(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)
Mission en Italie - Le ministère Orlando - L'article 15 du Traité de Londres - Chez le Roi Victor Emmanuel III - La Bataille de la Piave - Le Pape Benoît XV et le Cardinal Gasparri - Impressions romaines
(page 293) Cette mission en Italie répondait à des motifs de courtoisie internationale et des considérations d'ordre politique et économique. A plusieurs reprises, des ministres et des généraux italiens nous avaient honorés de leur présence. Le roi Victor-Emmanuel lui-même était venu saluer le roi Albert sur le front de l' Yser. Un contact direct avec le gouvernement de Rome était souhaitable pour nouer avec lui des liens plus étroits et aussi afin de préparer les voies à de nouveaux rapports économiques. Au point de vue du droit international, la situation de l'Italie offrait vis-à-vis de nous quelque chose de particulier. N'ayant point été partie au traité de 1839, elle n'était point, comme la France, l'Angleterre, la Russie et aussi l'Allemagne, garante de la neutralité belge. C'est ainsi qu'elle n'avait pas signé non plus, le 14 février 1916, la déclaration de Sainte-Adresse. Il convenait d'autant plus que nous affirmions bien haut la confiance absolue que nous avions dans le cabinet de Rome comme dans ceux de Paris et Londres.
A la vérité, l'envoi de cette délégation gouvernementale avait été décidé en principe dès septembre 1917, et le dévoué (page 294) diplomate qui représentait la Belgique auprès du Quirinal, le comte Werner van den Steen de Jehay, avait tout préparé en vue de son succès. Mais les circonstances en retardèrent la date définitive, et c'est ainsi que son départ n'eut lieu qu'au début de ce mois de juin 1918, qui fut sans doute, si l'on en excepte la bataille de la Marne, le moment le plus critique de la guerre. Sur le front oriental, par suite de la défection russe et de l'écrasement roumain, nos chances communes avaient été fortement entamées. Au mois de mars, l'assaut allemand avait enfoncé les armées britanniques jusqu'à proximité d'Amiens et capturé un butin immense. Il s'en était fallu de que le front des Alliés ne fût coupé en deux tronçons. Ce fut alors seulement que la nécessité de coordonner l'action des armées alliées avait été reconnue et qu'à Doullens, le 26 mars, Foch en assuma la responsabilité et la maîtrise.
Cependant, au mois d'avril, de nouveaux revers nous avaient accablés : les Anglo-Portugais étaient rejetés sur les monts des Flandres. L'armée belge se trouvait presque encerclée dans le lambeau de territoire auquel elle s'accrochait. A la fin de mai, l'offensive allemande avait repris de plus belle. En une ruée formidable, l'armée du Kronprinz avait attaqué du côté du Chemin des Dames. Cette attaque avait atteint la Marne sur vingt kilomètres, de Dormans à Château-Thierry, coupant la ligne de Nancy. Paris, bombardée par la grosse Bertha, entendait le grondement de la canonnade qui chaque jour se rapprochait.
Tandis que tous les gains si péniblement conquis par les Alliés depuis septembre 1914 leur étaient ainsi ravis, le moral même paraissait atteint. Dans les rangs français, plus d'une fois on avait entendu monter le chant de l'Internationale. Une mutinerie éclata le 27 mai à la gare de La Fère. Une autre plus grave, le 2 juin, à Cœuvres : un régiment avait pris de lui-même la route de Villers-Cotterêts vers Paris. Pour être isolés et bientôt redressés, ces accès de fièvre témoignaient d'un état de lassitude et de malaise entretenu et envenimé par quelques fauteurs de défaitisme et de trahison. C'était l'heure de la « canaille » du Bonnet Rouge, comme l'appelait Maurice Barrès. (page 295) Dans la légende d'un dessin fameux, Forain avait écrit : « Pourvu qu'ils tiennent !... - Qui cela ? -— Les civils. » Allions-nous voir fléchir de ccs populations qui avaient tant contribué à exalter l'héroïsme des combattants ? Des mains mystérieuses distribuaient des pamphlets ou placardaient des affiches minuscules vantant l'exemple de la Russie et dénonçant les « bourreurs de crânes.3 Elles répétaient, comme un refrain : « A bas la guerre ! Vive la paix ! »
Ludendorff a écrit dans ses Mémoires qu'à ce moment la victoire allemande lui paraissait certaine. Clémenceau préparait, à toute éventualité, le départ du gouvernement de Paris et songeait à l'installer dans la région de Blois et de Tours. De son côté, le gouvernement belge, avisé de la menace d'une nouvelle ennemie, n'écartait pas, je l'ai dit, l'installation de certains de ses services en Angleterre. Brochant sur tant de difficultés, notre crise ministérielle venait à peine d'être réglée. Ne valait-il pas mieux remettre à des temps meilleurs l'envoi d'une mission en Italie ?
Cependant, le gouvernement italien nous avait fait savoir qu'il souhaitait notre venue. Le mardi 4 juin, reçu par le roi Albert aux Moëres, celui-ci fut d'avis que notre départ ne pouvait plus être différé. Il fut fixé au 6 juin.
En cours de route, arrêt pendant deux heures à Rouen afin de m'assurer des mesures prises pour nos réfugiés. Les services sont débordés par le nouvel afflux dû à la récente poussée allemande. Beaucoup de plaintes. A côté de beaux traits de dévouement, quelques manifestations lamentables d'égoïsme et de cupidité. Et que de misères navrantes dans ces d'arrivants, qui ont perdu leur foyer et leur gagne-pain ! Voici, dans le nombre, des infirmes, des malades. des fous. Je visite un des campements : une vaste remise dallée sert de réfectoire. De grandes tables nues où se répartit un pot-au-feu qui mijote au-dessus d'un foyer improvisé. J'avise, au bout d'une table, quatre générations : le bisaïeul, l'aïeul, des brus, de petits enfants. Personne ne porte une cuillerée à la bouche avant que le vieux n'ait donné le signal. La famille réunie, en dépit des fils qui sont la guerre et dont l'un est tué, se retrouve vivante et fait (page 296) bonne contenance. Voici une vieille de 70 ans avec deux fillettes de deux et de trois ans, dont la mère a disparu. A Vaux-sur-Seine près de Mantes, déjeuner chez Mme Oppenheim, une parente du baron Beyens, chez laquelle je rencontre Maurice Donnay et une femme de lettres danoise très hardie de type et d'idées. Elle s'appelle Karel Brumsen et a déjà écrit nombre de romans et de pièces de théâtre. « Je sais que vous n'aimez pas les bas-bleus, dit-elle à Maurice Donnay. - Cela dépend de ce qu'il y a dedans, » répond galamment l'académicien.
Ce soir, à 8 1/2 heures, départ pour Turin avec Vandervelde et le comte Goblet.
Le vendredi 7 juin, nous trouvons à Modane le consul de Belgique à Turin venu à notre rencontre. A Turin même, toutes les autorités civiles et militaires sont réunies à la gare pour nous faire accueil. Le soir, un banquet nous est offert chez Fiorina, présidé par le sénateur Ruffini qui a accompagné le roi d'Italie sur notre front comme ministre du cabinet Salandra, Il est en ce moment la tête de la propagande « pour les nations opprimées » et travaille activement à encourager le mouvement yougoslave. Le lendemain. visite à la Superga ; le comte Goblet assiste à une cérémonie de l'Institut Polytechnique et va voir une école de mutilés. Vandervelde et moi visitons les usines Fiat où le travail pour la guerre bat son plein.
La magistrature locale organise une réception en mon honneur. J'ai à peine le temps d'aller embrasser à Santa Maria dei Fiori ma fille Georgette qui y est pensionnaire et de faire visite avec elle aux Thaon de Revel et au Sacré-Cœur du Valsalice.
Le dimanche 9 juin, la mission belge arrivait à Rome et était accueillie à la gare des Termini par M. Orlando, président du conseil, et par ses collègues du gouvernement au milieu d'un grand déploiement de troupes et de peuple. Une heure plus tard nous commencions nos visites protocolaires : S. A. R. le duc de Gênes, qui exerçait les fonctions de lieutenant du royaume, tandis que le Roi était retenu aux armées, puis à la reine mère, la Reine Marguerite, si admirée et si digne de l'être, puis la Reine Hélène, d'une noble allure et d'un gracieux abord, qu'entouraient ses filles.
(page 297) Il devait nous arriver plus tard, entre des réceptions officielles aux ambassades, au Palais de Justice, au Capitole, au Parlement, de faire quelques autres visites, celles-ci d'un caractère officieux ou privé. C'est ainsi qu'avec Emile Vandervelde, je fus voir le vieux Luzzati, un des vétérans de la politique italienne et dont la science et l'expérience en matière économique et financière comptaient à l'étranger, comme dans son pays, de fervents admirateurs.
Octogénaire, ou à peu près, nous le trouvâmes en une sorte d'entresol obscur et bas de plafond où il vivait dans l'encombrement de ses livres et de ses paperasses. Bien que la saison fût clémente, il était frileusement enveloppé d'une sorte de houppelande d'où émergeait une tête singulièrement expressive avec une longue barbiche, un grand nez crochu, le tout sous un bonnet de velours, - bref, un ensemble qui réalisait assez bien le type d'un autre juif vénitien trop connu qui s'appelait Shylock. Au demeurant, le meilleur homme du monde, dont la vivacité d'esprit n'avait d'égales qu'une prodigieuse érudition et aussi la plus sincère, la plus naïve des fatuités. Un de mes amis lui demanda un jour, dans une grande séance oratoire à laquelle ils assistaient l'un et l'autre : « Dites-moi, Excellence, quel est donc dans l'Italie d'aujourd'hui, le meilleur orateur, à part vous, bien entendu ? »
Et le vieil homme d'État de lui répondre, après quelques instants de méditation et d'un air aussi navré que pénétré : « Il n'y en a pas. »
Si, il y en avait, et il y en aura toujours. Dieu merci ! Et, à ce moment, le président Orlando était certes du nombre. Nous eûmes l'occasion de l'entendre et de l'admirer plusieurs fois, pendant les quatre jours que nous passâmes à Rome. Et nous comprenions, à jouir de son éloquence toujours riche d'imagination, de fougue et d'harmonie, que, dans ce pays si sensible à la beauté, dont les secousses et les épreuves de la guerre avaient achevé de tendre les nerfs, un tel orateur eût contribué à rendre aux foules la confiance dans la victoire. A cet enchantement du verbe qui caractérisait son chef de file, « l'onestissimo » Sydney Sonnino, ministre des Affaires Étrangères, opposait une réserve (page 298) taciturne et le sens de la discipline. Son flegme, qu'il devait sans doute au sang anglo-saxon qui coulait dans ses veines, contrastait avec l'exubérance cordiale du grand sicilien qu'était Orlando. A eux deux, ils se complétaient à merveille et formaient un binôme gouvernemental heureusement adapté aux circonstances.
Parmi les autres ministres qui dirigeaient avec eux les affaires, je retrouvais un ami d'ancienne date, Filippo Meda, éminent avocat de Milan, qui était le premier à représenter, dans un gouvernement italien, l'élément catholique, et je fis la connaissance de deux personnalités, l'une et l'autre curieuses et attachantes, qui, elles, appartenaient aux milieux d'extrême gauche : Nitti, professeur à l'Université de Naples, un économiste socialisant, « gras et florissant », dit Poincaré dans ses Mémoires, et qu'on sentait désireux de jouer un grand rôle ; puis Bissolati. un vieux volontaire des Alpes, qui s'était distingué sur l'Isonzo, grand, décharné, avec des générosités chevaleresques et des idées de songe-creux qui composaient un ensemble sympathique du genre de Don Quichotte. Nous fûmes invités, Vandervelde et moi, à parler avec ce puissant tribun dès le soir de notre arrivée, du grand balcon de la place Colonna, qui était toute pavoisée aux couleurs italiennes et belges. La foule, qui ne suffisait pas l'amplitude de la place, débordait dans toutes les rues voisines. Aux prosopopées enflammées de Bissolati. elle crépitait d'enthousiasme. Je le vois et je l'entends encore, face à la colonne antique que surmonte, aujourd'hui, la statue de saint Pierre, commenter les fastes de la guerre comme s'il eût déclamé l'Iliade, et tout à coup, comme la nuit s'était faite, invoquer les étoiles qui s'allumaient une à une sur la voûte du ciel et dont l'apparition lui inspirait un beau couplet sur la bannière et l'intervention américaine.
Avec Bissolati, ils étaient quelques uns - à la vérité peu nombreux, parmi les socialistes italiens - à réagir énergiquement contre la politique de défaitisme et d'abandon que prônaient ouvertement les chefs officiels du parti : les Turati et les Treves. Cette politique-là, nous en vîmes un reflet deux jours plus tard, lorsque notre mission fut reçue au Parlement. A l'entrée des (page 299) ministres belges dans la grande salle de Montecitorio, tous les députés qui étaient en séance se levèrent d'un geste et acclamèrent d'une voix la Belgique en guerre défendant son honneur et son indépendance. Seul, le groupe des députés socialistes resta obstinément assis, les bras croisés et les regards au plafond.
Les journalistes auxquels nous avions donné audience, et que nous interrogions à notre tour, nous firent encore mieux comprendre tous les aspects de ce contraste. Dans le nombre se trouvait un socialiste dissident, du nom de Benito Mussolini, dont j'ignorais tout, mais que Vandervelde connaissait pour l'avoir rencontré dans les congrès de l'Internationale d'avant la guerre. J'eus avec lui un assez long entretien.
A ce moment même, dans la presse, Benito Mussolini accentuait contre ses coreligionnaires de la veille son ardente campagne en faveur de la cause des Alliés. Dès janvier 1915, bien avant l'intervention de l'Italie, il avait fondé Il Popolo d'Italia, où il commentait ce dilemme : « La guerre ou la révolution. • En 1916, lorsque les socialistes de l'Avanti, ayant à juger la mort héroïque de Cesare Battisti, la taxèrent de « luxe bourgeois » comme lui-même avait en 1914 qualifié la question belge de « farce sentimentale », il ne leur ménagea plus son mépris. Il fit mieux encore en donnant l'exemple du courage aux tranchées.
Mais voici qu'en février 1917, l'explosion d'un lance-bombe le blessa assez grièvement sur le front du Carso. A peine remis, il ferrailla de plus belle dans son journal.
Cet homme du peuple connaissait son peuple, avec son fond d'orgueil passionné et la rare souplesse d'esprit qui le caractérise. Il discernait dans l'opinion le discrédit des politiciens de l'école de Giolitti et de leurs combinaisons médiocres. D'avoir vécu la vie des combattants, il avait senti que les satisfactions matérielles ne sont pas les seules à entrîiner la foule et que celle-ci, à certaines heures, est capable d'entendre l'appel vers l'effort et vers l'ordre. Or, cette heure avait sonné. L'ancien ouvrier manœuvre de Lausanne, l'ancien maître d'école de Tolmezzo voyait déjà sortir du tumulte des armes une Italie plus grande et disciplinée. En écoutant les considérations qu'il (page 300) m'exposait à ce sujet, j'éprouvai le sentiment d'une personnalité originale et forte. Mais Vandervelde, à qui je fis part de cette impression. ne pardonnait pas à Mussolini ses attaques contre l'Internationale socialiste.
Cependant, depuis les cruels revers de fin octobre 1917, dont plus sensible avait été la journée de Caporetto, une grande transformation s'était produite dans le climat politique et moral de l'Italie. Une sorte de réaction salutaire avait substitué au caractère très particulariste d'une campagne que les Italiens appelaient volontiers « la nostra guerra », un plus grand souci d'adopter ce que M. Orlando définissait maintenant, devant nous « le rythme commun de l'Entente. » Un accord de meilleure coordination avec les Alliés avait été conclu à Rapallo. Cette sorte d'élargissement, auquel cherchaient encore à s'opposer les partisans du moindre effort, s'accordait parfaitement avec la mise en valeur de la question belge.
Sonnino nous convia à déjeuner au Castello dei Cesari. Tandis que, le beau soleil et le falerne aidant, le chef de la « Consulta » semblait s'humaniser et se dégeler, je voyais se dérouler sous mes yeux, telle une oasis de silence, le vieux Forum et les terrasses du Palatin oh les roses fleurissent parmi les ruines.
Cependant, notre hôte ne tarissait plus. Il nous raconta les savantes manœuvres que le prince de Bülow avait tentées. au cours de l'hiver de 1915, comme ambassadeur de Guillaume II à Rome, pour entraîner l'Italie à la remorque des empires centraux. Un jour qu'il se faisait plus pressant et multipliait les arguments et les promesses, Sonnino s'était borné à lui répliquer : « Évacuez la Belgique et nous discuterons. »
Ce jour-là, l'entretien n'alla pas plus loin et l'ex-chancelier rentra sans doute assez mortifié à la villa Malta.
Puis, Sonnino aborda de lui-même devant nous le problème autrichien, auquel un récent congrès tenu à Rome en faveur des « nationalités opprimées » donnait de nouveaux aspects. Certes, un tel mouvement faisait mûrir parmi les Tchèques et les Croates des ferments d'émancipation qui devaient agir aussi sur la cohésion de l'armée austro-hongroise. Toutefois, le chef de la Consulta ne me parut point désirer un démembrement total (page 301) de l'empire des Habsbourg... Pressentait-il combien il importait de conserver une Autriche viable, sous peine de la voir devenir une province de l'empire allemand ?
Dans la chaude lumière qui faisait en quelque sorte vibrer le paysage, j 'admirais les innombrables coupoles et les clochers émergeant ou jaillissant de la masse des toitures. Et cette vision de la Rome catholique m'engagea sans doute à aborder un des objets de ma mission. Lorsque l'Italie était entrée en guerre aux côtés des Alliés, un article 15 avait été inscrit à sa demande dans le pacte de Londres, signé le 26 avril 1915, excluant de façon formelle le Saint-Siège de toute participation aux négociations de paix. Cet article était ainsi rédigé : « La France, la Grande-Bretagne et l'Italie s'engagent à appuyer l'action de l'Italie à l'effet de ne pas permettre au Saint-Siège d'engager une action diplomatique en vue de la conclusion de la paix et de la solution des questions se rattachant à la guerre. » On conçoit ce qu'une telle formule pouvait avoir d'offensant pour la plus haute autorité morale qui soit au monde et ce qu'elle avait même de contradictoire avec le souci affirmé par le Président Wilson de faire pénétrer quelque chose des principes chrétiens dans la nouvelle charte de la vie internationale. N'eût-il pas été possible du moins, au lieu de cette exclusive systématique et personnelle, de s'entendre sur une disposition d'ordre général, telle que celle-ci : « Aucun des États non belligérants ne sera admis à la conférence pour la paix sinon du consentement des Puissances soussignées. » A Londres, Balfour, qui avait été pressenti, s'était montré favorable à ce changement de texte. A Paris, Pichon, alors ministre des Affaires Étrangères, n'avait dit ni oui ni non. Qu'en pensait la Consulta ? ... La réaction de mon interlocuteur fut si nette que je ne crus pas pouvoir insister.
Le moment n'était pas encore venu à Rome d'un apaisement entre le monde blanc et le monde noir. Il ne se manifesta qu'après la guerre, et la Belgique y devait être pour quelque chose. Ce fut, en effet, lorsque les souverains belges firent leur visite officielle à Rome, le 28 mars 1922, qu'un arrangement fut trouvé pour la première fois, qui permettait à un chef d'État catholique de saluer dans la Ville Éternelle et le Pape et le roi d'Italie.
(page 302) » C'est moi, écrivit alors le roi Albert à sa sœur, la duchesse de Vendôme, qui ai été chargé de m'aventurer le premier sur la fragile passerelle maintenant jetée entre le Vatican et le Quirinal. »
Passerelle que les accords du Latran devaient, sept années plus tard, transformer en un pont fortement charpenté.
Notre visite à Rome s'acheva le mercredi soir, par l'inauguration d'une exposition d'art qu'un comité italo-belge avait organisée au profit des œuvres de guerre. Un concert, d'ailleurs excellent, accompagnait cette cérémonie. J'eus la curiosité de demander à Mgr Duchesne, le savant et spirituel académicien français que je voyais dans l'auditoire, s'il aimait la musique. Il me répondit, d'un ton pénétré que je n'ai pas oublié :
« - Je l'endure. »
Sur ce mot de la fin, nous fûmes reconduits à la gare, cette fois en route vers le front de guerre où nous emmenait une locomotive toute fleurie, mais chauffée, comme les autres, à la tourbe, à cause de la pénurie de charbon. Elle s'ébranla au milieu des adieux des ministres italiens et des acclamations populaires qu'une langue harmonieuse entre toutes rendait encore plus douces à nos cœurs : « Evviva ! Evviva Belgio ! »
Ce ne fut qu'à midi. le lendemain, que nous arrivâmes dans une bourgade couchée au pied des monts Euganéens, où S. M. Victor-Emmanuel III avait pris ce moment ses quartiers de guerre. La bourgade s'appelait Battaglia. Ce nom, on en conviendra, était de circonstance.
Le Roi, dont nous devions être les hôtes, occupait un pavillon très simple d'architecture et d'ameublement, où son train de vie, dépouillé de tout apparat, ressemblait beaucoup à celui de nos souverains dans le secteur du territoire belge demeuré inviolé. Auprès de ce pavillon royal, nous nous vîmes assigner pour logement un délicieux castel vénitien' jadis (page 303) propriété de la famille Emo, dont le souvenir se rattache aux fastes les plus glorieux de la Sérénissime République.
Le site où s'élève cette villa Emo a été savamment choisi. Le jardin est tout en paliers et en bassins. En Angleterre, on plante les jardins. En France, on les dessine. En Italie, on les construit. D'ailleurs, toute la région abonde en sources jaillissantes : les unes, froides ; les autres, tièdes ; les autres, bouillonnantes, propres, paraît-il, à guérir tous les maux. Je n'ai point fait l'expérience des vertus curatives de ces eaux, mais je doute qu'il soit une résidence plus élégante et plaisante que celle-là, parmi toutes les « folies » princières qu'au temps de la Renaissance le Palladio sema dans ces plaines ondulées et lumineuses de la « terra ferma » pour les délices des riches Vénitiens que les ardeurs de l'été chassaient de leur lagune.
Dans les grandes salles somptueuses de l'étage noble, décorées de fresques de l'école de Véronèse, partout, des adresses enluminées, des mappemondes, des cartes navales, des portraits rappelant des doges, des amiraux, des procurateurs de Saint- Marc.
Et, pour nous distraire de toutes ces splendeurs d'art et d'histoire, quel adorable panorama du haut des balcons qui encerclaient ces salles — l'altana, comme on dit dans le pays I
Au premier plan, de longues terrasses, d'où, parmi les glycines, les buis taillés et les cyprès, des escaliers descendent vers les jardins, rencontrant chaque degré des jets d'eau que des masques de dieux marins lancent à plein gosier, en un gargarisme intarissable, dans les vasques de marbre d'où la mousse et les lichens retombent en souples stalactites.
Plus loin, une campagne heureuse et opulente oh les champs de maïs font de grandes taches d'or. Là, dans l'alignement des mûriers, les vignes cultivées en guirlandes ont l'air de se tendre les mains, d'arbre en arbre, pour s'aider porter le poids de leurs pampres et de leurs grappes. Enfin. à l'horizon, les crêtes volcaniques, ondulées et bleues, des montagnes padouanes.
Que d'évocations à la surprise d'un tel décor t Nous y retrouvions la à fois un de ces paysages harmonieux et recueillis comme on en voit dans les « concerts champêtres » de Giorgione et du (page 304) Titien, en même temps que chantaient dans notre mémoire le souvenir des églogues de Virgile et celui des lettres fameuses que le président de Brosses a consacrées à ce « bel vivere. »
Mais il ne s'agissait pas de nous endormir dans les délices de Capoue. Déjà, les autos militaires trépidaient devant le perron, prêtes à nous conduire, à quelque vingt ou trente kilomètres de là, au Grand Quartier Général, où nous devions rencontrer le généralissime Diaz. Nous avions avec nous, pour nous servir d'introducteur, un des plus brillants officiers de l'armée belge, le général Morel, à ce moment attaché militaire à notre légation du Quirinal et qui représentait aussi notre état-major auprès du Commando supremo. Bientôt, nous stoppâmes devant une grande maison claire, en bordure de la route poudreuse.
Le généralissime nous y reçut dans son vaste bureau, tout encombré de cartes, de plans et d'appareils télégraphiques et téléphoniques. Svelte et droit dans sa petite taille, le teint bronzé, le regard vif, la parole nette, il se dégageait de sa personne une impression de jeunesse et de décision qui nous fit aussitôt comprendre la popularité dont son nom était entouré.
Lorsque, après les événements d'octobre 1917, il avait accepté la succession du général Cadorna, la conjoncture était singulièrement difficile, voire tragique. Si résolu qu'il fût à tenir sur la Piave qui avait été choisie comme ligne de repli, le nouveau généralissime pouvait redouter d'être tourné par une attaque ennemie débouchant sur le col de Tonale. D'accord avec Foch, qui était venu le voir Padoue, dès novembre, il fut décidé qu'un échange se ferait entre les forces alliées et que le front italien recevrait le concours de douze divisions : six françaises et six britanniques, avec leur artillerie lourde. Diaz nous dit quels excellents rapports il entretenait avec les chefs de ces deux détachements : les Français commandés au début par Fayolle, maintenant par le général Graziani, et les Britanniques sous les (page 305) ordres de Lord Creven. Nous apprîmes aussi par lui qu'une légion tchèque, récemment formée en Italie par le général Stefanik, participait aux opérations. Avec de tels appoints, l'armée italienne, forte et bien aguerrie, avait à servir un front très étendu, suivant un système défensif partant de l'Adriatique à l'embouchure de la Piave, d'abord en pleine campagne, puis en montagne, et dont le Montello formait le pivot central. Face à ce dispositif, les Autrichiens, auxquels la défection russe avait permis de récupérer leurs troupes du front oriental, n'opposaient pas moins de quatre armées, en tout soixante divisions, munies, disait-on, de sept mille canons, et que renforçaient des troupes allemandes. Nul doute, d'après les informations du « Commando supremo » que les Empires Centraux ne tentassent bientôt un violent effort de ce côté. On savait qu'à la mi-mai, l'empereur Charles s'était rendu à Spa pour y conférer avec le Kaiser, en présence de Hindenburg et de Ludendorff et qu'il avait, ensuite, établi son quartier général à Bolzano, afin d'être à portée des opérations qui se préparaient.
De fait, nous avons appris, depuis lors, par l'ouvrage du général von Cramen, qui représentait l'état-major allemand au Grand Quartier Général austro-hongrois, avec quel soin cette offensive sur le front de la Piave avait été préparée pour la mi-juin et qu'il s'agissait de porter un coup décisif à l'Italie.
Le jour même de notre arrivée à Battaglia, une attaque d'artillerie avait été déclenchée contre les positions italiennes entre la route carrossable de Tonale et la pointe Ercavallo, suivie d'une vague d'assaut qui avait été bientôt arrêtée. Fallait-il voir dans cette démonstration une ruse, une opération destinée à sonder le terrain ou la préface d 'une véritable offensive ? Quand se déclencherait celle-ci ? Sur quel point du front ?
Cependant, la canonnade ne cessait de gronder. Nous aurions eu scrupule, en de tels moments, de prolonger notre entretien avec le généralissime.
Le soir, nous dînons à la table du roi, dont je suis le voisin. Victor-Emmanuel III est la simplicité même. Intelligent, ennemi du « bluff », très attentif à ne pas sortir de son rôle constitutionnel, il vit en ce moment une « vie de guerre » qui se traduit (page 306) aussi par l'austérité de son menu. Il ne boit pas et ne fume pas. Il parle de toutes choses avec beaucoup de liberté. Le mouvement yougoslave et tchècophile empêchera, nous dit-il, le pangermanisme de s'étendre jusqu'aux Balkans et lui coupera les tentacules de ce côté.
L'avenir du Monténégro, - le royaume de son beau-père, - lui paraît très compromis. Il déplore les menées qui y ont été poursuivies par quelques politiciens de Belgrade. « C'est un pays, dit-il, où l’esprit public est encore fruste et demeure plus disposé à régler les désaccords coups de fusil qu'à coups d'arguments. » D'autre part, il insiste sur les relations, trop peu connues, dit-il, entre l'Italie et l'Albanie, et je devine tout l'intérêt qu'il porte à la côte orientale de l'Adriatique. Il s'intéresse aussi beaucoup à la Palestine où il a fait naguère un voyage approfondi sous la conduite d'un religieux belge, le Père Liévin. Puis, la conversation rebondit sur les causes de la guerre. Il ne croit que ce soit Guillaume Il qui ait voulu la guerre, mais bien son entourage. Avant le dîner, il nous avait remis, dans un petit salon à l'étage, contigu à sa chambre à coucher, ses ordres de SS. Maurice et Lazare pour moi et de la Couronne d'Italie pour le comte Goblet et Vandervelde. Ce dernier, que j'avais sondé déjà à Rome de la part de Sonnino pour savoir s'il accepterait ce souvenir, m'avait fait de faibles objections qu'il avait d'ailleurs réfutées spontanément et aussitôt : « Mes engagements comme socialiste ne me permettent pas, me dit-il, d'accepter une distinction nationale. Mais ils ne disent rien des décorations étrangères... Et puis, je ne serai pas obligé, n'est-ce pas, de porter publiquement ce grand cordon ? »
Notre programme prévoyait qu'avant même de visiter le front de terre, nous pousserions d'abord une pointe au front de mer. Le contre-amiral Biscaretti, aide de camp du Roi, nous y conduisit dès le lendemain. En traversant Padoue, nous eûmes le spectacle d'une affluence extraordinaire et pittoresque de paysans et de carrioles qui encombraient la place aux Herbes et les rues du centre, toutes bordées d'arcades. Nous eûmes l'explication de cette cohue en apprenant que nous étions au jour de la fête du grand saint Antoine, patron de la cité, qui - en dépit, ou plutôt à (page 307) cause de l'épidémie de grippe qui sévissait dans la région et des bombardements dont la ville elle-même avait déjà subi l'injure - le peuple des environs apportait ses offrandes et ses prières. De Fusin, un canot automobile nous mena jusqu'à Venise, traversant d'un trait rapide la lagune tout irisée de soleil. Le temps était radieux. Mais quelle impression étrange de découvrir dans sa tenue de guerre la voluptueuse cité des eaux.
Oh ! ce n'était la Venise banale,
Celle des cœurs sans foi, languissants et penchés
Sur l'onde qu'assoupi' la nuit sentimentale.
Aujourd'hui, Venise est grave et presque déserte. La basilique, le palais des doges, la Salute et tant d'autres édifices fameux sont enveloppés de sacs de terre entassés comme des matelas contre les murs de marbre et leurs sculptures. Ainsi tout difformes et empêtrés, ils ont l'air de ces pauvres diables qui, dans nos concours de chiens policiers, jouent le rôle d'apaches et qu'on enveloppe de sacs rembourrés pour les préserver contre la dent des molosses.
Au fronton de Saint-Marc, les chevaux de bronze ont été enlevés et mis en lieu sûr. De même, le San-Giorgio de la Piazetta et la statue du Colleone. D'ailleurs pas un touriste. pas un marchand de cartes postales, ni même un mendiant. En revanche, des marins italiens et anglais déambulant sur les quais, des femmes enveloppées de leur châle noir à longues franges et deux bons Pères capucins bavardant à la coupée d'un pont avec un bambino qui vend des frutti di mare
Nous mettons pied l'Hôtel de ville, où flottent fraternellement les couleurs italiennes et belges et où le comte Vanier nous complimente au nom du Municipio.
Je ne résiste pas l'envie d'aller voir sur la petite place voisine ce qu'est devenue, en une telle aventure, la délicieuse statue de Goldoni. Le bonhomme, lui, n'a pas voulu quitter son socle. Il ne paraît pas s'en faire et quelques pigeons, qui lui sont demeurés fidèles, continuent à se percher amicalement sur son tricorne et le pommeau de sa canne.
(page 308) Nous gagnons l'arsenal en saluant au passage l'élégante Ca d'Oro. où le Kaiser allait naguère, dit-on, faire sa cour à la belle comtesse Morosini. Un plus loin, voici le palais Vendramin qui s'annonce par sa pieuse devise : « Non nobis, Domine, non nobis ! » et les beaux vers de Henri de Régnier s'éveillent en ma mémoire :
Un étroit escalier monte à ses chambres basses
Dont les murs aussi bien que les plafonds sont peints
Et où viennent à nous, du fond des vieilles glaces
Des visages fanés avec des yeux anciens.
Jusqu'ici, Venise n'a que souffert des projectiles ennemis. Mais quelle angoisse penser que cet incomparable décor est à la merci de la guerre savante telle que la pratique notre civilisation du XXème siècle !
Après un déjeuner officiel à l'arsenal, dans sa vieille enceinte de murs crénelés, l'amirauté nous fait les honneurs d'une flottille de sous-marins et d'une escadrille d'hydravions. Un jeune officier de marine, le lieutenant Rizzo. vient de couler le San-Stevan, un cuirassé autrichien de vingt-quatre mille tonnes. Il a accompli cet exploit avec un petit torpilleur à essence d'un nouveau modèle, à bord duquel on nous explique les péripéties de cette prouesse.
Rentrés à Battaglia, nous sommes conviés de nouveau la table du Roi, qui nous retient longtemps à causer dans la douceur du soir. Lorsqu'il se retire, il nous propose, à M. Vandervelde et à moi, - car notre collègue de mission, le comte Goblet d'Alvie11a, nous a déjà quittés pour rejoindre Le Havre, - de l'accompagner le lendemain même pour une visite au front.
Le samedi 15 juin, à 8 heures précises, nous rejoignons le Roi, qui m'invite à prendre place auprès de lui dans sa torpédo Fiat. D'après les informations qui viennent de lui parvenir, l'armée ennemie a déclenché, ce matin même, une offensive générale sur toute la ligne, du plateau d'Asiago jusqu'à l'Adriatique. (page 309) Voici le grand branle-bas de combat que maints symptômes donnaient à prévoir depuis ces dernières semaines. D 'ailleurs, le formidable fracas d'artillerie qui nous assourdit parle suffisamment. Ce n'est plus un bombardement intermittent dans l'un ou l'autre secteur, c'est un « trommelfeuer », continu, orchestré par toutes les furies de l'artillerie lourde. L'attaque a commencé à la fois à l'ouest, sur le massif des Sept Communes, et devant nous, dans toute la zone qui s'étend entre la Brenta et la Piave. Les visages sont graves et tendus. Avec un sang-froid qui ne se démentira pas un instant au cours de cette journée qui devait être historique, et dont une coïncidence toute fortuite voulait que nous fussions les témoins, le Roi se fait conduire de commando en commando. Nous franchissons la Brenta, où glissent, sur l'eau limoneuse, des péottes et quelques barges aux voiles ocres. Nous voici déjà dans les lignes de soutien. A chaque poste, un officier d'état-major fait rapport au Roi sur la marche des opérations et prend ses ordres. Carte à la main, je puis sans peine, tout profane que je sois en stratégie, me rendre compte des opérations qui se déroulent en avant de nous et dont les téléphones de campagne nous décrivent les principales péripéties. Je pense. à part moi, aux impressions que Stendhal prête à un des personnages de sa « Chartreuse de Parme », lorsqu'il nous montre Fabrice se demandant, au plus fort de la bataille de Waterloo, s'il assiste vraiment à une véritable bataille. Cette fois, Fabrice lui-même serait édifié...
Le plan de l'ennemi s'est nettement précisé. Il est, d'ailleurs, très simple : attaquer partout. Et comme le temps est clair, nous pouvons, à l'aide des fortes jumelles dont nous sommes munis, en suivre le déroulement logique. A l'ouest, l'assaut autrichien, qui suit la préparation de l'artillerie, est parti du mont Grappa. Il cherche, par une série de coups durs, à gagner Bassano et descendre dans la région de Vicence. A l'est, c'est la plaine de Vénétie qui est son objectif. Ici, il s'agit de forcer le passage de la Piave qui forme, partir du Montello, la frontière des deux armées. Cette partie des opérations est dirigée par le feld-maréchal Borôevic. Il a fait distribuer à ses hommes une proclamation dont on nous apporte un exemplaire et qui s'inspire (page 310) de celle Bonaparte au passage des Alpes. Il y est dit : « C'est là que vous attendent la gloire, l'honneur, de bons vivres, un abondant butin de guerre, et surtout la paix finale. »
L'assaut, de ce côté, suit, comme axe principal, la voie ferrée qui vient d'Udine et d'Oderzo et qui descend vers Trévise et Castel franco.
Le duel d'artillerie se fait de plus en plus violent. Toutes les troupes sont en action. Vers midi, nous stoppons sur un petit mamelon, d'où la vue embrasse un paysage convulsé qui semble une éruption de volcan. Dans un chemin creux. à notre droite, roulent à fond de train des camions automobiles qui amènent des renforts italiens et britanniques. Nous déjeunons prestement. Puis le Roi, après avoir enveloppé avec soin dans un coffre les assiettes et les couverts, prend la peine de ramasser lui-même quelques reliefs épars. Bel exemple les campeurs insouciants qui abandonnent à l'étape leurs chiffons et leurs débris. « En ce temps-ci surtout, nous dit-il, il ne faut rien gaspiller. »
L'instant d'après, une pauvre contadina. qui erre par là, tout affolée avec deux mioches, bénéficie de la desserte de ce lunch royal.
La torpédo part dans la direction de Citadella et, de là, sur Trévise. Le Roi est reconnu et acclamé. La popularité qui l'auréole se devine, d'ailleurs, au passage, à lire sur les murs ces inscriptions -ou graffiti - dont les Italiens ont la vieille habitude et qu'on retrouve dans les ruines ou les catacombes de la Rome antique. Partout, des troupes et des convois dans des nuages de poussière. Le tac-tac des mitrailleuses se fait plus proche. Nous croisons des ambulances chargées de blessés. En plusieurs points. les Autrichiens, aidés de leurs gaz meurtriers, ont franchi la Piave, et l'après-midi voit les infanteries aux prises dans véritables corp à corps.
Cependant, à la fin du jour, les nouvelles, un moment inquiétantes, se font meilleures. On nous annonce qu'elles sont tout fait favorables sur le Grappa comme sur les plateaux où l'offensive semble définitivement contenue. Si la Piave a été forcée en quelques endroits, sur plusieurs d'entre eux, l'ennemi est déjà (page 311à refoulé. Pendant quelques jours encore, les Autrichiens essaieront de s'accrocher à la rive droite, sans pouvoir, d'ailleurs, rien gagner. Mais, dès le 23, sur le point d'être rejetés au fleuve où une crue imprévue menace d'emporter leurs ponts de fortune, ils repassèrent tous sur la rive gauche. Le résultat fut pour eux un échec complet.
Le soir, quand nous regagnons Battaglia, le crépuscule, qui se prolonge très tard en cette saison, enveloppe d'un camail violet la nature encore toute vibrante. Mais nous avons déjà le sentiment que du fleuve sacré d'Italie, vient de se lever l'aube de la victoire commune. A partir de cette date, l'Autriche, trompée dans suprême effort, est définitivement démoralisée. Elle ne sera plus qu'une cause de faiblesse pour l’Allemagne.
C'est ainsi qu'il me fut donné d'assister à cette bataille dont le comte Sforza a résumé la portée en ces quelques mots : « La bataille de la Piave, la plus formidable que les armées austro-hongroises livrèrent en quatre ans de guerre, est la première des grandes victoires finales de l'Entente. Les Autrichiens, qui avaient soixante divisions - dix de plus que les Italiens, - y perdirent 200.000 hommes. Mais ils perdirent quelque chose de plus important encore : tout espoir de vaincre l’armée italienne. » Ce n'est pas tout : les soldats de France et d'Angleterre avaient été associés à cette journée fameuse. Celle-ci fut sans doute, pendant cette longue guerre, une des victoires où s'est le mieux affirmé l'heureux accord entre de grandes nations, sœurs de race et de culture, héritières de cette latinité qui a fait et qui doit lui garder son rôle civilisateur.
Avant mon départ, le Roi, malgré toutes ses préoccupations de l'heure, poursuit encore la conversation qui, toute la journée. n'a point tari. Il me parle notamment de la visite que je vais faire au pape. Il ne manifeste pas une sympathie très vive pour Benoît XV. En revanche, il témoigne beaucoup d'admiration et de respect pour la mémoire de Pie X. Il loue notamment le pape défunt d'avoir compris l'inconvénient qui résulte en Italie de la multiplication excessive des évêchés, pour lesquels il n'est pas possible - faute de ressources en hommes et en (page 312) argent, - de trouver toujours des titulaires convenables. Aussi arrive-t-il que le Roi doive nommer des commissaires pour suppléer aux évêques. On a d'ailleurs grand tort, ajoute-t-il, de choisir ceux-ci dans le clergé local : rien ne contribue plus, surtout dans le sud, à maintenir quantité d'abus. Le Roi me parle aussi, en termes élogieux, du cardinal Gasparri : « C'est un Romain des Marches, dit-il, un homme tout d'une pièce. » Nous causons encore du Monténégro et de l'Albanie que le Roi verrait volontiers organisé en un pays autonome, ami ou protégé de l'Italie. Enfin, Victor-Emmanuel III m'entretient de nouveau de la famille royale de Belgique, me chargeant pour nos souverains de ses meilleurs compliments. Le public italien considère déjà notre petite princesse Marie-José, - depuis qu'elle a été envoyée au pensionnat de Santa Croce près de Florence , - comme sa future reine. C'est aller un peu vite en besogne. Mais sans doute entendrons-nous encore reparler de ce projet. Jadis, il fut question déjà d'un mariage entre Victor-Emmanuel III, alors prince- héritier. et notre princesse Clémentine, Mais Léopold II écarta nettement cette idée à cause de la question romaine qui était, à ce moment, plus aiguë qu'aujourd'hui. Cet obstacle demeure d'ailleurs une grave objection.
Il est fort tard quand je prends congé du roi d'Italie, véritablement charmé de l'accueil qu'il a réservé notre mission.
Il ne m'avait pas été possible, pendant mon premier séjour à Rome, d'aller présenter mes hommages au Souverain Pontife, ainsi que je le souhaitais vivement. Mais si tous les chemins conduisent à Rome, il n'est pas moins vrai que tous les chemins y ramènent. Tandis qu'après le comte Goblet d'Alviella, M. Vandervelde rejoignait à son tour Le Havre, je me mis moi-même en route le 16 juin pour la Ville Éternelle.
En passant par Milan, je pus constater que les nouvelles du front y avaient déjà leur écho. Les rues grouillaient d'une animation extraordinaire. La foule s'arrachait les journaux humides, que les petits vendeurs annonçaient à tue-tête : « La (page 313) Vittoria italiana ! » Sur la place du Dôme, et dans les rues voisines. des soldats français, de passage ou en cantonnement, fraternisaient avec d'aimables milanaises, tout comme au temps de « La Fille du Régiment.3
Lorsque j'arrivai à Rome, le siroco y soufflait de toute son ardeur brûlante. Cette fois, il ne s'agissait plus d'une réception solennelle et à grand orchestre, mais de quelques visites discrètes, -— et dans un autre monde, - qui avaient été préparées par les soins de mon éminent ami, M. Van den Heuvel, qui représentait à ce moment la Belgique auprès du Vatican. Au lieu des autos officielles flanquées d'une escorte de motocyclistes casqués, je disposais maintenant, - et la différence était symbolique, - d'un antique landau du temps de Pie IX traîné par des chevaux de tout repos et conduits par un cocher et un laquais aux chapeaux galonnés, non moins vénérables que leur équipage et qui connaissaient par cœur l'adresse de tous les cardinaux et monsignori. Au cours de ces visites et de plusieurs réceptions d'un ordre plus intime, je pus constater combien quelques unes de nos compatriotes, devenues italiennes par leur mariage, étaient là-bas pour nous de précieux agents de liaison, - et notamment la marquise de Gonzague, la marquise de la Tour, la princesse Lancellotti et la princesse Giovanni Borghèse, qu'endeuillait un récent et cruel veuvage.
Raconterai-je mon audience au Vatican ? Ce que j'en puis dire n'étonnera que ceux qui ont méconnu, sur la foi des légendes, le rôle véritable de Benoît XV dans la mêlée universelle.
Lorsque, après avoir passé des mains des gardes-nobles et des buzzolanti dans celles des majordomes et des camériers, je fus introduit dans le salon pontifical, je n'eus pas le temps d'esquisser une génuflexion que, dès le seuil, le Saint-Père, s'avançant à ma rencontre et me prenant les mains, me faisait aussitôt asseoir auprès de lui et me disait, avec un accent d'émotion que je n'oublierai pas, sa sympathie sans réserve pour notre cause nationale.
Le règne de Benoît XV restera un des plus douloureux de cette succession vingt fois séculaire de l'histoire des papes. (page 314) Appelé au trône aux premiers jours de la grande guerre, il devait mourir bientôt après la paix signée, ayant vu les enfants de l'Église romaine divisés en camps ennemis et leurs rangs affreusement décimés, comme pour réaliser la prédiction par laquelle, s'il faut en croire la tradition, le moine Malachie avait résumé son pontificat : Religio depopulata.
Certes, Benoît XV n'en imposait pas comme un Léon XIII par la majesté de l'allure. Mais l'expression de sa physionomie, intelligente et grave, corrigeait ce que la première apparence pouvait avoir d'ingrat. Sa bonté était exquise et faisait passer dans son accent angoissé les soucis du monde entier qui l'oppressaient. Notre pays, en particulier, avait connu la faveur de ses initiatives. En 1916, il avait offert de s'interposer pour une négociation de paix sur la base d'une indépendance entière de la Belgique sans aucune restriction. Après avoir réprouvé l'invasion belge, il avait, dans un Consistoire, condamné les odieuses déportations de notre population ouvrière. Le 1er août 1917, il avait adressé aux belligérants un appel solennel où il mentionnait, en premier ordre, le sort de la Belgique, afin que son indépendance fût reconnue à l'égard de n'importe quelle Puissance. Il m'appartenait de l'en remercier au nom du gouvernement du Roi, sans oublier non plus toutes les démarches, souvent couronnées de succès, qu'il avait entreprises pour nos prisonniers et nos familles dans la détresse.
Sans pouvoir m'étendre ici sur toutes les considérations dont il me fit part, je me souviens de l'espoir qui l'animait de voir au moins réaliser par la paix la double idée du désarmement et d'une plus grande facilité des échanges entre nations. Ce serait, croyait-il, comme une compensation en même temps que la leçon de la grande guerre. Hélas beaucoup ont partagé cette belle illusion, et l'on peut se demander, faire le compte des déceptions qui lui ont succédé, ce qu'il faut que le genre humain connaisse encore pour devenir sage.
Être le Souverain Pontife et le père commun des fidèles. vouloir d'un cœur ardent les réconcilier dans la justice et dans l'amour, et assister impuissant, en dépit de prières et de ses appels, à la prolongation de toutes les calamités qui s'accumulaient (page 314) en ce moment même dans le monde, imagine-t-on un drame plus poignant et torturant ? Ce fut le lot cruel de Benoit XV.
Au sortir de cette audience, et tout plein encore de l'émotion que j'en avais éprouvée, je descendis, selon l'usage, saluer le cardinal secrétaire d'État. Le cardinal Gasparri, peu sentimental de sa nature, donnait l'impression d'un grand intellectuel doublé d'une volonté supérieure.
A la vérité, on ne découvrait pas dans la netteté, voire dans la rudesse de son langage, cette habitude des demi-teintes et des nuances qui caractérise la diplomatie, et surtout la diplomatie romaine.
En ce qui concernait le fameux article 15 relatif à l'exclusion du Saint-Siège, il savait que la Belgique avait été tout à fait étrangère à cet accord et me remercia de la démarche que j'avais tentée. Il ajouta que le désir du Saint-Siège n'était pas de participer à des arrangements éventuels d'ordre politique qui laisseraient peut-être au moment, et après leur signature, bien des blessures saignantes chez l'un et l'autre belligérant. Quel intérêt aurait le Saint-Siège, me dit-il, à prendre une responsabilité quelconque dans de tels arrangements ? En revanche, l'autorité morale du Saint-Siège doit pouvoir s'exercer librement pour ramener et si possible, pour fixer entre les nations des rapports pacifiques inspirés des principes chrétiens. Le Saint-Siège ne doit-il pas veiller d'ailleurs aux intérêts d'ordre religieux qui sont inséparables de la vie des nations ? En terminant. le cardinal m'assura de sa grande admiration pour le Roi Albert et pour le cardinal Mercier. Il me remit pour ce dernier un exemplaire de luxe de son « Codex Canonicus » ainsi qu'un autre pour l'Université de Louvain, et un autre pour moi-même. Ces trois exemplaires portent en épigraphe un hommage de sa main, puis, après une fausse sortie, nous agitons familièrement des souvenirs communs, sur Mgr d'Hu1st, Mgr « Distinguo », et l'Institut Catholique de Paris où il a professé. Il s'intéresse à mon séjour chez le roi d'Italie et paraît s'amuser beaucoup de la bonne opinion que Victor-Emmanuel a du cardinal secrétaire d'État. Je ne manque pas de l'entretenir des nominations épiscopales en Belgique et à Luxembourg. Lui-même me demande des détails sur (page 316) notre famille royale. Il s'informe des chances qu'aurait un projet de fiançailles et fait l'éloge du prince Humbert. Nous nous quittons dans les meilleurs termes.
D'autres physionomies s'animent devant mes yeux à l'évocation de mes visites. Le cardinal Gasquet habitait au palazzo San- Calixte, à Saint-Marin-du-Transtévère. De nationalité anglaise, il appartenait à l'ordre bénédictin, alliant à une science reconnue et à une rare distinction d'esprit une vivacité toute primesautière dans ses propos. Il avait reçu, quelques semaines auparavant, le prince de Galles, devenu, depuis, le duc de Windsor, et s'indignait qu'on ne lui eût point enseigné le latin. Une telle lacune lui apparaissait comme un fâcheux signe des temps...
Je devais voir plus longuement, dans son petit palais situé à l'ombre de la basilique de Saint-Pierre, le cardinal Merry del Val, en qui je retrouvais un ancien ami de collège, car nous avions été très liés lorsqu'il achevait ses humanités à Bruxelles, où son père était ministre d'Espagne. Ses compagnons ne se doutaient guère du destin qui attendait ce brillant jeune homme, dont l'élégance et le charme viril semblaient faits pour tourner bien des têtes. A quelque trente ans de distance, son masque d'hidalgo s'est empâté et sa petite calotte rouge a quelque peine à tenir en place sur le chef dénudé. Mais le visage, éclairé par des yeux qui sont comme de grands diamants noirs, a conservé toute sa pureté et sa noblesse. Son sourire a gardé sa fraîcheur. Ancien secrétaire d'État de Pie X, il occupait, en 1915, des fonctions de tout repos la basilique de Saint-Pierre. Ses voyages et ses missions l'étranger avaient aiguisé encore sa connaissance des choses de la politique. Il voyait de haut et de loin les conséquences de la guerre.
« Celle-ci, me disait-il, aura pour l'Italie ce résultat d'y réduire les particularismes régionaux demeurés encore très puissants. N'oubliez pas que l'Italie a été, depuis des siècles, très divisée, et que son unité, sous la maison de Savoie, est de date bien récente. A cette heure, elle possède encore plusieurs Cours de cassation, plusieurs instituts d'émission, beaucoup trop d'universités, comme aussi, d'ailleurs, trop d'évêchés. La guerre, en dressant toute la population de la péninsule dans un long et même effort, (page 317) y supprimera bien des cloisons qui sont des survivances du passé. Vous verrez d'ailleurs, cher ami, le même phénomène se produire en Allemagne. Et, dans ces deux pays, il faut s'attendre à ce que le régime intérieur soit plus profondément bouleversé qu'ailleurs. Ce sera dans le sens de la cohésion et de l'autorité. »
Il devait mourir trop tôt pour vérifier lui-même la justesse de ses pronostics. Aujourd'hui, sa dépouille repose à Saint-Pierre, en un magnifique tombeau, placé exactement sous celui du pontife dont il fut l'intime collaborateur, et les Romains ne manquent pas d'y faire une pieuse station après s'être agenouillés au mausolée de Pie X, que le suffrage populaire a déjà canonisé.
Une de mes dernières visites fut pour le cardinal Vannutelli, ancien nonce Bruxelles, devenu le doyen du Sacré-Collège. Solide comme un chêne, sa haute et robuste stature défiait les années. Pour lui, la question belge dominait de sa valeur morale tous les problèmes de la guerre. Avec une grande franchise de langage, il m'expliqua comment la revendication du pouvoir temporel n'avait aucunement, dans les préoccupations du Vatican, le caractère d'un retour au passé.
« Le Saint-Siège sait trop bien, disait-il, les difficultés quasi inextricables qu'entraînerait désormais l’exercice d'une autorité politique sur un territoire étendu. En revanche, il prétend ne pas laisser prescrire ses droits de souveraineté et afin d'exercer en toute liberté son ministère spirituel, qui ne peut être lié ou embarrassé par des liens d'une sujétion, quelle qu'elle soit. »
Ainsi, il semblait entrevoir déjà une perspective dont les accords du Latran devaient faire une réalité.
Quand je pris congé de lui, le cardinal doyen me dit qu'il comptait bien pouvoir venir à Bruxelles pour assister au Te Deum que chanterait le cardinal Mercier à Sainte-Gudule, afin de célébrer la libération et la restauration de la Belgique.
Mercredi, 19 juin 1918
J'assiste à Saint-Julien des Flamands à une charmante réunion (page 318) de la colonie ecclésiastique belge. Je n'aurai pas perdu mon temps ici. Un Alsacien, M. Strohl Fernd m'ayant fait part, lors d'une visite à l'atelier d'Albert Besnard à la Villa Médicis, de son intention de léguer à la Belgique une élégante résidence qu'il occupe dans les environs de Rome, je le mets en contact avec M. Van den Heuvel qui s'occupera de donner à ce projet une forme juridique. Le mercredi soir, à 8.50 heures, je pars pour Milan ayant pris congé de la nombreuse et aimable escorte qui m'a accompagné jusqu'à mon sleeping.