit-fils était ainsi né chez nous. Je me rendis au rendez-vous qui m'était proposé à Paris et la comtesse me confia aussitôt qu'elle avait été souvent en rapport à Bruxelles avec le baron von der Lancken, un diplomate allemand de carrière qu'elle avait connu déjà à l'ambassade de Paris où il avait rempli longtemps les fonctions de conseiller. Depuis la guerre, il dirigeait en Belgique occupée les services de l'administration civile. Le baron von der Lancken était disposé, m'apprit-elle, à se mettre en communication avec l'une ou l'autre personnalité belge et française en vue de causer des moyens de raccourcir, si la chose était possible, cette guerre qui ne semblait pas vouloir finir. Couvert par le gouvernement impérial, le baron von der Lancken envisageait des concessions aussi formelles que l'évacuation de la Belgique et la réparation des dommages subis par elle. La renonciation à l'Alsace-Lorraine n'était pas non plus exclue. Il comptait se rendre en Suisse où une entrevue pourrait étre discrètement organisée.

J'écoutai avec quelque surprise et le plus vif intérêt tout ce que me dit la comtesse de Mérode ce sujet, mais en lui déclarant aussitôt que je ne me reconnaissais aucune qualité pour intervenir dans une affaire aussi grave. Comme elle m'en avait prié, je m'abstins d'en parler à personne, me demandant même à part moi si la comtesse de Mérode ne s'était pas méprise, de la meilleure foi du monde, sur les intentions qu'elle prêtait à von der Lancken. Mais quelques semaines après, nous vîmes arriver au Havre le baron Coppée qui était personnellement lié avec M. de Broqueville. J'appris bientôt que Coppée avait fait au baron de Broqueville une communication du même genre. Lui aussi avait été pressenti par von der Lancken et il avait offert à de Broqueville ses bons offices en vue d'une rencontre en Suisse avec le diplomate allemand qui ne pouvait avoir engagé tous ces pourparlers sans y être autorisé par son gouvernement. Broqueville accepta en principe ce projet de conversation. Il le fit sans en parler ni à ses collègues, ni au baron de Gaiffler, notre ministre à Paris, ni aux gouvernements alliés. Toutefois, il en avait entretenu personnellement M. Aristide Briand qui avait été pressenti de son côté (page 274) par la comtesse Werner de Merode et par le baron Coppée. Mais Briand n'était plus à ce moment membre du gouvernement et M. Alexandre Ribot, son successeur comme président du conseil, se montra très irrité lorsqu'il apprit que, par l'intermédiaire de notre légation à Paris, le baron Coppée ainsi que son gendre Émile Balisaux correspondaient par des télégrammes chiffrés avec la Suisse afin d'organiser à Lausanne une entrevue relative aux conditions de paix.

Le baron Coppée avait malheureusement une très mauvaise fiche aux casiers de la Sûreté française. Celle-ci, l'ayant fait filer lors d'un voyage qu'il avait effectué précédemment en France, avait constaté qu'il rencontrait à Biarritz une dame belge de ses amies. Or, la Sûreté française affirmait que cette dame qui, elle-même, résidait à ce moment à Saint-Sébastien, y voyait fréquemment le consul d'Allemagne et d'autres agents à la solde de l'ennemi. Il semble bien que l'irritation de M. Ribot ait été allumée ou tout au moins accrue par celle de son collaborateur M. André Berthelot. Elle fut assez vive pour qu'un jour, à Paris, M. Ribot se soit laissé à dire, parlant à Broqueville devant le baron de Gaifher : « Votre conduite a donné l'impression de la légèreté. »

Ayant succédé à Ribot en novembre 1917, Clémenceau est hanté, à un plus haut degré encore que son prédécesseur, par la terreur d'une « paix séparée. » Tandis que Briand, - et sur ce point Broqueville se rapproche beaucoup du souple Aristide, - ne répugne pas à un compromis, Clémenceau n'a confiance que dans la force des armes et se déclare un « jusqu'au-boutiste » irréductible. Le Tigre redoute que toute négociation ou toute tentative de tractation qui viendrait à s'ouvrir, avant que l'Allemagne ne soit elle-même « sur les boulets », n'ait pour résultat le plus clair de disloquer le bloc des Alliés et d'encourager le défaitisme dont les ravages se sont fait sentir déjà en France comme en Italie. C'est ce même état d'esprit qui a rendu le gouvernement français sourd aux démarches que le jeune empereur d'Autriche a esquissées par l'intermédiaire de son beau-frère le prince Sixte de Bourbon. De nature à séduire la Belgique, ces démarches sont, pour des motifs évidents, très suspectes (page 275) à l'Italie et à la Serbie. Tout le « puzzle » compliqué que représente le groupement de tant de puissances associées dans une guerre commune contre l'Allemagne et l'Autriche risque d'être désarticulé par des négociations auxquelles toutes ne participeraient pas en même temps. Plus d'une fois, dans des conversations avec des personnalités françaises, et notamment avec M. Klobukowski qui vient précisément d'être relevé du poste qu'il occupait auprès de nous, j'ai cru surprendre quelque chose de l'inquiétude, voire de la méfiance que le Quai d 'Orsay éprouvait au sujet de ces démarches ou de ces pourparlers auxquels il craignait que le gouvernement belge ne consentît à prêter l'oreille.

Le Roi Albert a très bien compris la nécessité de ménager cette susceptibilité des Puissances qui sont venues loyalement à notre aide. Et c'est ainsi qu'en décembre 1916, il a même refusé de recevoir à La Panne le marquis de Villalobar qui arrivait de Bruxelles et se rendait à Madrid. Vainement, le marquis avait-il fait appuyer sa demande d'audience par un télégramme chiffré du roi d'Espagne. Sa demande était demeurée sans réponse. C'est que le roi Albert savait - et il craignait qu'on ne le sût aussi à Paris et à Londres - que le marquis de Villalobar était allé à Berlin et y avait vu le chancelier Bethmann-Hollweg. En recevant le diplomate espagnol, le Roi aurait aussitôt fait croire à une conversation touchant une paix séparée.

Broqueville est plus entreprenant. La « légèreté », pour reprendre le mot d'Alexandre Ribot, est généralement considérée comme le péché mignon de notre Premier ou pour mieux dire, c'est le revers de ses brillantes qualités qui sont la promptitude dans la conception et dans la décision, le goût des responsabilités, la foi qu'il a dans son étoile. Lui-même, lorsqu'il parle des origines françaises de sa famille, cite volontiers le vers de La Fontaine : « Certain renard gascon, d'autres disent ; normand ». En fait, il est beaucoup plus gascon que normand. Ce n'est pas du tout un procédurier. Il pousse presque jusqu'au mépris son ignorance des choses du droit. En revanche, il est vif. sémillant, entraînant. Sa culture, qui est peu près celle d'un autodidacte, - car il n'a jamais abordé les études universitaires, - ne l'empêche pas de parler de toutes choses avec un aplomb qui en (page 276) impose à ses interlocutrices et même à ses interlocuteurs. Il s'est bien assimilé les questions militaires, et quant aux autres, on pourrait lui appliquer, en forçant un peu les choses, ce qu'on dit de Briand : « Il ne sait rien, mais il comprend tout. » Comment oublier la façon habile et heureuse avec laquelle il a conduit nos affaires intérieures depuis 1911 ? Il a contribué, après Beernaert, à donner au parti catholique un visage aimable et tolérant, sans rien négliger de ses principes essentiels. Je n'oublierai pas non plus la clairvoyance et l'énergie dont il a donné la preuve en faisant accepter par le Parlement en 1913 la réforme de notre établissement militaire. Du jour où nous nous sommes sentis menacés par les risques de guerre, puis entraînés dans l'horrible tragédie, qui aurait pu montrer plus de fermeté et plus de cran qu'il ne l'a fait ?... Je l'ai vu, dès ce moment, attentif à tout, ne pensant qu'au pays, oubliant ses soucis personnels tandis que ses cinq fils étaient au front comme volontaires. Je n'ai cessé de l'admirer, entretenant et relevant chaque jour les courages et la confiance par sa bonne humeur et sa résistance à la fatigue comme au danger. Nous voici dans notre quarante-sixième mois de guerre. Jamais, je n'ai surpris chez lui fléchissement ni dépression. Aussi est-ce très sincèrement que, vice-président du conseil, j'ai cru devoir, au nom de tout le gouvernement, insister auprès de lui pour qu'il renonçât à envoyer sa démission au Roi. Je suis revenu à la charge dans un long entretien intime que nous avons eu après la séance et où il m'a ouvert son cœur, mais son parti est pris et nous n'avons plus qu'à attendre la décision royale.

Ce n'est pas la première secousse que notre vie gouvernementale connaisse depuis que nous sommes en guerre. La première, - en janvier 1916, - fut l'entrée des libéraux et des socialistes dans le cabinet élargi. C'était assurément la meilleure manière de donner à l'union sacrée sa réalisation pratique. L'affaire fut réglée dans une entrevue à Saint-Pierrebrouck à laquelle Broqueville m'avait convoqué et où nous conclûmes un accord sur cette formule avec le comte Goblet d'Alviella, Hymans et Vandervelde. Mais, dans le clan catholique, les grincements de dents ne manquèrent pas, et Helleputte et Hubert ne se sont pas encore (page 277) résignés à traiter en collègues ministériels leurs adversaires politiques du temps de paix. Puis est venu, en août dernier, le départ un peu brutal du baron Beyens, faisant suite à ses déclarations, jugées par d'aucuns trop timorées, au sujet de nos problèmes hollandais. Le proverbe anglais dit qu'il ne faut pas changer de chevaux au milieu du gué. C'est ce qui me fait souhaiter que des aventures comme celle-ci ne se renouvellent plus et ne s'aggravent pas.

Hélas ! à comparer le sort de la Belgique d'aujourd'hui à ce qu'il était au 10 octobre 1914, il semble que l'aiguille soit demeurée à près immobile sur l'horloge du Temps. L'Allemagne et ses Alliés tiennent un territoire immense, qui va d'Ostende jusqu'à Damas. Notre pays est envahi comme il l'était alors. Le front de l' Yser, sur lequel nous avons pu arrêter l'ennemi, est demeuré à peu près ce qu'il était cette date lointaine. « Situation inchangée » pour reprendre le style des « communiqués. » Le Roi est toujours dans le pays de Furnes et notre gouvernement toujours au Havre. Les desseins de l'Allemagne sur la Belgique n'ont fait que se préciser en pire et nous voyons à l'œuvre sa tactique d'absorption et ses perfides manœuvres pour diviser les Flamands et les Wallons. Quant au théâtre général de la guerre, il s'est, vrai dire, simplifié. Sur le front oriental, par suite de la défection russe et de l'effondrement roumain, nos chances ont été fortement entamées. Par contre. en France, l'afflux des troupes américaines s'accentue. Newton Baker annonce officiellement qu'il y a 500.000 soldats américains sur notre vieux continent et qu'à l'heure actuelle, ils détiennent déjà un front plus étendu que le front belge, qui est de 35 à 40 km. De jour en jour, nous attendons la reprise de l'offensive allemande commencée avec le premier jour du printemps et dont le dernier épisode important fut la prise du mont Kemmel. Quant au front italien, il demeure bien exposé, mais on doute que l'armée austro-hongroise, si elle reste livrée à ses seules forces, puisse y faire en ce moment un très gros effort. Les esprits et les estomacs sont mal disposés. dit-on, dans la monarchie dualiste. Bref, après une période de 45 mois, si grosse de deuils, de ruines, d'exploits et d'horreurs de toute sorte, aucune solution (page 278) ne se laisse voir encore, sinon à travers le brouillard des appréhensions, ou des espérances de chacun. La guerre piétine.

Ici, si tous n'ont la même confiance d'acier dans le résultat final, du moins la conduite pratique à suivre ne laisse place à aucune hésitation. Qualis ab incepto. Notre politique demeure et doit demeurer celle que nous avons adoptée le soir du 2 août : nous défendre de toutes nos forces. Lutter en accord loyal et constant avec les Alliés, tenir jusqu'à la pleine restauration de notre indépendance et à l'entière réparation de ce que nous avons souffert. Heureusement, on le comprend en pays occupé comme à l'armée.

En attendant, qui choisir pour remplacer Broquevi11e ? Renkin est venu me surprendre ce matin dans le petit bureau que je me suis installé à Harfleur au dessus du pavillon de la conciergerie, et il est resté déjeuner avec nous. Au sortir de table, nous avons fait à pied la promenade du mont Caber et nous avons échangé nos vues.

Il faut, croyons-nous, que la crise se réduise au strict minimum et que la démission de Broqueville. qui sera certainement acceptée par le Roi, n'ait pas pour effet de modifier de fond en comble l'équipe gouvernementale. Certes, il existe entre les ministres certaines frictions personnelles, dues surtout aux différences de tempérament et au plus ou moins de résistance que leurs énergies respectives opposent aux événements. Mais un remaniement général risquerait d'accuser ces frictions plutôt que de les atténuer. L'habitude que Helleputte a prise de s'occuper des affaires qui concernent ses collègues, s'est accentuée depuis que, à cause même de la guerre, ses attributions ministérielles lui laissent des loisirs. Un instituteur flamand, qu'il a attaché au Havre à son cabinet, M. Gustave Sap, envoie à des journaux parisiens des articles pleins d'indiscrétions qui nous ont déjà causé de sérieux embarras. Helleputte est une cinquième roue, celle qui fait le plus de bruit, mais cependant, il sera moins gênant, tout compte fait, dans le conseil qu'au dehors. Quant au nouveau chef à proposer éventuellement au choix du Roi, mieux vaut, nous semble-t-il, qu'il soit pris en dehors de l'équipe gouvernementale actuelle, de façon à ne pas irriter certaines jalousies ou (page 279) rivalités qui ne manqueraient pas de surgir. Un ministre d'État qui offrirait à tous, comme Cooreman, des garanties d'impartialité autant que de sagesse clairvoyante, ferait fort bien l'affaire.

Après le départ de Renkin, à l'heure du thé, il nous est arrivé de nombreuses visites, comme tous les dimanches : les Witlock, les Villiers, les Klobukowski qui viennent prendre congé, les Goblet d'Alviella, - sans compter d'autres visiteurs mal renseignés sur la crise et qui auraient bien voulu l'être. Je profite de la visite de sir Francis lui faire part, une fois de plus, des graves soucis que nous donnent les entraves que l'amirauté apporte au ravitaillement régulier du pays occupé. C'est à la fois la vie matérielle de nos populations et leur résistance morale qui sont en jeu. L'Angleterre ne conteste pas, en principe, la force de ces arguments, mais ses navires sont décimés par la campagne sous-marine allemande et le transport intensif des renforts américains réclame un maximum de tonnage.

Je me proposais d'écrire aujourd’hui au Roi pour le mettre au courant des péripéties de la journée de vendredi, mais Renkin me dit qu'il en a informé déjà le général Jungbluth qui est en ce moment aux Moëres. Attendons donc la décision royale. L'ambiance de notre vie gouvernementale était depuis quelques mois bien lourde et même pénible. Puissions-nous, comme dit Dante, entrer « dans une atmosphère plus respirable.3

Lundi 27 mai 1918

Chartreuse de Montreuil sur Mer.

Ce matin, en arrivant à mon bureau de Sainte-Adresse, j'ai trouvé deux télégrammes : l'un daté de Rome est signé par le comte van den Steen de Jehay, notre ministre au Quirinal. Il m 'annonce que le gouvernement italien auprès duquel je dois me rendre en mission m'attendra décidément à Rome le 10 juin ; l'autre daté du Grand Quartier Général, est du frère cadet du précédent, Fritz van den Steen de Jehay, secrétaire du Roi, qui signe maintenant Fréderic de Jehay. Il me fait part du désir du Roi de me voir dès demain matin aux Moëres, Je prie le chevalier Ernst, mon chef de cabinet, de m'accompagner afin de régler avec lui diverses affaires en cours de route et aussi pour ne pas faire seul, une (page 280) fois de plus, cette fastidieuse randonnée de 500 km. Mais voici qu'à l'hôtellerie, le comte Goblet d'Alviella m'apprend qu'il a reçu de Frédéric de Jehay le même télégramme que moi. Nous décidons d'associer notre sort et d'économiser ainsi les frais d'essence. Départ à 2 1/2 heures. Au passage, je cueille mon courrier, où je trouve une lettre d'Auguste Mélot que nous avons envoyé comme ministre en Argentine le 15 avril. Il m'écrit de Buenos-Aires : Nous vivons des heures d'angoisse que tu ne comprendras plus quand tu recevras cette lettre : la grande offensive sera terminée. Ironie des dates ! Au moment même où j'achève de lire cette lettre, un officier m'informe que l'offensive allemande reprend de plus belle : l'armée du Kronprinz attaque du côté du Chemin des Dames. La ruée est formidable et on prévoit déjà que la ligne de l'Aisne devra être abandonnée. A Saint-Valéry-sur-Somme, où les Anglais font de grands travaux, nous voyons à l'œuvre toute une population d'ouvriers jaunes et noirs, sans compter les prisonniers boches qui les secondent. Nous arrivons à la Chartreuse à l'heure du dîner. En entrant dans ce monastère désaffecté qui, après l'expulsion des moines, a été transformé en je ne sais quelle colonie de vacances pour « travailleurs conscients et organisés », et qui, depuis quelques mois, a été mis à la disposition de nos services hospitaliers, on ne peut s'empêcher de sourire en découvrant sous le porche une grande inscription rédigée comme suit : « Dans cet enclos, jadis fermé à la lumière, nous verrons désormais rayonner la fierté et la joie de vivre » Cette phrase prudhommesque est signée de Clémenceau qui l'a prononcée à l'inauguration de la pseudo-colonie ouvrière de vacances créée par le gouvernement français et dont le sort a été aussi mouvementé qu'éphémère. Il faut croire d'ailleurs que le Tigre a compris depuis lors qu'un tel propos, pour être gravé sur le marbre, ne servait que médiocrement sa gloire. En effet, notre ami Jorgensen, le grand écrivain danois, avec lequel j'avais fait halte ici il y a deux ans en le conduisant au front belge, ayant imaginé de reproduire ce texte dans un ouvrage intitulé : Dans l'extrême Belgique, et qu'il a fait éditer à paris, la censure française a discrètement fait sauter le passage où l'inscription de Montreuil était reproduite.

(page 281) Il est l'heure du dîner. Nous trouvons déjà attablé van de Vyvere qui vient d'avoir l'omoplate gauche sérieusement contusionnée dans un accident d'auto. Sa femme est arrivée de Folkestone pour le soigner. Après le repas, qui fait honneur comme toujours à la bonne nonnette promue ici au grade de chef de cuisine, nous causons de la crise, van de Vyvere et moi. Il s'accommodera du choix de Cooreman. A son défaut, il accepterait pour président tout membre de la droite du conseil, excepté Renkin auquel il reproche d'avoir sapé petit à petit, et d'accord avec Hymans, l'autorité de Broqueville et de subir de plus en plus l'ascendant de notre grand gazetier Patris. Nous allons au lit vers les minuit. Un peu plus tard, un avion allemand étant venu survoler Montreuil, nous avons subi un concert d'artillerie très bruyant, mais qui se termina sans grand mal. Repéré par les projecteurs et transformé en cible pour les canons anglais, l'oiseau boche disparut avec sa courte honte.

Mardi, 28 mai 1918

Chartreuse de Montreuil.

Les nouvelles restent mauvaises. L'avance allemande est sérieuse. Le front français a été rompu au Chemin des Dames et il est possible qu'il faille abandonner Soissons et Reims, peut-être aussi nos malheureuses ruines d’Ypres.

Ce matin à 10 1/2 heures tapant, nous arrivions aux Moëres. Par ce beau matin printanier, rien de plus ironiquement calme que ce décor champêtre où la ferme. château bourgeoisement aménagée pour le séjour du Roi à quelques kilomètres du front, s'encadre de fleurs et d'herbages. Après avoir reçu à part le comte Goblet, le Roi me retient pendant toute une heure. Il est, ainsi que je l'ai toujours trouvé, plein de clairvoyance et de prudence. Il veut bien me dire toute sa confiance en moi et, à la vérité, je me sens prêt à tout pour le servir, - car jamais, je crois, un souverain et une nation n'ont mieux confondus. Je lui dis que, pour remplacer Broqueville, le nom de Cooreman est celui qui nous paraît le plus indiqué. Il revient sur les causes de la crise. L'incident (page 282) de la nomination du chef d'état-major lui tient à cœur : il ne veut pas que le conseil puisse le soupçonner d'avoir méconnu les règles et les traditions constitutionnelles. Un tel scrupule est bien dans sa manière de gouverner, et comment ne pas l'approuver ? Pas plus en politique qu'en industrie ou en art, on ne peut faire fi impunément de certains axiomes de méthode et d'expérience. La fantaisie peut s'excuser, si elle n'est que fortuite et occasionnelle. Érigée en système, elle aboutit au gâchis. Le Roi est plus sévère pour Broqueville que je ne l'avais pensé et je me suis trouvé amené à plaider chaudement en faveur de ses qualités et de la reconnaissance que le pays lui doit et en ai profité pour suggérer au Roi de lui conférer le titre de ministre d'État. Le Roi croit que l'entourage de Charles a contribué à le griser quelque peu. Il s'était, à la vérité, encombré de quelques thuriféraires et prétoriens dont l'influence ne faisait pas contrepoids, tant s'en faut, à ses défauts naturels.

En sortant de l'audience royale, je retrouve dans la cour de la ferme le comte Goblet qui fait les cent pas en compagnie du général Jungbluth. Celui-ci vient d'être avisé qu'un bombardement sévère a éclaté sur La Panne. Or, précisément, j'y ai fait téléphoner tantôt par l'officier d'ordonnance afin d'y donner rendez-vous à l'auditeur général avec qui j'ai des affaires pressantes à régler. Il est midi. Mieux vaudrait aller déjeuner dans un endroit moins malsain, ou même se passer de déjeuner. Mais quoi en même temps qu'une réelle fringale, j'éprouve une certaine honte, - peu raisonnable, j'en conviens, - à modifier mes projets et nous nous mettons en route. Entre Adinkerke et La Panne, patatras ! un obus tombe notre gauche à moins de 200 mètres. Puis un second... Nous roulons à tombeau ouvert. En arrivant à mon appartement, chez les bonnes demoiselles Oplieger, nous apprenons que plusieurs projectiles viennent d'éclater à quelques pas de là : l'un sur l'atelier des lessiveuses, à l'établissement des bains militaires, un autre sur l'Hôtel Continental, un autre encore dans le jardin de l'ancienne villa royale. Je me rends aussitôt sur les lieux.

A la blanchisserie, huit femmes ont été tuées du coup et une dizaine blessées. On achève de les transporter l'ambulance de (page 283) l'Océan. Horrible mélange d'os et de chairs meurtries ! Le bombardement continue. Le total des victimes est pour La Panne d'une vingtaine de morts. Cependant, c'est à peine si la population paraît en être impressionnée. Elle ne se compose guère d'ailleurs que des soldats de la 6ème D. A. qui y sont en cantonnement. Ils flânent bras-dessus bras-dessous, la pipe aux dents, comme si de pareilles aventures faisaient désormais partie du train normal de la vie, - et il en est bien ainsi pour ces braves garçons devenus des vétérans de la guerre. Je vois ensuite les magistrats du tribunal de première instance de Furnes que j'ai installés à La Panne et qui n'ont pas cessé d'y poursuivre leurs fonctions malgré le danger et aussi les petites vexations que l'autorité militaire ne manque pas de leur infliger. C'est à La Panne qu'un brigadier de gendarmerie a verbalisé l'autre jour à charge du digne M. de Necker, président du Tribunal, parce que celui-ci se promenait sur la digue avec une casquette assez semblable à celle des officiers, seul couvre-chef qu'il eût trouvé pour se défendre du vent. Ces pékins font, eux aussi, preuve d'héroïsme d'autant qu'ils ont assisté à la lente destruction de leurs habitations et de leurs biens personnels. L'autre jour, M. Biebuyck, président du Tribunal d'Ypres, s'est vu de son côté dresser procès- verbal par les Anglais à Rousbrugge tandis qu'il se rendait de son logis de fortune jusqu'à l'église du village.

En quittant La Panne, où il m'a fallu régler quelques sérieuses difficultés relatives à nos juridictions militaires, je vais visiter les travaux du camp d'internement que je fais construire à Adinkerke. Ils sont en très bonne voie. C'est toute une petite cité de fortune qui sort de terre par les soins d'un de mes fonctionnaires, M. de Lierneux. Elle doit servir à l'internement des individus suspects que le département de la Guerre confie à celui de la Justice et dont nous sommes de plus en plus encombrés. Retour par Calais et de là, par la côte, jusque Montreuil. Entre le Blanc-Nez et le Gris-Nez, nous nous arrêtons à Wisant où un de nos escadrons des Guides a récemment capturé l'équipage d'un sous-marin boche échoué sur la plage. Nous entrons à l'église. Elle est curieuse et, comme beaucoup d'églises de la côte, elle donne l'impression d'une grande barque retournée.

(page 284) Le comte Goblet a professé pendant longtemps l'histoire des religions à l'Université de Bruxelles. Ce qui ne l'empêche pas d'ignorer certains usages ou certaines expressions de la vie spirituelle. C'est ainsi qu'à la dernière Toussaint, à une séance du conseil où nous prenions connaissance de l'invitation de la ville de Rouen d'assister à un service solennel pour les soldats alliés au cours duquel devait être célébrée une messe en plain-chant, cet excellent collègue prit tout à coup la parole avec vivacité : « Une messe en plein champ, à cette saison ! Je n'y vais pas. » Cette fois, le grand-maître honoraire du Grand Orient, que la guerre a rendu d'ailleurs aussi tolérant qu'aimable, s'intéresse fort une statue de Sainte Wilbeforce que nous découvrons dans l'église de Wisant. Comme signe particulier, cette sainte a le menton orné d'une barbe de sapeur. La légende veut qu'au moment de je ne sais quelle invasion, cette jeune vierge, se trouvant en danger d'être assaillie par des soudards, implora le secours céleste. Elle fut gratifiée subitement d'une magnifique barbe qui dérouta et tint en respect les assaillants. Ne voilà-t-il pas pour nos poilus une patronne toute indiquée ? Nous cherchons et finissons par repérer une villa où M. Wellens, président de la Cour Militaire, vient de s'installer provisoirement pour se détendre un peu du séjour de La Panne. Il a avec lui son greffier adjoint, Marcel Wyseur, un poète bien doué, et dont la guerre a mûri le talent. Le soir, rentrés à Montreuil, nous apprenons que Charles de Broqueville y a déjeuné en se rendant à Socx et que van de Vyvere, mandé à son tour par le Roi, est parti pour les Moëres. Il en revient fort tard. Nouvelle et longue conversation avec lui. La formule d'un ministère Cooreman se heurtera à plus d'une difficulté, mais rien n'est facile en politique.

Mercredi, 29 mai 1918

Harfleur.

Partis de Montreuil à 8 heures. nous avons fait à Fécamp un court arrêt pour y visiter la vieille église et la distillerie de la « Bénédictine » où d'ingénieux industriels ont imaginé de fabriquer (page 285) une liqueur dont ils attribuent l'invention aux moines. De la sorte, le bon public, - et le comte Goblet est du nombre, - se figure que les « frocards » passent le clair de leur temps à fabriquer liqueurs, dentifrices, chocolats et le reste, afin de gonfler leur escarcelle. A l'hôtellerie, Renkin et Berryer sont empressés de connaître les nouvelles que j'apporte. Je les mets au courant, puis vais voir Cooreman qui paraît disposé à se laisser faire si le Roi insiste. Le comte Goblet survient avant la fin de ma visite et appuie, au nom des gauches, les raisons que j'invoque pour que Gérard accepte.

Jeudi, 30 mai 1918. Fête-Fieu

Harfleur. Jeudi, 30 mai 1918. Féte-Dieu.

Ce matin, coïncidant avec le Memorial Day, a lieu l'enterrement de près de 300 soldats américains qui, lorsque le transport anglais qui les amenait approchait déjà du Havre, ont été victimes d'une torpille ou d'une mine sous-marine. Un chapelain catholique de l'armée britannique récite une émouvante prière. Brand Whitlock dit avec gravité les choses qu'il faut dire.

Ces torpillages rendent de plus en plus aiguë la crise de ravitaillement de la Belgique occupée. Les navires sont rares, et l'armée américaine en a grand besoin pour ses transports. C'est, avec la question des finances, le sujet qui nous obsède surtout pour le moment. Jamais on ne saura sans doute tous les soucis et les angoisses que ce problème nous aura donnés. Le rythme des arrivées américaines s'accentue. On prévoit que, pour ce mois de mai, il atteindra 250.000 hommes et, dès le mois prochain, 300.000 par mois.

L'après-midi, après avoir reçu quelques visites, notamment celle de Segers, je préside le comité de propagande Angleterre, États-Unis, Scandinavie. Nous réglons la question de nos services en Suisse. Les nouvelles de l'offensive que les Allemands ont déclenchée depuis lundi sur le Chemin des Dames - avec 30 divisions, me dit-on, - sont de plus en plus mauvaises. Soissons est abandonné à l'ennemi. La voie de Paris à Nancy par Chalons est (page 285) coupée. Enfin, ce qui est plus grave. le moral flanche dans certaines unités françaises. Les hommes disent qu'ils ne veulent plus se faire tuer pour 5 sous quand leurs camarades gagnent 15 et 20 francs à l'usine des munitions.

Vendredi, 31 mai 1918

Le Havre

Des avant-gardes allemandes sont signalées sur la Marne. Pendant ce temps, au Palais Bourbon, des députés prétendent interpeller Clémenceau sur la conduite de la guerre et il se trouve la Chambre 170 hurluberlus pour appuyer une demande intempestive ! Clémenceau couvre les généraux malgré l'échec.

Un substitut du parquet de Bruxelles. M. Van Gindertaelen, vient d'arriver au Havre. Il nous confirme que le moral de notre population demeure admirable et que les activistes ont soulevé le dégoût de tous les éléments sains. aussi bien à Bruxelles que dans la région d'étape. Lui-même a eu un doigt atteint une balle en franchissant le fil-frontière. Deux autres balles l'ont effleuré, à la tête et au ventre, tandis qu'un de ses compagnons de fuite tombait mort à son coté.

La devise du nouveau cabinet d'union sacrée devra être, tant pour la défense nationale et le ravitaillement que pour le reste : chaque homme et chaque chose sa place. Il faudra éviter que sous prétexte de sûreté militaire, le ministre de la Guerre n'étende inconsidérément l'action d'une police secrète dont les maladresses ont déjà été nombreuses. La question de l'égalité des langues et celle des réformes de notre droit public seront renvoyées à deux commissions consultatives. En qui concerne l'emploi des ressources du Relief Fund, un rapport périodique et précis devra être fourni au conseil, tant pour la gestion passée que pour la gestion actuelle. Il importe aussi que nos séances tiennent régulièrement soit au front. soit au Havre. avec un ordre du jour bien réglé et étudié l'avance. Bref, il faudra se rapprocher du style classique et renoncer aux méthodes dont nous avons pati. J'ai eu hier un entretien avec Helleputte et (page 287) aujourd'hui avec Pouliet afin de les mettre au courant de mon audience des Moëres. Certaines réflexions que je recueille sur le choix de Cooreman, me rappellent le proverbe anglais : « The dog in the manger. »

Samedi, 1er juin 1918

Le Havre.

Journée bien remplie. Marches, démarches et contremarches afin d'accoucher le nouveau cabinet et mettre tout le monde d'accord. Je vois le matin Cooreman, qui accepte décidément. Il voudrait être désigné comme ministre sans portefeuille, sauf à assumer plus tard les Affaires Économiques, après qu'auront été réglées les difficultés entre ce département et le Comité National. J'insiste pour qu'il prenne de suite ce portefeuille. A ajourner une difficulté. on ne fait souvent que la compliquer. Il voudrait savoir si les ministres sont disposés donner leur démission collective. A mon avis, il vaut mieux procéder de la sorte chaque fois que le chef du cabinet est démissionnaire. Le rôle du Roi, à qui on laisse ainsi les coudées franches, en est facilité, et bien que le chef du cabinet ne soit pas chez nous ce qu'est en Angleterre le Premier, ni même en France le Président du conseil, il n'en est pas moins la clef de voûte de la combinaison gouvernementale. En vérifiant les précédents je suis surpris de constater que ce n'est que depuis la constitution du ministère Van den Peereboom du 24 janvier 1899, qu'il est devenu de tradition que le départ du chef du cabinet entrîine la démission de tous ses collègues. Il n'en était pas ainsi auparavant, - et notamment au départ de Malou en octobre 1884, ni Beernaert en mars 1894.

L'après-midi, je vois tour à tour Renkin, Goblet, Berryer. Hymans, Poullet et Helleputte. Poullet est mal disposé à abandonner les Affaires Économiques, bien qu'il n'ait jamais pu raisonnablement considérer sa tâche à ce département que comme un interim. Après ces palabres, je revois Cooreman, et nous décidons de partir tous deux lundi pour les Moeres afin de tout régler avec le Roi : nous lui proposerons la suppression du ministère de la Reconstitution Nationale dont les servies seraient rattachés (page 288) aux Affaires Économiques. Cooreman prendra ce dernier portefeuille. Toutes les démissions seront refusées, sauf celle de Broqueville. Poullct sera déchargé des Affaires Économiques.

Je convoque tous les ministres pour après-demain. Cette séance aura lieu le matin à l'hôtellerie, puis nous partirons aussitôt, Cooreman et moi, pour les Moëres via Montreuil. Aujourd'hui même à déjeuner, conversation intéressante avec M. Leplae, retour du Congo, l'agronome qui s'est spécialisé dans l'étude des cultures tropicales. A dîiner, nous avons Miss Wheeler, une des chevilles ouvrières de la Y. M. C. A. C'est une Américaine élégante et sympathique. L'esprit reste tourné du côté de la bataille. Château-Thierry est, dit-on, aux mains des Allemands.

Dimanche, 2 juin 1918

Harfleur

Gardons-nous de tout pessimisme et n'accueillons qu'avec prudence les mauvaises nouvelles. Les deux môles de Reims et de Soissons résistent. Si, au centre de ces positions, la ligne a cédé, et s'il s'est creusé déjà une poche de 30 km. de profondeur, des renforts sont arrivés du côté des Alliés et la poche pourrait devenir une nasse.

Cet nous avons eu ici même une petite cérémonie assez touchante. Il s'agissait de remettre des décorations à deux soldats français ayant tiré de l'eau un soldat belge qui se noyait. La cérémonie s'est passée devant le perron du château, avec un service d'honneur composé de soldats français et de soldats belges. Nous avions précisément nombre de visiteurs français et belges et de diplomates ou officiers de l'arrière ou en congé. J'ai fait un petit speech où je me suis efforcé de ranimer les esprits qui s'énervent quelque peu.et où j'ai redit notre confiance dans le commandement et notamment dans le général Foch. Parmi les visiteurs, M. Georges Ancel, le député conservateur du Havre et sa femme, née d'Houdetot, toute pétrie d'esprit et de grâce ; Ramaekers, le dessinateur hollandais ; M. Havenith, notre ex-ministre à Washington, très marri d'avoir été remplacé par Émile de Cartier de Marchienne.

Lundi, 3 juin 1918

Chartreuse de Montreuil.

J'ai vu ce matin M. Cooreman, après quoi j'ai présidé à 10 1/2 heures à l'hôtellerie une séance officieuse du conseil, où mes projets d'arrêtés royaux ont été adoptés sans difficulté : nomination de Cooreman aux Affaires Économiques, Poullet étant déchargé de ce département. Démission collective des ministres, refusée à l'exception de celle de Broqueville. Transfert aux Affaires Économiques des services de la Reconstitution Nationale, étant entendu que les comités de guerre ne seront plus convoqués que très exceptionnellement.

L'inquiétude à Paris est telle qu'un rapport du baron de Gaiffer nous apprend que le gouvernement français envisage son déplacement éventuel pour Poitiers.

Déjeuner chez les Siegfried. Le député du Havre, alsacien de Mulhouse, ancien ami de Gambetta, est un octogénaire de belle allure, instruit, sympathique et disert. Sa femme, très cultivée, se montre un peu solennelle dans ses monologues qui glissent vite à la conférence. Après déjeuner, je pars avec Cooreman pour Montreuil. J'emmène Xavier. Le temps est radieux.

A la Chartreuse. nous retrouvons van de Vyvere qui est allé voir le jour même Broqueville à Steenbourg. On dîne agréablement non sans une profusion de petites anecdotes et de souvenirs fendillés que Cooreman excelle conter, avec un de prolixité, peut-être, mais avec de petits clins d'œil et de menus gestes arrondis qui sont bien amusants.

Mardi, 4 juin 1918

420 km. d'auto d'affilée. C'est beaucoup, même pour aboutir à l'heureuse délivrance d'un ministère.

A 10 1/2 heures, après avoir été arrêtés par de nombreux convois de troupes, nous sommes reçus par le Roi qui nous retient jusqu'à midi. Il croit que le temps des négociations de paix n'est plus très lointain et qu'il conviendra de « lancer bientôt des amarres comme font les mariniers qui approchent du quai. »

(page 290) A midi et demi, toujours en compagnie de Cooreman, déjeuner chez Broqueville, avec sa femme et sa fille Myriam. Ils prennent galamment leur aventure et nous vidons une de champagne au nouveau président et au nouveau ministre d 'État. Broqueville se propose d'aller s'installer aux environs d'Orléans ou de Poitiers. Retour au Havre sans encombre avec arrêt dîner à Dieppe, où nous saluons au passage la flottille de nos bateaux de pêche d'Ostende et de La Panne. Cooreman ne tarit pas tout le long du trajet et nous pouvons, tout à l'aise, discuter, sous toutes ses faces, la tâche qui s'offre au cabinet ainsi modifié. L'essentiel sera de faire et de gagner la guerre, de conserver le coude à coude et le cœur à cœur avec les Alliés et de ne pas encourager par des imprudences. de quelque nature qu'elles soient, les menées séparatistes qui se font sentir dans quelques unités.

Mercredi, 5 juin 1918

Aujourd'hui premier conseil sous la présidence de M. Cooreman. Celui-ci se borne à nous adresser quelques mots, très bien pesés, sur l'union nécessaire. Chacun se rend compte que la différence entre le président d'aujourd'hui et celui de hier se traduira plus encore par une question de tempérament que par une question de programme. Notre nouveau « Premier » - pour être moins brillant que son prédécesseur, - est certainement plus pondéré, et, pour tout dire, plus « belge moyen Un échange de vues a lieu au sujet de la censure et des abus de la sûreté militaire.

J'ai pu régler les derniers préparatifs de notre mission en Italie à laquelle Segers ne participera pas. Nos services de transport et ceux de Paris et de la banlieue réclament, paraît-il notre « surmené collègue » comme l'appelle Hélène Davignon. En prévision d'une nouvelle avance ennemie, Segers songe même à déplacer sa remise de locomotives et de matériel d'Oissel.

Bien plus, à toute éventualité, il a envoyé un fonctionnaire en fourrier, qui étudie l'installation de tous nos services administratifs en Angleterre, à Turnbridge. Déjà, au mois d'avril dernier, (page 291) sir Francis Villiers, le ministre d'Angleterre, redoutant la disjonction des armées alliées et la prise d'Amiens, nous avait fait savoir que le gouvernement britannique était prêt à nous donner l'hospitalité et à assurer notre transfert en Angleterre. Mais aujourd'hui, comme il y a deux mois, un tel excès de précaution me paraît d'un pessimisme excessif.