(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)
Les élections du cartel. La grève - Les inquiétudes d'ordre international et la réforme militaire - Voyage en Espagne - L'heure heureuse. L'attentat de et l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie
(page 189) Cependant cette loi était votée que la campagne électorale éclatait dans toute son ardeur. Pour la première fois, socialistes et libéraux, ayant proclamé le « Cartel » avaient conjugué leurs efforts, adoptant comme plateforme commune l'anticléricalisme et le suffrage universel pur et simple. Leur propagande se déchaîna avec un ensemble impressionnant au vieux cri de guerre : « A bas la calotte. ». Heureusement, le parti catholique fit front à cette furieuse campagne avec une rare vaillance. Les membres du gouvernement prirent la direction des opérations, se prodiguant eux-mêmes dans tout le pays, faisant appel au bon sens des populations, et invoquant, statistiques à l'appui, les excellents résultats que leur gestion avait assurés à l'économie du pays et à son progrès social. Depuis de longues années, les réunions électorales n'avaient plus eu un tel caractère de violence. A Bruxelles, au sortir d'un meeting organisé la salle Patria, un député catholique. M. Colis, fut attaqué avec tant de sauvagerie qu'il dut s'aliter et ne put plus jamais recouvrer la santé. L'avant-veille du jour de l'élection, je faillis être moi-même la victime d'un attentat du même goût. C'était à Braine-le-Comte (page 190) où je m'étais rendu en compagnie d'un de mes amis, le notaire Ingeveld. J'avais pris la parole devant un auditoire sympathique et me disposais rentrer à Bruxelles. Mais à ce moment, le local où avait eu lieu notre meeting fut littéralement assiégé par une bande de forcenés. Les catholiques brainois me conjuraient de ne pas me risquer au milieu de cette foule surexcitée, d'autant que la sortie de la salle donnait sur une rue étroite et obscure, propice aux mauvais coups. Cependant, je n'entendais pas demeurer davantage, la soirée étant déjà avancée, dans ce local ainsi transformé en forteresse. Le notaire Ingeveld eut une inspiration hardie : Il sortit le premier, brandissant ses deux poings devant lui en un geste de menace qui fit croire à la foule qu'il dirigeait contre elle une paire de revolvers. Avant que les manifestants ne se fussent repris de leur frayeur, il nous traça de la sorte un chemin à travers leurs rangs. Nous arrivâmes ainsi jusqu'à une place voisine où il avait laissé son auto. Mais à peine étions-nous montés dans. la voiture que des pierres et des projectiles pleuvaient sur nous brisant les vitres, risquant de nous blesser grièvement. Mon conducteur, connaissant mal la ville, s'engagea à fond de train dans une rue en pente. Tout à coup, nous nous aperçûmes que cette rue se transformait, au tournant d'une église, en une sorte de large escalier qui s'ouvrait devant nous. Il n'était pas question de faire machine arrière. De bond en bond comment arrivâmes-nous sains et saufs au bas de cette rampe pour retrouver ensuite la grande route de Bruxelles ? C'est un mystère ou un miracle que je mets au crédit du grand saint Christophe, patron des automobilistes.
Nous devions avoir d'ailleurs la récompense de nos peines. Le cartel, qui se croyait sûr de renverser le gouvernement, connut une défaite et une humiliation profondes. Après une campagne où il n'avait épargné ni l'argent ni les violences et qui avait été passionnée au point que les pensionnats religieux avaient cru sage de congédier leurs élèves, notre majorité passa de 6 voix 16 voix. Le pays avait compris sans doute tout ce qu'il aurait perdu à un succès du cartel. Une partie de la bourgeoisie libérale elle-même, voyant le navire à l'extrême-gauche, s'était portée à droite. Le cabinet de Broqueville se (page 191) trouvait au lendemain de cet assaut beaucoup plus fort qu'il ne l'était auparavant... Mais tout n'était pas fini. Nous connûmes d'abord le contre-coup de cette belle journée sous la forme de quelques manifestations de rue. Puis, le 18 juillet 1912, les soci listes décrétèrent une nouvelle grève générale. Aveuglés par leur anticléricalisme et obéissant un mot d'ordre des Loges maçonniques, quelques libéraux richissimes, ) M. Raoul Warocqué était du nombre - avaient mis des sommes importantes à la disposition de M. Vandervelde pour soutenir ce mouvement insurrectionnel qui devait, dans leur pensée commune, leur assurer un succès que l'élection venait de leur refuser.
Le but déclaré de cette entreprise de pression, - ou de chantage - était d'imposer immédiatement le vote par les Chambres de la prise en considération d'une demande de révision de la constitution. Quant à l'organisation d'une telle manœuvre qui cherchait à paralyser toute l'activité de la Nation, elle fut méthodique et de grand style. Aux côtés de l'état-major du parti, des rouages spéciaux avaient été créés : commission des vivres, commission des finances, commission de l'épargne. Chaque ville, chaque métier, chaque village étaient l'objet d'une propagande, qui devait être « formidable et irrésistible » et dont les citoyens Jacquemotte et Camille Huysmans avaient pris la direction à Bruxelles. Toutefois les chefs socialistes affirmaient leur intention d'éviter les attentats et les violences. Et leurs déclarations à ce sujet étaient, je crois, sincères, d'autant qu'ils devaient redouter la responsabilité des répressions et des conflits avec la force armée. Ils se flattaient d'ailleurs de l'espoir de trouver des complicités parmi les soldats, comme parmi les agents de tous les services publics. Dans le Hainaut, des bandes parcouraient toute la région industrielle faisant arrêter partout le travail. La police locale était débordée et les chefs des parquets m'envoyaient les avis les plus alarmants. Le gouvernement fit preuve d'énergie. Le soir même de l'élection, nous avions fait venir Bruxelles 1200 gendarmes et rappelé trois classes de milice sous les drapeaux. Le résultat fut excellent. La grève générale avorta après quelques convulsions. L'ordre ne tarda pas à renaître et nous eûmes bientôt le sentiment que nous (page 192) pouvions, avec plus d'autorité encore que par le passé, poursuivre notre tâche gouvernementale et notamment aborder une sérieuse réforme militaire.
Certes, nous avions singulièrement amélioré notre armée par l'introduction du service personnel, - obtenue, avec tant de peine. aux derniers jours du règne de Léopold II. Et déjà cette réforme commençait à porter quelques fruits. Elle avait eu cet heureux résultat d'intéresser toutes les classes sociales, notamment l'aristocratie et la bourgeoisie. à notre vie militaire. Elle avait ouvert aussi un champ nouveau à ce rôle éducatif de l'officier dont Lyautey a si bien tracé le plan et qui fait de l'armée une école où les vertus de la Nation se rejoignent dans le sentiment patriotique et se trempent dans un commun effort. Quelques officiers de notre armée, esprits cultivés et généreux. s'étaient enthousiasmés pour toute l'utilité et la beauté d'une telle tâche, notamment deux de mes proches parents, Gaston de Gerlache et Georges Verhaegen. Ainsi comprise, la vie de nos officiers avait cessé d'être pour les uns une sorte de routine bureaucratique, pour les autres un accessoire de la vie mondaine ou sportive. Elle devenait un véritable apostolat où, par l'organisation des loisirs du soldat, par des cours, des conférences, des excursions, des jeux appropriés, l'officier éveillait et entretenait à toute heure chez ses hommes un sens moral plus solide. le goût de la vie laborieuse. le respect d'eux-mêmes, celui de la femme. Mais ces initiatives se heurtaient encore en de nombreux cas aux habitudes de facilité et de médiocrité. Par ailleurs, si elle tendait à améliorer la qualité de notre armée, elle ne changeai{ rien au chiffre de nos effectifs qui étaient tout fait insuffisants. Mais comment amener le Parlement à consentir à une augmentation sérieuse en hommes et en fortifications ?
Il était temps de le faire, car les symptômes inquiétants se multipliaient dans la vie internationale. Déjà l'année précédente, l'incident d'Agadir nous avait alertés. A ce moment, l'Allemagne, voyant la France s'installer au Maroc, avait montré les dents et réclamé tout au moins quelques compensations, ce que Bismarck appelait élégamment « un pourboire. » Les négociations conduites par M. Cailliaux lui avaient attribué à ce titre un morceau du (page 193) Congo français, non sans détriment pour nous, car les nouvelles frontières allemandes touchaient désormais sur deux points notre empire africain, constituant pour celui-ci une sérieuse menace. En Orient, depuis 1909, la poudre n'avait pas cessé de parler. A la guerre tripolitaine. avaient succédé des guerres balkaniques dont on ne voyait pas la fin. Pendant ce temps, l'effort militaire de l'Allemagne prenait des proportions formidables. Son armée était portée à près de 800.000 hommes et l'esprit de guerre et d'orgueil fermentait dans les milieux dirigeants. Le roi Carol de Roumanie, tout Hohenzollern qu'il fût, avait mis le roi Albert, son neveu, en garde contre les desseins de l'état-major allemand et le danger que courait la de voir violer sa neutralité. « Le miracle de 1870, lui disait-il. ne se renouvellera pas. » Dans un conseil tenu au Palais sous sa présidence. le Roi nous fit part de ses préoccupations et de la nécessité de renforcer nos effectifs. A elle seule, la défense d'Anvers représentait un périmètre de 102 km. et réclamait plus d'hommes que nous n'en avions. On avait cru qu'un effectif de 85.000 hommes suffirait. Il en faudrait 50.000 de plus. Comment y arriver, sinon en instaurant le service général
Le baron de Broqueville n'avait marqué jadis qu'assez peu d'ardeur pour les réformes militaires. Il était entré la Chambre en 1892. remplaçant Alphonse Nothomb à qui ses électeurs de Turnhout ne pardonnaient pas d'être partisan du service personnel. Mais depuis lors, les responsabilités gouvernementales lui avaient ouvert les yeux. Autour de lui, le gouvernement était rallié à une réforme énergique. Mais pouvions-nous compter sur le Parlement ? M. Beernaert, qui avait d'ailleurs cédé avec trop d'optimisme aux théories et qui, très féru de l'arbitrage obligatoire, croyait à son avènement, était mort quelques mois auparavant à Lucerne. Les socialistes, imbus de leur internationalisme aveugle et butés dans une opposition systématique, voteraient certainement contre le projet. Dans la gauche libérale, il fallait s'attendre à quelque flottement. Enfin, au sein même de la droite, il fallait compter avec Ie vieil esprit antimilitariste auquel la plupart des députés flamands demeuraient fidèles. M. Helleputte n'avait-il pas, dans un récent rapport la Chambre, (page 194) défini l'armée belge « une armée qui ne doit pas se battre » ? C'était d'ailleurs l'opinion qu'avait manifestée naguères Frère-Orban, et à peu près dans les mêmes termes. pour émousser une telle résistance et vaincre une telle incompréhension.
M. de Broqueville, très bon manœuvrier, fit entrer au ministère M. Helleputte et M. Paul Segers, député conservateur d'Anvers, l'un et l'autre antimilitaristes et dont les illusions et la belle éloquence romantique eussent risqué de contrecarrer la politique gouvernementale. Ainsi élargi dès le 11 novembre 1912, le gouvernement prépara les voies. Recourant à une procédure exceptionnelle et qui, dans sa pensée, devait impressionner les esprits, M. de Broqueville fit convoquer la Chambre en comité privé. Après avoir recommandé aux députés le secret au nom des intérêts de l'État, il leur dit l'essentiel de nos préoccupations.
Le discours qu'il prononça, et dont nous avions arrêté le texte la veille au soir, était d'une composition difficile. D'une part, il fallait susciter l'inquiétude, - seul moyen de vaincre l'indifférence et de faire consentir aux sacrifices nécessaires les députés qui persistaient à croire que nous étions suffisamment protégés par notre neutralité. D'autre part, il ne fallait pas que cette inquiétude pût tourner à la panique et à l'affolement. Enfin, la sagesse nous commandait de ne rien dire qui, -dans l'éventualité d'une indiscrétion à peu près inévitable - pourrait fournir à l'un ou l'autre de nos grands voisins l'occasion ou le prétexte d'adresser des reproches à notre gouvernement.
Le langage du Premier Ministre fut empreint de gravité et d'émotion. Il fit entendre que nous étions informés de bonne source et que, d'après nos renseignements, l'état-major allemand destinait cinq corps d'armée à forcer le passage par notre territoire, dès que la guerre éclaterait. Malheureusement le résultat de cette séance ne fut point tout à fait ce qu'il en avait espéré. Les socialistes accueillirent ces confidences avec des haussements d'épaules, des quolibets ou des sarcasmes. Une partie de la presse catholique, faisant chorus au Patriote, continua à se déchaîner contre l'ogre du militarisme et la cupidité des marchands de canons. Porte-parole de l'extrême gauche, M. Furnémont déclara que la Belgique (page 195) n 'avait que faire de se mettre au niveau des Grandes Puissances et qu'en conséquence lui et ses amis s'opposeraient à cette « course à la mort. ». Néanmoins, après d'assez longs débats, la loi fut enfin votée le 28 mars 1913 par 193 voix contre 62, une douzaine de libéraux votant avec la droite. Cette réorganisation de la défense nationale devait nous assurer 350.000 hommes sur le pied de guerre. Elle n'avait pas encore pu donner tout son fruit, lorsque se produisit l'agression de 1914, mais elle devait du moins nous permettre de sauver l'honneur et épargner à notre gouvernement le reproche de n'avoir rien prévu.
Une telle extension de l'armée, à laquelle devait répondre le renforcement de notre armement et de nos fortifications, exigeait d'importants sacrifices financiers. Il s'agissait d'obtenir le vote de nouveaux impôts. M. Michel Levie, ministre des Finances, s'y employa avec tout son art de persuasion et le gouvernement profita de cette occasion pour apporter à notre régime fiscal, qui en avait besoin, certains tempéraments d'ordre démocratique, notamment par l'introduction d'une certaine progressivité et par un système de réductions au profit des familles nombreuses. Ce projet ayant enfin été voté, M. Michel Levie, qui souhaitait, pour des raisons personnelles, s'assurer une situation stable, quitta le ministère et fut nommé président de la Société Nationale des chemins de fer vicinaux. M. van de Vyvere le remplaça comme grand argentier de l'État.
Dans l'entretemps, après quelques secousses provoquées par les agitateurs socialistes, nous avions pu dériver sur une voie de garage le problème électoral en le renvoyant à une commission qui reçut pour programme de préparer la révision de la loi électorale communale et provinciale sans toutefois toucher à la Constitution. D'ailleurs, le gouvernement envisageait que le régime des élections législatives devrait bientôt être remis sur le métier et la formule du double vote du père de famille, ou subsidiairement le suffrage universel pour les deux sexes 25 ans, nous apparaissait dès ce moment comme une solution prochaine. En attendant, les esprits étaient suffisamment calmés pour que nous nous risquâmes à aborder une large réforme scolaire qui comportait l'instruction obligatoire jusqu'à 14 ans en même temps que la majoration des (page 196) traitements des instituteurs et celle des subventions de l'État aux écoles libres. M. Poullet, long et mélancolique, fit preuve dans les débats qu'il conduisit comme ministre des Sciences et des Arts, d'une endurance et d'une sereine bonne volonté qui contribuèrent à amortir la résistance des gauches. Au surplus, l'obligation scolaire et I 'augmentation des traitements des instituteurs figuraient à leur programme comme au nôtre. L'opposition demeura dans les formes légales, et la loi fut votée le 19 mai à notre grande satisfaction.
Au cours de cette session, j'avais été très absorbé par plusieurs problèmes dont j'avais la responsabilité directe, tels qu'une importante révision de la loi sur les sociétés commerciales, qui devint la loi du 25 mai 1913. Le règlement très laborieux de la succession de Léopold II fut achevé par le rachat que nous fîmes, au nom de l'État, de la part revenant à l'Impératrice Charlotte dans les domaines de Ciergnon, d'Ardenne et de Tervueren. J'avais pu régler aussi d'autres problèmes juridiques, tels que la réglementation du port du titre d'avocat et assurer une plus grande égalité entre les langues dans l'administration de la Justice. Depuis 1893, cette question des langues avait pris un caractère plus aigu, que l'extension du droit électoral suffisait expliquer. En effet, sous le régime censitaire. le flamand, tout en demeurant, dans nos provinces du Nord, la langue du peuple, ne trouvait guère de prosélytes ou d'ardents défenseurs parmi les mandataires que ces provinces envoyaient aux Chambres et qui appartenaient eux-mêmes à des milieux bourgeois, faisant couramment usage du français dans la vie sociale comme dans leur vie familiale. Avec le suffrage plural et l'avènement de la démocratie, la question changea peu à peu d'aspect. Elle devait prendre une importance brûlante par l'avènement du suffrage universel pur et simple. A la vérité, après 1830, la réaction contre l'orangisme avait poussé le gouvernement, sous l'influence de Rogier , à écarter la langue flamande de la vie politique, de l'administration et des tribunaux. Dans leur admiration pour la France de l'Encyclopédie et de la Révolution, beaucoup de libéraux éprouvaient un fâcheux dédain pour une langue qu'ils traitaient volontiers de patois et qu'ils (page 196) considéraient injustement comme celle d'une population arriérée. Peu à peu, après 1893, une heureuse réaction se produisit. Dans les milieux les plus cultivés et dans les sphères gouvernementales, un intérêt plus actif s'affirma pour la langue flamande. Il substituait au dédain de jadis un souci de compréhension et de sympathie de plus en plus marqué qui se manifesta notamment par le soin que prirent désormais, en Flandre et à Bruxelles, beaucoup de familles de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie de faire enseigner sérieusement le néerlandais à leurs enfants. L'idée que deux groupes linguistiques, comme deux êtres, peuvent vivre côte à côte sans perdre les caractères propres qui les distinguent ou qui les opposent, se répandait graduellement. Dans la suite, l'ardeur au service de la langue flamande devait être poussée, l'électoralisme aidant, jusqu'au système plus raisonnable et radical de « l'unilinguisme régional. » En vain, je cherchai, avec quelques trop rares amis, à opposer à cette conception étroite et dangereuse pour l'unité du pays, une formule de conciliation nationale, en exigeant une connaissance suffisante des deux langues pour les fonctionnaires publics d'un certain rang. La démagogie, c'est-à-dire le culte de la facilité, se mit en travers d'une solution aussi sage. Après la guerre, quelques députés wallons devaient faire cause commune avec leurs collègues flamands pour assurer le triomphe de l'unilinguisme. et fonder leur propre succès politique sur ce système simpliste et intolérant : Cuius regio, huius lingua.
Au cours des vacances de 1913, je pus disposer de quelques semaines de liberté pour un voyage en Espagne. De Miavoye, près d'Hastière, où je passais mes vacances, je m'en fus tout d'abord représenter le gouvernement du Roi à l'inauguration d'un monument de Lamartine à Bergues. Cette petite ville de la Flandre française, toute proche de notre frontière, avait comme député un écrivain et un érudit de mes amis, M, Henry Cochin. Elle s'était rappelé qu'elle avait eu l'honneur, sous la monarchie de Juillet, d'envoyer Lamartine au Parlement. Cette (page 198) cérémonie d'inauguration me donna l'occasion de retrouver Bergues Paul Deschanel, alors président de la Chambre des Députés. Après la cérémonie et le banquet traditionnel, nous primes ensemble le train pour Paris, mais un accident survenu la voie nous obligea à faire un long arrêt à Arras Oh nous soupâmes en tête à tête. Paul Deschanel, vif, nerveux, d'une élégance vestimentaire et d'un talent oratoire justement admirés, était ce soir-là en veine de confidences. Il me raconta toute sa vie, accusant le sort de s'être montré avare et injuste vis-à-vis de lui. J'étais plus que surpris de ces doléances... Nul ne semblait avoir été plus gâté par la fortune. Jeune encore, n'avait-il pas été appelé à l'Académie française et à la présidence de la Chambre ? Maisà la vérité, il venait d'éprouver une déception cruelle et où se devinait la cause de tant d'amertume. Au mois de janvier précédent. il croyait avoir toutes les chances d'être élu à la Présidence de la République, lorsque, au dernier moment, M. Poincaré, alors président du Conseil, s'était présenté lui- même, l'emportant, grâce à la Droite, sur tous les autres candidats, parmi lesquels Deschanel était classé comme grand favori, avant Alexandre Ribot et Pams, inventé par Clémenceau. Il me parla de cette compétition avec une sorte d'ingénuité ou se découvraient à la fois l'insatiabilité de ses ambitions et l'irritabilité d'une nature sensitive jusqu'à la morbidité, et dont l'avenir devait révéler les déficiences. Dans son long monologue d'Arras, il reprochait aux adversaires de sa candidature d'avoir fait état contre lui de ses prétendues fiançailles avec Eva Humbert, la fille de la grande Thérèse, l'héroïne de « la plus grande escroquerie du siècle. » Il ne ménageait pas ses sarcasmes à son concurrent qui avait promis de faire régulariser par le sacrement son mariage avec une italienne dont il avait plaidé naguères le divorce, et cela afin de s'assurer les votes d'Albert de Mun et de ses amis.
De Paris. je gagnai l'Espagne, non sans m'arrêter en chemin au sanctuaire de Lourdes. En compagnie de mon cousin Albert Carton de Wiart, nous découvrîmes d'abord la vieille et la nouvelle Castille, parcourant en calèche, de Salamanque à Avila et à Ségovie, des paysages arides et calcinés, des villages (page 199) malpropres et pittoresques, et de vieilles villes toutes chargées de glorieux souvenirs.
A Madrid, je devais assister à une conférence de droit international au programme de laquelle était inscrit un problème qui intéressait la Belgique : l'extradition dite volontaire. Il s'agissait, en réalité, d'une pratique introduite depuis longtemps déjà entre divers pays et en vertu de laquelle un inculpé, dont l'extradition était demandée, pouvait renoncer aux formalités prévues par les traités. Moyennant cette renonciation, l'inculpé était livré, sans autre forme de procès, par l'État requis à l'État requérant. Cette pratique faisait l'objet de la critique des délégués hollandais qui la considéraient comme contraire aux règles du droit public. Je la justifiai en faisant valoir qu'à condition d'être subordonnée au libre consentement de l'inculpé, cette extradition volontaire sauvegardait à la fois les intérêts de l'individu, auquel elle évitait une détention prolongée en pays étranger, et les intérêts de la défense sociale en permettant aux tribunaux compétents de statuer plus promptement sur le fond de la poursuite. J'eus la chance de voir appuyer ma thèse par Clunet dont l'avis faisait autorité en matière de droit international, ainsi que par lord Philimore, un des plus hauts magistrats du Royaume-Uni, et la conférence nous donna raison. Le chef de la délégation espagnole était un avocat madrilène avec lequel j'étais depuis plusieurs années en relations cordiales : Garcia Prieto, marquis de Alhucemas, leader du parti libéral avancé. Quelques jours avant mon voyage à Madrid, Garcia Prieto avait eu une aventure dont chacun parlait encore. Se rendant de Madrid en Galice avec sa femme, il avait, pendant la nuit, été réveillé dans son sleeping par la gouvernante de sa fille. Celle-ci, âgée de 15 ou 16 ans, venait, par je ne sais quelle maladresse ou quelle imprévue, de tomber par la fenêtre du wagon. Le signal d'alarme ayant aussitôt fonctionné, on s'en fut en cortège, le malheureux père le premier, afin de rechercher sur la voie le corps de la jeune fille qu'on n'espérait plus trouver en vie. Garcia Prieto, dans son émotion, fit alors le double vœu que s'il découvrait sa fille vivante, il cesserait de fumer et irait porter un cierge de gratitude à Notre-Dame del Pilar. Or, quelques (page 200) moments après, la lumière des lanternes, quelle fut la surprise de tous en voyant la jeune fille qui accourait parfaitement saine et sauve à la rencontre de son père. Cette histoire qui, pour les esprits malicieux, aurait pu s'expliquer par l'allure très modérée qu'avaient à cette époque les express espagnols, éclaira pour moi d 'un jour nouveau le caractère tout spécial de l'anticléricalisme espagnol. Garcia Prieto me fit fête. Je lui rendis sa politesse en invitant à dîner, en même temps que lui, son rival politique, le comte de Romanones qui était à ce moment président du Conseil des ministres. J'eus ainsi la chance, - du moins la chronique madrilène m'en fit-elle honneur, - de contribuer à réconcilier, provisoirement sans doute, ces deux chefs politiques dont l'antagonisme était légendaire. Le lendemain, le roi Alphonse XIII me reçut au Palais royal où l'étiquette de cour se déployait alors dans toute sa splendeur et sa rigueur. Toutefois, lorsque je me trouvai tout d'abord seul avec le jeune souverain, dans son cabinet de travail, je fus surpris de l'aménité et de la simplicité extrêmes de ses façons. Me faisant asseoir auprès de lui, allumant de ses mains la cigarette qu'il m'avait offerte, il passa en revue un certain nombre de personnalités au sujet desquelles il s'exprimait avec une liberté et un sans-gêne qui ne laissaient point de m'embarrasser par leur audace. C'est ainsi qu'il me conta par le menu ses démêlés avec l'ancien nonce apostolique, Mgr Vico, que j'avais connu en la même qualité à Bruxelles et qui venait d'être promu au Sacré Collège. Il ne l'appelait pas autrement que « cette canaille de Vico »... Riant tout le premier de ses incartades et de ses bons mots, me prodiguant de petites tapes sur l'épaule ou sur le genou, tout à coup il s'interrompit, se rappelant sans doute qu'il avait quelques questions sérieuses à me poser. Prenant un air grave et sévère, il m'interpella au sujet du monument Ferrer dont l'érection à Bruxelles avait, peu de temps auparavant, blessé au vif l'amour-propre espagnol. « -Comment votre gouvernement, mon cher Ministre, a-t-il toléré un tel hommage rendu dans sa capitale à un fauteur d'anarchie que les tribunaux espagnols venaient de condamner justement à la peine capitale ? » J'eus quelque peine à faire admettre par le Roi que l'autonomie communale, telle (page 201) qu'elle existe en Belgique, peut faire échec, dans des cas de ce genre, au sentiment et à l'autorité même du gouvernement. Il passa d'ailleurs bien vite un autre sujet, puis il m'invita à l'accompagner le lendemain dans une visite à Tolède où il poussa la bonne grâce, m'ayant déjà conféré le grand cordon d'un de ses ordres, jusqu'à vouloir que je choisisse l'un ou l'autre des charmants objets d'or damasquiné qui sont une spécialité de la joaillerie espagnole et dont j'avais admiré la fabrication. C'est au cours de cette visite à l'arsenal qu'il me conta une plaisante anecdote qui prenait dans sa bouche une saveur inattendue : Un jour, me dit-il, le bon Dieu fit comparaître devant lui les patrons des principales nations européennes, demandant à chacun d'eux de formuler à son gré quelque souhait pour le bien de son peuple. Saint Louis parla pour la France. Saint Georges pour l'Angleterre. Saint Jacques, patron de l'Espagne, arriva à l'audience divine avec quelque retard, ayant été retenu par une passionnante corrida de toros. « - Que désirez-vous pour les Espagnols ? » s'enquit avec bonté le Père Éternel. « - Le meilleur climat du monde, fit saint Jacques. » « -Accordé, fut la réponse. Et quoi encore ? » « - Les plus belles fleurs du monde. » ) « Entendu... Et quoi encore ? » « - Les plus belles femmes… » « - Vous les aurez. Est-ce tout ? » « - Je voudrais bien aussi que vous leur accordiez le meilleur gouvernement. » « -Ah cette fois, dit le bon Dieu, je ne puis vous satisfaire. Si je vous concédais une telle faveur, tous les Saints du Paradis m'abandonneraient pour aller vivre chez vous... Vous aurez tout le reste, au gouvernement près. »
Par Cordoue et Cadix, je gagnai ensuite Tanger et le Maroc. A ce moment, ce pays était peu sûr. Des bandes de rebelles infestaient le Rif à tel point qu'au cours d'une excursion à cheval au cap au cap Spartel, nous faillîmes recevoir les coups de fusil de quelques factieux embusqués au tournant d'une route et qui nous avaient pris sans doute pour des gendarmes à leur recherche. A Tanger même, un incident tragique venait de jeter l'émoi dans la colonie européenne. Le résident de France, M. Chevandier de Valdrôme, ayant dû faire je ne sais quelle remontrance à son cuisinier quelques instants avant un grand dîner qu'il offrait (page 202) à la légation, ce nouveau Vatel, très surexcité, n'avait rien trouvé de mieux que de plonger son coutelas dans le ventre du malheureux diplomate.
En Belgique, l'hiver se passa sans incidents. Le gouvernement tenait le pays bien en main. Nous nous sentions très unis entre nous autour du Roi. Le pays nous faisait confiance, et l'opposition, tant libérale que socialiste, encore toute désemparée par l'échec qu'elle avait éprouvé aux élections de 1912, demeurait à peu près sans prise sur l'opinion publique. Après une session bien remplie, les vacances de Paques 1914 nous trouvèrent en Hollande où j'installai ma famille à Zandvoort avec celle d'un de nos amis, le baron van der Elst, qui était ce moment secrétaire général aux Affaires Étrangères. Aux Pays-Bas, comme chez nous, on considérait dès ce moment la situation internationale comme très tendue. Mais à la vérité, ces appréhensions ne dépassaient guère les milieux officiels. La masse demeurait insouciante. Chez nous, la population n'imaginait pas, après 75 ans de paix, qu'elle pût se trouver engagée dans un conflit armé. N'était-elle pas garantie par sa neutralité permanente ? Quand les élections législatives (elles avaient lieu alors tous les deux ans) survinrent au printemps, les candidats libéraux n'hésitèrent pas, dans plus d'un arrondissement, à exploiter contre le gouvernement la récente loi militaire que nous avions fait voter et surtout les lois d'impôts qui en avaient été le corollaire nécessaire. Ce fut à cause de cette campagne que notre majorité tomba de 16 à 12 voix. Cependant, la vie mondaine autant que la vie économique demeurait intense. Le roi et la reine de Danemark ayant fait à ce moment une visite à Bruxelles, leur séjour y fut l'occasion de fêtes très brillantes. Une des plus réussies fut la représentation de l'Orphée de Gluck que la reine Élisabeth avait organisée à Laeken. On y voyait, grâce à d'habiles jeux de lumières, les ombres heureuses déployer leur cortège dans une perspective infinie, à laquelle servaient de cadre les magnifiques serres royales, à ce moment dans toute leur splendeur. A peine l'écho de ces fêtes s'était-il évanoui que, le 24 juillet, la visite du lord-maire de Londres en renouvela l'éclat. L'attentat de Sarajevo, s'il avait suscité une juste émotion, ne semblait pas devoir (page 203) intéresser le sort de notre pays. Ce même vendredi, je devais représenter le gouvernement à Beloeil à l'inauguration de la statue du Prince de Ligne. Cette cérémonie coïncidait avec le centenaire de la mort du fameux feld-maréchal, décédé, comme on sait, au cours du Congrès de Vienne. D'Autriche, d'Allemagne, de France, les invités étaient accourus nombreux à Belœil où nos hôtes princiers avaient multiplié pour nous les attentions de tout genre. Pendant l'inauguration, après avoir prononcé mon discours, je venais de reprendre ma place à la tribune officielle et nous écoutions une cantate, lorsqu'un télégramme, qui passa de suite de main en main, nous apprit que l'Autriche venait d'adresser un brutal ultimatum à la Serbie. La comtesse Clary, femme du ministre d'Autriche, dont j'étais le voisin, laissa échapper à la lecture du télégramme, une exclamation qui me surprit de la part de cette dame aussi distinguée d'éducation qu'élégante de tenue. « Ah ! les cochons de Serbes ! » s'écria-t-elle avec véhémence. La cantate tourna court et, sans attendre le souper préparé au château, la plupart des invités s'empressèrent de prendre congé. Cette fois, chacun pressentait que l'orage était déchaîné et qu'il ne se limiterait pas à la région de Belgrade.