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Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre XIV (août-septembre 1918)

Journal d'août et de septembre - Problèmes de demain - L'anniversaire de la Bataille de la Marne à Meaux - Les démarches du Tôrring - Nouvelles des divers fronts - L’offensive libératrice

Lundi, 26 août 1918

(page 347) Louis de Burlet, qui est toute gaîté, toute jeunesse et toute vaillance, nous quitte pour aller conquérir ses diplômes de pilote-aviateur à Juvisy. Nous accueillons, à l'hôtellerie, deux délégués de l'Institut de France, M. Étienne Lamy et M. Imbart de la Tour, qui sont accompagnés de Mgr Deploige, de Don Palmer , aumônier du roi d'Espagne, de M. Seeholzer, conseiller national à Zurich et de M. Netleton, professeur américain. Tous ces messieurs prennent le soir la parole au théâtre du Havre à l'occasion de la constitution du comité international qui s'est assigné pour objet la réédification de la Bibliothèque de l'Université de Louvain. Les discours sont, comme toujours, un peu longs. L'orateur américain est le plus bref et le plus pittoresque. Il nous raconte à sa façon une prétendue entrevue qu'aurait eue à Bruxelles l'ambassadeur allemand avec le roi Albert le 2 août 1914. Nouveau chapitre à ajouter au livre plus actuel que jamais : « Comment se forment les légendes. » L'orateur espagnol loue les Belges de s'être conduits à l'exemple du grand « Don Quichotte. » Son lyrisme est bien touchant. Il nous déclare que le roi (page 348) d'Espagne a toujours « oune statoue en or de la Belgique dans son cœur.3

Mardi, 27 août< 1918

Je pars pour le front, avec le substitut van Gindertaelen et déjeune à Onival chez Georges Verhaegen avec quelques officiers de cavalerie qui y font leur stage pour passer à l'artillerie. Le soir, à Steenbourg, je retrouve à dîner MM. Cooreman, Helleputte et Hubert.

Mercredi, 28 août 1918

Le conseil tient, le matin à 10 heures, puis l'après-midi à 4 heures, deux séances sous la présidence du Roi. M. Cooreman soumet les projets de rapports et d'arrêtés créant les deux commissions : celle des réformes constitutionnelles et celle des langues. Le Roi fait des remarques très judicieuses sur le danger de laisser internationaliser la question flamande. L'après-midi, discussion du projet révisé sur l'interdiction de l'alcool que j'ai préparé avec Vandervelde. Le Roi déplore la multiplication des cabarets en Belgique comme un fléau auquel la guerre doit absolument porter remède. On voit se marquer sur ce projet, comme sur plusieurs autres, un courant réformiste contre un courant conservateur, dont Segers, Liebaert, Hubert et, - plus modérément, - Berryer, Van de Vyvere et Poullet sont les porte-parole. Si un déclassement des partis doit s'accuser demain, on devine dès aujourd'hui qu'il y aura face-à-face une ancienne Belgique qui aura changé peu de chose à sa mentalité d'avant-guerre, et une nouvelle Belgique désireuse de substituer à nos vieilles querelles du passé une politique plus large et plus « aérée ». J'insiste pour que les projets, dont le principe est enfin acquis, soient signés par tous les membres du cabinet. Encore qu'elle ne soit pas du goût de tout le monde, cette motion est adoptée.

Entre deux séances du conseil, après un déjeuner ministériel près de Furnes, offert par le général de Ceuninck, ministre de la guerre, je vais voir à l'ambulance de Hoogstaede le pauvre Pierre Taymans, volontaire de guerre, dont deux frères ont déjà été (page 349) tués. Placé comme guetteur dans un bâtiment en ruines, il a été écrasé par l'écroulement d'un mur et ne guérira pas, me dit-on, de ses lésions et fractures au bassin et aux reins. Pourtant ce beau jeune homme, que j'ai eu comme stagiaire, est plein de courage. Mais quelle pitié ! Le soir à Steenbourg, nous dînons avec le chef et le sous-chef de notre état-major et le comte Athlone, ex-prince de Teck, chef de la mission britannique.

Jeudi, 29 août 1918

Après une entrevue à La Panne avec les magistrats du Parquet général de la Cour Militaire, je déjeune au grand quartier général Houthem avec les généraux Gillain, Delobbe, Arnould et Léon Greindl. Ils sont admirablement à leur affaire et les événements militaires leur inspirent pleine confiance. Avant-hier, une reconnaissance dans les lignes ennemies a ramené 80 prisonniers allemands, dont l'esprit, au dire des « moutons » qui ont passé la nuit avec eux, n'est pas brillant du tout. Je vais voir à Beveren le fils de mon ami Firmin van den Bosch, sous-lieutenant d'infanterie qui, au cours d'une expédition du même genre à Kippe, a reçu une grenade dans le ventre. Très bien opéré par le Dr Derache, il est tout fait hors de danger. Il est charmant, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus et il sourit d'un sourire d'enfant quand je lui dis combien son père, - en ce moment à Athènes, -— sera fier de lui. A Rexpoede, je vois Gaston de Formanoir et Quaedypres, le colonel du Roy de Blicquy qui sera enchanté d'accueillir Xavier dans son régiment du 2ème Guides où le souvenir de mon frère René n'est pas oublié. Le soir, à Steenbourg, M. Cooreman a auprès de lui son fils, bon type de « jass ». Il s'amuse à nous conter des anecdotes sur des amis ou collègues disparus : de Bruyn, Van den Peereboom, Hector Denis, Verspeyen. Celui-ci, lors de l'Exposition de 1889 à Paris, assistait avec Cooreman à un spectacle à grande mise en scène : « La prise de la Bastille.3 A côté d'eux, une bonne dame, impressionnée par le cortège des victimes de la Bastille, - qui venait de défiler sur la scène, - dit à Verspeyen : « Comme on a bien fait de prendre cette Bastille, n'est-ce pas, Monsieur ? » « - Oh ! oui Madame, répond le madré (page 350) pince sans rire. Et ce qui est encore bien mieux, c'est qu'on la reprendra demain, et tous les jours de la semaine, et les dimanches en soirée et en matinée. A titre de curiosité, M. Cooreman me communique un rapport ultra-secret d'un agent de notre Sûreté militaire sur une rencontre à Paris des chefs des gouvernements de l'Entente et sur les conflits entre les membres du cabinet belge. C'est d'une bouffonnerie parfaite et on voit, à lire de tels ragots, tout le danger qu'il y a à encourager ces sous-Fouché qui, pour justifier la situation qu'on leur assure, récoltent et inventent au besoin des potins d'arrière-boutique.

Vendredi, 30 août 1918

En faisant route de Steenbourg à Paris, je constate les récents dégâts que le bombardement a causés à Amiens. Un long cortège de prisonniers boches anime seul cette solitude et ces décombres. La poussée Foch vide à peu la poche que les Allemands avaient creusée au printemps jusqu'à Montdidier et Chateau-Thierry. Le soir, je dîne au restaurant Bénard avec le doyen des volontaires de guerre de notre armée, M. Brichard, et avec Sacha Guitry qui joue en ce moment au Vaudeville une de ses pièces « Nono », comédie d'une navrante indigence dramatique. littéraire et morale.

Samedi, 31 août 1918

Déjeuner chez Lucas avec Henry Bordeaux. Il a échoué, à une voix près, aux dernières élections de l'Académie française et se trouvera, au prochain scrutin, en compétition avec Abel Hermant. Il serait au moins choquant, en ces jours où nous sommes, de voir l'auteur faisandé du Cavalier Miserey et des Transatlantiques l'emporter sur le solide et bel écrivain de la Peur de Vivre. Puis, grand tour d'horizon avec Edmond de Gaifher, notre ministre à Paris. Il me reste reconnaissant d'avoir décliné ce poste, pour lequel j'avais été pressenti par Broqueville, au départ du Baron Guillaume. Après une courte visite à sir Thomas Barclay qui travaille au projet de la Société des (page 351) Nations, je vais tailler une bavette avec Roland de Mares qui a plus d'information sur la politique extérieure que les trois quarts de nos diplomates. Je vois aussi M. Klobukowski qui dirige actuellement la Maison de la Presse. Son curieux masque de tapir ne dépare pas cette jungle.

Dimanche, 1er septembre 1918

Pris d'une fièvre qui m'a valu une nuit et une matinée détestables, je suis rentré à Harfleur vers 4 heures pour me mettre au lit, après avoir reçu la triste nouvelle de la mort de deux collègues, - qui, dans des genres bien différents, ont servi utilement la chose publique, - le radical George Lorand et le conservateur Van Merris.

3 septembre 1918

Dumont-Wilden et Adrien de Gerlache viennent m'exposer le résultat de leurs missions, le premier en Suisse, le second en Scandinavie. Adrien de Gerlache me confie son projet de mariage avec une jeune Suédoise. Heureux contre-coup de la propagande !

Déjeuner chez les Siegfried. Nous allons ensuite à Etretat rendre au général Leman la visite qu'il nous a faite. Le héros de Liége est très en verve. D'une dent trop dure, il s'attaque aux politiciens et voudrait que nous fissions preuve de plus de rigueur contre l'activisme flamingant dont il méconnait toutefois le vrai caractère. Je lui fais raconter l'alerte dont il faillit être victime de la part d'une avant-garde d'officiers et soldats allemands, qui avaient assailli son quartier général rue Sainte-Foy à Liége. « Ils étaient, me dit-il, vêtus régulièrement de leurs uniformes de chasseurs. Mais ces uniformes, inconnus de la population liégeoise, avaient fait croire aux gens de la rue, - ou s'étaient mêlés des espions, - qu'il s'agissait d'un groupe d'officiers et soldats anglais. » Il rend hommage au courage dont ont fait preuve ces quelques Allemands, qui avaient lu, sans doute, dit-il, l'histoire des 600 Franchimontois.

Jeudi, 5 septembre 1918

Conseil. M. Van den Heuvel y assiste. Le cas Destrée est agité de nouveau, puis le problème des conditions de travail dans nos usines de guerre.

Samedi, 6 septembre 1918

Service à la mémoire du baron Capelle dont le concours nous a été si précieux en sa qualité de correspondant secret à Bruxelles. L'après-midi, je pars pour Paris avec mes deux fils et le général de Selliers qui, en dépit de la disgrâce qu'il a éprouvée comme chef de l'état-major, apporte aujourd'hui autant de zèle et de talent à la formation de nos recrues et de nos jeunes officiers, qu'il en a déployé pour organiser naguère notre mobilisation. Je dépose le général Rouen et nous dînons à Magny-en-Vexin.

Dimanche. 8 septembre 1918

Xavier s'embarque, gai et content, à la gare de Montparnasse. Il rejoint le camp d'Auvours et entendra la messe au passage à la cathédrale de Chartres. Avec Hubert, je pars pour Meaux où je dois représenter le gouvernement à la cérémonie organisée pour le quatrième anniversaire du « Miracle de la Marne » et laquelle les autorités civiles et militaires ont voulu donner un grand éclat. A la cathédrale, beau discours de Mgr Julien, qui résume toute la bataille de septembre 1914 en une phrase descriptive qui est un vrai tour de force. Au déjeuner qui a lieu à l'évêché, et est présidé par Mgr Marbeau et Mgr Péchenard, le vénérable évêque de Soissons, je fais une courte allocution :

« En nous remerciant d'avoir accepté son invitation, Mgr Marbeau a tout à fait interverti les rôles. C'est à nous qu'il appartient de lui marquer notre gratitude. Et pour ma part, je lui suis reconnaissant à un double titre :

« Tout d'abord, il m'a permis d'associer mon pays à la commémoration de la victoire de la Marne qui, en maîtrisant la fortune des Barbares et en brisant net leur furieuse offensive, a sauvé non (page 353) seulement Paris, non seulement la France, mais la liberté du monde. Cette victoire, - à laquelle l'armée belge eut l'honneur de participer en une modeste mesure, en retenant et rappelant vers Anvers une partie des forces allemandes, - cette victoire fut la première lueur de salut dans nos angoisses communes. Il n'est pas exagéré de dire qu'elle a décidé du sort de cette guerre. Honneur en soit à jamais rendu à Joffre et à tous ses compagnons d'armes, généraux, officiers, soldats ! Le rythme harmonieux, ce rythme irrésistible et tout français qu'on découvre dans leur victoire, c'est celui qui, après quatre années d'efforts incessants, se retrouve fortifié et multiplié dans l'élan des Alliés qui, à l'heure même où nous sommes, retourne contre l'ennemi une offensive que celui-ci voulait décisive, bouscule ses lignes, déjoue tous ses plans et lui fait éprouver enfin la menace du châtiment auquel il n'échappera plus.

« Je me réjouis aussi de l'occasion qui m'est donnée de saluer, en la personne de quelques-uns de ses représentants les plus illustres, et cela dans cette ville de Meaux, dont le nom seul évoque une des plus grandes gloires de son passé, l'épiscopat de France. Les évêques français d'aujourd'hui, avec quelle émotion nous les avons vus, notamment dans les régions envahies ou menacées, se faisant, à l'exemple des Ambroise et des Augustin, les apôtres du plus pur patriotisme et les courageux défenseurs de la cité ! Avec quelle admiration nous les avons entendus, - comme ce matin même, - dégager des tragiques événements qui se déroulent, les leçons de l'éternelle vérité et du Droit qui ne fléchit pas !

« Au mois d'août 1914, après une héroïque résistance de dix jours, qui fut la première déception allemande, Liège succombait à l'invasion ennemie. Le vénérable évêque de cette ville, Mgr Rutten, arrêté comme otage et conduit devant le général allemand, lui reprocha avec indignation les incendies, les massacres, les pillages auxquels son diocèse était livré. Et comme il ajoutait sévèrement, après avoir invoqué toutes les raisons divines ou humaines, d'ordre moral ou juridique : - Mais ne re- doutez-vous donc pas le jugement de l'Histoire ? le général lui répondit avec un gros rire et en haussant les épaules : « L'Histoire, (page 354) c'est nous qui l'écrirons. » Mais sur ce point encore, leur esprit d'orgueil et de mensonge devait être brisé...

« L'Histoire, c'est vous qui venez de la faire, Monseigneur d'Arras, en un admirable raccourci qui restera à la fois comme un chef-d'œuvre d'éloquence, de vérité philosophique et de critique judicieuse. Votre rôle et votre action, Messeigneurs, auront été ainsi bien dignes de cette France en guerre qui jamais ne fut plus belle, qui jamais n'a mieux répondu à sa mission dans le plan divin de l'humanité. Cette France, nous, ses témoins et ses amis, nous la voyons reproduire chaque jour sous nos yeux les inspirations et les vertus les plus sublimes de son passé ; mais elle ajoute aujourd'hui à tant de ressources je ne sais quel rayonnement universel en les faisant servir à la cause de la liberté et de la civilisation de tous les peuples.

« Depuis longtemps, nous avions appris à admirer dans Jeanne d'Arc la personnification en quelque sorte idéale de la France. Désormais, tous ceux pour qui le monde moral existe, aimeront et béniront dans la France la Jeanne d'Arc des Nations. »

Parmi les convives, des généraux français, anglais, américains, italiens et serbes représentent les troupes alliées. Quant au gouvernement français, représenté à cette journée par le ministre Dumesnil, il n'assiste pas à ce déjeuner, sans doute par scrupule de laïcité.

L'aimable et brillant évêque de Meaux me remet, pour les distribuer à nos aumôniers, quelques centaines de chapelets aux couleurs belges.

Nous allons ensuite en pèlerinage aux tombes. J'accroche une couronne, aux rubans belges et français. à la croix qui marque la tombe de Charles Péguy. Comment ne pas évoquer sur cette tombe les beaux vers de ce noble esprit, dont l'influence fut si grande sur la dernière génération intellectuelle de France :

Heureux ceux qui sont morts dans la grande bataille

Couchés dessus le sol à la face de Dieu

Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu

Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.

Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre,

Heureux les épis murs et les blés moissonnés.

(page 355) Nous rentrons le soir à Paris avec le bâtonnier Chenu et Victor Bucaille.

Lundi, 9 septembre 1918

Après une visite au Panthéon de la Guerre de Carrier-Belleuse qui groupe, en une immense fresque, les principaux acteurs de l'épopée actuelle, nous déjeunons avec quelques compatriotes chez Ledoyen, puis partons pour le Père-Lachaise où le corps de Lorand doit être incinéré. Je m'attendais à voir quelque chose de cette triste opération, mais nous avons été claquemurés en une sorte d'aula ou amphithéâtre, où il nous a fallu subir une dizaine de discours, dans une atmosphère lourde que traversaient de temps en temps des effluves trop significatifs, venus du four crématoire, invisible mais tout proche. Les discours furent de qualité, notamment celui de M. Buisson, président de la Ligue des droits de l'homme. J'ai remarqué souvent que les orateurs maçonniques, pour qui le genre solennel est naturel, excellent dans ces morceaux d'éloquence funèbre. Mais que tout cela est morne, froid et creux, vide de tout sursum et de tout espoir auprès du moindre « In Paradisum deducant te Angeli » chanté par le plus modeste curé de village !

Mercredi, 11 septembre 1918

Le comité de propagande arrête quelques décisions pour les Etats-Unis et pour la Belgique occupée où nous faisons jeter des brochures par avion pour déjouer les manœuvres auxquelles l'ennemi recourt afin d'alarmer ou de diviser les esprits. Nous avons dîner à Harfleur, M. Van den Heuvel, toujours disert, et le chanoine Tharcisius Bootsma, secrétaire de l'évêque de Namur. Le chanoine, qui est de nationalité hollandaise, a été, nous dit-il, expulsé de Belgique par les Boches. Il est rose d'épiderme et ardent d'enthousiasme. Il nous révèle, entre autres procédés des Allemands, que ceux-ci, à la prison de Namur, auraient fait surprendre, par un de leurs espions déguisé en prêtre, et qui s'était offert confesser des Belges arrêtés pour faits patriotiques, les secrets (page 356) que ces braves gens croyaient pouvoir en toute sécurité confier au tribunal de la pénitence.

Jeudi, 12 septembre 1918

Au conseil des Ministres, nous prenons connaissance d'une lettre que le comte Tôrring-Jettenbach, le beau-frère du Roi, a fait tenir à Fernand Peltzer, notre ministre à Berne. La voici, en son texte traduit de l'allemand :

« Berne, 23 août 1918.

« Excellence,

« J'ai l'honneur de vous faire savoir que j'ai transmis au chancelier impérial comte deHertling, les déclarations du Gouvernement belge que votre Excellence a bien voulu me remettre le 30 juin et le 10 août de cette année. Sur ces entrefaites, j'ai conféré de la question belge à différentes reprises dans les milieux compétents, et en particulier avec M. le chancelier impérial et avec M. le secrétaire d'État de Hintze et je suis en mesure de vous soumettre le résultat de ces entretiens pour que vous en preniez obligeamment connaissance en vue d'une transmission ultérieure au Gouvernement royal de Belgique.

« L'Allemagne prend en considération et apprécie le principe affirmé dans plusieurs occasions par le Gouvernement belge avant le début de la guerre et au cours de cette guerre, à savoir que la souveraineté de la Belgique doit être protégée et fermement maintenue.

« L'Allemagne n'a pas l'intention d'imposer à la Belgique aucune charge (auflage) ni de faire aucune proposition qui serait de nature à offenser l'honneur de la nation belge, ni non plus l'honneur de l'armée belge que celle-ci a soutenu dans de nombreux combats.

« Le Gouvernement allemand a déclaré à plusieurs reprises qu'il est prêt à rétablir la complète indépendance de la Belgique. Ces déclarations n'ayant pas été considérées du côté ennemi comme concluantes, il se voit obligé de les compléter et de les développer de la manière suivante :

(page 357) « Après la fin de la guerre, l'Allemagne rétablira la Belgique dans sa situation antérieure (bisheringen). Elle n'élève pas de prétentions sur des parties du territoire belge, soit du continent européen, soit en ce qui concerne les colonies belges situées en Afrique. La Belgique recouvrera sa complète indépendance politique et économique.

« L’Allemagne est d'accord si (wenn) la Belgique revient à sa situation antérieure de puissance neutre (est d'accord sur le de la Belgique...). Au demeurant, elle laisse au Gouvernement belge la liberté de décider si, à l'avenir, les relations internationales de la Belgique doivent être rétablies sut les anciennes bases ou si la Belgique veut s'assurer sa pleine liberté de mouvement. Le souhait de l' Allemagne est qu'un règlement puisse être trouvé qui permette de rétablir les relations amicales existant avant la guerre entre la Belgique et l'Allemagne et, si possible, de les rendre, avec le temps, plus solides et intimes.

« Dans le domaine économique, l'Allemagne n'a pas l'intention d'imposer à la Belgique aucune condition préjudiciable. Dans ce domaine également, une complète liberté commerciale doit rester conservée (soll gewahrt bleiben). Comme l'instauration d'une guerre économique après la fin de la guerre ne serait dans l'intérêt ni de la Belgique ni de l'Allemagne, le Gouvernement allemand propose que le traité de commerce en vigueur avant la guerre entre la Belgique et l'Allemagne devrait être maintenu pour une durée de plusieurs années après la guerre. Si la Belgique avait à présenter des désirs en vue de la modification de ce traité, le Gouvernement allemand est tout disposé à examiner des propositions dans cec sens avec la plus grande bienveillance.

« Comme le mot « Faustpand » employé récemment par le chancelier impérial allemand à l'occasion des délibérations en commission plénière du Reichstag, a reçu une interprétation à l'étranger, il semble indiqué, pour éviter nouveaux malentendus, de l'expliquer d'une manière plus précise :

« Le Gouvernement allemand n'exige pas de gage vis-à-vis de la Belgique, c'est-à-dire en vue de questions belges. Il se contente de la déclaration que la Belgique s'oblige s'entremettre auprès des États de l'Entente pour la restitution du domaine colonial ; un (page 358) arrangement d'ensemble (arrondierung) convenable équivaut à cette revendication.

« Votre Excellence a touché aussi dans nos récents entretiens à la question flamande. D'après les informations que je me suis procurées depuis lors, il pourrait être, serait (dubitatif) dans les désirs du gouvernement allemand que la Belgique, après la fin de la guerre, cherche une solution de la question flamande donnant satisfaction à certains travaux des cercles intéressés et qu'il soit accordé une amnistie aux adhérents du mouvement flamand qui, aux yeux du Gouvernement belge, se seraient compromis par leur attitude dans la dite question. Une telle demande (forderung) n'est pas en désaccord avec la déclaration d'après laquelle la pleine liberté politique sera garantie à la Belgique.

« Je crois avoir ainsi exposé d'une manière complète les intentions du Gouvernement allemand et j’exprime l'espoir que l'altitude du Gouvernement allemand dans la question belge, indiquée d'une façon qui ne peut plus prêter à malentendu, répondra aux vœux du Gouvernement belge et à la très grande majorité du peuple belge.

« Avec l'assurance de ma considération spéciale, j'ai l'honneur d'être...

« (s) Törring. »

Les explications relatives au discours de Hertling sur le « gage belge » marquent quelque embarras, et le passage où l'Allemagne demande l'impunité pour ses complices du « Raad van Vlaanderen » est tout fait significatif.

Cette démarche offre un caractère plus sérieux que la tentative faite naguère par von der Lancken. Il importe toutefois de ne pas nous exposer aux ennuis que nous a valus, cette occasion, la méthode suivie par Broqueville.

Aussi décidons-nous de communiquer la lettre aux gouvernements alliés, en y ajoutant un petit commentaire qui marque notre volonté bien nette de ne séparer en rien notre cause de l'Entente jusqu'au jour de la victoire tant espérée.

Le conseil prend connaissance aussi des nouveaux et infructueux pourparlers conduits par Hymans en vue de faire modifier, dans le traité que l'Italie a conclu à Londres lors de son entrée (page 359) en guerre, le fâcheux article 15 qui excluait le Saint-Siège de toute participation aux négociations de paix. Ayant déjà fait à Rome une tentative en vue d'obtenir pour le Saint-Siège un règlement de cette question, je ne suis pas étonné de ce nouvel échec.

Les armes parlent en ce moment un excellent langage. Le front franco-belge est à peu près ramené à la ligne Hindenburg, du moins du côté ouest. Ce matin même, les Américains ont commencé une opération qui doit dégager le saillant de Saint-Mihiel.

Vendredi, 13 septembre 1918

Long échange de vues entre collègues sur la question économique et les pourparlers auxquels elle donne lieu entre alliés. En réalité, nous ne sommes encore nulle part. L'idée d'une union douanière avec la France, suggérée par M. Clémentel, apparaît à d'aucuns comme un risque de vasselage politique. Mais un autre risque plus certain, c'est que la France ne renoncera nullement à ses idées protectionnistes d'avant-guerre. Quant à obtenir que la Belgique soit admise par l'Angleterre au traitement « familial » dont ses dominions et colonies ont la quasi-promesse pour le jour de la paix, nous l'avions espéré, mais nous n'y comptons déjà plus. S'il faut ajouter à toutes les difficultés que rencontrera de ce chef notre exportation celles qu'entraînera une politique de concurrence, chaque pays exagérant encore son protectionnisme douanier, comment notre industrie pourra-t-elle se relever ? L'accord n'existe même pas avec les alliés pour une coopération méthodique dans l'organisation de nos grandes lignes de transport et de navigation maritime.

Pour avoir naguère tenté d'esquisser, dans un discours à Lyon, un projet d'union économique pour l'après-guerre entre la Belgique, le Luxembourg, la France et la Hollande, cette simple suggestion m'a valu des reproches de quelques-uns de mes collègues, pour qui l'immobilité semble être, comme pour Joseph Prudhomme, le plus sûr des mouvements.

Je ne trouve pas, non plus, auprès des mêmes collègues, un écho très sympathique lorsque je suggère d'agir à Londres et à (page 360) Paris pour que la Conférence de la Paix se tienne à Bruxelles, sous la présidence d'honneur du roi Albert. Ils se font, à mon sens, une conception trop modeste et trop passive de notre rôle.

La Justice militaire me vaut de continuelles difficultés : conflit avec un général divisionnaire qui prétend traiter son auditeur comme un simple caporal, incident provoqué par le retrait de la désignation d'un juge civil au conseil de guerre de Dieppe, critiques dirigées par des avocats contre l'auditeur général, brigues et intrigues en vue de la succession de ce dernier.

Vendredi, 13 septembre 1918

Les Américains ont heureusement débuté dans leurs opérations de Lorraine. Les journaux reproduisent le texte d'une harangue du Kaiser aux ouvriers d'Essen, où il déclare avoir enfin dégagé la raison foncière de la guerre : « C'est, dit-il, la lutte entre le Bien suprême et le Mal suprême, entre Dieu et Satan. » Il paraît que le Kaiser représente Dieu dans cette affaire. Le cas est bien connu des psychiatres, et il n'est pas d'asile d'aliénés où l'on ne trouve quelque pensionnaire qui se croie le Père Éternel. Mais généralement, ce malade est inoffensif.

Samedi, 14 septembre 1918

Le Havre

Ce soir, dîner avec Ghislaine chez les Hymans. J'ai pour voisine une charmante Anglaise, Mrs Guerney, dont le mari est chargé d'affaires pendant le congé de sir Francis Villiers. Ils étaient à l'ambassade de Berlin en 1914, où le Kronprinz se montrait plein d'attentions pour eux. Au sentiment de beaucoup de diplomates. le grand État major allemand, après l'attentat de Sarajevo, était très peu désireux d'entrer en guerre et une politique plus prudente de la part de la Russie aurait pu sans doute conjurer la foudre.

Mardi, 17 septembre 1918

Les démarches du comte Törring sont rendues publiques par (page 361) l'agence Reuter-Havas. Le Temps, qui doit être documenté par me Quai d'Orsay (on devine la main de Berthelot), expose l'affaire et nous donne de bons conseils. Les communiqués anglais présentent la démarche de Törring comme une offre de paix séparée. Le chargé d'affaires de France, M. de Carbonel, à qui Hymans avait remis, en même temps que le texte de la lettre Törring, notre note d'observations qui en était le commentaire critique, a trouvé cette note un peu « neutre ». Il semble bien qu'il y ait, - chez quelques fonctionnaires du Quai d'Orsay ou du Foreign Office, sinon chez leurs chefs, - un rien de méfiance vis-à-vis du gouvernement belge et que la campagne de presse au sujet de la lettre Törring s'inspire du désir de nous couper les ponts. C'était déjà le même esprit qui se révélait dans la démarche singulière que M. Berthelot fit à La Panne, en décembre 1916. au retour de Londres, pour demander au roi Albert qu'aucune réponse séparée ne fût faite au Président Wilson par la Belgique. Mais l'affaire von der Lancken a, sans nul doute, ranimé ces appréhensions.

Jeudi, 19 septembre 1918

A la séance du conseil d'aujourd'hui, Van den Heuvel et Beyens sont invités. Après un tour d'horizon, on s'occupe des mesures à prendre pour enrayer l'épidémie de grippe, puis des problèmes habituels : prisonniers, internés et ravitaillement. On poursuit la discussion de mon projet de loi sur l'emploi des langues nationales dans la procédure militaire. Il est enfin voté, Dieu merci ! à l'unanimité. Je ramène le baron Beyens à dîner à Harfleur avec Réginald de Croy et Henri Orban de Xivry.

Samedi, 21 septembre 1918

Les nouvelles militaires prennent un tour de plus en plus favorable. De nouvelles opérations se préparent. Les Américains débarquent toujours et ont belle allure. Juliette a accepté d'aller donner quelques conférences dans les camps anglais et australiens. Il est bon que les Tommies connaissent le « case of Belgium (page 362) in the war » autrement que par le spectacle de nos soldats-travailleurs de l'arrière, employés dans les usines ou les magasins de guerre.

Dimanche, 22 septembre 1918

Nous avons invité le bâtonnier Théodor à loger à Harfleur pendant la session des examens de droit qu'il doit présider au Havre. Il nourrit l'espoir de voir l'ancien « parti indépendant » se reconstituer de plus belle après la guerre.

Lundi, 23 septembre 1918

L'heure approche de la grande offensive... Avec quelle joie je suis parti ce matin pour le front A Onival, où je m'arrête pour le lunch, les officiers qui suivent les cours spéciaux d'artillerie se plaignent de ne pas avoir été rappelés pour les opérations qui s'annoncent, au même titre que les élèves des C. I. S. L. A. Logement Steenbourg, où la nuit est animée, comme elle l'est souvent, par l'orchestre des batteries anti-aériennes du voisinage. Avant-hier. Bergues a été très sévèrement bombardée par les aviateurs allemands.

Mardi, 24 septembre 1918

Les travaux du camp d'internement que je vais inspecter avancent rapidement. La préparation de l'offensive belge, française et britannique se révèle sur toutes les routes que nous suivons. Une animation méthodique règne partout. Déjeuner La Panne avec M. van Ackere, substitut de l'auditeur militaire. La perspective de passer de la guerre de position, si fastidieuse, à la guerre de mouvement, a transformé l'esprit des troupes et les querelles de langues se dissipent comme la fumée quand la flamme éclate.

Je vais voir le général de Ceuninck. le ministre de la guerre, qui me met au courant des dispositions prises, puis vais visiter à l'hôpital de Vinckem Fritz van den Steen qui s'est grièvement (page 363) blessé ce matin même en venant à cheval des Moëres La Panne. Le Dr Debaisieux redoute le pire. Autre visite à l'hôpital de Hoogstaede où ce pauvre Pierre Taymans fait affreusement pitié à voir. Il reste optimiste pourtant et se fait illusion sur son état. A l'hôpital de Beveren, le Dr Derache a reçu 57 blessés la nuit dernière. Il me dit que le nombre de opérations, depuis le début de la guerre, atteint peu à près 10.000. J'emmène avec moi Robert van den Bosch qui fera à Harfleur sa convalescence. Je ne fais qu'entrevoir le Roi, très occupé aux préparatifs de l'offensive.

Mercredi, 25 septembre 1918

Retour à Harfleur, avec arrêt Montreuil. Je rencontre en cours de route l'excellent comédien Libeau, qui, depuis plus d'un an, divertit nos « jass » dans leurs cantonnements avec ses comédies et ses chansons. Il me demande une pensée pour son album. La voici :

La gaité dans l'épreuve est sœur de la vaillance.

La bonne humeur achève une âme de soldat.

Sur l'air des cramignons, sur le ton de la zwanse,

Votre troupe, Libeau, prend part au bon combat.

Jeudi, 26 septembre 1918

M. Cooreman, qui se rend son tour à La Panne, me laisse le soin de présider la séance du conseil, où nous délibérons d'abord sur la situation sanitaire qui fait l'objet de plaintes nombreuses. Helleputte et moi, nous irons étudier sur place les améliorations à apporter aux installations et au régime du camp d'Auvours. Vives critiques contre la composition des bibliothèques de compagnies, organisées par Vandervelde avec les subventions de la Croix-Rouge américaine. On s'occupe ensuite du régime du travail et des salaires dans les usines de guerre.

Le Times publie une lettre d'Edmond qui met au point les opinions qu'on lui a prêtées sur la neutralité Il ne cache (page 364) pas son désir de voir la Belgique retourner après la guerre à une politique de neutralité, mais sous la forme d'un statut librement accepté et non plus imposé. La reconnaissance de ce statut par d'autres Puissances et les garanties dont elle s'accompagnerait, seraient une chance de paix, non seulement pour nous, mais pour l'Europe. Elle devrait être subordonnée en tout cas, de la part de l'Allemagne, à la reconnaissance formelle de l'absolue correction de la politique extérieure de la Belgique dans le passé et l'exécution des réparations morales et matérielles qui s'imposent.

Nous avons à dîner ce soir à Harfleur les George Ancel, le ministre de la Guerre, les Havenith, les Bassompierre, etc...

Vendredi, 27 septembre 1918

Déjeuner avec le ministre de la Guerre et le général de Selliers. Celui-ci rappellera M. Reischler aux fonctions de juge civil au conseil de guerre de Dieppe, qu'il lui avait intempestivement retirées. Voilà un ennuyeux incident réglé. Paul Nève dîne à Harfleur.

Samedi, 28 septembre 1918

L'offensive belge s'est brillamment développée sur toute la ligne. Nos jass qui rongeaient leur frein d'impatience sont partis en un élan superbe. La forêt d'Houthu1st est prise et 4.000 prisonniers allemands sont déjà dénombrés. Nous frémissons d'enthousiasme, de fierté, de douleur aussi aux nouvelles qui nous arrivent, car les sacrifices sont durs. J'ajourne mon départ pour Auvours et télégraphie à Broqueville qui réside aux environs de Poitiers et m'avait demandé d'aller le voir.

Dimanche, 29 septembre r9r8

L'après-midi, visites d'Anglais et d'Américains, notamment les Whitlock. Le Président Wilson vient de rappeler et de préciser les « grands buts communs à l'humanité éclairée » pour lesquels nous combattons. Ferdinand de Bulgarie qui, dit-on, ne cesse (page 365) de trembler que pour intriguer, demande la paix aux Alliés. C'est tout le rêve Berlin-Bagdad qui s'écroule. La débâcle turque suivra sans doute bientôt. Franchet d'Esperey fait là-bas d'admirable besogne. Les événements militaires et diplomatiques prennent partout bonne tournure. Quelle leçon pour les pessimistes du genre de Poullet qui ne voulaient pas croire, il y a quelques semaines encore, à nos chances de victoire. Cette victoire avance dans la tempête, comme les victoires ailées sculptées à la proue des galères antiques. pourvu qu'elle ne perde pas la tête, comme celle de Samothrace !

Lundi, 30 septembre 1918

Le bâtonnier Théodor n'admet pas que les diplômes conférés par l'université von Bissing soient, après la libération, destitués de tout effet. Puisque la Cour de Cassation ne s'est pas reconnu le droit de discuter l'application faite par l'occupant de sa faculté de légiférer, ce que l'occupant a fait doit, dit-il, être tenu comme régulier. Ce n'est pas mon avis. A mon sentiment, - et c'est ce que j'ai précisé déjà par l'arrêté-loi du 8 avril 1917, - toute la législation de l'occupant cessera d'être valable au moment même de la réoccupation par l'autorité légitime. Quant aux actes faits par l'occupant avant ce moment, ils ne seront pas annulés rétroactivement. Ils cesseront leurs effets. Et le gouvernement national sera seul maître de reprendre telle ou telle mesure qu'il jugerait utile. Il ne faut pas que l'ennemi puisse, par notre faute, conserver chez nous, après la guerre, le bénéfice de ses manœuvres. Quand il parle du Droit et au nom du Droit, Théodor prend volontiers le ton pontifiant. Nul n'admire et ne respecte le Droit plus que moi. Nul n'est plus soucieux de le bien servir. Mais il y a quelque ironie à constater la solennité d'augure avec laquelle tel juriste croit avoir tout dit et résolu quand il a invoqué le Droit. Le public moutonnier se laisse d'ailleurs aisément impressionner par le ton de telles déclarations. Pour moi, je crois plus volontiers au Droit, force dynamique, qu'au Droit, force statique et si j'aime la tradition principe de vie, je me défie beaucoup de la tradition routine de mort. Nous avons ce soir, en toute courtoisie, battu (page 366) la controverse autour de ces idées et le jeune lieutenant van den Bosch, qui a lu Joseph de Maistre, fait glisser le débat sur la question du droit divin. Il est pour l'autocratie, pour la théocratie, pour le pape et pour le bourreau, compris suivant les « Soirées de Saint Pétersbourg. » C'est un phénomène assez général que ce renouveau des idées d'autorité dans l'esprit de notre jeunesse de guerre.

Jeudi, 3 octobre 1918

M. de Barros Moreira, le ministre du Brésil, m'a invité, ainsi que Paul Hymans, à un déjeuner belgo-brésilien à l'occasion du départ de M. le chanoine Schoonaers pour une mission de propagande au Brésil. L'humeur des convives se ressentait des bonnes nouvelles de notre offensive. En quelques jours, elle nous a déjà conduits aux portes de Roulers. L'après-midi, le conseil envoie ses félicitations à l'armée et au Roi et avise aux mesures que comporte la libération qui commence. Et jam fiunt quae fieri posse negabant. Heureusement ces mesures ont été préparées de longue main en ce qui concerne les intérêts d'ordre juridique : la loi sur l'état de siège et l'état de guerre, celle sur l'effet des mesures prises par l'occupant, la police des étrangers, la constatation et l'évaluation des dommages de guerre, tout cela est prêt à fonctionner. Nous demandons au Président Wilson et aux Alliés une proclamation commune et solennelle en vue de conjurer si possible de nouvelles dévastations par l'ennemi.

Vendredi, 4 octobre 1918

In aimable conseiller municipal de Paris, M. Duval-Arnould vient déjeuner avec nous et va visiter quelques-uns de nos colonies scolaires avec Juliette. Le comité de propagande décide de s'adresser à Maurice pour représenter la Belgique au jubilé du cardinal Gibbons Baltimore. Le soir, Louis Barthou nous fait au théâtre du Havre une conférence patriotique où l'éloge de Clémenceau et l'hommage à la Belgique sont vivement acclamés par le public havrais qui est d'habitude peu exubérant.

Samedi, 5 octobre 1918

(page 367) L'état effrayant des voies de communication a provoqué, dans notre offensive des derniers jours, un véritable « embouteillage » qui a singulièrement compliqué le ravitaillement des premières et secondes lignes ainsi que l'évacuation de nos blessés. Il a fallu recourir aux avions pour les transports les plus urgents. Les recrues et volontaires d' Auvours ont été appelés à la rescousse et travaillent à la réfection des routes et chemins de fer, notamment dans la région de Houthulst. Ils s'acquittent de ce labeur avec ardeur, espérant être employés de plus glorieux travaux.

Les nouvelles de tous les fronts demeurent excellentes. Il y a dans la vie des nations, comme dans celle des individus, - dans la guerre aussi bien que dans la politique, - un tournant de la réussite où rien ne peut plus enrayer le mouvement en avant. La roue de la Fortune a tourné au profit des Alliés. Nous voici partis pour la gloire et la victoire.

Dimanche, 6 octobre 1918

L'Allemagne s'adresse au Président Wilson et lui demande quelles seraient ses conditions de paix. Ce coup de théâtre réjouit moins les « cercles officiels » qu'il ne les inquiète. On y redoute que l'idéologie de Wilson ne se laisse prendre à un piège. Les chefs d'armées n'accepteraient certainement un armistice que moyennant une évacuation accompagnée de garanties solides : abandon de matériel et occupation de villes allemandes. C'est une capitulation qu'il nous faut. Mais nous n'en sommes pas encore là. Nous recevons l'après-midi de nombreuses visites de personnalités diplomatiques et militaires.

Lundi, 7 octobre 1918

Robert van den Bosch nous quitte pour retrouver ses parents au Caire. Le Roi m'envoie, en réponse aux félicitations du (page 368) conseil, un chaleureux télégramme soulignant l'importance de la victoire réalisée par les troupes sous son commandement. Je reçois dc Fernand Neuray, le directeur du XXème Siècle, avec un « hommage sympathique » ses articles de 1914 à 1918 qu'il a réunis en deux volumes sous le titre : La Belgique Nouvelle. Il s'y trouve de bonnes choses, notamment les portraits de Léopold Il, de Schollaert et de Godefroid Kurth. Le génie méconnu du premier, l'honnêteté un peu étriquée du second, la fière vaillance intellectuelle et morale du troisième sont décrits avec une remarquable justesse de touche. Quant aux études sur le parlementarisme et l'appel aux compétences, la note est forcée. L'auteur confond gouverner et administrer. Enfin, il se donne des allures d'indépendance trop faciles en « rossant le commissaire », c'est-à-dire en attaquant à tout propos et hors de pr0pos le gouvernement et en lui faisant porter la responsabilité des événements qui échappent à son action.

Mardi, 8 octobre 1918

Je pars pour le front en compagnie de Mme Pierre Orts. Elle doit rejoindre à La Panne Mme Jean de Mot dont le mari vient d'être tué par un obus. C'est une noble mort couronnant une noble vie : Jean de Mot qui excellait dans les études d'art et d'archéologie grecque, a été admirable dans cette guerre. Nous faisons escale à l'hôpital de Bourbourg que les poilus appellent Gradgrad depuis que Saint-Pétersbourg est devenu Petrograd. L'hôpital regorge de blessés et de malades. Notre offensive nous a coûté jusqu'à ce jour : en officiers 161 tués, 399 blessés, 19 malades, 22 disparus. En soldats 1.600 tués, 7.295 blessés, 2.945 malades, 500 prisonniers. On a dénombré 800 Allemands tués, 340 blessés, 4.480 prisonniers. Nous avons eu 5 médecins tués et 8 blessés. Sommes-nous à la fin de cette hécatombe ? L'insuffisance du service médical, ou plutôt le manque de médecins et brancardiers, provoque beaucoup de critiques. Il est vrai qu'on ne trouve pas de médecins belges aussi aisément qu'on en réclame. Parmi les blessés, je découvre un jeune soldat dont je connais bien la famille, qui habite un village proche de Dinant. Son cas, (page 369) me dit-on, est désespéré. Je lui demande s'il n'a pas de message à faire tenir à ses parents, à qui je pourrais tenter d'envoyer de ses nouvelles. Il me répond tout simplement avec l'accent wallon le plus savoureux : « Vos pôrez dire à m'père que j'n'ai nin fait l'fainéant. » N'est-ce pas aussi beau que les plus grands mots historiques ? Je loge à Steenbourg où le baron Beyens, le comte Goblet et Brunet me rejoignent.