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Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre XIII (juin -juillet 1918)

Nos internés en Suisse - Les Œuvres de guerre - Au camp d'Auvours - Travaux d'approche en vue de la paix - La fête nationale à Londres - Réunion parlementaire au Havre - La grippe espagnole

Jeudi, 19 juin 1918

(page 319) J’ai donné rendez-vous à Milan à M. Victor Yseux qui m'accompagnera pour visiter nos internés en Suisse.

Dans l'abondant courrier qu'il m'apporte, je trouve mot charmant de René Bazin : « Le Seigneur gardera France et Belgique, comme un bon laboureur garde son blé de semence. »

Correspondance. Envoi d'un rapport au Roi sur ma mission italienne. Quelques visites. Très bonnes nouvelles de la contre-offensive de Diaz. Du côté français, l'inquiétude s'atténue. Tout de même, les Boches sont à Château-Thierry ainsi qu'à Soissons et aux portes d'Amiens. « Fuori Tedeschi ! » dit-on ici.

Vendredi, 20 juin 1918

Me voici à 1500 mètres d'altitude, la station « Sanitaris » de Montana, où sont soignés un certain nombre d'internés, tant français que belges. Pauvres gens, qui ont pris dans les geôles allemandes le germe de la tuberculose pulmonaire et dont beaucoup sont destinés sans doute demeurer ici, dans ce (page 320) petit cimetière discret, que j'aperçois par mes fenêtres, à travers les stries d'une pluie qui ne s'arrête pas. Au moment où nous avons pénétré dans le tunnel du Simplon, le temps était idéalement radieux. A la sortie du tunnel, - côté Suisse, - nuages, brouillard, pluie et neutralité fédérale. Arrêt Brigue, puis Sierre. Les autorités sont à la gare. En dépit de la politique, l'accueil réservé aux Belges est plein de franche sympathie. J'ai trouvé la frontière le général Xhardez et le Dr Prémont qui me guideront au cours de cette tournée d'inspection. Que de leçons dans ce contact avec les officiers et soldats belges qui m'attendent à chaque arrêt ! Je leur dis combien le gouvernement et la nation leur sont reconnaissants d'avoir souffert pour notre cause. Des larmes coulent sur des faces rudes ou émaciées. Je reçois aussi de-ci de-là des confidences et des requêtes douloureuses et tâche, de mon mieux, de consoler et de remonter ces braves gens. Ce service des « internés suisses » rattaché à mon département, ainsi que celui de nos internés en Hollande et comme le ravitaillement de nos prisonniers en Allemagne, est fécond en devoirs autant qu'en émotions.

Je continue mon rôle de petit manteau bleu. Revue des internés à Saint-Maurice, Clarens, à Saint-Légier (école d'aviculture), Montreux. Nous avons suivi en auto la solennelle vallée du Rhône. Le soir, dîner avec des officiers belges. parmi lesquels le général Deguise, qui commandait la position d'Anvers et à qui les stratèges du « Café du Commerce » n'ont pas ménagé les critiques. Le problème de l'alimentation apparaît sous des aspects imprévus. A notre école d'aviculture, il a fallu renoncer à élever des volailles, faute de graines. Pendant quelque temps, on avait remplacé le maïs par des escargots. Mais nos internés n'en trouvent plus en quantité suffisante et les poules ont passé tour à tour au pot-au-feu.

Dimanche, 23 juin 1918)

Traversée de l'Oberland bernois. Les chromos-réclames des chocolatiers suisses revivent au naturel par les grandes glaces du train électrique qui nous emmène. De Zweisimmen à Spiez (page 321) en auto, puis Interlaeken, où m'attend au Kursaal une assemblée de près de deux mille internés, dont beaucoup sont français. Discours de M. le conseiller national Michel. Le conseiller fédéral Ador est présent. Je dis nos sentiments pour la Suisse et la France. Parmi les officiers belges, le général Jansen. Parmi les civils, le comte Édouard d'Assche, que je ne puis voir sans me rappeler son ancien titre de « chevalier d'honneur de la Reine » qui lui séait merveille.

Lundi, 24 juin 1918.

A Berne. Visite à notre comité de secours. Remise de la médaille de la Reine Élisabeth à quelques dames suisses qui se dévouent depuis plus de trois ans pour nos internés. Visite au comité franco-belge dont s'occupe très intelligemment Paul Hamoir. Les échanges de prisonniers, auxquels la Croix-Rouge procède via Berne, ont donné lieu à quelques sérieuses complications, car il semble certain que l'Allemagne nous ait glissé de la sorte maints libérés très suspects qui peuvent faire office d'espions à sa solde. Aussi décidons-nous d'intensifier les mesures de contrôle de façon à éviter de telles aventures.

A une heure, grand déjeuner offert à l'hôtel Bellevue par notre ministre Fernand Peltzer, toujours consciencieux jusqu'au scrupule. Le Président de la Confédération est en ce moment M. Callonder, beaucoup plus sympathique que le germanophile Hoffmann, à qui j'ai eu affaire lors de mon précédent voyage en Suisse pour le règlement de la question des internés. Il porte un toast émouvant à la Belgique et à son roi. Une fois de plus, j'éprouve combien la guerre qui nous a, en apparence, tout ravi, nous a moralement et politiquement grandis. L'après-midi, visites aux ambassades et légations. Et Dieu sait si Berne en est actuellement remplie ! M. van Panlauys, ministre des Pays-Bas, s'attend voir revenir bientôt à Berne le comte Torring, qui s'est révélé comme un nouveau négociateur officieux des pourparlers de paix. Conférence avec le ministre d'Espagne, au sujet de nos accords pour la libération, l'échange et le traitement des prisonniers, Le soir, je pars pour Lucerne.

Mardi, 25 juin 1918

(page 322) Matinée de calme, dans un « kurhaus » qui n'a que le défaut d'être d'un style trop munichois, en compagnie de la baronne Paul Greindl, échappée de Bruxelles pour se faire soigner ici avec sa belle-sœur Marie. Cette gracieuse cousine est la fois vive et réfléchie, spirituelle et sérieuse. Nous mettons au point tout ce qu'elle connaît de la vie belge en pays occupé, tout de ce que je sais moi-même de la vie belge au front et en terre d'asile. Elle vient du cher Bruxelles si lointain. Elle va y retourner bientôt.

A l'entendre, j'éprouve l'illusion d'être moins exilé. Nous parlons beaucoup de sa grande sœur Hélène, toujours prisonnière à Anvers. Le temps et le décor ont quelque chose d'élyséen et les événements que nous évoquons, et auxquels sont mêlés des êtres chers, ont, eux aussi, un caractère de grandeur qui semble supraterrestre. Cependant, je sais que le prince de Bülow, l'ex-chancelier allemand, est tout près de cet oasis, continuant à tisser les fils de ses intrigues. Et dans le train qui m'a amené de Berne, un monsignor italien, qui m'avait reconnu, m'a demandé ingénument si j'allais voir Lucerne l'homme de la villa Malta...

Mais il faut reprendre la route de Berne. Isabelle Greindl me ramène à la gare de Lucerne dans une carriole que conduit un feldwebel autrichien interné ici. Le train de banlieue, - il n'y en a plus d'autres en Suisse, - gagne cahin-caha la capitale fédérale. Plutôt que d'aller me coucher, j'attends la venue d'un convoi franco-belge qui est annoncé. Il arrive d'Allemagne vers deux heures de la nuit. Il comprend 120 Belges dont beaucoup étaient captifs depuis août 1914. Quelle joie pour eux d'être entourés. dès leur libération, de mille soins affectueux Beaucoup croient rêver et sont incapables d'extérioriser d'emblée ce qu'ils pensent. D'autres ne tarissent pas. Ils me parlent avec une indignation trop justifiée des visites faites dans leurs camps par quelques misérables « aktivistes » sous la conduite des officiers allemands. On les réconforte, on les nettoie, on les habille, on les nourrit. Quel contraste avec la famine et la pouillerie dont ils sortent Beaucoup nous disent les tortures du froid dans les baraquements. Pas un jour, ils n'ont mangé à leur faim. Hélas ! (page 323) des mères et des épouses qui attendent, vont de wagon en wagon, toujours déçues. Mais ces « rescapés » les réconfortent. Ils ont dans la victoire une confiance qui donnerait du cœur à des défaitistes de ma connaissance.

Mercredi, 26 juin 1918

Première étape à Fribourg. J'aime cette petite république où tout a la meilleure teinte helvétique, faite de méthode, de simplicité et d'honnêteté. L'Université catholique, qui doit compter avec ses appuis et ses relations d'Allemagne et d'Autriche, est très attentive à demeurer neutre, mais nous y avons le meilleur des représentants en la personne du R. P. de Munnynck. cerveau puissant et âme ardente, - vrai type de dominicain. Aux internés se sont joints les enfants belges hébergés dans la région, Beaucoup sont venus du pays de Liége et ont grand besoin de se refaire. J'avise un mioche de douze ans, qui a la tête enveloppée de linges, comme s'il avait été trépané. « Qu'est-ce que tu as, toi ? » « - La teigne » me répond-il aussi fièrement que s'il m'avait répondu : « La Légion d'Honneur. » Une pauvre fillette est arrivée ici toute anémiée. On lui a donné de suite un œuf à la coque. « Un œuf, a-t-elle dit. Pour moi toute seule ? »

Deux grandes dames de Fribourg : la baronne de Montenach et Mme de Zurich me font les honneurs de leurs œuvres. Ainsi qu'il arrive, leur charité n'exclut pas leur rivalité, et c'est tout un petit jeu diplomatique de ne pas se laisser accaparer davantage par l'une que par l'autre.

Seconde étape à Lausanne. La colonie belge y est nombreuse. Elle m'y reçoit au Palace. Toutes les opinions, toutes les conditions sociales sont représentées à la grande table ronde que je préside aux côtés de Mme Octave Maus.

Jeudi, 27 juin 1918

Revue des internés et des enfants. Déjeuner offert à l'hôtel Beaurivage d'Ouchy par Émile de Lalieux que sa captivité où (page 324) il fut le compagnon d'Arthur Verhaegen, a beaucoup vieilli. J'y retrouve la baronne Frédéric Brugmann, Pol M. Dulait, de Charleroi, le sénateur Struye d'Ypres, Jules Borel, sa femme et son fils, Mme Goldschmidt, belle-sœur de Paul Hymans et dont le mari est toujours prisonnier en Allemagne. De Lausanne à Genève, je fais route en compagnie de M. Lachenal, l'ancien Président de la Confédération. Celui-ci lit précisément une brochure que vient de publier le sénateur Struye : Flamands et activistes. Il descend à une petite station avant Genève. J'apprendrai demain qu'il est mort subitement pendant la nuit.

A Genève, l'accueil qui m'est fait est encore plus chaleureux qu'ailleurs. Visites aux œuvres belges. puis la Croix-Rouge internationale. Je n'oublierai pas le charmant souper que nous eûmes à Veyrier, avec une centaine d'internés, la plupart étudiants, et quelques personnalités genevoises,. notamment des professeurs de l'Université. Les toasts échangés se ressentirent de cette ambiance d'intellectualité. Je me suis souvenu d'un émouvant passage de l'Iliade ; c'est celui où la famille de Priam, fuyant l'incendie nocturne de Troie, arrive dans une grande cour intérieure du Palais. Au milieu des flammes, elle aperçoit le ciel serein que la gravitation des astres continue à animer de son cours auguste. Tout y demeure calme au milieu de l'incendie. La Suisse est, dans la conflagration universelle d'aujourd'hui, cette cour intérieure.

Vendredi, 28 juin 1918

Retrouvé à Paris, mon retour de Juliette et Xavier qui m'attendaient la gare de Lyon. Après nous être arrêtés à notre légation, ou j'ai affaire, nous allons voir à la Comédie-Française une pièce de guerre, D'un jour à l'autre, qui n'est pas sans mérite. Mais au milieu du 3ème acte, la breloque, dont personne ne s'étonne et ne s'effraye, interrompt le spectacle et nous voici achevant notre soirée dans les caves du Conseil d'État. Il y règne une bonne humeur populaire d’un ton très parisien. On bavarde et (page 325) on chante, tandis que la grosse Bertha sème sur la grande ville ses projectiles de mort.

Samedi, 29 juin 1918

En auto, de Paris au Mans. Quelle joie de revoir, bien longtemps avant que la ville de Chartres n'apparaisse elle-même, l'incomparable cathédrale que la Beauce, selon l'image de Péguy, semble présenter en hommage à Notre-Dame ! Au Mans, la ville est pleine de soldats polonais, habillés de bleu-horizon et dont le képi a à peu près la forme des anciens shakskas que nos régiments de Lanciers devaient aux officiers polonais qui les avaient créés.

Dimanche, 30 juin 1918

A 8 km du Mans. notre camp d'instruction d'Auvours se développe et s'organise de mieux en mieux. Le moral y est excellent, et nos aumôniers y contribuent beaucoup. Mais on éprouve quelque peine à y retenir de bons officiers instructeurs qui, en vrais soldats, préfèrent la vie du front. Quelle métamorphose depuis ce jour de novembre 1914 où je suis venu prendre possession de ce camp, au nom du gouvernement A ce moment. Ce n'était qu'une plaine de boue où nos conscrits défilaient au risque d'y laisser leurs souliers. Après avoir harangué nos recrues en français et en flamand, j'octroie à chaque homme un supplément de solde de 50 centimes pour la journée. Nous laissons au camp notre jeune volontaire qui prend le mieux du monde sa nouvelle vie, puis,. par Alençon, Bernay et le bac de Quillebœuf. nous rentrons à Harfleur, à temps pour y accueillir encore nos visiteurs du dimanche, parmi lesquels les Ribaucourt, André Simonis, Conrad Verhaeghe de Naeyer et nombre d'officiers anglais.

Lundi, 1er juillet 1918

La rançon de tels voyages est l'encombrement du retour. (page 326) J'en fais l'épreuve une fois de plus. Nous avons en permission Fernand Coppens d'Eeckenbrugge, qui vient de décrocher sa croix de guerre. Son frère cadet Léon est un excellent type de jeune poilu, plein d'entrain et d'enthousiasme pour son dur métier.

Mardi, 2 juillet 1918

Visite de Branting, le socialiste suédois. Bonne figure, sérieuse et loyale, coupée d'une moustache à la viking. Il paraît très revenu de sa confiance dans les continuelles palabres si chères aux internationalistes de la veille.

Jeudi, 4 juillet 1918

Conseil. Les deux courants se devinent sous les eaux relativement calmes de la surface. Broqueville a enlevé ou supprimé (ses explications à ce sujet sont claires) les procès-verbaux des séances qu'il a présidées, et sans en laisser, selon l'usage, une copie à son successeur. La Nation Belge (ex XXème Siècle) entreprend en sa faveur une campagne d'apologie où les coups d'épingle ne sont pas ménagés à plusieurs ministres, et spécialement à Renkin et à Hymans.

Nous avons fêté l'Independance Day américain. Toute la France en fait autant, et c'est de tout cœur, car les Yankees sont admirables. Que de chemin ils ont parcouru depuis le terrible mois de septembre 1914 où, débarquant à New-York avec Vandervelde et Hymans, nous y trouvions l'opinion empoisonnée par la savante propagande allemande dirigée par le comte Bernstoff, le Dr Dernburg et le professeur Otto Munsterberg ! Cette propagande entretenue à grand renfort de banknotes y avait si habilement et si perfidement déformé les événements que, pour l'homme dans la rue, la victime innocente était la pauvre Allemagne, tandis que la Belgique avait tous les torts.

Toute cette campagne, qui n'était nullement contrebattue d'ailleurs par les Alliés, avait pour ardents collaborateurs les émigrants d'origine allemande qui comptent par millions aux (page 327) États-Unis. D'autre part, l'élément irlandais, également très nombreux, était porté à ne voir dans cette guerre que l'occasion de se venger de l'Angleterre en coopérant à sa défaite.

Il est admirable de voir par quel lent et sûr processus l'âme américaine s'est ressaisie au point d'atteindre à la conception la plus haute et la plus noble de la guerre.

Samedi, 6 juillet 1918

Ce matin, la police du Havre a amené à notre service de la Sûreté publique deux enfants de 12 à 13 ans, qui vagabondaient au milieu des cantonnements anglais et qui se disaient de famille anversoise. Les enfants ont été interrogés par un de mes fonctionnaires, M. Humblet, qui, après leur avoir vainement adressé la parole en flamand. les questionna en français :

« - Où êtes-vous nés, mes enfants ? »

« - A Anvers, Monsieur », répondit, avec le plus charmant accent normand, l'aîné des bambins.

« - Et vous vous appelez ? »

« Alexandre Deschamps. puis le bambin commença une histoire très tragique de maison incendiée et de parents massacrés par les Allemands. A de certains détails, le fonctionnaire flaira vite l'imposture :

« - Et vous connaissez bien la ville d'Anvers ? »

« - Très bien, Monsieur. »

« - Pouvez-vous me dire où est la place de Meir ? »

« - La place de Meir. Monsieur, est près de la mer. »

Cette fois, les petits menteurs étaient pris au piège. Ils entrèrent bientôt dans la voie des aveux. C'était deux enfants d'un village de la Seine Inférieure qui avaient fui le foyer paternel et n'avaient rien trouvé de mieux, pour jouir d'une vie plus libre et plus facile, que d'inventer tout un petit roman de nature les rendre intéressants.

Les œuvres qui s'occupent de l'exode de nos petits réfugiés, - et auxquelles Juliette se consacre corps et âme, - groupent près de 10.000 enfants dans des colonies réparties en France, et surtout en Normandie. Visitant une de ces colonies, celle de (page 328) Malaise, Jorgensen a consigné sur le livre de l'école cette juste réflexion : « Ici les femmes cherchent à remédier au mal fait par l'homme, et surtout par le surhomme. » Ces œuvres d'hospitalisation sont parfois l'occasion de rencontres bien touchantes. Voici une lettre que Juliette a reçue récemment d'un brave caporal d'infanterie :

« Bonjour Madame,

« Je prends la respectueuse liberté pour vous écrire ses quelques mots que voici.

« J'aie appris par le journal du Vint-Siècle que les enfants de Liége el des environs sont arrivés en France.

« Et je vous dirai qu'un de mes amis a parlez avec mon enfant dont voici son nom : Vankam Simon. Je voudirais que je suis partie depuis le premier jour de la guerre jusque maintenant et que je n'ais pas encore été blessé et jamais quittés le front non plus et se pendant toujour fais mon devoir et je nai jamais été en congé non plus. Je voudrais bien savoir ou il est mon petit fils Simon pour avoir un congé s'il y avait possibilités cart je vousdirais que je suis tout seul et sans ressources de personne et que je voudrais sis bien le revoir mon enfant, mon petit que j'aime la vie.

« Madame

« Veuilliez agréé à ma demande s'ils vous plaies. Ainsi resevez davantage mes meilleurs remersieman d'un soldat dévouez pour la patrie et S. M. le roi des Belges. »

Lundi, 8 juillet 1918

Pendant que je travaille en mon cabinet, le général Leman vient me surprendre. Je ne l'avais plus vu, je crois, depuis 1910 au temps où il était vice-président du groupe des Congrès et Conférences de l'Exposition de Bruxelles que je présidais moi-même. (page 329) Sa pensée et sa parole sont pleines d'énergie et d'enthousiasme. Mais sa santé est très délabrée. Le héros de Liége se lamente d'être réduit à se nourrir d'épinards. Il a quitté Gonfreville l'Orcher, où les expériences de tir incommodaient sa fille et s'est installé à Etretat. Nous lui ferons fête à l'occasion du 21 juillet - date à laquelle je suis parvenu à faire fixer définitivement la réunion parlementaire. Il est bon que celle-ci s'ouvre par une manifestation d'éclatant patriotisme. Il importe aussi que la réunion ait lieu au siège actuel du gouvernement belge plutôt qu'à Paris. La grosse Bertha a d'ailleurs contribué, plus que mon insistance, à modifier sur ce point les intentions dont il nous avait été fait part.

Mardi, 9 juillet 1918

Visite de M. Lallemand, le nouveau préfet de Rouen. C’est lui qui nous avait si aimablement reçus à Saint-Étienne, en 1915, lors d'une visite à nos réfugiés.

Jeudi, 11 juillet 1918

M. Cooreman est parti pour La Panne. En son absence. je préside le conseil et parviens, non sans peine, à faire voter à l'unanimité, moins la voix du ministre Hubert, la création de deux commissions gouvernementales : l'une qui s'occupera des questions linguistiques, l'autre des réformes à apporter notre droit public, notamment en matière électorale. Il est aussi décidé de rattacher à la Sûreté publique tout ce qui concerne la circulation des civils.

Vendredi, 12 juillet 1918

Edmond arrive au Havre pour les séances du Conseil de la Trésorerie.

Samedi, 13 juillet 1918

C'est aujourd'hui que nous recevons à Harfleur les soldats (page 330) tant alliés que belges qui sont en congé et à qui nous voulons offrir quelque distraction. Le temps est très beau et cette garden-party se passe le mieux du monde. Nos « inaptes »n ou mutilés de l'Office des Prisonniers de guerre organisent, dans la grande prairie aux chevaux, une course de « Marathon ». D'autres ont trouvé le moyen de se fabriquer des engins de pêche, et l'étang, qui est poissonneux, les récompense de leur ingéniosité.

Malgré le contact qui s'est établi entre eux, tant à l'arrière qu'au front, il est curieux de constater à quel point les différences demeurent tranchées entre le jass belge, le poilu français, le tommy anglais et le sammy américain.

On a souvent reproché à notre jass d'exagérer le laisser-aller dans sa tenue. C'est vrai. Il n'y a rien dont il ait plus peur, t-il, que d'être traité de faiseur d'embarras mais, en revanche, son endurance et ses qualités techniques pour les travaux du génie, son courage au combat, n'ont pas tardé à lui valoir une réputation flatteuse parmi les autres armées et j'ai joui de l'admiration avec laquelle des généraux français, qui avaient vu successivement notre première et notre sixième division au camp de Chalons, en même temps que des troupes françaises et russes, en faisaient l'éloge.

Quant au soldat français, nul n'a plus que lui, je crois, la tradition militaire. Il est sobre et en somme peu exigeant, se consolant volontiers par un bon mot ou une chanson de la mauvaise qualité du pinard ou du rabat-de-col. Ce qui est inimitable dans l'armée française, c'est que le soldat garde son individualité sous l'uniforme sans que la discipline semble en souffrir. On trouve dans le ton des rapports entre les officiers et les soldats une familiarité de bon aloi qui n'exclut pas le respect nécessaire et qui tient, semble-t-il, à ce que les chefs s'occupent de leurs hommes, même en dehors du service, avec les gestes, les paroles et les sentiments qu'il faut. Ils savent les comprendre, les protéger, les entraîner.

S'agit-il du soldat anglais ? Il est naturellement un « sportman » et s'est rapidement adapté ce terrible sport qui s'appelle la guerre.

(page 331) En 1914, l'Angleterre avait en tout 250.000 hommes de troupes régulières. En juillet 1915, par un grand effort, elle avait recruté 2.000.000 de volontaires. Ce n'était pas assez. En mai 1916. faisant violence à son propre tempérament, elle institua le service obligatoire. En janvier 1918, les forces armées de la Couronne réunissaient 7.500.000 hommes. Ce n'était pas assez. La mobilisation des femmes a suivi celle des hommes. C'est un merveilleux spectacle que cette expansion de la femme anglaise dans la vie administrative, économique et même militaire de la nation.

Et que dire de l'effort des Britanniques en tonnage, en transports, en munitions, et surtout du stoïcisme avec lequel ils se sacrifient eux-mêmes sur terre et sur mer ! C'est par centaines de mille qu'ils comptent leurs soldats déjà tombés pour la cause commune.

Lundi, 15 juillet 1918

Après avoir présidé, dans la matinée, une séance de nos services de propagande, je pars vers 2 1/2 heures avec Charles de Smeth pour le front. Mon compagnon, qui a quitté Bruxelles il y a quelques semaines à peine, est tout ravi de cette occasion de voir notre armée et notre territoire libre. Nous arrivons vers 8 1/2 heures au château de Steenbourg où nous passons la nuit, non sans être terriblement incommodés par le bombardement (Dunkerque et Bergues encaissent une fois de plus) et par un autre ennemi insupportable dans son genre : les moustiques qui sont ici une véritable plaie. Au petit matin, nous apprenons que deux jeunes aviateurs anglais viennent de capoter tout près du château, au retour d'un bombardement sur Zeebrugge. Les pauvres garçons ont été tués sur le coup. Lorsque j'accours sur les lieux, ils gisent affreusement brûlés, parmi les débris de leur appareil.

Mardi, 16 juillet 1918

Quand j'arrive aux Moëres, pour être reçu par le Roi, j'aperçois (page 332) de loin une forme féminine vêtue de rose qui, du jardinet, essaie de pénétrer par une fenêtre du premier étage à l'intérieur de l’habitation, en s'aidant aux branches d'un poirier en espalier. Quelle est cette audacieuse acrobate ? C'est la princesse Marie- José, que je retrouve grandie et très en beauté, dans la mousse blonde de son exubérante chevelure. Longue conversation avec le Roi qui, comme à l'accoutumée, ne s'anime que peu à peu. Il n'est pas encore très rassuré quant aux risques d'une offensive allemande par le mont Kemmel. Nous parlons d'une participation de nos officiers à l'instruction des troupes américaines. J'appuie le désir dont m'ont fait part plusieurs officiers de notre artillerie et de notre aviation, qui connaissent l'anglais, et qui souhaitent être détachés auprès de la nouvelle armée de Pershing. Nous avons perdu un temps précieux à différer de répondre à cette demande que les Américains nous ont faite et je crois que nous ne devons rien négliger pour entretenir l'amitié belgo-américaine. Le Roi marque son accord sur le but. Il ajoute que nous aurions dû déjà, dans le même ordre d'idées, favoriser, plus activement que nous ne l'avons fait, la participation des Américains à nos entreprises coloniales. Si le Congo belge devait un jour être guigné par les convoitises allemandes, rien ne l'en préserverait mieux, croit-il, que la présence des intérêts américains engagés dans nos affaires minières, agricoles ou « ferroviaires », de là-bas. Le Roi craint que l'attention de Renkin n'y soit pas suffisamment éveillée et que certaines déclarations qu'il a faites récemment à Londres, au sujet du danger des concessions aux particuliers, ne soient de nature à contrarier une politique que les circonstances de guerre rendent opportune. Comme j'exprime au Roi l'inquiétude que nous avons éprouvée en apprenant sa récente traversée du Pas-de-Calais en hydravion, il me répond qu'avant peu tout le monde en fera autant. La peur physique ne le touche pas. Je prends ses instructions pour mon voyage à Londres : il est d'avis d'éviter, à l'adresse de l'Allemagne, toute violence de langage qui ne serait pas nécessaire. Nous ne devons pas accréditer à Berlin l’idée que le gouvernement, si profonde que soit l'exécration des Belges contre le parjure et l'envahisseur, ne répondrait que par des injures aux (page 333) avances de paix qui lui seraient faites. Toutefois, nous ne pouvons pas laisser passer, sans la relever comme elle le mérite, la nouvelle prétention qui vient d'être affirmée par le chancelier Hertling de considérer le bien volé comme un gage.

Rentré le soir à Steenbourg, je prépare, à la musique nocturne du canon, ce que je dirai ce sujet samedi prochain au Central Hall de Westminster.

Mercredi, 17 juillet 1918

Les nouvelles du front français sont bonnes. Un furieux effort des Allemands a été nettement enrayé. Sur notre front, le beau temps est mis à profit pour la « restauration des tranchées et je rencontre des compagnies entières occupées à remplir ces sacs de terre que nos jass appellent plaisamment des « vaderland » et qui servent à édifier à fleur de sol ces remparts précaires, que la nature même du terrain ne nous permet pas de creuser ici en profondeur. « Il faut être fou pour se battre dans les Flandres », disait Turenne qui avait dû compter déjà avec ce sol gras et spongieux où l'on trouve l'eau à deux mètres et moins.

A Furnes, que je traverse, quelques rues ont été fortement amochées par de récents bombardements. La ville est d'ailleurs évacuée, et ce n'est pas sans peine que l'autorité militaire a pu y parvenir. L'insouciance ou le stoïcisme de certains civils dans cette zone tiennent du prodige.

De Furnes, je me rends à La Panne où j'ai convié à déjeuner quelques amis, officiers et auditeurs. Il y a eu, pendant ces dernières semaines, à la suite des menées activistes, de nombreuses désertions à l'ennemi, notamment la 1ère Division que commande le général Bernheim. Les autorités militaires croient qu'il importe de donner aux conseils de guerre le droit de condamner ces déserteurs par défaut. Mais un tel remède serait médiocrement efficace, sans parler des objections juridiques et des graves risques d'erreur. C'est surtout sur les causes du mal qu'il faut agir. A ce point de vue, plus de rigueur de la part de la censure mais aussi plus de clairvoyance de la part de certaines autorités militaires seraient utiles. La question linguistique se double d'un problème (page 334) psychologique et moral. Elle est faite de quelques griefs parfaitement fondés et de quelques autres qui sont imaginaires. Elle exige, de la part des officiers, beaucoup de compréhension, de tact et de cœur. Le soldat flamand, dont la susceptibilité est aiguisée par une propagande systématique, doit se sentir à tout moment en confiance avec ses chefs. J'ai fait savoir à plusieurs magistrats du Parquet Général de Bruxelles, Émile de le Court, Raymond van den Branden et Fauquel, mon désir de les voir arriver ici, si le passage leur est possible, ce qui est d'ailleurs bien problématique. Avec leur concours, je pourrais réorganiser le personnel de notre juridiction militaire qui laisse à désirer, surtout à cause de l'incompatibilité d'humeur qui règne entre ses chefs.

Jeudi, 18 juillet 1918

Je déjeune à Steenbourg avec Henri de Croy qui grille du désir d'être envoyé aux États-Unis ou détaché auprès des Sammies, puis je retourne par la côte et m'arrête à Calais pour y faire une courte visiteà l'amiral Ronarch' qui commande la défense maritime et me fait visiter un sous-marin d'un type nouveau employé pour la police du détroit.

Cette fois, il ne me propose plus l'expérience d'une plongée qui nous a si mal réussi à bord du submersible que commandait le jeune du Paty de Clam. J'admire les marins de l'équipage qui vivent là en un espace restreint, au milieu d'une machinerie compliquée, dans une atmosphère chargée de vapeurs sulfuriques avec la menace des mines flottantes ennemies ou amies qui frappent en aveugles. N'importe, ils ignorent le « cafard » et paraissent trouver cela tout naturel.

Embarqué à Boulogne. je fais la traversée de la Manche en compagnie du député français Bignon, le gigantesque et sympathique maire de la ville d'Eu qui est commissaire au service interallié pour le ravitaillement. Il me montre, presque au sortir de la rade, l'endroit où un sous-marin allemand a torpillé, le 26 octobre 1914, l'Amiral Ganteaume, qui était plein de réfugiés belges. Au moment où nous débarquons à Folkestone, les sirènes mugissent. C'est l'alerte. On annonce un raid ennemi. Mais nous ne voyons rien (page 335) venir. A la nuit tombante, j'arrive à Seven-Oaks. J'y retrouve Edmond qui m'emmène loger à Freston Lodge. Près d'ici, résident aussi les Robert d'Ursel et les Davignon.

Vendredi, 19 juillet 1918

Ce comté de Kent, à cette saison, est un canton du Paradis. La lumière y est plus douce qu'ailleurs, la verdure plus tendre et les arbres plus majestueux. Mais voici, sur un coteau, un grand champ déjà moissonné et toutes ces gerbes couchées en lignes opposent à ce riant décor le rappel des jeunes vies que cette guerre atroce fauche chaque jour dans leur fleur. Mon Dieu ! Ayez pitié des mères, des femmes, des enfants. Ayez pitié du cœur des hommes !

Dimanche, 21 juillet 1918

Le moral des Anglais est admirable. Ils ont été lents à s'engager à fond. Mais cela fait, ils ne lâcheront pas prise. Tout ce qu'on sait ici des rigueurs particulières et même des sévices dont les prisonniers anglais sont les victimes en Allemagne, où le « Gott straffe England » est appliqué à la lettre, excite le sentiment populaire. De plus, les attaques des Zeppelins ont suscité dans toute l'île une véritable réaction de combat. A se défendre des raids nocturnes, Londres est strictement privée de lumière. Un « cartoon » du Punch représente un quidam allongé à quatre pattes sur le pavé d'une rue en pleines ténèbres. Un policeman lui demande ce qu'il fait là : « Je cherche Trafalgar Square. »

Pour célébrer la fête nationale belge, le cardinal Bourne chante un Te Deum à la cathédrale de Westminster. Mon frère Maurice, dans ses ornements de protonotaire apostolique, reçoit les invités. Le prince Victor et la princesse Clémentine y assistent, ainsi que le lord-maire et les aldermen en grand arroi.

Au lunch, au Savoy, nous baptisons la nouvelle « Anglo-Belgian Union » puis à 3 heures, grande assemblée de 3.000 ou 4.000 personnes au Central Hall. Un excellent discours de Balfour, Il parle d'une voix un peu monocorde et coupée, tout à fait dans le style (page 336) classique des hommes d'État anglais. Mais il ajoute à l'autorité de son âge et de son mérite, quelque chose de séduisant par sa dignité de tenue et l'ingénuité de yeux clairs.

Après lui, je prends la parole, en français d'abord, puis en flamand. L'auditoire vibre à merveille et les bonnes nouvelles militaires que j'apporte et commente à son usage achèvent de l'enthousiasmer. J'ai choisi comme thème principal le contraste entre l'invariabilité des buts de guerre de la Belgique et les contradictions où s'empêtre, vis-à-vis de nous, la politique de la Wilhelmstrasse. J'en profite pour répondre aux récentes déclarations du chancelier Hertling, qui a exposé au Reichstag que la Belgique était, entre les mains de l'Allemagne. un gage contre les Alliés. Après cette réunion, je prends le thé avec Balfour qui je m'efforce d'expliquer combien la Belgique aura besoin. au lendemain de la guerre, de voir régler, mieux qu'il ne l'était jusqu'ici, le régime de l'Escaut. Il m'écoute avec intérêt, mais sans que je puisse me flatter de l'avoir convaincu. « Si l'Escaut avait appartenu la Belgique jusqu'à la mer, me dit-il, ce n'est pas à Zeebrugge, mais bien Anvers que Tirpitz aurait établi son nid de sous-marins. »

En revanche, il m'entreprend longuement sur le sort de la Palestine. La formule du « sionisme » me paraît le séduire plus que de raison. Avant de me quitter, il me fait encore de grands compliments au sujet de mon cousin Adrien qui a rendu, me dit-il, notre nom populaire en Angleterre par des talents militaires et un héroïsme que viennent d'attester sa nomination comme général de brigade à 38 ans, et la décoration de la Victoria Cross.

Lundi, 22 juillet 1918

Réunion au Havre des sénateurs et députés qui sont de ce côté des lignes et dont beaucoup qui servent l'armée, jettent, dans cette réunion parlementaire, la note martiale de leurs uniformes.

L'atmosphère générale est bonne, tant chez les civils que chez les militaires. Tous sont d'accord pour éviter de donner trop de publicité aux délibérations. Par petits groupes, nous invitons tour à tour nos collègues à l'hôtellerie. Les uns viennent du front. Quelques-uns sont arrivés de Hollande. La plupart de France et d'Angleterre. Camille Huysmans, à qui nous avions assuré toutes les facilités nécessaires, est bloqué à Folkestone où le syndicat des marins anglais se refuse, paraît-il, à le laisser embarquer. Ses tentatives en vue d'une grande palabre socialiste à Stockholm ont été peu goûtées outre Manche.

Du 22 au 27 juillet, séances et débats se poursuivent avec d'ordre. Le ton demeure très satisfaisant. Le vendredi après-midi, échange de vues sur la justice militaire, sur la censure, sur la situation au Congo, sur les mesures prises en Belgique par l'occupant. Quelques visages nouveaux. Ce sont les suppléants que des décès ont appelés à l'activité. Parmi les figures anciennes, quelques-unes sont bien marquées par les épreuves ou par la maladie : c'est le cas de Van Cleemputte (Gand), de Van Merris (Ypres), de Borboux (Verviers).

A la dernière séance, un ordre du jour, stigmatisant les manœuvres activistes, se heurte l'abstention très remarquée de Van Cauwelaert et de Van de Perre. On leur prête le souci de ménager un certain nombre de leurs amis que le fanatisme ou l'aveuglement ont entraînés dans l'aventure de l'université von Bissing.

Il est intéressant de comparer l'état d'esprit et les opinions qui se découvrent dans ces séances avec les notes que nous envoient du pays occupé, - par l'intermédiaire du baron Capelle et du marquis de Villalobar, - les principales personnalités politiques dont nous avons sollicité l'avis. Sur beaucoup de points, la concordance est parfaite : maintien de l'union sacrée au retour, révision constitutionnelle sur la base du suffrage universel (les droitiers insistent pour le vote des femmes ou le double vote des pères de famille), création d'une université flamande, déjà acceptée par tous en principe avant la guerre (mais faudra-t-il pour cela - ce qui heurte mon sentiment - supprimer tous les cours français à Gand ?), mesures énergiques contre (page 338) l'alcoolisme, services décentralisés pour la restauration rapide des régions dévastées, réforme du régime fiscal par l'impôt progressif sur le revenu, etc. En revanche, le pays occupé va beaucoup plus loin qu'on ne le fait ici en ce qui concerne les rectifications de frontières et ne se borne pas à la liberté absolue de l'Escaut ni à la réunion d'Eupen-Malmédy à notre territoire. Nous sommes assez surpris de voir des hommes très pondérés considérer comme une chose toute naturelle le rattachement du Grand-Duché de Luxembourg à la Belgique. Rien ne nous permet de croire que ce rattachement soit dans les vœux de la population grand-ducale.

Dimanche, 28 juillet 1918

Juliette a conduit aujourd'hui les parlementaires faire Duclair la connaissance du « canard à la rouennaise » et visiter ensuite quelques-unes de ses colonies scolaires, puis elle les ramène vers 5 heures à Harfleur où surviennent d'autres visiteurs, notamment le marquis Dadvisart, les de Carbonel et M. William Martin, l'introducteur des ambassadeurs. Nous gardons à diner le duc d'Ursel, Valentin Brifaut et Charles Cornet de Peissant, qui ont pris du service dans l'armée. Brifaut est actuellement attaché à l'aviation française et vient d'y conquérir vaillamment de nouveaux galons.

Du 29 juillet au 3 août 1918

Semaine de travail intensif. Je mets au point plusieurs arrêtés-lois et donne au Petit Journal un interview sur l'anniversaire du 2 août. Dans la nuit de mercredi à jeudi, un avion allemand jette quelques projectiles sur Le Havre (un tué et quatre blessés). Le samedi 3 août, j'assiste à la fin de la leçon de français que ma fille Ghislaine fait deux fois par semaine aux soldats anglais. Le soir, nous allons en famille entendre la troupe de la Comédie française qui donne, pour une œuvre de guerre, Britannicus et Le malade imaginaire. Entre les deux pièces, je vais saluer dans leurs loges de Max, Berthe Bovy et Madeleine (page 339) Roch. Chez celle-ci, qui est occupée à dépouiller le fastueux costume d'Agrippine pour se transformer en Toinon, ma surprise n'est pas médiocre de rencontrer M. Busson-Billault, le bâtonnier parisien. C'est le « patito » en titre de la belle tragédienne et il l'accompagne dans sa tournée... « Demain, me dit-il avec candeur, nous jouons à Angers. »

Lundi, 5 août 1918

Conseil. Le gouvernement décide de décerner à Hoover le titre d' « ami de la Nation belge. » Celui de citoyen d'honneur aurait paru moins bizarre. Mais le Roi, qui s'est déjà engagé vis-à-vis de Hoover, tient à la première formule.

Visites du Révérend Mac Pherlan, délégué des églises protestantes des Etats-Unis, et de Raphaël-Georges Levy de l'Institut.

Mardi, 6 août 1918

Mise au point de la question compliquée de l'envoi des vivres à nos internés aux Pays-Bas, du moins à ceux d'entre eux qui sont débilités ou malades. De divers côtés, on se plaint du procédé des socialistes qui cherchent à accaparer le profit moral d'un grand nombre d'œuvres ou services de guerre, sauf, bien entendu, à s'adresser pour les frais, au Relief Fund ou à la Croix-Rouge américaine. Leur système consiste, les fonds étant ainsi recueillis, à expédier vivres, vêtements, livres, jeux ou secours au nom d'Émile Vandervelde ou de sa femme ou d'un de leurs lieutenants. Plusieurs de ces marxistes, qui combattent volontiers la charité, ignorent ce qui en fait tout le mérite : c'est-à-dire le désintéressement. Je ne prétends pas que quelques catholiques ne pêchent aussi à ce point de vue.

Pour mettre fin à ces abus, je décide que tous les envois aux Pays-Bas se feront désormais sous la direction et au nom de l'Office Central pour les prisonniers de guerre.

Je retiens à déjeuner Yseux et Rolin-Jaequemyns. Le premier va partir pour La Haye, afin de régler pour nous quelques problèmes relatifs nos internés. Je lui remets deux lettres (page 340) d'introduction : l'une pour Mgr Nolens, l'autre pour M. Heernskerk. Les journaux citent en effet le nom de l'un ou de l'autre de ces hommes d'Etat, que je connais de longue date, pour la présidence du nouveau cabinet hollandais. Rolin, attaché à la Croix-Rouge, compte regagner Bruxelles à la fin de ce mois.

Jeudi, 8 août 1918

La condamnation de M. Malvy par la Haute-Cour est un soulagement pour l'opinion publique qui n'admet pas, si habituée qu'elle soit au régime de la « république des camarades » qu'un ministre français ait pu impunément, comme l'a fait celui-ci, encourager des coquins de l'espèce du « Bonnet rouge » et laisser le champ libre à un Sébastien Faure. Les anciens présidents du conseil, MM. Briand, Viviani et Ribot, qui ont défilé la barre des témoins (Brelan d'as, dit-on à Paris) ont cependant tenté de disculper l'accusé. Je n'ai rencontré M. Malvy que deux fois, une première fois à un déjeuner offert par le baron Guillaume à l'hôtel Meurice, une seconde fois dans son cabinet de la Place Beauvau, où je lui avais trouvé, dans la physionomie et les manières, quelque chose d'anormal et de hagard qu'on attribuait, à tort ou à raison, à l'usage des excitants. Berryer nous avait récemment proposé d'octroyer un grand cordon à son collègue français. C'est une chance qu'une telle proposition ait été écartée.

Vendredi, 9 août 1918

Conseil des ministres. Débat sur la censure et la question des langues. Ce sont deux thèmes inépuisables. Prosper Poullet. qui s'est engagé à fond en faveur de la division de l'armée en unités flamandes et unités wallonnes, est très ému parce qu'un journal belge de Hollande vient de reproduire, au sujet de cette formule, pour le moins inopportune, des paroles prêtées au Roi. Celui-ci aurait dit qu'il ne rentrerait pas en Belgique à la tête d'une armée ainsi divisée. La divulgation de ces paroles est assurément fâcheuse puisqu'elle découvre la Couronne. Elle aura cependant pour effet de faire réfléchir ceux qui, par (page 341) conviction ou calcul, se sont laissés entraîner à préconiser ou à réclamer cette division de l'armée en un moment ou il importe précisément de serrer les rangs.

Samedi, 10 août 1918

Les bonnes nouvelles militaires facilitent la lutte contre les idées défaitistes qui soufflent à l'arrière en vent pestilentiel.

Dimanche, 11 août 1918

La Revue des deux Mondes publie un article du baron Beyens sur la Belgique en guerre. A côté de considérations judicieuses, l'article sous-évalue l'influence que notre neutralité garantie a exercée sur l'opinion internationale au jour de l'agression allemande. Nous lui devons en grande partie l'intervention anglaise et l'incomparable prestige moral et juridique de notre cause nationale.

Hurrah ! Montdidier est repris. Et le mouvement sur la Marne est un grand succès. Mais les Allemands ont tenté ce matin une offensive sur le Mont Kemmel, qui demeure toujours un point très exposé à l'Est de notre front. Ce n'est peut-être qu'un essai de diversion. Sur l'ensemble du front, on compte aujourd'hui 205 divisions alliées contre 220 allemandes. Ces dernières vont se grossir de l'afflux de la classe de 1920. Mais les renforts américains débarquent plus nombreux de jour en jour.

Mercredi, 14 août 1918

Nouveau conseil. Cooreman préside bien, avec patience et méthode. Anseele l'appelait un « maître roublard.3 Il l'est. Mais sa roublardise n'a rien d'astucieux ou de malveillant : c'est une forme de cet esprit de finesse qui doit doubler, chez tout homme politique, l'esprit de géométrie.

Xavier nous arrive en congé. Il s'est accommodé le mieux du monde, jusqu'ici, du camp d'Auvours et des contacts de toute sorte qu'entraîine le recrutement militaire actuel : il s'y trouve du bon, du médiocre, de l'excellent, mais aussi (page 342) du pire. A la dernière inspection, le général de Selliers lui a demandé si ses compagnons et lui étaient satisfaits de l'ordinaire. « Très satisfaits, a répondu le boy, excepté quand les pommes de terre sont cuites à la naphtaline. » Il paraît que l'aventure s'était produite la veille et Xavier a profité de l'occasion, à la grande joie de ses camarades, pour marquer le peu de goût de nos jeunes recrues pour cette recette culinaire.

Jeudi, 15 août 1918

C'est la fête de ma chère maman que nous avons en séjour. Nous allons avec elle déjeuner en pique-nique à Vaucottes, crique très pittoresque entre Etretat et Yport. Le soir, les enfants jouent une saynette : « La parfaite secrétaire. » Nous évoquons le souvenir des 15 août d'Hastière qui réunissaient toute la famille : la procession où Maurice officiait à travers les rues du village, le grand festin traditionnel auquel assistait notre cher curé Schlôgel que les Allemands ont fusillé sans l'ombre d'un motif, les toasts et compliments des jeunes enfants, puis, au sortir du repas, le salut, propice à la somnolence, où je me risquais à chanter au jubé l'Ave Maria de Faure, les visites des amis, les fleurs et cette douceur indicible des foyers où règne l'harmonie.

Vendredi, 16 aout 1918.

Voici Xavier au lit avec une fièvre qui a les caractères de la méchante grippe espagnole.

Dimanche, 17 août 1918

L'épidémie gagne de proche en proche. Georgette et Hubert en sont aussi atteints. Notre brave Gosset est de son côté alité. Quelques visites de diplomates. Jacques Davignon nous reste diner à Harfleur.

Mardi, 20 août 1918

Nos petits malades vont un peu mieux. Étienne Verhaegen nous arrive en permission. Nous lisons le soir une magistrale (page 343) étude de Goyau publiée par le Correspondant sur « Arthur Verhaegen, un initiateur social. » Voici quelques mois, nous avons appris comment, les Allemands l'ayant libéré à raison de son état de santé, ce patriote et ce chrétien d'élite n'est rentré au pays que pour y mourir.

Mercredi, 21 août 1918

Je conduis ma mère à Villers sur Mer chez les Gastinne. Les réfugiés belges sont très nombreux dans tout le Calvados. A Trouville, quelques familles de notre pays mosan sont logées aux « Roches Noires. » C'est dans les environs que j'ai rencontré naguère de braves ouvriers mineurs déjà hors d'âge militaire et qui se désolaient d'être employés aux travaux des champs (songez donc on leur faisait écraser des pommes). Ils furent enchantés lorsque je leur trouvai de la besogne aux mines de charbon du côté de Saint-Étienne. Bons ouvriers à la fosse, ils étaient dépaysés et malheureux au plein air. Une autre fois, à Livarot, le hasard m'a fait découvrir la femme et le gosse de mon chauffeur Arthur Godard, qui est un curieux type de borain. Celui-ci croyait que sa famille avait été victime de la bataille de Mons, tandis que sa femme, ayant appris qu'il avait disparu dans la défense d'Anvers, pensait bien ne le revoir jamais. A la vérité, ce brave garçon, - brigadier aux lanciers - qui avait été fait prisonnier par les Allemands, est parvenu à s'évader et depuis lors, je l'ai pris à mon service. On devine leur joie à tous trois. Comme je disais à Godard : « Nous allons repartir pour Le Havre », il eut ce cri du cœur : « Ah, Monsieur le Ministre, c'est trop ou trop peu ! » Je le rassurai aussitôt en ajoutant que nous repartirions, mais en emmenant dans notre auto sa femme et son fils.

Au retour, je fais une visite de condoléances à Deauville à la baronne van Eetvelde dont le fils aîné vient de mourir à l'hôpital de Cabour de la grippe espagnole qui fait partout d'affreux ravages.

Jeudi, 22 août 1918

Au conseil d'aujourd'hui, Hymans demande que nous réglions (page 344) la situation de Jules Destrée. Celui-ci, envoyé à Pétrograd pour nous y représenter, avait reçu pour instructions de lier son sort à celui des ambassadeurs des Puissances alliées. Mais au lieu de les avoir suivis à Vologda, puis à Arkangel, il est depuis deux ou trois mois à Tokio. Hymans est d'avis, pour arrêter les frais, qu'il soit rappelé au Havre sans plus de retard. Il se plaint que notre diplomate d'occasion n'ait envoyé aux Affaires Étrangères que de rares rapports bourrés d'illusions au sujet des bolcheviks avec lesquels il nous engageait à lier partie. Cette proposition de rappel est combattue par Vandervelde et Brunet, qui semblent moins pressés de voir Destrée ici. Ils font valoir l'intérêt « national » qu'il y aurait à l'envoyer en mission économique à Vladivostok. Le conseil adopte mon projet de révision du code pénal militaire. Reste à modifier le personnel de la Cour Militaire et à lui donner un statut définitif. Reste aussi à organiser, mieux qu'il ne l'est, le système de la défense devant les conseils de guerre. Quant à mon projet sur l'emploi des langues, il est prêt et j'insiste pour que le conseil le vote bientôt. Il corrige certaines inégalités dont se plaignent avec raison les prévenus flamands. Jean de Hults, lieutenant aux grenadiers, vient dîner à Harfleur. Les Anglais ont repris Albert et approchent de Bapeaume.

Vendredi, 23 août 1918. L'abbé Max Carton de Wiart, aumônier au régiment des Guides, qui avait été rappelé en pays occupé par le cardinal Mercier, m'écrit de La Haye qu'il a perdu tout espoir de passer la frontière. Je lui écris pour l'engager employer son activité en Hollande où la moisson qui s'offre à un prêtre de son expérience est assez abondante, notamment dans la colonie belge.

Samedi, 24 août 1918

Un article de l'Indépendance du 21 prend vivement à partie le mémoire confidentiel que mon frère Edmond a rédigé sur la question de la neutralité. A la vérité, ce mémoire qui cherche à réhabiliter la thèse de la neutralité belge garantie et suggère (page 345) d'en faire l'objet d'une stipulation spéciale dans le pacte de la Société des Nations, était exposé à être mal compris. Il n'aurait pas dû sortir en tout cas du petit cercle gouvernemental auquel il était destiné. Le voici, par quelque indiscrétion, livré aux commentaires des « irresponsables » qui ne se font pas faute, - et l'article de l'Indépendance le prouve déjà - d'y dénoncer une tendance à nous replier sur nous-mêmes. A dire vrai, l'abandon de notre neutralité, dans les conditions où elle existait avant la guerre, - c'est-à-dire la neutralité imposée à la Belgique à titre obligatoire - est chose qui s'impose. Mais les naïfs s'imaginent que nous aurons obtenu un grand succès diplomatique en dépouillant cette neutralité. Il faudra, et tout est là, qu'on la remplace par quelque chose.

Poullet vient de rentrer d'un voyage de quinze jours.

En son absence, j'ai pris sur moi d'organiser la manifestation qui doit avoir lieu après-demain pour installer l'Oeuvre internationale de la restauration de la bibliothèque de Louvain.

Dimanche, 25 août 1918

Nos dimanches d'Harfleur m'offrent en ce moment un précieux dérivatif à mon travail de la semaine, qui est intensif. Après la messe, le plus souvent c'est la messe militaire anglaise, - je fais, avec l'un ou l'autre des enfants, une excursion à bicyclette, au retour de laquelle une baignade dans l'étang est indiquée. L'après-midi, je classe mes papiers, puis fais quelque lecture jusqu'à l'heure du thé qui nous amène de nombreux visiteurs. Nous retenons souvent à dîner l'un ou l'autre ami. Aujourd'hui. j'ai dû aller « honorer de ma présence », suivant le style des gazettes, une fête de sport interallié à la plaine de Graville. Belges, Anglais, Australiens s'y disputaient des prix de courses à pied, de sauts en longueur et en hauteur, de tir à la corde... Ce dernier jeu est bien symbolique de la guerre actuelle. J'avais pour assesseurs le général Deruette, aide de camp du Roi, et un gros homme du type « mastroquet » qui n'est autre que le maire d'une importante commune de la région. Il a imaginé, - par souci, dit-il, de l'état sanitaire, - d'autoriser, et même (page 346) de financer, une maison Tellier qui est à front de la rue principale et où les soldats et ouvriers de tous les cieux sont admis à faire leurs dévotions à la Vénus vénale. L'établissement a un tel succès qu'il a fallu organiser à la porte un sévère service d'ordre. Voilà, en vérité, une belle œuvre de guerre !

C'est dans cette même plaine de Graville qu'un jour de décembre 1915, une poudrerie que nos services militaires avaient établie à cet endroit, fit tout à coup explosion par une cause demeurée mystérieuse, mais que beaucoup soupçonnèrent être en rapport avec les procédés familiers à l'ennemi. Arrivé moi-même sur les lieux quelques minutes après avoir entendu l'écho de la déflagration, je n'avais plus trouvé dans les décombres fumants que deux victimes encore vivantes parmi la centaine de soldats belges employés à notre poudrerie.