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Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

>Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre X (1914-1918)

Les camps d’instruction et les centres de réfugiés - Rapports avec les autorités françaises et les gouvernements alliés - Viviani et Briand, Painlevé Ribot, Arthur Balfour et Lloyd George - Le Président Poincaré - A Reims et à Verdun

Les camps d’instruction et les centres de réfugiés

(page 249) Entre autres devoirs, dont j'eus m'acquitter dès les premières semaines qui suivirent notre débarquement au Havre, je conserve l'émouvante impression d'un voyage que je fis à Auvours pour y prendre officiellement possession du camp que le gouvernement français avait mis à notre disposition pour l'instruction de nos recrues. Plusieurs milliers de jeunes Belges avaient été hâtivement rassemblés dans camp qui occupe une vaste plaine à proximité du Mans. Ils y avaient trouvé une installation de fortune : des baraques et des tentes leur servaient de logement très sommaire, et leur équipement se réduisait à de vieilles tenues de réserve ou même de rebut. Cependant, toute cette jeunesse acceptait courageusement un tel inconfort. Le matin d'hiver où, accompagné de M. Van den Heuvel, ministre d'État, j'arrivai au camp, une tempête déchaînée pendant la nuit avait arraché du sol détrempé la plupart des tentes. J'assistai à un défilé où beaucoup de recrues n'avaient aux pieds que des sabots et s'efforçaient néanmoins, en dépit de la boue épaisse, à faire bonne (page 250) contenance en passant devant leurs chefs et le drapeau. J'eus aussi à me rendre dans plusieurs départements, notamment dans la Loire, l'Hérault, le Lot-et-Garonne, afin de prendre sur place des mesures destinées à assurer, le mieux possible, les conditions d'existence des milliers de familles belges qui s'y trouvaient réfugiées. Dans plusieurs de ces visites. j'emmenai avec moi Corneille Fieullien, actif et débrouillard, et Pierre Nothomb qui, après avoir déjà fait le début de la campagne, était, pendant ses périodes du congé, attaché à mon cabinet. Le concours empressé des autorités françaises et le bon accueil des populations nous facilitaient les choses. Que de fois je fus témoin de traits d'hospitalité qui démentaient la réputation d'égoïsme qu'on fait parfois aux paysans français, comme à tous les paysans Il arrivait que, dans des auberges ou des restaurants modestes, le tenancier apprenant qu'il avait affaire des Belges, refusait toute rétribution, heureux, disait-il de témoigner ainsi sa gratitude un peuple auquel la France devait son salut.

Un jour, au Havre, je fus avisé qu'une barrique de vin fin venait d'arriver en gare à mon adresse... C'était une attention aussi délicate que spontanée de la Commission des Hospices de Beaune qui voulait marquer ainsi ses sentiments pour la Belgique. Très confus de cette largesse, je m'empressai de faire expédier cc vin de Bourgogne à notre 2ème division d'armée qui venait de traverser une période d'opérations particulièrement dures et qui se reposait pour quelques jours dans ses cantonnements aux environs de Furnes. On devine le plaisir que ce « pinard » de choix fit à nos combattants.

Rapports avec les autorités françaises et les gouvernements alliés

Au cours de mes visites aux centres de réfugiés, j'étais d'habitude l'hôte du préfet. Ce fut notamment le cas à Montpellier. Le préfet était un homme d'une taille impressionnante, qui se vantait, disait-on, d'être le plus grand fonctionnaire de la République et aussi le plus anticlérical. La préfecture où il m'hébergea très aimablement avait longtemps servi de résidence au cardinal de Cabrières dont la nomination comme évêque du diocèse remontait au Second Empire : mais, depuis la loi de séparation, le cardinal avait dû quitter ce magnifique hôtel et s'était logé assez modestement dans un quartier populaire de la vieille ville. (page 251) A l'occasion de ma venue, les réfugiés belges, qui étaient au nombre de plusieurs milliers dans l’Hérault, avaient été convoqués dans la grande salle de l'Opéra où je devais leur adresser la parole. Quand, accompagné du Préfet, j'entrai dans cette salle, comble à craquer, je vis venir à moi un prélat d'un grand âge. C'était le cardinal de Cabrières. Il me salua avec une exquise bonne grâce : « J'ai 80 ans, Monsieur le ministre. C'est la première fois que je viens à l'Opéra et c'est en l'honneur des Belges » ; puis, il ajouta : « Puis-je vous prier de me présenter M. le Préfet ? » Je servis ainsi d'agent de liaison entre l'autorité religieuse et l'autorité civile, et cette prise de contact entre les deux pouvoirs se révéla assez heureuse pour que, à la fin de cette assemblée où j'avais, de mon mieux, réconforté mes compatriotes et recommandé l'union sacrée, le préfet invitât le cardinal à assister, le soir même, à un grand dîner qu'il avait organisé à l'occasion de ma visite. Ce fut un spectacle piquant que de voir ce soir-là le vénérable cardinal, revêtu de sa pourpre, faire son entrée dans les salons de la Préfecture, - salons qu'il avait quelque motif de bien connaître, y ayant vécu pendant plus de quarante ans. Mme la préfète était, m'apprit-on, la fille d'un huissier parisien du nom de Gouffé qui avait été in illo tempore victime d'un drame qui fit grand bruit, et dont on avait retrouvé le cadavre coupé en tronçons, dans une malle laissée en consigne dans une des gares de Paris. Elle fit au cardinal une révérence qui ressemblait une génuflexion et fut admise à baiser l'anneau du prélat. Cependant celui-ci, avec une courtoisie d'ancien style, admirait l'ordonnance des lieux et en faisait compliment à l'amphitryon. Le dîner se passa le mieux du monde. Pour ne pas être en reste de politesse, le cardinal voulut que, le lendemain, le préfet vint avec moi déjeuner à l'évêché... Grand événement pour la chronique locale que de voir le représentant le plus qualifié du vieil anticléricalisme sectaire pénétrer ainsi dans l'antre du fanatisme ultramontain , - et monarchiste par surcroît - car Mgr de Cabrières était connu pour être un légitimiste impénitent. La foule faisait la haie à notre passage, marquant d'ailleurs sa joie de ce rapprochement soudain, dont la Belgique avait été l'heureux instrument. Entre Français de droite et de gauche, qui naguère ne s'aimaient pas, (page 522) cette réconciliation, favorisée par des visites du genre de celle que je venais de faire à Montpellier, devait s’affirmer non moins heureusement en maintes grandes villes de France, et notamment à Rouen où je fus aussi témoin d'un plaisant épisode, un soir que je devais y prendre la parole dans une grande assemblée interalliée. Arrivé au Grand Théâtre j'attendais au foyer des artistes en compagnie de M. Paul Painlevé, à ce moment président du Conseil, le moment de nous présenter solennellement sur la scène où nous allions avoir à prononcer l'un et l'autre nos discours. Tout à coup, nous entendîmes, venant de la salle, des salves d'applaudissements qui ne cessaient pas de crépiter. M. Painlevé, très distrait de sa nature, me dit : « Pourquoi ces acclamations ? Nous ne sommes pas encore entrés... » A la vérité il s'agissait bien de nous ! Tous ces applaudissements, non prévus par le programme officiel, saluaient l'entrée du nouvel archevêque de Rouen, Mgr Dubois, nommé depuis l'avant-veille et qui venait très discrètement de prendre place sur l'estrade, parmi les personnalités dont les sièges avaient été réservés sur la scène pour entourer les ministres. Quand nous apparûmes notre tour, l'accueil, pour être très chaleureux, n'atteignit pas le même degré dans l'enthousiasme et M. Painlevé put comprendre que la popularité n'était pas, dans la France en guerre, le monopole des autorités officielles.

J'étais logé à l'hôtellerie de Sainte-Adresse dans un appartement qui dominait la mer, et je pouvais entendre les vagues déferler sous mes fenêtres. Mes bureaux étaient installés à quelques minutes de là dans un grand bâtiment que M. Dufayel venait de construire et qui se trouva très à point pour nos services. Au cœur de l'hiver de 1914-15, j'eus une bien agréable surprise : celle de voir arriver en France, via Dieppe, l'aînée de mes enfants de seize ans. Elle avait pu, sous un faux nom, quitter Bruxelles en compagnie d'une de nos parentes, Mme de Savoye qui voulait elle-même se rapprocher de son fils, officier dans notre armée. En mon aînée, j'avais désormais à côté de moi un de ma famille.

A leurs devoirs habituels, s'ajoutaient, pour les membres du gouvernement, maintes taches inattendues, J'eus à régler avec (page 253) M. Klobukowski des problèmes difficiles provoqués par les réquisitions massives auxquelles les troupes françaises procédaient dans les régions d'Ypres et de Poperinghe. D'autre part, il me fallait pourvoir à tout ce qui concernait la justice militaire, ce qui m'amenait parfois à des controverses assez vives avec l'état-major général, pour qui les scrupules ou les objections d'ordre juridique comptaient très peu. Le service de la Sûreté publique avec ses ramifications en Belgique occupée, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, ailleurs encore, rentrait aussi à la fois dans mes attributions et dans celles de l'autorité militaire et chaque jour faisait surgir l'un ou l'autre problème ou incident.

De plus, le Conseil des ministres m'avait confié le soin de la propagande qui peu à peu prit une importance de premier ordre : réponses aux manœuvres de la propagande ennemie, informations à la presse, diffusion de brochures dans toutes les langues ou à peu près. Averti le premier de tout ce que pouvaient nous faire savoir de la vie en Belgique occupée des amis comme le cardinal Mercier ou le marquis de Villalobar. ou des correspondants très sûrs comme le baron Capelle et Michel Levie, j'usais de ces informations pour provoquer dans les pays alliés et neutres des mouvements d'opinions qui, plus d'une fois, et notamment lorsque l'Allemagne procéda systématiquement la déportation des ouvriers belges, nous rendirent de grands services. Je fis appel à des concours qui répondirent avec empressement. Ils furent de qualité, soit pour des missions à l'étranger : Jules Destrée, Georges Lorand, Auguste Mélot en Italie, Adrien de Gerlache en Suède, Waxweiler en Suisse, Gérard Cooreman et mon frère Maurice en Espagne, de Sadeleer et La Fontaine aux Etats-Unis, Buysse et Auguste Mélot au Brésil et en Argentine, - soit pour notre bureau documentaire du Havre dont MM. Van Langenhove et Fernand Passelecq assumèrent brillamment la direction. Il me fallut organiser aussi le service de ravitaillement de nos prisonniers de guerre en Allemagne. Enfin, chaque jour amenait quelque imprévu : messagers du pays occupé, visites ou lettres de Belges dispersés dans le monde et souvent dépourvus de ressources : mille problèmes politiques, (page 254) juridiques ou simplement humanitaires à résoudre avec des moyens de fortune.

Le Havre, par sa situation géographique, convenait fort bien pour nous à ce rôle de capitale de guerre. Non seulement, c'était la porte ouverte sur l'Atlantique, mais sa position rayonnante rendait les communications aisées avec le continent comme avec le large. A mi-chemin entre Londres et Paris, des services de navigation, que la guerre sous-marine rendait à la vérité assez périlleux, nous reliaient à Southampton et à Rotterdam, et aussi, via Bordeaux, à notre colonie du Congo. En cinq heures, nous étions rendus en auto à La Panne ou au Grand Quartier Général. La radio nous mettait même en contact avec un poste discrètement établi à Baerle-Duc, petite commune belge enclavée en territoire hollandais. Nous touchions ainsi au pays occupé dont nous pouvions suivre toutes les vibrations.

En mai 1915, je me trouvais à Lyon, où les réfugiés belges étaient nombreux et ou M. Édouard Herriot m'avait invité à parler à l'Université lorsque, au sortir de ma conférence, j'appris la nouvelle de l'arrestation de ma femme par les autorités allemandes. Les chefs d'accusation contre elle ne manquaient pas. N'avait-elle pas été des plus actives à faire remettre aux familles demeurées en Belgique des lettres de leurs enfants qui se battaient au front ? N'avait-elle pas favorisé le passage clandestin à la frontière des jeunes volontaires qui voulaient rejoindre notre armée ? Elle venait d'être, disaient les agences de presse, incarcérée à Berlin dans une prison de droit commun. Si confiant que je fusse en sa vaillance, mon anxiété était grande de la savoir livrée à tous les risques et à toutes les épreuves d'une telle captivité. Ce ne fut qu'au bout de cinq mois, après qu'elle eut achevé le terme d'emprisonnement auquel elle avait été condamnée, qu'à l'intervention du Saint-Père et du roi d'Espagne je pus obtenir qu'elle fût envoyée à la frontière suisse où j'allai la chercher. Magnifique d'énergie, je devais la retrouver toute prête - puisqu'à son grand regret le retour en Belgique lui avait été interdit - se prodiguer sans répit, comme elle le fit jusqu'à la fin de la guerre, au service des enfants belges qui se trouvaient par milliers en France. Pour ces enfants, et en (page 255) accord avec M. Berryer, ministre de l'Intérieur, elle improvisa une vingtaine de colonies scolaires dont plusieurs devinrent bientôt des établissements modèles. Quant à nos propres enfants, grâce au marquis de Villalobar, ils furent dans la suite autorisés à nous rejoindre : nos jeunes fils allèrent poursuivre leurs études en Angleterre, à Oxford et à Hastings. en attendant qu'ils fussent d'âge à pouvoir s'engager dans l'armée ; une de nos filles en Italie, les autres au Havre où nous pûmes nous constituer, d'abord au château de Saint-Martin du Bec, en 1916, puis au château d'Harfleur en 1917 et 1918, un foyer provisoire.

Viviani et Briand, Painlevé Ribot, Arthur Balfour et Lloyd George

Le château du Bec, distant du Havre de huit à dix kilomètres, était une belle et pittoresque gentilhommière du vieux temps appartenant la famille de Croixmare. Son élégante façade à bandeaux blancs et noirs, du style Henri II et prolongée par des « communs » intérieurs, encerclait à demi une spacieuse cour d'honneur à laquelle on avait accès par un pont-levis et une poterne moyenâgeuse. Quant la façade postérieure,. elle dominait de grands étangs romantiques peuplés de cygnes et d'oiseaux sauvages. Nous eûmes le plaisir d'y accueillir et d'y héberger maints hôtes de qualité. Parmi eux, rentrant d'un voyage à Londres, Maurice Barrès avait eu l'aimable attention de venir passer en notre compagnie la fête belge du 21 juillet 1916. Je l'avais emmené au Te Deum que le gouvernement faisait célébrer ce jour-là dans l'église de Sainte-Adresse et je me souviens de la surprise amusée que l'auteur de Colette Baudoche éprouva lorsqu'au parvis de cette petite église envahie par la foule, il entendit un commandant de notre gendarmerie chargé du service d'ordre s'écrier, dans un moment d'impatience, en interpellant les nouveaux arrivants qui s'efforçaient de pénétrer leur tour dans l'édifice : « Si vous voulez tous entrer, nous n'en sortirons jamais ! » Pendant ce séjour qu'il fit chez nous, Maurice Barrès - dont j 'avais suivi avec une sympathie grandissante la curieuse évolution spirituelle et morale qui avait fait de ce dilettante, naguère très sceptique, un maitre du nationalisme et du (page 256à traditionalisme, - se montra le plus agréable et le plus intéressant des causeurs. C'était un charme de l'entendre de sa voix un peu traînante, marquée d'un accent lorrain - disaient ses amis - ou auvergnat - disaient ses adversaires - et dont le timbre assourdi avait en quelque sorte la matité de son visage, développer, tantôt sur les événements politiques, tantôt sur Pascal et Port-Royal, des aperçus aussi ingénieux qu'ils étaient judicieux. Puis, ce fut Johannes Jorgensen, le savoureux écrivain danois, qui cachait sous son allure fruste et un peu primitive de vieux loup de mer le cœur le plus loyal et l'esprit le plus fin. Sa généreuse personnalité nous avait séduits depuis longtemps. Il avait été déjà plusieurs fois notre hôte à Bruxelles et avait pris en spéciale amitié notre petite Gudule. Cette fois, il m 'accompagna au front belge d'où il rapporta un livre ému et émouvant : De Klokke Roeland, écrit à la gloire de notre pays.

J'eus aussi la visite de Louis Barthou, avec qui je pris plusieurs fois la parole dans de grandes réunions publiques. Brillant homme d'Etat, mais dont le caractère n'était pas la hauteur de l'intelligence et de la culture.

Après lui, ce fut le tour de René Bazin, écrivain d'une sensibilité presque féminine et d'une exquise noblesse d'âme. J'ai connu peu d'êtres qui aient mieux personnifié pour moi la « vieille France » en ce qu'elle a de meilleur. Je le conduisis lui aussi jusqu'aux lignes belges de l' Yser. Il voulait y interviewer le vieux Cogge. l'éclusier de Nieuport qui avait joué un grand rôle en octobre 1914, lorsque notre état-major général avait décidé de tendre des inondations derrière lesquelles notre armée devait prendre position. puis il eut la fantaisie de vouloir voir de près la célèbre minoterie de Dixmude où avaient eu lieu bien des combats véritablement épiques. Mais tandis que nous nous acheminions ensemble au travers de cette zone périlleuse, l'artillerie ennemie s'éveilla tout à coup, et il s'en fallut de peu que nous ne fussions atteints par l'éclatement des obus qui se mirent soudain à pleuvoir autour de nous. Tout heureux d'avoir échappé à ce danger, nous faillîmes, le lendemain, être les victimes d'une autre aventure beaucoup plus singulière. Nous avions fait halte à Calais, où l'amiral Ronarch', qui avait (page 257) commandé naguère les fusiliers marins venus à la rescousse de nos troupes, dirigeait à ce moment la défense du Pas de Calais. L'amiral, après nous avoir retenus à déjeuner, offrit de nous faire visiter un sous-marin d'un type nouveau, qui se trouvait dans le port de guerre. Les honneurs du bâtiment nous furent faits par le jeune commandant qui s'appelait du Paty de Clam, fils du fameux colonel de ce nom qui avait été mêlé aux polémiques de l'affaire Dreyfus. Après avoir admiré la machinerie très compliquée du sous-marin et interrogé les hommes de l'équipage, une vingtaine de solides marins, pour la plupart bretons, qui avaient déjà maintes prouesses à leur actif, nous ne résistâmes pas à la proposition que nous fit l'amiral de connaître les impressions d'une « plongée » en bonne forme. Au signal donné par le commandant, les cloisons se fermèrent, les pompes firent leur office et nous sentîmes le sous-marin s'enfoncer lentement, puis évoluer dans le mystère des profondeurs. A un moment donné, le périscope ayant été dressé, nous approchâmes du miroir où, par le jeu des reflets, nous devions apercevoir ce qui se passait à la surface des flots. Mais tout à coup, par quelque erreur commise dans la manœuvre, ou à cause de quelque défectuosité dans l'appareil, le cylindre métallique qui émergeait du bâtiment retomba brusquement, au risque de nous atteindre dans sa chute. Nous eûmes vraiment la sensation d'avoir été frôlés par la mort. Ce fut une minute critique, et le moins pâle d'entre nous n'était certes pas le jeune officier, qui, devant l'amiral Ronarch' et ses hôtes, portait la responsabilité de ce décrochage foudroyant. L'accident n'eut pas d'ailleurs de conséquence et nous regagnâmes bientôt sans encombre, René Bazin et moi, le « plancher des vaches. » Mais l'alerte avait été vive. Quant au lieutenant du Paty de Clam, il était né sans doute sous une fâcheuse étoile, car, quelques mois plus tard, la nouvelle nous parvint que, naviguant avec son submersible dans les eaux de l'Adriatique, il avait été enlevé de la plate-forme de son bâtiment par une énorme vague et qu'il avait disparu et péri sans qu'on eût pu jamais retrouver ses restes.

Nous vivions ainsi dans le drame quotidien... En redescendant avec René Bazin vers les régions de l'arrière (la nuque, ainsi que (page 257) l’appelaient les hommes du front) nous eûmes l'occasion d'être reçus dans un mess d'officiers anglais où le prince de Galles, le futur Édouard VIII, se trouvait mêlé incognito aux convives sans que rien, dans l'uniforme ou les préséances, le distinguât des compagnons d'armes qui partageaient ce cantonnement. Puis, non loin de là, nous visitâmes un camp d'entraînement réservé à des soldats canadiens français parmi lesquels j'eus le plaisir de retrouver quelques-uns des jeunes volontaires avec lesquels j'avais fait route dans l'automne de 1914 en revenant sur le Celtic de New-York Liverpool.

Notre séjour en Normandie nous valut maintes visites mémorables au nombre desquelles je ne puis oublier celle que nous fit, en 1917, au château de Harfleur, Son Éminence le cardinal Bourne, l'archevêque de Westminster dont mon frère Maurice était le fidèle collaborateur. Avant d'être notre hôte, le cardinal s'était rendu au front et l'on prétendait que, passant devant un détachement de soldats belges, il avait accompagné sa bénédiction pastorale de ce salut qu'il voulait assurément chargé de ses meilleurs vœux : « Tous blessés ! » - traduction trop libre du « All blessed » anglais. Au cours de ce même voyage au front, il avait eu comme compagnon de voiture. nous raconta-t-il, un officier supérieur britannique qui s'était présenté lui sous le nom de comte Athlone. Dans l'auto ou ils avaient tous deux pris place, le comte Athlone avait mis la conversation sur la famille royale d'Angleterre et le cardinal avait été singulièrement interloqué du sans gêne tout à fait « improper » avec lequel ce nouveau compagnon lui parlait des souverains, qu'il appelait familièrement George et Mary. Son étonnement ne s'était dissipé qu'en apprenant ensuite à quel personnage il avait eu affaire. Le comte Athlone n'était autre, en effet, que le prince Alexandre de Teck, le propre frère de la reine d'Angleterre qui servait en qualité d'attaché de l'armée britannique auprès de notre Grand Quartier Général belge. Depuis peu de jours, et l'insu du cardinal, le prince de Teck s'était vu attribuer un nouvel état-civil destiné à effacer les traces de son origine germanique. C'était d'ailleurs dans le même esprit que la maison royale de Hanovre venait d'être transformée en maison royale de Windsor et que les Battenberg étaient devenus (page 259) les Mountbatten... La petite chronique disait même que cette métamorphose avait été opérée sans que le prince Alexandre de Teck eût été le moins du monde consulté. Et la petite chronique pouvait bien avoir raison... N'avions-nous pas nous-mêmes appris vers le même temps, par la voie des journaux, que le maréchal French s'appelait dorénavant French of Ypres. Un jour que j'étais reçu par lui, le roi Albert me dit à ce sujet : « Est-ce que le gouvernement a été pressenti pour l'attribution au généralissime anglais du nom d'une de nos cités ? » Je ne pus que lui répondre : « En aucune façon, Sire. Mais nous avons cru que l'autorisation en avait été donnée par Votre Majesté... »

Dans le cas de French, ce procédé était d'autant plus désinvolte que le chef d'une famille de la noblesse belge pouvait prétendre au vieux titre de vicomte d'Ypres. Mais de semblables bagatelles se perdaient dans la fumée des batailles.

Pour moi, quand j'allais au front où j'avais fréquemment affaire, je logeais souvent chez le baron de Broqueville, au château de Saint-Pierrebrouck, qui appartenait à M. Henry Cochin, et plus tard, au château de Steenbourg. Ces « homes » de guerre se doublaient d'ailleurs pour moi d'un modeste appartement que, de compte à demi avec mon collègue Berryer, j'avais loué à La Panne chez les demoiselles Oplieger, dignes personnes d'âge canonique dont le nom était comiquement travesti en celui de demoiselles « au pied léger. »

Ces voyages dans la zone de guerre, au cours desquels j'étais d'habitude reçu par le Roi, me donnaient l'occasion de rendre visite à nos soldats dans les cantonnements, parfois dans les tranchées, quelquefois aussi, hélas dans l'un ou l'autre hôpital ou ambulance. D'une nuit d'hiver passée au quartier-général de la cinquième division, j'ai retenu ces quelques strophes composées dans l'insomnie, mais qui traduisent assez bien l'état d’âme que nous éprouvions dans ces plaines de l'Yser :

Au pays inondé qu'il ne reconnaît plus

Le jour descend déjà. La longue nuit commence,

Nuit pleine de mystère où l'angoissant silence

Est sourdement scandé l'écho des obus.

(page 260) Car la mort n'y dort pas. Ses funèbres relents

Se mêlent aux vapeurs du morne marécage

Et la lune blafarde éveille le mirage

Des bataillons tombés qui reforment leurs rangs.

Sur notre âme meurtrie où l'exil fait la nuit,

Un rayon comme une flamme morte

Et d'amers souvenirs que le vent berce et porte

Passent comme un frisson, telle une ombre qui fuit.

Mais l'aube renaîtra qui chassera le soir.

Belles d'avoir souffert, nos âmes et nos plaines

Souriront au printemps qui finira leurs peines,

N'aura-t-il pas tôt fait de les fleurir d'espoir ?

L'espoir devait ajourner ses promesses avec des alternatives d'angoisse, de mois en mois, d'année en année.


Cette navette si souvent répétée entre le front et l'arrière me permettait d'apprécier le contraste entre la mentalité des combattants et celle des civils. Au front régnait une sorte de résignation farouche, ainsi qu'une sorte de pudeur héroïque qui s'accommodait très mal de toute phraséologie guerrière, Parmi les civils, à côté des familles éprouvées par quelque deuil et dont le courage était le plus souvent admirable, il fallait entendre maintes sottises de la part de gens désœuvrés et deviner parfois les odieux calculs des profiteurs. La sagesse était d'être tout entier à son devoir de chaque jour et de garder confiance en la providence.

Le 24 mars 1916, nous apprîmes que le Sussex, un steamer qui assurait le service de Newhaven à Dieppe, et sur lequel j'avais fait de temps auparavant la traversée de la Manche ainsi que mes enfants, venait d'être torpillé sans avertissement préalable. Quatre-vingts passagers, dont plusieurs américains et espagnols, avaient été tués ou blessés dans cette attaque. Les (page 261) Allemands prétendirent que le paquebot avait heurté une mine flottante, mais les Alliés acquirent bientôt la preuve, grâce aux documents qui furent découverts à bord d'un bateau ennemi ramené au Havre, que la destruction du Sussex était bien l'œuvre d'un sous-marin allemand.

Cet épisode aigrit aux États-Unis les rapports avec Berlin et l'irritation de l'opinion devait y prendre une ampleur irrésistible après la tragédie du Lusitania. Cependant, à ce moment encore, l'Amérique se plaignait, non sans acrimonie, soit du blocus, soit de la police anglaise exercée sur l'Océan. Nous étions à l'époque des furieux assauts allemands contre Verdun et la France perdait le meilleur de son sang. De mauvaises nouvelles nous arrivaient à la fois des Balkans où les Centraux avaient envahi la Serbie et des Alpes où les Italiens subissaient un très grave revers. En Russie, les symptômes de lassitude apparaissaient inquiétants. Certes, à titre de compensation. les Alliés avaient eu quelques succès sur la Somme, en Galicie avec Broussilov et en Italie où Gorizia avait été prise. Ils s'étaient réjouis, au mois d'août de cette année, de l'entrée en guerre de la Roumanie à leurs côtés. L'excellent ministre de Roumanie, M. Djuvara, vint nous en annoncer la nouvelle, les larmes aux yeux. N'était-ce pas une armée toute fraiche de 220.000 hommes qui s'ajoutait à celle des Alliés ? Mais pour arriver ce résultat, dont l'effet moral fut assez court, la diplomatie de Londres, de Paris et de Petrograd avait dû consentir aux exigences du gouvernement de Bucarest toute une série de promesses qui ne pouvaient pas manquer de compliquer encore les problèmes d'une paix future : cession de la Transylvanie, de la Bukovine et du Banat de Temesvar.

Pour assombrir le tableau, une vague de défaitisme, sinon de trahison, soufflait Paris et dans le Midi. Il fut avéré que Caillaux, impatient de jouer un rôle, avait lié partie avec l'ancien khédive Abbas Hilmi, dépossédé par les Anglais, et avec un aventurier du nom de Bolo Pacha, et que, par l'intermédiaire d'individus véreux, des sommes très considérables avaient servi et continuaient à servir à l'achat de journaux qui cherchaient à empoisonner l'opinion française.

(page 262) L'année 1917 avait commencé assez mal par les événements d'Athènes et devait finir moins bien encore par la défection de la Russie. N'obtenant pas du roi Constantin la livraison du matériel de guerre grec, les Alliés bombardèrent la capitale grecque et opposèrent au monarque dont ils se défiaient de plus en un gouvernement dissident : celui de Vénizélos, Cependant l'armée de Salonique qui devait concentrer son action avec cette manœuvre politique demeurait inactive, et le général Sarrail, qui commandait là-bas les troupes françaises, était la fois très discuté en France et, à Salonique même, vivait en conflit avec les chefs des troupes britanniques.

A l'état-major général des Alliés, les rapports n'étaient pas moins tendus entre le général Nivelle et Douglas Haig. Le général Lyautey, ministre de la Guerre, que j'eus l'occasion de rencontrer au début de mars, pestait contre les difficultés que lui valaient de telles rivalités, et auxquelles s'ajoutaient tous les embarras que lui suscitaient le Parlement et l'administration. Une de ses bêtes noires était Albert Thomas qui était chargé des problèmes des armements et dont il détestait l'esprit touche à tout, Ce fut un discours impatient qu'il prononça quelques jours plus tard la Chambre des Députés réunie en comité secret qui entraîna sa démission, puis celle du cabinet Briand, remplacé dès le 18 mars 1917 par un cabinet Ribot. En octobre, nous arriva la nouvelle du désastre de Caporetto. En décembre, éclata en coup de foudre la paix séparée de Brest-Litowsk.

La contre-partie de ces échecs et des inquiétudes qu'ils suscitaient fut l'entrée en guerre des États-Unis votée par le Congrès le 6 avril. Nous trouvâmes à partir de ce moment l'appui le plus généreux et absolu chez les Américains. Nos rapports d'amitié avec Brand Whitlock qui nous avait rejoints au Havre, en furent encore rendus plus étroits. Lorsque, le 8 janvier 1918, le Président Wilson formula ses quatorze points devant le Congrès, nous eûmes la satisfaction d'y trouver « l'évacuation de la Belgique sans aucune tentative pour limiter l'indépendance dont elle jouit. »

Le Président Poincaré, Balfour et Lloyd Georges

Pendant l'hiver 1917-18, je rencontrai à Paris maints hommes politiques. Le Cercle interallié était devenu, au (page 263) à Faubourg Saint-Honoré, un curieux rendez-vous cosmopolite, où voisinaient militaires et civils. Nous dinâmes en petit comité chez Henri-Robert avec Briand. La chronique parisienne reprochait à ce dernier de se plaire à ses amours avec Berthe Cerny en un moment où il aurait eu beaucoup mieux à faire. Heureusement Clémenceau était tout à son devoir.

Les rapports fréquents que nous avions avec les ministres français et anglais ne nous donnaient pas toujours l'impression d'une action politique et militaire strictement coordonnée. D'ailleurs, en France, les ministres changeaient à peu près comme en période normale. Avec toute leur intelligence et leur éloquence, des hommes comme Viviani et Briand ne laissaient pas de nous déconcerter. voire de nous inquiéter un peu, le premier par une sorte de neurasthénie larvée, l'autre par sa souplesse presque féline et le ton « bohème » de ses manières et de ses propos. A M. Painlevé, savant de réel mérite, beaucoup reprochaient une agitation brouillonne. Infiniment plus décoratif, Alexandre Ribot, parlementaire de grande classe, semblait mieux fait pour le temps de paix que pour le temps de guerre.

En revanche, quel plaisir j éprouvais à être reçu par M. Poincaré, d'un esprit si ferme et dont la sympathie pour notre cause était aussi certaine que sa loyauté ! Chaque fois, ou à près, que l'une ou l'autre affaire m'amenait à Paris, je ne manquais pas de m'inscrire à l'Élysée, ce qui me valait souvent, quelques heures plus tard, de recevoir un mot aimable du Président m'invitant à venir le voir ou m'asseoir familièrement à sa table. Au cours de ces entretiens qui portaient non seulement sur les nouvelles de la guerre et de la politique internationale, mais parfois aussi sur des questions philosophiques ou littéraires, il s'exprimait avec une grande confiance et une grande liberté de langage, ne me cachant pas l'ennui qu'il ressentait se trouver entravé par les limites si étroites que la Constitution française assigne au chef de l'État. Il faisait preuve d'une connaissance très avertie de l'histoire et de la géographie, mais ses jugements eussent gagné à n'être pas présentés sur un ton toujours doctoral et péremptoire. Un jour de l'été de 1917 qu'il m'avait emmené après le déjeuner dans le jardin de l'Élysée, (page 264) comme il me parlait à cœur ouvert des problèmes de la paix, je lui demandai s'il estimait réalisable une idée qui rencontrait à ce moment des défenseurs convaincus et très ardents, à savoir l'avantage que représenterait pour la sécurité internationale à venir une paix qui, au lieu d'être conclue avec un État allemand unitaire, pourrait l'être avec les principaux États qui avaient constitué l'Empire au lendemain de Sedan : la Prusse, la Bavière, la Saxe et le Wurtemberg. Ce n'était pas à lui que je devais rappeler le mot de Thiers qui déclarait, deux mois avant Sadowa : « Le plus grand principe de la politique européenne est que l'Allemagne soit composée d'États indépendants, liés entre eux par un simple lien fédératif. » Certes, une désagrégation de l'Allemagne ne serait point chose aisée, mais si la victoire couronnait les efforts des Alliés, ceux-ci ne pourraient-ils appliquer aux dynasties secondaires de l'Allemagne et à la Prusse un régime différentiel et mettre ainsi dans leur jeu les ambitions de ces dynasties où couvait encore le regret d'avoir été supplantées par les Hohenzollern ?

Le Président me laissa parler, mais je voyais bien, par l'expression de sa physionomie, que de telles idées lui paraissaient chimériques et heurtaient son pragmatisme. « Depuis 1870, me répondit- il, l'unité allemande est réalisée ; elle n'a fait que se fortifier et je crois qu'il serait trop tard pour la rompre, même si l'Angleterre et les États-Unis étaient de cet avis, et vous savez qu'ils ont proclamé le droit des peuples de disposer d'eux-mêmes. Assurément, si un mouvement de sécession se produisait à l'intérieur de l'Allemagne, la sagesse serait d'en profiter, mais rien n'indique un retour au particularisme. Tant s'en faut ! Les liens de l'unité n'ont fait que se resserrer par la guerre. » Comme il me demandait ensuite si les idées que je lui avais exprimées à ce sujet étaient celles du roi Albert, je m'empressai de lui répondre que je m'étais borné à lui exprimer une opinion qui était parfois agitée aussi bien dans des milieux belges que dans des milieux français.

C'est au cours de la même conversation que le président, faisant allusion à la question du Grand-Duché de Luxembourg, me déclara spontanément que la France ne se mettrait (page 265) certainement pas au travers des vues que la Belgique pourrait faire valoir à ce sujet au moment de la paix dans l’ordre économique ou même politique.

Du côté anglais, aucune figure ne me plaisait davantage que celle d'Arthur Balfour. Peut-être cet homme d'État, grand philosophe à ses heures, mêlait-il un peu de chimère à sa noble conception de la vie. On sait que le sionisme lui doit d'avoir eu gain de cause. Toutefois, avant que la Palestine ne fût ainsi ouverte aux juifs, la demande de Lord Rotchschild, une autre formule avait été un moment en faveur : la création d'une sorte de protectorat des Lieux-Saints qui eût été confié au roi Albert. M. Denys Cochin, qui fit quelque temps partie du gouvernement français, était très féru de cette idée. Il vint au Havre, à la fin de 1915, pour m'en vanter les avantages, m'assurant qu'avec lui, Delcassé y était très favorable. Pour flatteuse qu'elle fût, cette suggestion se heurta de suite au refus très net du principal intéressé. Le roi Albert ne se souciait nullement de s'engager dans un tel guêpier.

Lloyd George, que je rencontrai à Londres, puis à Paris, était doué d'un dynamisme exceptionnel, mais son aplomb masquait ses insuffisances de culture. Il m'affirma un jour, en dépit de mes protestations, que les habitants de Luxembourg parlaient le flamand, M. Asquith donnait, en revanche, l'impression de l'homme d'État britannique de coupe classique, selon le type d'un Gladstone ou d'un Palmerston. Il était, pour son malheur, doublé d'une épouse extravagante, la fameuse Margot. Nous l'eûmes en séjour à l'hôtellerie de Sainte-Adresse, à une des heures critiques de la guerre. Elle débarqua en compagnie de trois petits pékinois très encombrants et nous informa de suite que ses cabots se nourrissaient exclusivement de volaille. Elle-même déclara qu'elle ne buvait que du champagne. Le lendemain, ayant rencontré des soldats français vêtus de la nouvelle tenue bleu-horizon, elle prétendit, toutes affaires cessantes, qu'on lui fît un tailleur de ce drap d'uniforme. Dans l'autobiographie qu'elle a publiée, elle s'attribue sans ombre de modestie tous les dons du génie. « Il n'y a qu'une voix là-dessus, disait notre ami le général Tom Bridges : la sienne. »


(page 266) L'année 1918 devait être pour moi d'une activité redoublée, mais la confiance que je conservais dans une issue favorable de la guerre fut mise à une rude épreuve. Les inquiétudes furent vives cette année, dans le camp des Alliés, et jusqu'au cœur de l'été. Le 23 mars, je me trouvais à Paris lorsque la grosse Bertha commença à bombarder la ville. On crut jusqu'au soir à des attaques par avions. Quelques jours plus tard, c'était le Vendredi Saint, un obus tomba sur l'église Saint-Gervais et y fit 65 morts et 90 blessés. Dans l'intervalle, les Alliés se mirent enfin d'accord, le 25 mars à Doullens, pour confier à Foch le soin de coordonner et de diriger tous les efforts sur le front ouest. Il était temps.

En avril, les pourparlers secrets entrepris depuis la fin de 1916 par le prince Sixte de Bourbon Parme, et que nous suivions avec intérêt, éclatèrent au grand jour sous la forme de la polémique Clémenceau-Czernin. Je dirai plus loin quel fut notre rôle dans les multiples démarches tentées en vue d'une négociation avec l'Autriche, ou même avec l'Allemagne.

En ce printemps de 1918, la situation militaire avait empiré pour nous, et le 25 avril, les Allemands s'emparèrent du Mont Kemmel. Quelques jours après, ils tentaient un nouvel effort dans les Flandres qui fut à grand-'peine enrayé par la résistance des Anglais et celle de nos troupes.

A Reims et à Verdun

Je ne puis mieux faire, arrivé à cette étape que de recourir aux pages de mon journal, pour relater tout d'abord une visite Verdun.


Le 6 mai 1918

De Châlons-sur-Marne, où nous avons salué le général Gouraud, nous gagnons Reims. A mesure qu'on approche de la ville, on voit la masse grise de la cathédrale monter sur l'horizon comme une cible. Une cible. C'est bien ce qu'elle est devenue. De près, le spectacle est atroce. Les toitures sont effondrées. Les colonnes éclatées. Les statues brisées. C'est la mort.

(page 267) Face à la cathédrale, on déboulonne, - pour la mettre à l'abri dans une des grandes caves des marchands de vin de Champagne - la statue de Jeanne d'Arc, qui était jusqu'à ce moment restée à l'honneur comme elle était demeurée à la peine.

A peine sommes-nous sortis de Reims que la nuit tombe déjà. Les autos roulent, tous phares éteints, laissant entre eux un long intervalle, pour ne pas éveiller l'attention des saucisses allemandes. Mais, tout à coup, une de nos voitures prend feu et nous devons décider de l'abandonner.

Ainsi retardés, nous n'arrivons Verdun que vers onze heures, au moment d'un gros orage. Le ciel est illuminé la fois par les éclairs, les projecteurs et les fusées. Décor dantesque. Un souper nous attend à la citadelle, où nous logeons à 18 mètres sous terre.

Le 7 mai 1918

Entretien ce matin avec le général Hirschauer. Un chef. Il nous explique, avec autant d'intelligence que de bonne grâce, les phases successives de la résistance de Verdun, notamment les épisodes épiques qui marquèrent la grande ruée de 1916. A ce moment, le péril fut grand, car Verdun n'était pas prêt à recevoir le choc. C'était l'époque où un certain flottement régnait dans les esprits, au sujet de l'utilisation des forteresses. Les conserver telles quelles ou bien les englober, dépourvues de leur armement, dans les lignes générales de défense ? Les partisans de cette dernière méthode avaient, en février 1916, réussi à faire désarmer la plupart des forts de Verdun. Le jour où les Allemands entrèrent à Douaumont, le fort était même totalement inoccupé. Les lignes de défense, elles-mêmes, d'ailleurs, n'étaient souvent qu'ébauchées. On comprend, dès lors, la facilité avec laquelle les Allemands remportèrent leurs premiers succès, attaquant en coup de boutoir par la rive droite de la Meuse. Le soir du quatrième jour, ils avaient déjà enlevé la deuxième position. Le commandement français songeait à évacuer la place lorsqu'arriva le général de Castelnau. Il ranima toutes les énergies. La chute de Douaumont, le lendemain, ne lui fit pas perdre sa belle confiance. Il fit appeler le général Pétain et lui remit (page 268) la défense de la position, qui devait être menée à outrance. Des renforts survinrent ; on organisa des communications avec l'arrière : ainsi s'établit l'immortelle « Voie sacrée. » La première phase était terminée : les Français s'étaient ressaisis et l'attaque allemande était enrayée.

Après quelques jours d'interruption, une seconde phase commençait. Durs combats. Ce fut en avril seulement que les Français complétèrent leur organisation défensive, et qu'à la tactique allemande ils opposèrent une tactique défensive appropriée. Verdun était sauvé et cependant l'armée française n'était pas épuisée : tous les corps s'y étaient succédé et ainsi aucun n'y était resté assez longtemps pour s'user complètement. Depuis, on tenait bon, et on tiendrait tant qu'il faudrait. Mais à quel prix !

Nous regagnons Paris par Domremy, où je ne manque pas de faire un émouvant pèlerinage à la maison de Jeanne d'Arc. Langres et Chaumont, Nous y retrouvons le général Pershing au Grand Quartier Général américain.

Le 8 mai 1918

Court arrêt à la station d'Asnières, où un centre général avec des installations de fortune a été aménagé pour tous les soldats qui viennent à Paris en permission. Des Français, des Anglais, des Belges y débarquent chaque jour par fournées et y font bon ménage.

Rien de curieux comme la différence entre les tempéraments nationaux, tels qu'ils s'accusent dès l'arrivée des permissionnaires.

Si un poilu arrive du front, il refuse la baignoire et le lavabo, pour ne pas perdre une minute des heures où il jouira d'un « vrai lit. »

Les tommies commencent par un bain. Ils se rasent, empoignent le pot à vaseline, se font une belle raie par derrière et demandent le chemin du Moulin Rouge (d'ailleurs fermé). puis ils se couchent par terre. Quant aux repas, ils sont sensibles aux nappes blanches de la table à thé.

(page 269) Nos jass ne se soucient pas du tout du thé et, en général, ils apprécient médiocrement le pinard. Il leur faut de la bière, du café et des tartines. Leur plaisir est de se promener par les rues les bras ballants et souvent un plus débraillés qu'il ne faudrait. Avec des curiosités de gosses, ils vont voir le Jardin des Plantes et la Tour Eiffel.