Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre IX (août-octobre 1914)

L'ultimatum allemand du 2 août - La Belgique en guerre - Le gouvernement à Anvers - Mission auprès du Roi d’Angleterre et du Président Wilson. A Washington, à New-York, à Boston. à Montréal et Cleveland - Le gouvernement à Ostende, puis au Havre - L'heure héroïque - La bataille de l'Yser

L'ultimatum allemand du 2 août

(page 205) Réuni le lundi 27 juillet, le Conseil des ministres décida le rappel sous les drapeaux des trois dernières classes de milice. Certes, toute chance de paix ne semblait pas encore exclue, et, dans les milieux politiques, beaucoup jugeaient que nous étions bien prompts à nous alarmer. Tel était encore le 29 l’avis du baron Beyens, notre ministre Berlin. Londres multipliait ses efforts en vue d'un arbitrage. A Paris, en l'absence du Président Poincaré qui, venant de quitter Cronstadt, se trouvait encore en mer Baltique, les ministres faisaient preuve d'une grande prudence. Mais à Saint-Pétersbourg, aussitôt connue la menace de l'Autriche sur la Serbie, l'émotion avait été très vive, et les déclarations qu'y avait opposées l'ambassadeur allemand pouvaient faire redouter la guerre entre l'Allemagne et la Russie. Il fallait nous attendre en ce cas voir jouer l'alliance franco-russe. Le conflit ne demeurerait pas circonscrit à l'Est de l'Europe. Dans cette éventualité. qui précisait d'heure en heure, notre neutralité serait-elle respectée ?

(page 206) En une telle conjoncture, rien ne devait être fait ou toléré qui pût fournir à un de nos grands voisins le motif ou le prétexte d'un grief à notre charge. Dans l'opinion publique et dans la presse, on ne se rendait pas compte des risques que nous courions. Chacun exprimait ou publiait ses sentiments et ses passions. Le 31 juillet, vers deux heures de l'après-midi, nous arrivait la nouvelle que l'Allemagne venait de décréter « l'état de danger de guerre. » Nous eûmes le même jour, à 5 heures, un conseil des ministres qui décida la mobilisation générale pour le lendemain. Le samedi 1er août au matin, je convoquai en mon cabinet les directeurs des principaux journaux du pays pour leur recommander la plus grande circonspection au nom de l'intérêt national. En dépit de cet avertissement, le Petit Bleu, un journal libéral de Bruxelles, dirigé par Gérard Harry, parai sait le lendemain avec une grande manchette en première page : « A bas la Barbarie germanique ! » Dès que j'en fus avisé, je n'hésitai pas à faire saisir toute l'édition du journal par le parquet et la police. A cette même heure d'ailleurs, le ministre d'Allemagne Bruxelles, M. de Below-Saleske, nous rassurait sur les intentions du gouvernement impérial. Il téléphonait au Soir, qui reproduisait sa déclaration : « Peut-être verrez-vous brûler le toit de votre voisin. Mais votre maison restera sauve. »

Le temps était radieux et beaucoup de citadins étaient déjà partis qui pour la campagne. qui pour la mer. Depuis quinze jours, j'avais moi-même expédié à Anthée, cinq kilomètres d'Hastière, où je comptais prendre mes quartiers d'été, tout ce qui devait servir à notre vie de vacances. Mais d'heure en heure, nous sentions grandir le danger. Ce dimanche, dans l'après-midi, j'appris que le ministre d’Allemagne avait demandé à M. Davignon, ministre des Affaires Étrangères, de le recevoir vers 7 heures du soir. Quelques-uns, parmi mes collègues, se figuraient qu'il venait nous apporter officiellement l'assurance que M. Klobukowski, le ministre de France, nous avait donnée de son côté, affirmant, qu'en cas de conflit, son gouvernement respecterait la neutralité belge... Or, l'objet de cette visite n'était autre que la remise d'un ultimatum dont le texte, nous devions l'apprendre dans la suite, était arrêté par l'Allemagne depuis le 25 juillet. 206 (page 207) Cet ultimatum, qui invoquait le prétexte d'un projet de déploiement des forces militaires françaises le long de la Meuse, dans la région de Givet à Namur, nous invitait à livrer passage aux troupes impériales. Dans cc cas, un large dédommagement nous était promis du tort matériel qui pourrait nous être causé. Si nous nous opposions au passage, nous serions traités en ennemis et la décision livrée au sort des armes. La réponse devait être donnée dans un délai de douze heures.

Comment oublier jamais les péripéties de cette séance qui, ce soir-là, réunit les ministres au Palais du Roi !... Si tragique que fût la situation, il n'y eut pas d'affolement. Le roi Albert ouvrit la séance et sa parole traduisit aussitôt la pensée de tous. « Notre devoir, dit-il, est de défendre l'intégrité du territoire. Nous n'y faillirons pas ! » Après cette première réunion qui fut tenue à 9 heures et à laquelle n'assistèrent que les ministres à portefeuille, il y en eut aussitôt une seconde à laquelle participèrent quatre ou cinq ministres d'État qu'on avait pu toucher à Bruxelles à cette heure tardive, ainsi que le général de Selliers, chef d'état-major général, le général de Ryckel. sous-chef de l'état-major, et le général Hanoteau, inspecteur général de l'artillerie. Parmi les ministres d'État, plusieurs étaient très âgés. L'un d'eux, M. de Lantsheere, gouverneur de la Banque Nationale, arriva soutenu par un valet de chambre, qui vint même le reprendre au cours de la séance. Un autre, le comte Greindl, qui avait été pendant de longues années notre représentant à Berlin, avait dit, au moment où un officier du Palais était venu le chercher chez lui avec une voiture de la Cour pour l'amener à cette séance : « Que se passe-t-il donc ? Est-ce que les Anglais ont débarqué chez nous ? » Un troisième, M. de Sadeleer, ne parvenait pas à maîtriser son indignation et faisait état des sentiments d'amitié qui lui avaient été prodigués tout récemment encore par le duc Gunther de Sleswig-Holstein, le beau-frère du Kaiser, qu'il avait reçu à sa table...

Le Roi demanda à chacun des membres du Conseil ainsi élargi quel était son avis. On a écrit qu'il y eut au cours de cette délibération des voix discordantes, en faisant allusion notamment à l'attitude prise par le comte Woeste. La vérité, c'est que celui-ci, (page 208) dont l'esprit était naturellement froid et réaliste, s'exprima sur un ton qui contrastait avec l'émotion commune. Il nous dit avec un grand calme, heurtant peut-être des illusions que nourrissait en nous la volonté ardente de la résistance : « Ne nous y trompons pas. Ce sera terrible. Sans doute notre armée sera-t-elle sacrifiée. notre pays connaîtra-t-il des ruines affreuses. » Mais il concluait : « N'importe... Malgré ce qui nous attend, il n'y a pas à hésiter sur la réponse. »

Puisque l'accord était ainsi établi sur la seule politique que nous permît l'honneur, le Roi demanda aux autorités militaires comment elles envisageaient les dispositions pratiques auxquelles il faudrait recourir. Le général de Selliers de Moranville avait été appelé à ses fonctions de Chef de l'état-major général quelques mois auparavant, sur la proposition du baron de Broqueville. dont il était l'ami personnel, comme il était le mien. Avant d'être investi de cette lourde responsabilité, le général de Selliers, officier très instruit et d'une grande fermeté de caractère, avait accepté de commander notre corps de gendarmerie et y avait introduit d'excellentes réformes. Par ses soins, la mobilisation, à laquelle il venait d'être procédé, s'était effectuée avec un ordre et une rapidité dont le gouvernement n 'avait eu qu'à louer. Le rappel de dix classes nous assurait un effectif de 205.000 hommes. Il prit la parole pour exposer comment il entendait organiser la défensive contre une invasion par notre frontière de l'Est. Tandis qu'il développait son plan à ce sujet, son adjoint, le général de Ryckel, qui se trouvait assis non loin de moi, un peu en retrait de la table du Conseil, ne cessait de grommeler entre ses dents des propos où revenait, comme une sorte de leitmotiv. cette phrase qui ne laissait pas de m'étonner : « Il faut piquer dedans ! Il faut piquer ! «

Quand le général de Selliers eut achevé son exposé. je dis au Roi : « Sire, j'entends que le général de Ryckel formule des objections. Il serait utile, me paraît-il, que le Conseil les connaisse. » Le Roi, ayant invité le sous-chef de l'état-major à s'expliquer, celui-ci préconisa, mais sans entrer dans aucune précision. une tactique qui eût consisté à prévenir en s'attaquant lui sur son propre sol, avant qu'il eût pu forcer (page 209) notre frontière. Devant une formule aussi inattendue. et qui cadrait mal avec la conception d'une neutralité qui se défend, les membres du Conseil se regardaient avec la surprise qu'on devine. Il y eut entre le général de Selliers et le général de Ryckel, - entre lesquels les rapports personnels étaient, nous le savions, dénués d'aménité, - un court échange de réparties auquel le Roi mit fin en quelques mots. A la vérité, une controverse sur les mérites respectifs de l'offensive et de la défensive n'était pas de saison. Les circonstances justifiaient, sous réserve d'imprévu, le recours au plan de résistance sur la Meuse, Liége et Namur, avec repli éventuel sur la Gette et enfin sur la position fortifiée d'Anvers.

Vers minuit, la séance du Conseil fut suspendue pour permettre à une délégation, composée de M. Van den Heuvel, M. Paul Hymans et moi-même, d'arrêter le texte de la réponse à l'ultimatum. A cet effet, nous quittâmes le Palais Royal avec le baron de Broqueville et M. Davignon pour nous rendre au ministère des Affaires Étrangères, dans le cabinet du ministre, où nous trouvâmes le baron van der Elst. secrétaire général, et le baron de Gaimer. directeur général des affaires politiques. Après une courte délibération, mes collègues me prièrent de rédiger le projet de réponse. Je tins la plume, tandis que, debout à mes côtés, M, Van den Heuvel et M. Hyrr,ans pesaient avec moi la valeur de chaque mot. Pendant que nous procédions à cette rédaction dans le cabinet du ministre des Affaires Étrangères, on nous annonça que le ministre d'Allemagne demandait à être entendu pour une communication urgente. Il fut reçu dans le cabinet voisin par le baron van der Elst, secrétaire général. M. de Below-Saleske venait, disait-il, pour informer le gouvernement que des avions français avaient survolé la Belgique pendant la journée, violant ainsi notre neutralité. Sans doute, ce nouveau prétexte avait-il été imaginé par le ministre d'Allemagne afin de tâcher de s'assurer, avant même l'expiration du délai de douze heures qui nous avait été imparti notre défense, du sens qu'aurait celle-ci. Il semble bien, en tout cas, qu'à Berlin on ne s'attendait point à une réponse aussi catégorique que celle qui venait d'être arrêtée.

(page 210) Notre texte étant prêt, nous retournâmes au Palais du Roi où j'en donnai lecture au conseil qui l'approuva sans aucun changement. Puis, nous examinâmes de plus près tous les devoirs auxquels nous allions avoir à faire face. Au moment où nous primes congé du Roi, l'aurore rougissait déjà l'horizon. M'emmenant vers une des fenêtres du Palais, le Roi me montra d'un geste ému et qui traduisait notre pensée secrète, cette nappe de pourpre, symbole de sang et de gloire.


Tandis que, regagnant les hôtels ministériels, nous traversions le Parc, déjà montait des quartiers populaires la rumeur confuse qui annonce la reprise progressive du travail. Qui donc, dans cette population laborieuse et paisible, avait le soupçon du drame où la nation se trouvait brusquement et délibérément engagée ? Comment cette foule, aussi habituée aux facilités de la paix qu'aux libertés de la critique, accepterait-elle la nouvelle de l'ultimatum allemand et la perspective des terribles conséquences auxquelles notre réponse allait la livrer ? ...

La Belgique en guerre

Celui qui n'a pas vu, dans cette journée du 3 août et dans celles qui la suivirent, le spectacle donné par la capitale et, presque au même moment, par toutes nos villes, tous nos villages, tous nos hameaux, ne sait pas ce que c'est que le réveil d'un peuple, Un seul cri d'unanime colère contre la Puissance félonne. Un seul élan d'attachement passionné à l'indépendance en péril. Pas une hésitation, pas une réserve sur ce qui est le devoir. Il semble que, tout d'un coup, une explosion ait fait jaillir, de l'âme d'un peuple entier, tout ce que des longues générations y ont accumulé d'amour pour le sol natal, de respect pour la foi jurée, de fidélité à l'intégrité d'un patrimoine national, formé, au cours des siècles, par tant de communes épreuves.

Quelles scènes d'épopée ! Le mardi, aux premières heures, le Roi, en tenue de campagne, se rend à cheval au Parlement. Dans les rues, toutes les voix l'acclament. Vers lui, tous les bras se tendent comme pour l'approuver et l'encourager. Tous les yeux brillent d'une résolution émue et fière. Dans l'enceinte (page 211) législative, qui a si souvent retenti de leurs débats et des querelles des partis, tous les représentants de la Nation n'ont plus qu'un seul cœur. La Reine et les jeunes princes sont au milieu d'eux.

Par les fenêtres ouvertes, déferlent jusqu'à leurs bancs les vagues de clameurs qui font escorte au Roi. Elles se rapprochent et grossissent. Et quand le Roi fait son entrée dans la salle. éclate la plus émouvante des ovations... Alors, le Roi parle, d'une voix nette et grave, où se révèle un chef. Il atteste notre loyauté et notre droit. Il salue l'armée et l'élan des volontaires qui, à cette même heure, se pressent par milliers et milliers aux bureaux d'enrôlement. Il conclut : « Si l'étranger, au mépris de la neutralité dont nous avons toujours observé les exigences, viole le territoire, il trouvera tous les Belges groupés autour du Souverain, qui ne trahira pas, qui ne trahira jamais son serment constitutionnel, et du gouvernement investi de la confiance absolue de la Nation tout entière. J'ai foi dans nos destinées : un pays qui se défend s'impose au respect de tous. Ce pays ne périt pas. Dieu sera avec nous dans cette cause juste. Vive la Belgique indépendante ! »

Au moment même que le Roi parlait ainsi à la Nation, à Gemmenich, au pays de Herve, la cavalerie allemande franchissait notre frontière. Et le brutal galop des uhlans était bientôt suivi d'une attaque brusquée contre la position de Liége, condition essentielle de ce gigantesque mouvement tournant concerté par l'état-major allemand afin de lui permettre de prendre de flanc l'armée française à peine mobilisée. L'attaque était commandée par le général von Emmich dont j'avais été le voisin quelque temps auparavant à Liége, au déjeuner du Gouvernement provincial, lorsqu'il était venu saluer, de la part de l'empereur, le roi et la reine des Belges qui faisaient leur Joyeuse Entrée dans la cité ardente. Grâce à leur nombre, leur outillage et une artillerie dont la puissance fut une des surprises de cette guerre, les Allemands pensaient se rendre maîtres en quelques jours, sinon en quelques heures, de ce passage de la Meuse qu'ils voulaient forcer en trombe... Mais la résistance de notre troisième division d'armée à laquelle ils se heurtèrent fut telle qu'elle déjoua leur plan.

(page 212) Dès le matin de ce 4 août, le Roi avait écrit au général Leman, gouverneur de la place de Liége : « Notre territoire est violé, c'est la guerre. Avec votre division, je vous charge de tenir jusqu'à la dernière extrémité la position dont la garde vous est confiée. Dans la lutte gigantesque qui s'annonce, vous êtes à l'honneur puisque vous êtes au premier rang... Avec la conscience de la défense de notre juste cause, je suis certain que vous vous couvrirez de gloire. »

Dans leurs uniformes déjà surannés : kolbaks, schapskas et shakos, dolmans et tuniques aux couleurs vives et aux cuivres lignards, cavaliers, artilleurs, s'opposèrent vaillamment à cette masse qui déferlait et grandissait toujours. Notre infanterie perdit et reprit jusqu'à deux fois les intervalles entre les forts de Boncelles et d'Embourg. Dès ces premiers contacts, 12.000 soldats allemands furent mis hors de combat. Lorsqu'il apparut impossible de défendre plus longtemps en rase campagne une position fortifiée de dix lieues de périmètre, les forts n'en continuèrent pas moins à tenir. Ils le firent héroïquement, sous le bombardement de pièces géantes, auxquelles ni l'acier ni le béton ne pouvaient résister... Le monde assistait haletant à cette épopée.

Le 6 août, le général Leman s'était établi au fort de Loncin. Il y tint bon jusqu'au 15 août. Ce jour-là, seulement, pilonné sans interruption, le fort fut détruit par l'explosion de son dépôt de poudres, touché par un obus de 420. Le général, que les gaz avaient demi asphyxié, fut retiré des décombres, privé de connaissance.

Cette résistance devait avoir sur le sort de la guerre des conséquences d'une importance capitale. « Agir avec rapidité, avait dit le 4 août M. von Jagow, le sous-secrétaire d'État, à l'ambassadeur d'Angleterre à Berlin, voilà le meilleur atout de l'Allemagne. C'est ce coup de vitesse que la défense de Liége venait de déjouer. En brisant le premier élan de l'envahisseur, elle permit à l'armée française d'achever sa concentration et d'adapter sa propre tactique à celle de l'état-major allemand. Elle rendit possible, cinq semaines plus tard, le merveilleux redressement de la Marne.

(page 213) Ce fut le même 4 août, qu'à la suite de l'ultimatum anglais à Berlin invitant l'Allemagne à évacuer dans les dix heures le sol belge, - sommation demeurée sans résultat, - le Conseil des ministres décida dans la nuit l'appel aux Puissances garantes.


Parmi les problèmes de tout genre auxquels j'eus à faire face pendant cette première quinzaine d'août, la police des étrangers fut un des plus délicats. Les sujets allemands étaient très nombreux en Belgique, et l'on devine quels étaient en ce moment à leur égard les sentiments d'une population émue et indignée par les informations qui lui arrivaient de la région liégeoise et des Ardennes, où l'avance ennemie s'accompagnait chaque jour de massacres et d'incendies. Dans l'intérêt même de ces Allemands. en qui la foule voyait autant d'espions, il était prudent de les soumettre aussitôt à une surveillance spéciale. A Bruxelles, plusieurs centaines d'entre eux, que la Sûreté publique considérait comme indésirables, avaient été réunis au Cirque Royal avec leurs familles sous la surveillance de la garde civique, avant d'être interrogés et d'être éventuellement libérés, internés ou conduits à la frontière hollandaise. Le spectacle était assurément pénible de tout ce monde arraché à sa vie quotidienne et inquiet de son sort : hommes et femmes, vieillards et enfants. Dans sa grande bonté de cœur, ma femme veilla personnellement à ce que cette installation de fortune fût organisée avec un réel souci d'humanité, - s'employant elle-même à procurer à ces familles les vivres et les vêtements qui leur faisaient défaut. Dans le public, le bruit courait avec persistance qu'un poste de T. S. F. continuait à fonctionner à la légation d'Allemagne, placée sous la protection des États-Unis. Pour en avoir le cœur net, je demandai à M. Brand Whitlock de vouloir bien inspecter les lieux, ce qu'il m'offrit aussitôt de faire en sa compagnie. Nous grimpâmes jusqu'aux toitures et je pus tout au moins rassurer la population très surexcitée. Cependant, des ambulances étaient installées de tous côtés et des blessés allemands ramenés du front y étaient soignés tout comme l'étaient (page 214) nos propres soldats. Au cours d'une de mes visites dans ces ambulances où ma mère se prodiguait sans repos, je me souviens d'avoir interrogé un malheureux civil dont l'état faisait pitié. C'était un jeune pharmacien des environs de Tirlemont qui s'en allait le long de la chaussée, à bicyclette, ne sachant pas que des uhlans étaient à proximité. Les uhlans s'emparèrent de lui, l'obligeant à leur servir de guide. A un moment donné, comme il essayait de s'esquiver à la croisée d'un chemin, ils tirèrent sur lui et on le retrouva quelque peu après percé de trois balles et de deux coups de baïonnette. Je l'ai vu dans cet état agonisant à l'hôpital Saint-Jean.

J'appris à ce moment, non sans quelque humeur, qu'à l'appel adressé aux Puissances garantes et dont le texte avait été approuvé dès le 4 août par le Conseil des ministres, une sorte de post-scriptum avait été ajouté au dernier moment par le département des Affaires Étrangères : « La Belgique, y était-il dit, veillera à assurer elle-même la défense de ses forteresses. » A la surprise que j'exprimai ce sujet, M. Davignon me répondit que notre texte avait été ainsi complété sur les instances de M. Van den Heuvel. Celui-ci avait fait valoir qu'aux termes d'un traité secret, dit le « Traité des Forteresses » les puissances garantes de notre neutralité s'étaient réservé le droit, au lendemain de notre campagne des dix jours de 1831, d'occuper elles-mêmes nos forteresses dans le cas d'une nouvelle conflagration. Il importait, disait le savant professeur, d'éviter que l'Angleterre ou la France ne prissent possession de nos forteresses et spécialement d'Anvers, car il pourrait être difficile plus tard de les en déloger. Ce singulier scrupule devait d'ailleurs un peu plus tard permettre au cabinet de Londres de se disculper du reproche que d'aucuns lui firent de ne pas avoir envoyé des forces sérieuses au secours d'Anvers... L'esprit juridique l'avait emporté en l'occurrence sur l'esprit politique.

Le gouvernement à Anvers

Cependant la menace sur Bruxelles s'accentuait. Le Roi que je vis son quartier général à l'Hôtel de ville de Louvain pour (page 215) prendre instructions, décida que le gouvernement avec l'armée de campagne se retrancherait dans le camp fortifié d'Anvers. Mais ici, je laisse la parole à mon journal où, chaque soir, j'ai consigné mes impressions de cette période anversoise.

Anvers, mardi 18 août 1914

Quitté Bruxelles à 3 heures de l'après-midi accompagné du chevalier Ernst de Bunswyck, mon chef de cabinet, dans une auto militarisée que conduisait mon jeune cousin Robert le Hardy de Beaulieu. A la sortie de la ville, nous avons traversé plusieurs barrages faits de chicanes en barbelés et aussi de chevaux de frise. Ils sont surveillés par des postes improvisés dont plusieurs formés par des gardes civiques locaux appelés pour la première fois à l'activité et qui ont pour tout uniforme la blouse bleue des volontaires de 1830. Le mot de passe était « Boncelles. » Aux alentours des forts de Waelhem et de Contich, les troupes du génie ont abattu des maisons et des arbres qui se trouvaient dans le champ de tir des forts. Les débris des bâtiments auxquels on a bouté le feu achèvent de se consumer. De ci de là, des troncs d'arbres ont été disposés le long de la route, qui permettraient à la première alerte d'obstruer quelque peu le passage.

C'est hier midi qu'avis du transfert à Anvers du siège du gouvernement nous a été communiqué par le ministre de l'Intérieur. Sa lettre nous invitait à quitter Bruxelles soit dans la soirée d'hier, soit au plus tard dans l'après-midi d'aujourd'hui. Hier soir, MM. Berryer, Poullet et moi, nous restions seuls à représenter le gouvernement à Bruxelles. Ce matin, j'ai pu donner encore diverses instructions aux autorités judiciaires. Il est entendu que, dans toute la mesure du possible, elles demeureront en fonctions afin d'assurer la continuité de la Justice. Il en sera de même pour les autorités communales qui font preuve de compréhension et de vigilance. Quant à l'esprit de la population, il demeure magnifique. Il est vrai que les journaux (page 216) continuent à décrire la situation militaire sous un jour très optimiste... Avec quel serrement de cœur j'ai quitté ma ville et les miens. Que Dieu les ait en sa garde !

Les ministres sont logés au Grand Hôtel qui a été réquisitionné pour eux. J'y occupe deux chambres au second étage, du côté de la rue Gérard. L'hôtel est vieux jeu et miteux. Le corps diplomatique, - à l'exception de Brand Whitlock et du marquis de Villalobar qui sont restés à Bruxelles, - est logé à l'hôtel Saint-Antoine. Seuls parmi les ministres à portefeuille, Renkin et Helleputte ont amené leurs femmes avec eux. Nous avons demandé aux fonctionnaires désignés pour nous suivre, de venir sans leurs familles. Il faut prévoir qu'Anvers sera assiégé. Dans cette hypothèse, la sagesse sera de réduire au minimum le nombre des bouches inutiles et il nous appartiendra de donner l'exemple. M. Schollaert, président de la Chambre, nous a suivis ainsi que les autres ministres d'État, sauf M. Woeste, M. de Lantsheere et le baron de Favereau. Sa santé laisse à désirer et il est très accablé par les événements. Broqueville de sang froid est tout fait la hauteur.

A peine mes valises débouclées, je me suis rendu à l'Athénée dont les locaux serviront à nos administrations, Seuls, les départements de la Guerre et des Chemins de fer occupent un autre bâtiment, sorte de Palais d'Été, qui a reçu un aménagement de fortune. Mon bureau, qui est établi au rez-de-chaussée, voisine avec ceux des Affaires Étrangères où sont installés M. Davignon et M. Van den Heuvel qui, toujours doctoral, le seconde pour toutes les questions de droit international que la guerre a fait surgir. J'ai amené une équipe de fonctionnaires : un directeur général, M. Maurice Dullaert, deux directeurs, MM, Haus et Bauffe. ainsi que MM. Siron, Poll, Turbelin, Godefroid, Humblet et Haine. Le soir, dîner chez Pierre vanden Bussche où je retrouve mon frère Edmond en son uniforme de carabinier. Il est attaché à la défense du fort de Vieux-Dieu et est venu aujourd'hui en mission à Anvers. Sa femme est logée à l'hôtel du gouvernement provincial où elle se voue activement avec la gouvernante, la baronne de Schilde, au soin des blessés qui y sont amenés nombreux.

Mercredi 19 août 1914

(page 217) Après une journée très chargée, me revoici dans la solitude de mon appartement, - j'allais écrire : de ma cellule. Aussitôt que quelques objets familiers nous y entourent, ne fût-ce que les portraits des êtres qui nous sont chers, une chambre d'hôtel, pour banale qu'elle demeure, prend bien vite l'âme d'une sorte de chez soi.

Un coup de téléphone de Bruxelles m'a informé que nos troupes en retraite commencent à traverser la capitale pour gagner Anvers. La population bruxelloise, demeurée jusqu'ici trop confiante, en est naturellement impressionnée et il s'est produit de véritables cohues à la gare du Nord vers les trains qui quittent la ville. En réalité. si la résistance de Liége a été admirable, au point d'avoir provoqué un moment. au matin du 6 août, un recul des brigades d'assaut de l'armée allemande, la disproportion énorme des forces et la portée des pièces de l'artillerie ennemie n'auraient permis d'éviter ou de retarder plus longtemps le repli sur Anvers que si nos garants avaient pu nous épauler de suite. On signale trois divisions françaises dans les Ardennes et l'Entre-Sambre-et-Meuse, mais sans qu'elles aient contact avec nos forces dans le reste du pays. Le repli de notre armée de campagne sur Anvers, qui a toujours été prévu pour le cas d'une invasion, commence à s'effectuer et il semble bien que, dans ces conditions, nous soyons condamnés à voir entrer à bref délai les Allemands dans la capitale. Après la séance du Conseil des ministres tenue au Grand Hôtel, nous avons eu un entretien téléphonique avec M. Max, bourgmestre de Bruxelles. Il s'agissait notamment de décider du sort des gardes civiques de l'agglomération. Il est entendu que le second ban de la garde sera licencié et que le premier ban et les corps spéciaux seront expédiés de suite sur Gand et Termonde. Le général Dufour, gouverneur militaire de la place d'Anvers, avec lequel nous avons conféré à ce sujet, ne tient nullement à ce renfort. Sinon, nous aurions pu encore les faire diriger sur Anvers. La sagesse est en tout cas d'éviter que Bruxelles, par une résistance militaire condamnée d'avance à l'impuissance. ne soit exposée des destructions et des représailles. (page 218) D'autre part, il convient de réserver la possibilité, pour des hommes jeunes et bien armés, comme le sont les gardes du premier ban et les corps spéciaux, de remplir éventuellement un rôle auxiliaire dans la défense du camp retranché. En dehors même du périmètre de la place d'Anvers, qui est d'une centaine de kilomètres, ils pourront être affectés, jusqu'à nouvel ordre, à sauvegarder nos communications avec la côte, car nous risquons d'être coupés de Gand, de Bruges et d'Ostende. Ils pourront aider à arrêter des partis légers de l'armée allemande qui voudraient se répandre sur la rive gauche de l'Escaut.

Jeudi, 20 août 1914.

J'apprends presqu'en même temps la nouvelle de l'entrée des Allemands à Bruxelles par la chaussée de Louvain et celle de la mort du pape Pie X. Ce dernier événement, qui eût fait sensation en temps ordinaire, passe à peu près inaperçu au milieu des angoisses et des devoirs de l'heure. J'ai téléphoné à Malines au Cardinal Mercier pour l'engager à ne pas retarder d'un jour son départ pour Rome où il devra assister au conclave. Il ne comptait, m'a-t-il répondu, quitter Malines que demain ou après-demain. Il pourra partir ce soir même par Gand et par Lille.

Le Roi vient d'arriver à Anvers où la Reine et les enfants royaux sont installés depuis deux jours. J'ai été reçu par lui. Il déplore que l'artillerie lourde, que nous avions, hélas ! commandée chez Krupp, ne nous ait pas été livrée à temps. Au sortir de cette audience, je vais voir le général Jungbluth qui est logé au Palais dans une chambrette obscure dont un sous-lieutenant s'accommoderait à peine. Il estime que les événements se sont déroulés jusqu'ici comme on pouvait normalement s'y attendre. Aucune critique ne peut être formulée, dit-il, contre les états-majors des pays garants, sinon d'avoir sous-évalué l'importance des forces allemandes qui ont fait irruption par notre territoire. D'autre part, il me rappelle que la lettre du Roi faisant appel au concours des garants, les a informés que la Belgique assurerait elle-même la (page 219) défense de places fortes. Il veut bien convenir avec moi qu'il eût été plus convenable de ne faire aucune allusion à ce traité secret du 14 décembre 1831, dit des forteresses, depuis longtemps oublié et périmé.

Cette première phase de la campagne, où nous avons eu supporter le choc de l'effort allemand, va faire place, croit le général Jungbluth, à une tactique nouvelle. Il est nécessaire pour son succès que toute l'armée de campagne soit réunie dans le camp retranché d'Anvers. La position prise par les Pays-Bas qui, dès le 5 août. nous ont fait part de leur décision de barrer l'Escaut n'est nullement justifiée en droit international, car en défendant sa neutralité, la Belgique, d'après la Convention de la Haye, ne fait pas acte de belligérance. Il n'empêche que cette fermeture du fleuve va rendre beaucoup plus malaisé le concours de l'Angleterre.

Un Conseil que nous tenons le soir avec les ministres d'État a conclu à l'envoi d'une proclamation à la population que M. Hymans et moi nous avons été chargés de rédiger. Ce manifeste expose au pays qu'en repliant l'armée de campagne sur Anvers, le gouvernement a voulu réserver des troupes en force et en bon état qui pourront, au moment opportun, reprendre leur rôle dans une action commune pour la libération du territoire. Encore que pareille décision soit inéluctable, nul doute qu'elle ne soit douloureusement accueillie tant à Bruxelles, où défilent en ce moment même de puissantes colonnes allemandes, que dans les provinces, où circulent des bandes de cavaliers ennemis qui sèment partout la terreur.

Vendredi, 21 août 1914

Je reçois une lettre de ma femme écrite au moment où les Allemands entraient à Bruxelles. Que d'affreuses nouvelles chaque heure de la journée, à chaque personne que l'on rencontre ou que l'on accueille ! J'apprends par C. les péripéties du combat de Haelen, qui a eu lieu le 18 août et où les escadrons du général de Witte et nos carabiniers-cyclistes ont été héroïques. C. n'était pas loin de Wolfgang d'Ursel et de mon jeune cousin Adrien (page 220) de Prelle lorsque ceux-ci ont été tués dans une charge de cavalerie.

A Liége, le jeune D. que j'avais comme commis, est tombé dans les tranchées en faisant le coup de feu dans l'intervalle des forts. Il faisait partie du 9ème de ligne qui s'est brillamment distingué.

Le prince Koudacheff, ministre de Russie, vient me trouver à l'hôtel. Il est préoccupé du sort d'un ancien officier russe nommé B. arrêté à Bruxelles comme espion allemand et que les Russes accusent d'avoir livré à l'Allemagne les plans du fort de Libau. Je le rassure, ayant donné l'ordre, avant de quitter Bruxelles, d'expédier à Anvers tous les individus qui étaient détenus à Forest sous la prévention d'espionnage. B. est ici et son affaire y sera instruite par l'auditorat militaire.

La séance du Conseil dure de 2 à 5 heures. M. Helleputte nous communique une lettre singulière qui vient de lui être adressée par un commerçant allemand naturalisé Belge, du nom de S. qui habite Anvers. A cette lettre est joint le projet d'une sorte de modus vivendi avec le gouvernement allemand : La Belgique, ayant fait la preuve de la plus vaillante des résistances, cesserait de s'opposer davantage au passage de I 'armée allemande sur son territoire. moyennant quoi l'Allemagne s'engagerait à respecter l'intégrité du pays et à nous indemniser après la guerre. Sous une forme officieuse, c'est la reproduction de la suggestion qui nous a été officiellement proposée le 10 août par l'intermédiaire du baron Fallon, notre ministre à La Haye. A l'unanimité, il est décidé de ne donner aucune suite ce nouveau marché. Après le Conseil, je vais visiter le camp d'aviation où nos appareils sont réunis et où j'ai l'occasion de causer avec quelques-uns de nos pilotes qui viennent de faire des vols d'observation.

Samedi, 22 août 1914

J'apprends que Juliette s'est vu interdire hier par un factionnaire allemand l'accès de l'hôtel du ministère de la Justice. Elle n'a pas hésité à aller trouver en personne le général von Arnim à l'Hôtel de ville, pour exiger de rentrer et de pouvoir demeurer chez elle. Toutefois, des soldats et des officiers allemands (page 221) occuperont une partie de notre hôtel. Elle a obtenu aussi que la troupe ne réquisitionne pas les charrettes de pains et d'aliments destinés aux soupes scolaires qu'elle a pris l'initiative d'organiser dès les premiers jours et qui rendent les plus précieux services.

Pour recueillir et contrôler les récits qui affluent ici au sujet des horreurs de tout genre commis par l'envahisseur, je prie M. Cooreman. ministre d'État.,d'accepter la présidence de la commission officielle que j'avais instituée déjà à Bruxelles afin de rechercher, vérifier et publier les violations du droit des gens et des lois de la guerre, - le président qui avait été tout d'abord désigné. M. van Iseghem, premier président de la Cour de Cassation, étant demeuré à son poste ) Bruxelles. Des faits monstrueux ont été commis Aerschot où le bourgmestre et son fils ont été fusillés, une partie de la ville incendiée, de nombreuses femmes violentées. Heure viendra qui payera ces infamies !

A Bruxelles, l'ennemi est plus circonspect qu'ailleurs. La présence de plusieurs ministres étrangers y est certes pour quelque chose. Toutefois, le manifeste allemand à la population est plein des pires menaces. C’est toujours le style, à quelques nuances près, de la proclamation du maréchal Radetsky aux Milanais : « Si Milani boni, Radetsky bono. Si Milani pas boni, Radetzky pif. paf. »

Des réfugiés venus de tous les coins de Campine, du Brabant et même du Limbourg errent sans abri ni ressources dans les rues d'Anvers. Cet afflux de pauvres gens. qu'il serait inhumain de refouler, crèe des problèmes de ravitaillement et de logement auxquels le gouvernement, d'accord avec l'administration communale. s'efforce de pourvoir. Rencontré le bon abbé Moeller. Il a fait un voyage extraordinaire via Paris et Tournay pour arriver ici après s'être échappé de la vallée de la Semois, où il se trouvait aux premiers jours de la guerre. Il est sans argent et je lui en procure volontiers, Mais il voudrait aussi, ce qui est plus difficile, que je lui trouve une auto pour le ramener à Bruxelles. Dans son ingénuité, il s'inquiète de la prochaine livraison de Durendal qui est toute sa vie. Il paraît très surpris lorsque j'essaie de lui faire comprendre qu'il faudra suspendre, Dieu sait pour combien de temps. la publication de notre revue.

(page 222) Quelques parlementaires arrivés ici se plaignent de ne rien connaitre des événements. Il en est qui sont prompts à critiquer et qui surtout souffrent de leur inaction. Plusieurs, et ce sont les plus heureux, ont pu faire agréer leur concours par l'autorité militaire qui pourra tirer parti de leurs connaissances techniques. C'est le cas d'Arthur Verhaegen qui, en sa qualité d'ingénieur, s'est offert de s'occuper du problème hydraulique. Il connait fort bien le régime de I 'Escaut et nous expose comment des ruptures de digues pourront, le cas échéant, jouer un rôle très utile dans la défense de la place. Il est décidé que nos troupes opéreront des sorties d'Anvers de façon à attirer et retenir devant la place des forces ennemies engagées dans le sud du pays. Quant au point de savoir si Anvers est bien la position imprenable que l'on a toujours cru, c'est un problème qui devra compter, hélas !, avec deux graves difficultés : notre infériorité en artillerie lourde et notre pénurie de cadres instruits. J'assiste l'après-midi au passage du 11ème de ligne qui traverse l'Escaut sur des pontons du génie.

A l’ambulance du gouvernement provincial, je vais visiter le brave commandant Gilson qui, mercredi, a été blessé au visage en couvrant la retraite avec sa compagnie dans un combat d'arrière-garde. Toutes les églises, notamment Saint-Jacques, Saint-Charles Borromée, Notre-Dame sont pleines de fidèles en prières. A la cathédrale, la Vierge miraculeuse, qui étincelle de pierreries et de lumières, attire un immense concours de dévotions ferventes. On dit qu'une grande bataille est engagée entre les Alliés et les Allemands sur un front qui va de Mons et Charleroy jusqu'à Namur en redescendant de Namur vers Nancy.

Dimanche, 23 août 1914

Messe à Saint-Georges. J'installe la commission du droit des gens que préside M. Cooreman. Puis, avec le sénateur Ryckmans, je fais la visite des écoles et des locaux où est organisée la distribution des repas populaires qui permet de ravitailler les milliers de réfugiés qui continuent à affluer. Ensuite, visite à l'hôpital Constance Teichman. Après le déjeuner, je pars en compagnie (page 223) de MM. Berryer et van de Vyvere et du capitaine Bruyer pour Saint-Nicolas et Lokeren. Nous avons appris que les gardes civiques de l'agglomération bruxelloise qui y sont cantonnés s'énervent de la situation qui leur est faite, sans contact direct avec l'armée et sans instructions précises. Quelques incidents fâcheux se sont produits, notamment à Bruges où le baron Constant Goffinet a dû se décider à licencier plusieurs compagnies. Nous conférons à Saint-Nicolas avec les généraux Cloetens, de Coune et Wauters. Il s'agit de régler à la fois quelques questions de principe (caractère de belligérants des gardes civiques. participation à la campagne) et quelques problèmes pratiques de solde et de ravitaillement. Pourra-t-on éventuellement les utiliser hors du territoire ? Comment organiser leur liaison avec les forces de l'armée régulière, dont les chefs ne professent pas le moindre empressement à s'assurer le concours de la milice citoyenne ? Faut-il rappeler à l'activité des gardes civiques locales qu'une décision du gouverneur militaire de la province de la Flandre Orientale vient de démobiliser ? Entre Saint-Nicolas et Lokeren, on nous assure que des cavaliers allemands ont été vus le matin même. Nous voici à Lokeren sans encombre. Après avoir délibéré à l'Hôtel de ville, nous réunissons sur la Grand-Place tous les gardes qui représentent un effectif de plusieurs régiments, Après que M. Berryer leur a tenu un langage à la fois habile et sévère, j'ajoute moi-même quelques paroles pour leur donner des informations de Bruxelles et les rassurer sur le sort de leurs familles. Nous avons la satisfaction de constater que notre visite a réconforté les esprits. Nous voyons apparaître aux fenêtres les drapeaux nationaux déjà retirés dans la crainte de l'approche de l'ennemi, Les dispositions patriotiques sont d'ailleurs excellentes chez tous, mais les événements prouvent que la garde civique, si elle peut aider à assurer l'ordre dans les villes, n'est certes point adaptée à des opérations militaires en campagne. La solution que nous envisageons serait de favoriser l'engagement dans l'armée régulière, à titre de volontaires, des meilleurs éléments de cette garde. En rentrant à Anvers, je trouve Fieullien qui est arrivé de Bruxelles à travers les lignes et m'apporte des nouvelles.

Lundi, 24 août 1914

(page 224) Sir Francis Hyde Villiers, ministre d'Angleterre, voudrait que nous fassions expulser de suite tous les journalistes anglais qui sont accourus ici pour suivre les opérations de guerre. Leurs indiscrétions divulguées par la presse anglaise sont de nature à contrarier les plans de l'état-major britannique. Il n'y a, croyons-nous, qu'une solution immédiate et pratique : c'est d'intercepter leur correspondance d'accord avec l'administration des postes. La psychose de guerre fait naitre des soupçons et des accusations de tout genre. Un notaire de Denterghem en Flandre, accusé par la rumeur publique de détenir des pigeons voyageurs qui renseignaient l'ennemi, a été arrêté, conduit à Ostende et de là à Dunkerque, puis à Cherbourg. Sa famille alarmée craint déjà qu'il n'ait été collé au mur. il n'en est rien et je télégraphie à notre consul de Cherbourg pour qu'il soit remis aux mains des autorités belges qui examineront les charges invoquées contre lui.

Chaque heure nous annonce quelque nouvelle horreur. Le bon Gravis, député et bourgmestre de Péronnes-lez-Binche, a été fusillé sans rime ni raison sur le perron de son hôtel de ville. Le curé de H. près d'Aerschot me conte que sa servante, pour échapper à la poursuite de quelques soudards prussiens, s'est noyée. L'avant-veille, les deux sœurs d'un ingénieur ont été violentées dans cette région. Les mots de martyrs et de héros, qui avaient, dans notre vie tranquille, perdu pour nous leur sens, montent aujourd'hui tout naturellement aux lèvres quand nous apprenons le sort de ces victimes innocentes ou le courage de ces soldats qui sont de notre sang et qui se dressent avec tant de vaillance contre les forces et les épouvantes.

Vers 3 heures, me voici en route pour Puers à la recherche du 2ème chasseurs à cheval où commande Adolphe de Moreau. Nous traversons Boom et Willebroeck au milieu de nos lignes. Il semble que l'armée d'observation allemande s'étende aujourd'hui de Wolverthem Elewyt et Aerschot. Elle a creusé des retranchements à Wolverthem, à Grimbergen et à Peuthy. Nous croisons un cortège ininterrompu de paysans qui se dirigent vers Anvers. (page 225) Les femmes et les enfants sont entassés dans toutes sortes de véhicules avec des bagages faits à la diable. D'autres qui vont pied transportent ou traînent des pièces de leur pauvre mobilier. Leurs yeux sont hagards ou sombres. Je reconnais quelques braves gens rencontrés naguère au pays de Wolverthem ou de Londerzeel lors de l'une ou de l'autre visite électorale et je m'efforce de leur rendre courage. Quant à nos soldats, ils n'attendent que le signal de la sortie qui vient d'être décidée et que le Roi commandera en personne. Le 2ème chasseurs à cheval a déjà quitté Puers où nous rencontrons le 2ème chasseurs à pied. Les officiers se disent très satisfaits de leurs hommes. Dommage que le service personnel ait tant tardé à triompher ! Le mot d'ordre est « Édouard. »

Le soir, Gaston de Formanoir vient me voir à l'hôtel. Il était en tenue de cavalier du 2ème Guides. Fidèle à son sang de soldat, il s'est engagé sans oser l'annoncer à sa femme qui est dans sa famille dans le nord de la France. J'ai télégraphié à celle-ci pour la rassurer sur le sort de son mari.

Mardi, 25 août 1914

Cette nuit, vers une heure, nous avons été réveillés par de formidables détonations. Un zeppelin survolant Anvers y a semé huit bombes qui ont fait plusieurs morts et une quinzaine de blessés. Le Grand Hôtel se trouvait dans l'axe du tracé qu'il a suivi de Wilryck vers le port. Une bombe est tombée tout près d'ici, rue des Escrimeurs, tuant chez le Dr Mertens deux malheureuses servantes que j'ai pu voir, quelques instants après, toutes déchiquetées, au milieu des décombres de leur soupente. dans un affreux désordre de literies sanglantes et de plâtras effondrés. L'une d'elles respirait encore. Bel exploit ! C'est sans doute la réponse à la sortie que notre armée de campagne vient de faire et qui a eu pour résultat de faire reculer les Allemands sur la route de Bruxelles en les délogeant de Sempst et d'Eppeghem.

M. Hugh Gibson, secrétaire de la légation des États-Unis, m'apporte des nouvelles de Bruxelles. Il veut bien se charger d'un message verbal pour Juliette. Quant aux échos que nous recueillons ici des opérations engagées entre les Allemands et les Alliés, ils (page 226) attestent la puissance formidable de l'armée ennemie fortement disciplinée et nantie d'un matériel d'artillerie dont la portée dépasse tout ce qu'on avait prévu.

On affirme toutefois que l'armée russe avance victorieusement dans la Prusse Orientale. Le bourgmestre d'Anvers, M. Jan Devos, qui vient nous voir chaque jour, est hanté de cette idée que les Russes seront à Berlin en même temps que les Allemands seront à Paris. Ce digne homme semble jouir de plus de popularité que de prestige, s'il faut en juger par une chanson que tout Anvers connaît bien : « ' T is geen Jan - 't is geen vos - Maar 't is Jan Devos »

M. Lepreux, directeur de la Banque Nationale, est arrivé de Bruxelles muni d'un sauf-conduit allemand. Il voudrait que le gouvernement facilite à la Banque Nationale le service de sa clientèle industrielle et commerciale. Il s'agirait en somme de renvoyer à Bruxelles une partie de l'encaisse de la Banque que nous avons emportée ici sous bonne garde. Il est décidé de ne pas donner suite, du moins en ce moment, à pareille démarche. Une demande de numéraire faite il y a quelques jours par M. Digneffe, au nom de la ville de Liège, n'a pas pu davantage être accueillie. Dans les circonstances actuelles, il y a tout lieu de craindre que toute intervention de ce genre ne fasse les affaires de l'ennemi beaucoup plus que les nôtres.

L'échec anglo-français se confirme. Tout est noir dans les esprits et dans les cœurs. Tout est noir aussi dans la ville. Instruite par le raid de la dernière nuit.,l'autorité militaire a décidé qu'Anvers resterait dès la nuit tombante dans la plus stricte obscurité. J'ai renoncé à effectuer en compagnie du bourgmestre et de M. Haus la tournée que nous comptions faire dans les quartiers populaires afin de nous rendre compte de l'attitude de la population ou sont mêlés, dans l'agitation et l'énervement des esprits, bien des éléments suspects. L'arrêt de la vie maritime et commerciale, s'ajoutant aux angoisses et aux récits des nombreux réfugiés, (page 227) nous donne comme un avant-goût de la fièvre obsidionale. Plusieurs de mes collègues ont cru prudent d'abandonner le second étage pour le premier. Nous allons, dans le noir, passer une heure de la soirée chez Paul Segers pour y tenir conseil. En rentrant, j'ai assisté à l'arrivée à l'hôpital Sainte-Élisabeth, qui est tout proche de notre hôtel, de plusieurs voitures d'ambulance chargées de blessés ramenés de Malines où a eu lieu un engagement sérieux. A Dieu va ! Relisons avant de nous endormir cet admirable psaume 90 : « Qui habitat in adjutorio Altissimi. »

Mercredi, 26 août 1914

La nuit s'est passée sans incident. Au matin, survient une députation de Bruges conduite par Eugène Standaert, mon collègue de la Chambre. Partout les mêmes préoccupations et les mêmes problèmes : Que faut-il dire à la population ? Faut-il ou non licencier la garde civique ? Quels sont les services publics qui peuvent ou qui doivent être maintenus en cas d'occupation ennemie ? Comment assurer le ravitaillement de la population ? On s'inquiète dans la région du littoral de ne voir encore aucun uniforme anglais.

A deux heures, conseil des ministres. Le gouvernement décide que la 4ème division de Namur qui, après la chute de la place, s'est retirée sur Laon, sera rapatriée via le Havre, de façon à rejoindre notre armée de campagne. Cette solution a paru préférable à celle qui aurait confondu l'action de cette division avec les opérations de l'armée française. Notre état-major général est d'avis, d'accord avec le gouvernement, que notre armée doit, dans toute la mesure du possible, garder son autonomie et qu'il faut éviter de la faire passer soit en tout, soit en partie, sous un commandement étranger. Des démarches seront faites à Londres pour activer l'arrivée à notre rescousse des forces britanniques.

Il est décidé aussi de combattre en Hollande la propagande allemande qui s'efforce d'entamer l'opinion publique en répandant sur le compte de la Belgique les mensonges les plus audacieux. Sur le coup de 6 heures, nous voyons arriver, vêtu comme un (page 228) vagabond et la mine hagarde, le bourgmestre de Wolverthem et député de Bruxelles, Georges 't Kint. Retenu d'abord comme prisonnier par les Allemands dans sa maison communale, il n'en est sorti au bout de huit jours que pour risquer d'être lynché par des Belges. Il semble que, les Allemands s'étant établis dans son château d'Impde où ils ont eu avant-hier un engagement très vif avec notre 3ème chasseurs, une confusion absurde ait pu faire croire que le châtelain était de connivence avec l'ennemi. Il nous dit que son château brûle, mais sa femme et ses enfants ont pu fuir. Nous le ranimons de notre mieux et nous voyons bientôt qu'à table il se ressaisit et retrouve même l'humour qui lui est habituel. L'âme humaine est prompte se raccrocher au moindre motif de réconfort au milieu même de ses alarmes. Le soir, conseil auquel participent les ministres d'État.

Jeudi, 27 août 1914

Le zeppelin s'est encore montré cette nuit, mais les batteries anti-aériennes sont aussitôt entrées en action et il n'a pas franchi la seconde enceinte. Des réfugiés de Louvain et de Malines ne cessent d'affluer, apportant leurs récits de guerre et d'atrocités. Chaque jour j'apprends que l'un ou l'autre ami est tué ou blessé. A l'ambulance du gouvernement provincial, je trouve mon oncle Gaston de Gerlache qui a eu le genou traversé d'une balle. Il se déclare enchanté de ses carabiniers qui, j'en suis sûr, auront été fiers de leur major. Je déjeune chez les Schilde avec Louise et Edmond, François de Grunne et toute la maison militaire et civile du Roi. Le Roi était hier avec son quartier général à Malines, mais vient de regagner Anvers. L'après-midi, nous réglons avec le lieutenant-général Dufour, le ministre d'Angleterre, le ministre des chemins de fer et le bourgmestre d'Anvers l'envoi en Angleterre de deux ou trois mille campagnards réfugiés à Anvers. Les rescapés de Louvain nous racontent l'incendie de leur ville. Le soir, conseil. Celui-ci décide l'envoi à Washington d'une mission extraordinaire qui sera composée de trois ministres d'État : MM. Goblet d'Alviella, Vandervelde et de Sadeleer pour (page 229) y exposer la situation présente de notre pays et dénoncer les atrocités de l'invasion.

Vendredi, 28 août 1914

Voici que le Roi et M. de Broqueville insistent pour que je prenne la direction de la mission à envoyer à Washington. Ils estiment qu'à raison de l'importance de cette mission, il convient qu'elle soit présidée par un membre du gouvernement. J'objecte que le gouvernement ne peut se diviser sans inconvénient et que j'ai ici ma tâche à remplir. Ce matin même, après le service du Pape à la cathédrale, je suis saisi, entre autres affaires délicates, d'une demande qui vient d'être adressée au parquet d'Anvers par le gouverneur militaire en vue de l'arrestation immédiate d un des personnages les plus notables de la ville. Une telle mesure ne paraît pas suffisamment justifiée et je fais part aussitôt de mes objections au lieutenant-général Dufour. L'affaire s'arrangera : on n'arrêtera pas cette personnalité à charge de laquelle il n'existe d'autre grief que l'envoi fait à sa fille d'une lettre écrite par un officier allemand, le mari de celle-ci. A 7 heures, Fieullien arrive portant dans sa cravate un billet de Juliette qui me donne d'utiles informations sur ce qui se passe à Bruxelles. Fieullien est parvenu une fois de plus avec une rare audace, à passer les lignes ennemies bien que, depuis nos sorties du 25 et du 26, les Allemands aient fortifié leurs positions sur toute la ligne Wolverthem, Pont-Brûlé, Eppeghem. Elewyt et Haecht. Un autre messager non moins hardi, M. Tilman, repart pour Bruxelles et se charge de quelques lettres. Le soir, conférence au sujet de la mission qui doit se rendre à Londres et à Washington.

La prise de Malines par les Allemands augmente dans les esprits la crainte d'une attaque brusquée de la position d'Anvers.

Des rumeurs de plus en plus alarmantes circulent au sujet des opérations militaires dans l'Entre Sambre et Meuse, où les forces françaises ont été débordées. On dit que Dinant aurait été mis à feu et à sang et que plusieurs villages, dont Hastière, auraient subi le même sort. Mon frère Maurice s'y était établi depuis quinze jours avec une ambulance qu'il avait amenée de Londres. Que sera-t-il devenu ?

Samedi, 29 août 1914

(page 230) Le caractère de la mission que le gouvernement enverra aux États-Unis se précise à la suite d'une délibération que le conseil a tenue ce matin à 11 heures. M. Hymans y remplacera le comte Goblet d'Alviella. Les ministres de France, d'Angleterre et de Russie, qui ont été consultés, apportent l'assentiment de leur gouvernement. D'accord avec mes collègues, il est décidé que je prendrai la direction de la mission qui sera composée avec moi de trois ministres d'État appartenant à nos trois partis politiques • MM. de Sadeleer, Hymans et Vandervelde. Le comte Louis de Lichtervelde nous sera adjoint en qualité de secrétaire. Notre tâche sera d'exposer au Président des États-Unis le rôle et la situation exacte de la Belgique dans la guerre et de mettre en lumière les aspects d'ordre juridique et moral d'une situation qui intéresse toutes les nations soucieuses du droit et du respect de la parole donnée. Nous aurons aussi éveiller l'attention et la sympathie des autorités publiques et de l'opinion américaine sur les désastres qui accablent notre malheureux pays et sur la nécessité d'aider sans retard au ravitaillement de nos populations. Nous ne ferons qu'aller et revenir. A 6 heures, je suis reçu par le Roi avec ceux des ministres d'État qui m'accompagneront. Il nous donne ses instructions, nous chargeant aussi d'un message personnel pour le roi d'Angleterre. Je dîne ce soir chez Pierre vanden Bussche auquel je confie, pour qu'il les mette en lieu sûr.,quelques documents importants parmi lesquels la minute de notre réponse à l'ultimatum allemand. Il enterre le tout dans son jardin. Nous recevons la nouvelle que l'Autriche nous déclare officiellement la guerre. Ceci dissipera la singulière équivoque qui a fait que, ces derniers jours encore, le comte Clary. ministre d'Autriche, s'étonnait de n'être plus en contact avec le gouvernement belge au même titre que collègues du corps diplomatique ! Le texte de cette déclaration de guerre est ainsi conçu : « Vu que la Belgique, après avoir refusé d'accepter les propositions qui lui avaient été adressées à plusieurs reprises par l'Allemagne, prête sa coopération militaire à la France et à la Grande-Bretagne qui, toutes deux, ont déclaré la (page 231) guerre à l'Autriche, et en présence du fait que, comme il vient d'être constaté, les ressortissants autrichiens et hongrois se trouvant en Belgique ont, sous les yeux des autorités royales, dû subir un traitement contraire aux exigences les plus primitives de l'humanité et inadmissibles même vis-à-vis des sujets d'un Etat ennemi, l'Autriche-Hongrie se voit dans la nécessité de rompre les relations diplomatiques et se considère dès ce moment en état de guerre avec la Belgique. »

C'est un joli chef-œuvre de duplicité, d'autant que des informations sérieuses nous donnent croire que des pièces autrichiennes de grosse artillerie ont participé à l'attaque de notre position de Namur. Les accusations de mauvais traitements sont proprement absurdes. Nous avons pris au contraire toutes les mesures que nous pouvions prendre pour éviter que les étrangers soient molestés ou maltraités.

Dimanche, 30 août 1914

MM. De Breemaecker et Moulaert viennent nous trouver de la part de M. Max. Il s'agit d'assurer le ravitaillement de la population, qui crée de sérieuses alarmes. En droit, il incombe assurément à l'occupant de veiller à ce que tout soit fait cet égard. Mais pouvons-nous nous retrancher derrière cette objection juridique ? Le gouvernement doit envisager dès maintenant la possibilité d'intéresser la Hollande, l'Angleterre et l'Amérique à ce ravitaillement. Ce sera un des objets de notre mission à Washington, car la Hollande, ou les réfugiés affluent et l'Angleterre qui est elle-même aux prises avec toutes les exigences d'une guerre formidable, ne pourront sans doute pas nous envoyer beaucoup de vivres. Je confie à Prosper Poullet l'interim de mon département et prends congé de mes collègues. Broqueville me fait d'affectueux adieux. Son énergie ne se dément pas et réagit très opportunément sur quelques tempéraments moins solides. Le ministre Hubert a ramené ici sa famille qui était au littoral. Les délégués bruxellois m'apportent une lettre de ma fille Ghislaine.

Lundi, 31 août 1914

Départ 7 heures par la malle de l'État « Le Rapide ». Nous avons à bord la plus grosse partie de l’encaisse de la Banque Nationale que nous déposerons à la Banque d'Angleterre. En même temps que nous, part le « Jan Breydel » avec la Reine et les enfants royaux. La Reine compte bien, après que ses enfants auront été mis là-bas en sûreté, revenir de suite à Anvers. Nous avons une avarie à Bath. Retard de trois quarts d'heure et longues explications avec les autorités hollandaises. Le gouvernement de La Haye s'oppose, en invoquant sa neutralité, à ce que ses eaux du Bas-Escaut soient utilisées des fins militaires, et nous devons attester qu'il n'y a pas de soldats ou d'armes à notre bord. Après Flessingue, un destroyer anglais nous convoie vers Douvres, non sans faire un long détour. Il s'agit d'éviter les mines sous-marines. Notre malle ne rencontre d'autres bâtiments que des vaisseaux de guerre anglais. Arrivés à Douvres à 6 heures d'où un train spécial nous amène aussitôt à Londres. Foule à la gare de Charing-Cross ou le comte de Lalaing, notre ministre à Londres, nous attend sur le quai. Nous descendons au Cecil Hôtel.

Mardi. 1er septembre 1914

Nuée de journalistes et de photographes. A 11 heures, après un échange de vues avec le comte de Lalaing, nous sommes reçus à Buckingham Palace par le roi Georges qui nous fait l’accueil le plus bienveillant. Je lui donne lecture de l'adresse que nous avons préparée et dont voici le texte :

« Sire,

« La Belgique, ayant à choisir entre le sacrifice de son honneur et les dangers de la guerre, n'a pas hésité. Elle s'est préparée à l'agression brutale d'une Puissance qui était l'une des garantes de sa neutralité. Dans cette situation critique, notre pays a trouvé (page 233) un appui inestimable dans l'intervention résolue et immédiate de la grande et puissante Angleterre.

« Chargés par le Roi des Belges d'une mission auprès du Président des États-Unis, nous avons considéré qu'il était de notre devoir de présenter à Votre Majesté la respectueuse et ardente expression de la gratitude du peuple belge. Nous n'avons jamais oublié que l'Angleterre présida à la naissance de l'indépendance de la Belgique. Elle avait confiance dans la sagesse et la loyauté de notre pays. Nous avons essayé de justifier cette confiance en restant strictement fidèles au rôle qui nous a été assigné dans la politique internationale. En 1870, le gouvernement de la reine Victoria, d'illustre mémoire. est intervenu spontanément pour assurer la neutralité et l'indépendance de la Belgique. Aujourd'hui, les messages personnels adressés par Votre Majesté notre Souverain, les déclarations solennelles et impressionnantes de votre gouvernement, les nobles discours des représentants de tous les partis dans votre Parlement, la courageuse coopération des forces anglaises de terre et de mer ont fait revivre et ont fortifié la volonté de la Belgique de défendre son droit.

« Contrainte de faire la guerre pour la protection de ses institutions et de ses foyers. la Belgique a tenu à partager le fardeau de la lutte entreprise par les nations civilisées, lutte imposée par les traités internationaux et par la conscience humaine, Notre adversaire, après avoir envahi notre territoire. a décimé la population civile, massacré des femmes et des enfants. emmené en captivité des gens inoffensifs, exterminé des blessés, détruit des villes sans défense, brûlé des églises, des monuments historiques et la célèbre bibliothèque de l'Université de Louvain. Tous ces faits sont établis par des documents authentiques et nous aurons l'honneur de les soumettre tous au gouvernement de Votre Majesté.

« En dépit de toutes ses souffrances, la Belgique, en qui est personnifié le droit outragé, est résolue à accomplir jusqu'au bout ses devoirs envers l'Europe. Quoi qu'il arrive, elle défendra son existence, son honneur et sa liberté. «

A cette déclaration. le Roi répond par quelques paroles simples, mais pleines de noblesse et de fermeté, et où revient à trois (page 234) reprises cette affirmation : « England shall support Belgium. » Nous avons le sentiment très net d'une sympathie profonde et d'un concours qui ne se lassera jusqu'au jour où notre droit triomphera. Après cet échange de paroles officielles, le roi s'entretient aimablement avec chacun de nous. George V n'a pas la facilité de parole ni sans doute toutes les hautes capacités d'Édouard VII, mais il donne une excellente impression de dignité, de loyauté et de bon sens. Il me parle de mon cousin Adrien qui est, me dit-il, « a most gallant officer. ». Dans les conversations que j'ai ensuite avec l'une ou l'autre personnalité, notamment avec sir Arthur Nicholson, secrétaire du Foreign-Office, je relève que le War-Office persiste à redouter un débarquement allemand sur les côtes anglaises. C'est pourquoi il ne s'est décidé encore à envoyer en Flandre que trois bataillons d'infanterie sous les ordres du général Aston. Ces quelques forces ont assuré le débarquement de notre 4ème division échappée de Namur. Nous ne manquons pas de rappeler discrètement tout ce que la sauvegarde d'Anvers représente pour l'Angleterre elle-même, et l'expression chère à Napoléon : « Le pistolet braqué sur le cœur de l'Angleterre » a pris toute son actualité. L'après- midi, nous sommes reçus par sir Edward Grey. C'est une figure aristocratique d'homme d'État anglais, aux traits réguliers et racés. On devine sa sensibilité sous une apparence flegmatique. Nous voyons ensuite M. Paul Cambon, l'ambassadeur de France, et le comte Benkendorff. l'ambassadeur de Russie. M. Paul Cambon me laisse entendre que sir Edward Grey avait beaucoup hésité se ranger aux côtés de la France et que, seul, l'ultimatum à la Belgique avait eu raison de ses hésitations. Il nous apprend aussi que Lord Roberts, le héros du Transvaal, presse l'état-major de jeter 100.000 hommes sur la Belgique sur les derrières des Allemands s'offrant, malgré son âge, à en prendre le commandement. Mais il semble que le gouvernement britannique soit soucieux de ne pas dégarnir en ce moment son propre territoire. En regagnant l'hôtel où nous avons donné rendez-vous aux représentants de la presse, je suis heurté dans le tambour d'entrée par Herbert Hoover qui essaye de sortir précipitamment au moment même où je veux entrer. Protestations. Excuses. Il (page 235) m'explique qu'il s'occupe en ce moment d'assurer le retour aux États-Unis de nombreux Américains qui étaient venus passer leurs vacances en Europe. Nous aurons grand'peine, paraît-il, tous les bateaux en partance pour New-York étant surremplis, à trouver place bord du « Celtic » de la White Star qui part demain de Liverpool. Il me donne quelques conseils utiles en vue de notre mission à Washington. A 8 1/2 heures je dîne chez Merry del Val, l'ambassadeur d'Espagne. Très lié avec Grey, il me dit aussi que, sans l'agression contre la Belgique. le gouvernement britannique aurait hésité « marcher à fond. »

Mission auprès du Président Wilson. A Washington, à New-York, à Boston. à Montréal et Cleveland

Le 2 septembre, nous nous embarquions sur le Celtic. La traversée devait durer neuf jours. Elle fut bien longue pour nos angoisses. Comment notre pensée ne serait-elle pas demeurée toute proche de la tragédie sanglante que nous laissions pour quelques semaines derrière nous ? Et cependant, ce voyage fut court par notre souci de profiter de ce répit forcé pour mettre en ordre les documents que nous entendions communiquer au gouvernement américain, et aussi pour rédiger un ouvrage collectif : « The Case of Belgium in the War » qui devait être confié à l'impression à New-York et répandu à profusion.

Mais voici que nous avons salué la statue de la Liberté. Nous sommes en vue des sky-skrapers qui donnent à la grande cité une silhouette fantastique et inoubliable, verticale, toute en pierre et en béton, en fer et en verre, semblable à la projection dans le beau ciel d'été d'une force ardente comme l'élan d'un peuple jeune et audacieux. En méfiance des journalistes. nous avions décidé que seul, - jusqu'à nouvel ordre, - le secrétaire de notre mission prendrait contact avec eux. Bien nous en a pris, car dans le flot des reporters qui montent aussitôt à bord pour interviewer les délégués belges, nombreux sont les représentants de la Yellow Press qu'on nous a dit être toute acquise à la propagande germanique. Ils mettent sous les yeux de M. de Lichtervelde le texte du télégramme que le Kaiser, soucieux sans doute de prévenir l'effet des précisions que nous apportons à la Grande (page 236) République, vient de câbler au président Wilson. Son cœur, paraît-il, saigne pour Louvain ! Mais il a bien fallu sévir ! Voici pourquoi : « Les cruautés commises, au cours de cette guerilla, par des femmes et même par des prêtres contre des soldats blessés, des médecins et des infirmières (des médecins ont été tués et des lazarets attaqués à de feu), ont été telles que mes généraux se sont finalement vu obligés de recourir aux moyens les plus rigoureux pour châtier les coupables et pour empêcher la population sanguinaire de continuer ces abominables actes criminels et odieux. »

Ainsi, c'étaient les Belges qui avaient été la cause de leur propre malheur et la barbarie était de leur côté. pour audacieuse et « colossale » qu'elle fut, cette thèse était répandue à ce moment même aux États-Unis par toute une presse aux gages de l'ambassade d'Allemagne. J'ai souvenir d'un journal illustré de New-York qui, à ce moment, publiait en première page une image violemment coloriée consacrée aux atrocités belges. On voyait sur un lit d'ambulance de malheureux soldats allemands qui avaient été aveuglés, disait le texte, par des mégères belges. L'impératrice d'Allemagne se penchait au chevet de l'un d'eux, lui demandant si elle ne pouvait rien faire pour lui, et le blessé de répondre : « Une chose. Majesté, me donner un revolver pour que j'en finisse avec mes intolérables souffrances ! « Le texte ajoutait même que ces furies avaient poussé le raffinement jusqu'à enfoncer dans les orbites de leurs victimes des boutons d'uniforme !

Comment s'étonner de l'indignation éprouvée par notre secrétaire le comte Louis de Lichtervelde lorsqu'on lui mit sous les yeux l'impudent télégramme impérial. « Mais c'est faux ! » s'écria-t-il. Deux heures après, tandis que nous nous installions à l'hôtel, nous entendions déjà les marchands de journaux annoncer à grands cris des éditions spéciales consacrées à notre arrivée. Plusieurs de ces gazettes commentaient nos déclarations avec des manchettes en lettres grasses du genre de celle-ci : « The Kaiser lies ! says the Belgian delegate. »

Aussitôt une campagne manifestement organisée et à laquelle participaient tous les cercles allemands ou pro-allemands, si nombreux aux États-Unis, cherchait à empêcher le Président (page 237) Wilson de recevoir ces Belges audacieux qui venaient sur le territoire américain insulter le chef d'une Puissance amie et exposer la Grande République étoilée à des complications redoutables.

Je dus aussitôt négocier par téléphone avec Washington afin d'aplanir l'incident. J'expliquai ce qui s'était passé et il fut décidé que notre secrétaire resterait à New-York, où il employa d'ailleurs très bien son temps en assurant la publication de notre mémoire chez Macmillan. Dès le 15, nous fûmes nous-mêmes reçus à la Maison Blanche. Le Président nous apparut de type professoral, plutôt sec avec « la longue mâchoire double détente » suivant une formule assez fréquente chez ses concitoyens. L'accueil qu'il nous fit fut très digne. Je donnai lecture du message solennel dont nous avions soigneusement mesuré les termes. Dans sa réponse, et l'accent même qu'il y mit, nous sentîmes que cet homme droit comprenait tout ce que la cause de la Belgique représentait au point de vue de la justice immanente. Il marqua en effet une sympathie attentive pour l'exposé que nous lui fîmes, et au cours duquel nous lui demandâmes notamment d'intervenir pour le ravitaillement de notre malheureux pays, menacé par la famine.

Autour de lui, le sentiment de la plupart des personnalités représentatives de l'opinion américaine, non pas de toutes, se traduisait en ces quelques mots que me fit tenir un sénateur sur sa carte de visite : « Neutral, but bravo for the Belgians ! » Quant au secrétaire d'État, c'était le fameux Bryan, orateur justement célèbre, mais dont l'idéologie gardait une étonnante ingénuité. Je le connaissais pour l'avoir vu de près, dix ans auparavant, au cours d'un précédent voyage. Tandis qu'il nous recevait aimablement, tout son souci était de nous convaincre de l'intérêt qu'il y aurait, disait-il, pour les Etats d'Europe et notamment pour nous, à signer avec l'Amérique des traités de paix et d'arbitrage dans le genre de celui qu'il négociait ce moment avec le Mexique et dont il nous commenta le texte... Il prenait bien son temps !

Dans la « city of magnificent distances » où j'étais l'hôte du ministre de Belgique, M. Havenith et de sa femme, aussi serviable que gracieuse, les ambassadeurs d'Angleterre et de France organ sèrent des réceptions en l'honneur de notre mission. Je pris un (page 238) intérêt tout particulier à mes entretiens avec M. Jusserand, l'ambassadeur français. De mine modeste, le type du petit bourgeois français à barbiche, s'exprimant avec beaucoup de simpl cité, de clarté et de mesure, M. Jusserand me fit l'impression d'un esprit exceptionnellement cultivé et informé. Il m'expliqua comment, avec les moyens réduits dont il disposait, il s'efforçait de combattre la furieuse propagande organisée à grand orchestre dans tous les États-Unis sous la direction du comte de Bernstorff, l'ambassadeur d'Allemagne, secondé par le docteur Munsterberg et par toute une séquelle d'agents expédiés à cette fin par la Wilhelmstrasse. Laissant à l'adversaire le soin d'acheter à gros deniers les journaux et les consciences à vendre, négligeant les parades, le bluff et le tapage, il s'attachait en revanche à répondre à toutes les lettres, à recevoir et à documenter toutes les personnes qui s'adressaient lui. Une de ses grandes forces était de connaître à merveille la langue et la littérature anglaises (qu'il avait professées avant d'entrer dans la carrière) ainsi que la mentalité anglo-saxonne. Il s'était assuré de la sorte de nombreuses relations dans l'élite intellectuelle et universitaire. « Nul doute, me dit-il, que l'immense majorité du peuple américain ne veuille, tout comme le gouvernement, rester à l'écart de la tourmente qui vient d'éclater en Europe. La meilleure chance que nous aurions de voir cette situation se modifier, résulterait, je crois, de ce défaut de psychologie et de cette absence de tact qui caractérisent la politique allemande et ses méthodes de propagande. »

Pourquoi ne conterais-je pas aussi cette place un souvenir qui témoigne, mieux que maintes considérations, de tout ce que la nature de mon compagnon de mission Émile Vandervelde avait d'absolu dans son dogmatisme ? Avant d'être reçus à la Maison Blanche, nous avions, lui, Paul Hymans et moi, accompli le pèlerinage classique de Mount Vernon et déposé sur la tombe de George Washington une couronne de feuillages avec ces quelques mots auxquels les circonstances de l'heure donnaient tout leur accent : « Independant Belgium to the founder of Independant America. » Au retour, sur le bateau qui nous ramenait à la capitale fédérale, en remontant le cours du Potomac, nous (page 239) devisions devant un de ces prestigieux couchers de soleil tout de pourpre et de cuivre comme on en voit là-bas cette saison. L'idée nous vint de nous interroger mutuellement sur le personnage historique auquel nous aurions le mieux souhaité de ressembler. Émile Vandervelde n'hésita pas un moment : « Robespierre », répondit-il. Je crus d'abord à une boutade ou un paradoxe. Mais il justifia gravement le choix de son héros, proclamant avec une conviction évidente la ferveur de son admiration pour le jacobin incorruptible, tout entier asservi sa doctrine, opiniâtre la faire triompher en dépit de ses ennemis et de ses amis, ambitieux du pouvoir, non pour ses signes ou ses apparences, mais afin de reconstruire à travers tout et sur de nouvelles bases la société humaine dans l'infaillibilité de sa raison. Plus d'une fois dans la suite, j'ai pensé à confession et à une certaine communauté de traits qui rapprochait ces révolutionnaires issus tous deux d'un calme milieu bourgeois, auquel ils avaient dû les facilités mêmes de leur formation, n'ayant point connu ni l'un ni l'autre les souffrances ou le tumulte d'une existence contrariée, mais se retournant contre la société de leur temps avec une violence froide, dénuée de toute ambition vulgaire, prête au sacrifice des autres et d'eux-mêmes afin de réaliser un système qu'ils croyaient être la vérité. Heureusement pour Vandervelde et pour nous, une telle ressemblance s'est arrêtée en chemin…

De tous mes souvenirs de cette randonnée pathétique, qui nous conduisit ensuite aux universités de Princeton, d'Harvard et de Colombia, puis de Philadelphie Chicago, nous faisant partout, dans les hôtels de ville, dans les clubs, les messagers de notre cause nationale, exposant l'élite et aux foules les événements d'Europe encore mal connus ou travestis par la propagande ennemie, je détache quelques croquis ou plutôt quelques instantanés.

A Boston, où Lowell se montra charmant pour nous, comme Nicolas Murray Butler l'avait été à New-York, le consul honoraire de Belgique, qui était de nationalité anglaise, organisa en notre honneur une somptueuse réception au Club Algonquin. II nous avait déjà fait la surprise, lorsque nous venions de descendre du (page 240) train, accablés par une chaleur caniculaire, de nous offrir pour nous rafraichir un breuvage qu'il appelait du thé glacé, - et qui n'était autre chose qu'un rhum d'une violence infernale. Au dîner, son enthousiasme pour notre cause et pour celle des Alliés se traduisit d'une façon inattendue et qui ne laissa point de nous embarrasser, tant elle faisait contraste avec les angoisses qui nous étreignaient. A chaque nouveau service, il commanda un magnum ou un « jeroboam » de champagne pour boire successivement à la santé de tous les chefs d'État engagés à nos côtés dans le grand conflit qui bouleversait l'Europe. Tous y passent depuis le président Poincaré jusqu'au roi du Monténégro. Arrivé enfin au dessert, notre amphitryon se lève et se fait apporter une carafe d'eau claire. Il en remplit son verre et porte un dernier toast d'une voix caverneuse : « And now, Gentlemen, just a word. Cold water to the damnation of the Kaiser !”

Autre tableau. C'est notre arrivée à Montréal où le gouvernement canadien nous avait prié de venir, pensant avec raison que notre présence et notre témoignage aideraient à dissiper les dernières résistances que l'intervention canadienne dans la guerre rencontrait de la part d'un groupe de l'opinion conduit par un des leaders du parti canadien français Henri Bourrassa. Nous arrivâmes le 23 septembre en pleine nuit. Quelle fut notre surprise d'être accueillis dès la gare par une population innombrable qui acclamait en nous le droit violé ! Ce n'était pas la mentalité neutraliste que nous venions de constater dans les sphères officielles américaines, mais l'élan d'un peuple qui comprenait et sentait la grandeur de notre cause. Une des impressions les plus émouvantes était, pour nous, de voir, dans cette foule, des hommes et des femmes porteurs de notre drapeau ou arborant sur leurs chapeaux des inscriptions : « I am a Belgian », pour attester une origine belge remontant parfois à de lointaines générations et dont ils se faisaient comme un titre de noblesse. Un immense cortège aux flambeaux nous escortait tandis que la jeunesse enthousiaste s'attelait à nos voitures et nous entraînait en triomphe à travers la ville.

Quelques jours après, c'était à Cleveland. Roosevelt, l'illustre Teddy, nous y avait donné rendez-vous à 7 1/2 heures du matin. (page 241) Tout en prenant avec lui le breakfast, nous eûmes le spectacle de cette nature généreuse et énergique à laquelle on ne pouvait reprocher que l'excès de ses qualités primesautières. Plus tumultueux que jamais, regardant dans les yeux ses interlocuteurs, avec sa mâchoire solide et comme menaçante, il détachait en phrases martelées des vérités premières, mais combien senties et combien persuasives ! Il marqua à la fois son enthousiasme pour notre cause et son indignation que le gouvernement américain n'eût pas pris nettement position contre l'Allemagne. Ainsi son ardeur l'emportait bien en avant de l'opinion commune de ses compatriotes.

Notre hâte était grande de rentrer au pays. La nouvelle de la bataille de la Marne avait fait luire un rayon de clarté en nos cœurs. Mais dans quel état retrouverions-nous notre peuple et notre armée ? Ayant semé en quelques jours les graines d'une moisson qui allait mûrir, nous nous rembarquions dès le 30 sur un des grands steamers de la White Star. Le vent était dur et la mer mauvaise, mais nous emmenions avec nous un contingent de compagnons qui aurait suffi réchauffer notre optimisme. C'étaient de jeunes volontaires canadiens, superbes échantillons de cette race neuve, souples, aux idées claires et saines, d'un parfait équilibre moral et physique. Ne s'avisaient-ils point, en guise de distraction pendant cette traversée, d'échafauder sur le pont supérieur d'audacieuses pyramides humaines, parfois si hautes que le mouvement du navire faisait osciller la pointe de cette pyramide au-dessus même des flots... Vaillants boys qui devaient se comporter en héros à Vimy et dont bien peu, hélas, ont pu revoir leur splendide contrée !

Le gouvernement à Ostende, puis au Havre

Le 8 octobre, nous abordions Liverpool, sans avoir pu recueillir la moindre information au cours de la traversée. Dès l'arrivée. un télégramme de M. de Broqueville me fut remis. Il m'annonçait que, pour sauver notre armée de campagne, l'abandon d'Anvers avait été décidé et que le retrait de nos troupes vers le littoral s'était effectué dans de bonnes conditions. Il me demandait (page 242) de le rejoindre aussitôt à Ostende. Nous y débarquâmes dès le lendemain, mes collègues et moi. Mais à peine le gouvernement y avait-il installé ses services que la situation y apparut comme intenable. En effet, l'armée allemande, qui n'avait pu prendre Paris, commençait une « course à la mer » qui risquait de nous couper de toute communication avec les armées alliées et qui, par l'occupation de Calais, devait lui permettre de porter un coup terrible à l'intervention britannique. Nous tînmes conseil. Le général Pau, vaillant mutilé de 1870 que le gouvernement français nous avait envoyé en messager, nous proposa de nous établir à Abbeville. Notre armée se retirerait derrière le canal de Nieuport et l'Yser qui seraient solidement tenus comme ligne de défense. De son coté, le gouvernement anglais nous fit savoir qu'il serait heureux de nous offrir l'hospitalité à Jersey, mais nous jugeâmes qu'il ne pouvait être question des iles anglo-normandes où nous aurions été isolés du reste du monde. Le Conseil accepta l'offre française. Toutefois, dès le lendemain, le choix du Havre fut substitué à celui d'Abbeville. Il fut décidé que Broqueville gagnerait par la voie de terre la ville de Dunkerque où il s'établirait avec le ministère de la Guerre, tandis que moi-même, en qualité de vice-président du conseil, je conduirais au Havre par la voie de mer tous nos autres services officiels ainsi que le corps diplomatique accrédité auprès de nous. Avec M. Paul Hymans, je rédigeai le texte d'une proclamation du gouvernement à la population belge, lui annonçant que nous nous établirions provisoirement au Havre. Puis, le 13 octobre, dès le matin, je veillai à l'embarquement de tout ce monde et de nos archives à bord d'une des malles d'Ostende-Douvres : le « Pieter De Coninck » et d'un autre bâtiment, le « Stad Antwerpen », qui devaient nous amener dans notre nouvelle capitale de fortune. Le voyage fut mouvementé. La mer était houleuse et les commandants des deux navires connaissaient mal la route rendue dangereuse à la fois par la multiplicité des mines flottantes, et, le soir venu, par l'extinction des fanaux et des phares qui auraient dû nous guider. Comme un peu de comédie se mêle presque toujours au drame, j'ai souvenir d'un quiproquo burlesque qui divertit la traversée. M. Schollaert, le président de la Chambre des Représentants, (page 243) était accompagné de son huissier habituel, le brave Broquet, qui était vêtu d'une sorte de redingote et coiffé d'un feutre dur, du type Cronstadt. Or, par une curieuse coïncidence, Ie Nonce apostolique, Mgr Tacci Porcelli, qui ressemblait à Broquet comme un frère jumeau : même taille, mêmes traits, même expression de physionomie, avait adopté pour la circonstance un costume laïque et un chapeau en tous points identique à ceux de son sosie. Aussi arriva-t-il qu'avec la meilleure foi du monde, chacun les prit l'un pour l'autre. Tandis qu'on prodiguait à Broquet les appellations d'Excellence et de Monseigneur et qu'on abordait avec lui les sujets les plus graves de l'actualité politique, le digne prélat était traité avec beaucoup moins d'égards et des passagers atteints par le mal de mer lui réclamaient des cuvettes et des serviettes.

Ce fut en pleine nuit que nous abordâmes au Havre. En dépit de l'heure indue, toute une foule nous attendait sur la jetée et nous fûmes accueillis par des cris tels que : « Vive la Belgique, vivent nos sauveurs ! » qui mirent un peu de baume sur nos cœurs douloureux. M. Augagneur, ministre de la Marine, et M. Morgand, maire du Havre, nous souhaitèrent officiellement la bienvenue, puis nous conduisirent dans les logements qui nous avaient été réservés. Pour les membres du gouvernement belge et les chefs de missions étrangères, qui n'étaient plus accompagnés de leurs familles, l'installation choisie était l'hôtellerie de Sainte-Adresse, un élégant pavillon tout neuf situé au bord de la mer, à quelque distance du Havre, au pied de hautes falaises. Les autres furent logés avec leur suite à l'hôtel des Régates, et nos divers bureaux répartis dans des villas et des appartements de Sainte-Adresse. Il fut entendu que nous y jouirions de l'exterritorialité et que la souveraineté belge pourrait s'y exercer en pleine indépendance. Un haut commissaire spécial français dont les fonctions doublaient celles de M. Klobukowski, ministre de France, était chargé de nous faciliter toutes choses. De fait, grâce au tact dont fit preuve le gouvernement de la République, cette situation si nouvelle dans le droit international ne donna lieu à aucune complication sérieuse. Une gendarmerie et une police belges, une censure belge, un service postal et (page 244) télégraphique belge furent organisés et fonctionnèrent à notre pleine satisfaction pendant les quatre longues années que dura notre séjour en cette terre d'asile. Un des rares incidents dont j'ai gardé le souvenir fut provoqué par le fait que la Belgique n'avait point jugé nécessaire de rompre ses relations diplomatiques avec plusieurs Puissances avec lesquelles la France était elle-même en état de guerre. De ce chef, il se faisait notamment que le ministre de Turquie continuait à résider avec nous à l'hôtellerie de Sainte-Adresse. Comme sa présence en cet endroit le mettait à même de connaître bien des choses, dont il pouvait informer son gouvernement, les autorités françaises, en ce temps d'espionite aiguë, voyaient de très mauvais œil la présence de ce diplomate ottoman dans une place et dans un port où les opérations militaires et navales, de même que les informations politiques qui y affluaient, pouvaient fournir matière abondante à ses observations et à ses rapports. La difficulté fut bientôt tournée de façon ingénieuse. Le ministre turc fut avisé que son traitement qui lui était envoyé de Constantinople demeurait retenu à sa disposition dans une banque de Marseille. Cette banque l'informa que s'il désirait toucher cette somme et celles qu'il attendait encore, un compartiment lui était réservé du Havre à Marseille et que toutes facilités personnelles lui seraient données pour ce voyage. Pressé par la faim, il profita de cette offre si aimable et nous n'entendîmes plus parler de lui.

Le lendemain même de notre débarquement au Havre, je reçus de Londres un câblogramme signé par l'Intelligence Department qui nous demandait des renseignements sur un certain Pieter De Coninck qui, d'après les informations de ce service, avait accompagné le gouvernement belge dans son exode. Quelque fonctionnaire londonien, curieux par métier, avait pris le Pirée pour un homme.

L'heure héroïque. La bataille de l'Yser

Après avoir installé nos diverses administrations et paré aux mesures les plus urgentes, je ne tardai pas à gagner Furnes, où le Roi avait marqué le désir de me voir sans retard. Quand j'arrivai (page 245) dans la vieille ville flamande, la bataille faisait rage non loin de là, tout au long des rives de l'Yser. Ce petit fleuve, au nom jusqu'alors presque inconnu, était sur notre sol national la dernière ligne de défense et le Roi avait décidé qu'on y tiendrait à tout prix. Réduites à 82.000 hommes, nos troupes harassées avaient lutter contre sept divisions allemandes encore fraîches. Ce fut dans ces conditions que se déroula, entre Dixmude et Nieuport, cette épopée de 14 jours et de 14 nuits où notre armée, en dépit de son infériorité manifeste, s'accrocha de toute sa volonté de vaincre au dernier lambeau du territoire belge... Que de traits héroïques, notamment dans cette défense de Dixmude contre des assauts répétés que l'ennemi voulait décisifs ! Un de nos grands chefs qui s'était distingué déjà au Congo, le général Jacques, parvenait par sa crânerie à galvaniser nos hommes épuisés. C'est lui qui, à un moment critique de l'action, voyant quelques soldats fuyant affolés sous les rafales d'artillerie, les interpellait au passage : « « Où allez-vous, donc, mes amis ? Vous vous trompez de chemin. C'est de ce côté qu'on se bat. » Et la cordialité du ton, plus encore que l'autorité du chef, ramenait ces jeunes conscrits en pleine fournaise.

Une telle vie avait bientôt fait de transformer toute notre jeunesse en armes. J'entends encore l'un de ces jeunes jass, que j'avais connu quelques mois plus tôt Bruxelles, élégant et fringant, me montrer les loques dont il était vêtu, en me disant : « Vous voyez. Nous faisons la guerre en dentelles. » Quant au Roi, sa maîtrise était parfaite. Ces heures terribles révélaient à tous un homme et un chef.

Tandis que la lutte se poursuivait ainsi, tandis que le général Foch venait épauler notre résistance et que les Britanniques, également à notre droite, tenaient vaillamment à Ypres, je me trouvais à Furnes logeant chez une dame déjà d'un grand âge, la vicomtesse de Nieuport, qui habitait un de ces vieux hôtels patriciens comme on n'en trouve plus que dans quelques calmes villes de province. Elle avait accepté chez elle, en logement, la plupart des attachés militaires des armées alliées et nous étions tous réunis le soir la table qu'elle présidait et qui était servie comme elle l'eût été aux plus beaux jours.

(page 246) Soudain, pendant le repas, des explosions de gros projectiles se succédèrent à intervalles rapprochés. Des pièces ennemies tiraient sur Furnes ou ses environs immédiats et le risque eût justifié assurément que tous les convives se missent à l'abri. Mais Mme de Nieuport, en entendant ces détonations, se bornait à faire de la main, à chaque nouveau coup, un geste d'excuse comme s'il se fût agi d'un petit accroc dans le service domestique qu'elle nous demandait d'ignorer ou de pardonner. Devant une telle sérénité. les officiers, et même le civil que j'étais, firent bonne mine à mauvais jeu. Mais le lendemain, l'autorité militaire ordonna l'évacuation de la cité ; et notre digne hôtesse, bien contrariée d'être dérangée dans ses habitudes, trouva le moyen de s'éloigner de quelques kilomètres à peine en s'installant entre Furnes et Nieuport, dans le petit village de Coxyde.

Heureusement l'inondation fortifiait notre résistance, unissant contre les envahisseurs du sol sacré l'onde et le feu, la terre et la mer. L'objectif que notre commandement s'était assigné, et qui avait paru irréalisable, était atteint. Nous gardions définitivement la ligne de l'Yser. Non seulement 7 divisions allemandes avaient été détruites, mais les communications entre la France et l'Angleterre étaient désormais protégées et la souveraineté belge, pour ne plus s'exercer que sur quelques cantons du littoral, n'en continuait pas moins à subsister sur son propre sol que le Roi ne devait plus quitter jusqu'à l'offensive libératrice.

Émile Verhaeren a traduit, en quelques vers émouvants, cette physionomie de la Belgique demeurée inviolée :

Ce n'est qu'un bout de sol dans l'infini du monde.

Le Nord

y déchaine le vent qui mord.

Ce n'est qu'un peu de terre avec la mer au bord

et le déroulement de sa dune inféconde.

Ce n'est qu'un bout de sol étroit

mais qui renferme encore et sa Reine et son Roi

et l'amour condensé d'un peuple qui les aime.

C'est dans cette région, bientôt bouleversée, que pendant (page 247) quatre années traversées de péripéties, d'attaques et de combats sans nombre, notre armée dans les tranchées devait monter la garde de l'Yser... Comme dans le pays occupé, il s'agissait de tenir. Ici, pour nos soldats dans l'immobilité et le brouillard, la fange et les débris, exposés aux fumées et aux gaz qui empoisonnent, aux projectiles qui déchirent ou qui écrasent. Là-bas, pour nos populations du pays envahi, sans contact avec le reste du monde, livrées à toutes les brutalités, à toutes les cruautés, à toutes les perfidies d'un ennemi sans scrupules.

Une parole m'est restée dans la mémoire et dans le cœur qui résume bien la leçon de cette période héroïque. Cette parole me fut dite par une jeune religieuse qui, en soignant un blessé atteint de gangrène, avait eu elle-même le bras infecté à tel point que l'amputation venait d'en être décidée, et que sa vie même était en grand danger. Elle faisait partie du service d'hôpital de Poperinghe que dirigeait la comtesse van den Steen de Jehay et celle-ci, émue du dévouement dont cette modeste infirmière avait donné déjà maints exemples, m'avait demandé pour elle une distinction honorifique. Comme j'essayais de dire à cette religieuse un mot de félicitations ou d'encouragement, à la vérité bien inutile, elle me répondit avec un sourire et avec l'accent savoureux de Mlle Beulemans : « On fait chaque ce qu'on peut, n'est-ce-pas, Monsieur le Ministre ? »