(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)
Le cabinet de Broqueville. Au Ministère de la Justice - Réformes juridiques et sociales - La société diplomatique de Bruxelles - La loi sur la Protection de l'enfance
(page 167) C’était un agréable logis que celui du Ministre de la Justice établi à cette époque en l'hôtel du n°16 de la rue de la Loi, à l'angle de la rue Ducale. Comme d'autres constructions voisines et qui datent, elles aussi, de la seconde moitié du XVIIIe siècle, cet hôtel a servi, dans ses débuts, de résidence urbaine à une de nos grandes abbayes brabançonnes. S'il n'était pas du dernier confort, il rachetait ce défaut par une élégance de bon goût. Une aimable salle à manger précédée du salon de famille s'ouvrait au rez-de-chaussée. Au premier étage, un boudoir de soie bleue, un beau salon de style Empire, un autre plus vaste, en tapisseries d'Aubusson, se prêtaient fort bien la réception. Mon cabinet de travail, que je m'empressai d'orner de quelques objets et tableaux familiers, communiquait de plain-pied avec ces salons. Le tout était commandé par deux entrées : l'une rue de la Loi, l'autre rue Ducale, surveillées par d'importants concierges, de ces concierges de ministère qui savent bien que les ministres passent et qu'eux seuls demeurent.
Très vite, je fus pris par le climat de ma nouvelle charge, ayant eu d'ailleurs la main heureuse dans le choix de mes collaborateurs immédiats. Mon chef de cabinet, Antoine Ernst de (page 168) Bunswyck, était aussi loyal et dévoué qu'il était ferré sur tous les problèmes juridiques et administratifs. En qualité de secrétaire particulier, j'avais obtenu le concours d'un jeune avocat qui achevait précisément son stage chez moi, M. Henri Velge, dont l'intelligence et la science n'avaient d'égales que sa ponctualité et sa discrétion. Au surplus, le personnel permanent du ministère était, dans son ensemble, de haute valeur. Un ton de bonne éducation et de confiance réciproque facilitait les relations et le travail en commun. Chez la plupart des fonctionnaires se retrouvait cette belle tradition des grands commis de l'Etat sincèrement attachés à la chose publique et sachant allier le tact avec la compétence. Par une coïncidence qui ne pouvait pas me déplaire, deux d'entre eux : le directeur général de la législation civile et le directeur général de la législation pénale, étaient de brillants écrivains d'esprit très cultivé. L'un, Victor Kinon, était l'exquis poète de « l'Ame des Saisons », l'autre, Maurice Dullaert, un de mes anciens collaborateurs du Magasin littéraire et de Durendal, avait fait apprécier depuis longtemps des études de critique littéraire qui témoignaient d'un rare souci de perfection dans l'analyse comme dans la forme. Quant mes rapports avec la magistrature et le barreau, ils furent d'emblée excellents et devaient demeurer tels. Je n'ai pas souvenir, au cours des huit années et demie pendant lesquelles il me fut donné de diriger ce département, d'y avoir jamais rencontré de méfiance ou de résistance, encore qu'il m'y fallut plus d'une fois agir avec vigueur soit pour régler des incidents ou des conflits, soit pour assurer la bonne marche des services, soit pour veiller des prescriptions disciplinaires. telles que l'obligation de la résidence et l'interdiction de certains cumuls.
Une des premières questions dont j'eus à m'occuper fut le règlement des complications de tout genre qu'avait fait surgir l'ouverture de la succession de Léopold II. A la mort du Roi, sa fille aînée, la princesse Louise, dont les frasques avaient fait grand tapage, la brouillant avec toute sa famille, avait introduit devant le Tribunal de Bruxelles une action en annulation des dispositions testamentaires paternelles. Le procès était fondé, (page 169) avant tout, sur la méconnaissance de la clause réservataire. Le Tribunal avait débouté la princesse, mais en même temps avait déclaré illégale, au regard de la loi belge, une fondation que le feu Roi avait imaginée sous le nom de fondation de « Niederfullbach » et par le truchement de laquelle il avait voulu confier à quelques administrateurs de son choix la disposition de larges revenus provenant de propriétés et de valeurs qui lui appartenaient en propre. Pour mettre fin à ce procès, je négociai avec les trois princesses, grâce au concours précieux d'un avocat du barreau bruxellois, M. Alphonse le Clercq, et de mon excellent chef de cabinet, Antoine Ernst de Bunswyck, une transaction générale, dans laquelle ma situation nouvelle m'imposait en quelque sorte le rôle d'arbitre. Ce rôle était d'autant plus délicat que le roi Albert, faisant preuve d'autant de dignité que de prudence, m'avait déclaré sa ferme volonté de demeurer personnellement tout à fait étranger à tous ces débats et litiges relatifs à la succession de son prédécesseur. D'autre part, ces âpres querelles d'ordre financier se compliquaient de questions d'ordre moral que l'intérêt de la dynastie ne permettait pas de négliger. Il n'était point désirable en effet que le public connût, par des débats judiciaires nouveaux, toute l'étendue des générosités que le roi Léopold avait consenties à sa favorite, une personne de « petite vertu » du nom de Delacroix - elle était née à Bucarest d'un père français et se faisait appeler baronne Vaughan. Il en avait eu deux fils et l'avait épousée religieusement in articulo mortis. La baronne Vaughan, en dépit de sa liaison royale, était demeurée en rapports avec un personnage équivoque, nommé Durrieux, ex-officier français dévoyé, qu'elle recevait à Laeken, dans la villa van der Borght, et que le gouvernement belge avait dû expulser. Aussitôt après le décès du Roi, la princesse Louise avait fait apposer les scellés aussi bien à la villa van der Borght qui était reliée par un pont au Palais de Laeken, qu'en France, au château de Balincourt, où la baronne Vaughan avait été luxueusement installée par son royal protecteur.
Pour en finir avec tout cet imbroglio, un arrangement intervint, auquel souscrivirent toutes les parties. Les filles du Roi (page 170) virent grossir quelque peu les parts qui leur avaient été attribuées le testament royal. La baronne Vaughan conservait ce qui lui avait été donné par le Roi et elle ne tarda pas à épouser Durrieux. D'autre part, la fondation de Niederfullbach disparaissait définitivement, et son avoir vint accroitre le patrimoine de la « Donation royale » créée par le Roi en et laquelle il avait fait apport de ses propriétés d'Ardenne, de Laeken et d'Ostende. données par lui à la nation. La « Donation royale » fut constituée en établissement de droit public. Ainsi tout rentra dans l'ordre et la légalité.
Au point de vue extérieur, nous eûmes à compter à la même époque avec le contre-coup inattendu que les affaires marocaines entraînèrent pour nos intérêts coloniaux. Pour calmer l’irritation et les appétits que le protectorat français sur le Maroc avait suscités à Berlin, et qui s'étaient traduits par le coup d 'éclat d'Agadir, M. Joseph Caillaux, alors Président du Conseil, n'avait rien imaginé de mieux que de négocier secrètement avec l'Allemagne un accord dont notre Congo était exposé à faire partiellement les frais.
Le 4 novembre 1911, le gouvernement de la République avait signé à Berlin un traité avec l'Empire allemand cédant à celui-ci des portions du Congo Français. ce qui assurait à l'Allemagne, maîtresse du Kameroum, la possession de deux antennes qui touchaient notre propre territoire colonial et qui pouvaient devenir très menaçantes pour nous.
D'autre part, l’accord ainsi conclu stipulait qu'en cas de cession du Congo par la Belgique. la France ne ferait usage du droit de préemption qui lui avait été reconnu naguère par Léopold II, qu'après s'être entendue ce sujet avec l'Allemagne. Et le 5 novembre M. Caillaux achevait de donner à toute cette affaire un tour assez inquiétant pour nous, en déclarant à la Chambre des Députés que « les possessions du centre de l’Afrique ne pouvaient être considérées comme définitives. » On apprit, sur ces entrefaites, par un télégramme que l'ambassadeur d'Allemagne à Paris avait adressé au Chancelier de l'Empire, M. de Kiederlen-Waechter - télégramme intercepté et déchiffré par le Quai d'Orsay, - que toute cette opération (page 171) avait été réglée par M. Caillaux à l'insu de son ministre des Affaires Étrangères, M. de Selves, et ce fut mène cette découverte qui entraîna bientôt la chute de M. Caillaux et son remplacement à la présidence du Conseil par M. Raymond Poincaré dont le caractère plus respectueux du droit nous garantissait mieux contre un accord franco-allemand conclu nos dépens.
Quant à notre gouvernement. il était animé d'un bon esprit d'équipe. Très sagement, le baron de Broqueville laissait à ses collègues une large initiative et une grande liberté dans la gestion de leurs départements. Et il en était surtout ainsi pour le ministère de la Justice dont les problèmes ne cadraient guères avec ses goûts ni ses connaissances. D’autre part, il évitait de multiplier outre mesure les séances du Conseil. et celles-ci étaient presque exclusivement consacrées aux questions de politique générale : relations extérieures, réforme militaire, maintien de l'ordre, problème financier, problème scolaire. problème électoral.
Cependant, au Parlement, la majorité catholique continuait à subir, mais non sans rechigner, la tutelle de M. Woeste qui n'entendait abandonner son rôle de « belle-mère du ministère ». En 1910, une grave maladie avait failli l'emporter. Nous en avions remarqué les prodromes et les progrès. Déjà, à la commission chargée de préparer l'annexion du Congo et la charte coloniale et où j'étais son voisin, il m'était arrivé plus d'une fois, à voir son teint cadavérique, de me demander si sa dernière heure n'était pas toute proche. C'est dans une des séances de cette commission qu'un jour il tira de son portefeuille une lettre personnelle que venait de lui adresser Léopold II et dont il nous donna lecture de sa voix sèche et tranchante, au milieu du plus impressionnant des silences. Dans cette lettre, il lui disait textuellement ceci : « L'État Indépendant du Congo proteste avec indignation contre l'esprit et les sentiments que révèlent les projets de questions formulés par M. Beernaert et qui sont autant de marques de défiance et autant de tentatives de calomnies. M. Beernaert était présent à cette séance. Il reçut (page 172) à bout portant ce trait imprévu et cruel, dirigé contre lui par le Souverain dont il avait naguère secondé si courageusement les grands desseins. Sans aucun commentaire, avec beaucoup de dignité, - mais non sans que sa pâleur nous révélât ses réflexes intimes, - M. Beernaert déclara que, dans ces conditions, il retirait purement et simplement son questionnaire. Peu de après cette scène pénible, M. Woeste, dont la maladie avait empiré, partit pour Lausanne où un chirurgien réputé devait l'opérer d'un ulcère au pylore. Pendant son absence, le bruit se répandit à Bruxelles que son état était désespéré. J'eus alors l'occasion d’où[r M. Beernaert, avec lequel je faisais très souvent route au sortir de la Chambre, me faire de son impitoyable rival une sorte d'éloge funèbre anticipé où, écartant charitablement tout rappel des défauts dont il n'avait que trop éprouvé les aspérités, il soulignait généreusement toutes les vertus de travail et de conscience de M. Woeste. Cet hommage m'avait frappé d'autant plus qu'un an auparavant, dans des conditions où les rôles étaient renversés, j'avais entendu M. Woeste me parler de M. Beernaert dans les termes les plus acerbes et injustes à un moment où l'ancien Premier Ministre se trouvait lui-même retenu alité par une maladie grave que l'on craignait devoir être fatale. La différence des deux caractères se révélait lumineusement dans ce contraste entre leurs réactions respectives devant la mort. D'ailleurs, en 1910, M. Woeste devait revenir de Lausanne guéri comme par miracle. La première fois qu'il réapparut à Bruxelles, ce fut, je crois, au mariage de mon frère Edmond. Je l'entends encore répondre ce jour-là à ceux qui le félicitaient de son retour la santé : « Eh oui Grâce à Dieu et au bon docteur Combes, je suis rentré parfaitement remis à neuf », et il ajouta de son ton pincé : « - pour le désagrément de plusieurs. » Ainsi, trouvait-il toujours l'art d'arroser d'un filet de vinaigre ses propos les plus familiers.
Mes relations avec les dirigeants de l'opposition demeuraient généralement sur un plan de courtoisie dont ne bénéficiaient pas, au même degré, mes collègues du gouvernement, de telle sorte qu'il m'arrivait souvent de prévenir ou d'aplanir des querelles qui eussent pu nuire à la solidité du (page 173) cabinet. C'était du moins le cas pour mes rapports avec M. Vandervelde, M. Destrée, M. Hymans. Quant à M. Paul Janson, le lutteur tonitruant qu'il avait été se ressentait beaucoup des disgrâces de l'âge, et son action sur le Parlement faiblissait à vue d'œil. Ses amis politiques eux-mêmes le comparaient à un vieux lion réduit à n'être plus qu'une descente de lit. Lorsqu'il lui arrivait encore de prendre la parole à la Chambre, ses auditeurs ne percevaient plus que des sons rauques et inarticulés, et il lui arrivait de rester court au milieu de ses philippiques. La sagesse eût été pour lui de se retirer du champ clos.
Dès le lendemain de la déclaration ministérielle, je m'étais mis de suite à la tâche, profitant de la demi-accalmie de cette session d'été pour enlever, coup sur coup, le vote de plusieurs réformes auxquelles j'attachais un intérêt particulier. Il en était notamment ainsi de la personnification civile des institutions d'intérêt public. La crainte de la mainmorte avait joué un tel rôle dans la politique clérico-libérale que beaucoup de catholiques, redoutant de voir renaitre les violences qui avaient accueilli naguère la fameuse « loi des couvents » me conjuraient de ne pas réveiller ce débat brûlant. Ils préféraient, pour nos congrégations religieuses, nos institutions d'enseignement, nos sociétés charitables, nos œuvres sociales, continuer à recourir des expédients et subterfuges tels que l'attribution des immeubles à des propriétaires fictifs, malgré les sérieux dangers que de tels procédés provoquaient au point de vue fiscal et en cas de décès. Pour ma part, j'étais convaincu que l'opinion avait heureusement évolué. C'est pourquoi, usant de mon initiative parlementaire, j'avais déposé dès 1908 et 1909 diverses propositions de loi accordant la personnalité civile à des institutions dont l'objet et le titre ne pouvaient pas exciter le vieux ferment anticlérical et cela afin d'acclimater ainsi, dans notre droit national, la constitution des personnes morales. Les institutions ainsi choisies : la Société du Grand air pour les Petits, la Société Royale protectrice des Enfants Martyrs, la Société Royale de Philanthropie étaient sympathiques à tous. Le Parlement en avait donc reconnu l'existence. Mais cette fois, en 1911, (page 174) il s'agissait de faire un grand pas en avant. D'emblée, je demandai aux Chambres le vote d'un projet de loi, dont Léon de Lantsheere avait assuré la préparation, octroyant la personnification civile aux deux universités de Bruxelles et de Louvain. L'une des universités devenait ainsi la rançon de l'autre.
Quelques esprits timorés s'attendaient à voir déchaîner un orage au Parlement, dans la presse et même dans la rue à l'occasion d'une telle innovation. Lorsqu'une proposition de loi attribuant à l'Université de Louvain le droit d'acquérir et de posséder avait été introduite en 1841 par deux députés, MM. Brabant et du Bus, l'émotion avait été si vive que le Saint-Siège en avait été effrayé et qu'il avait demandé aux Évêques, par l'intermédiaire du Nonce, de provoquer le retrait de cette proposition « afin d'empêcher qu'on ne continuât s'en servir pour alarmer les esprits, exciter la défiance et troubler l'union. » La proposition avait été retirée. Mais j'avais pu m'assurer, par mes conversations avec les membres les plus qualifiés de la gauche libérale comme de la gauche socialiste, que cette réforme avait cessé de les émouvoir. Le spectre de la mainmorte ne troublait plus du tout leurs cerveaux. Ceux d'entre eux qui portaient un intérêt personnel à la prospérité de l'Université de Bruxelles et à sa bonne administration voyaient même le projet gouvernemental d'un œil très favorable. Le projet sans aucune difficulté et rallia une quasi unanimité.
Le cardinal Mercier me fit, à la suite de ce vote, l'honneur d'une visite pour me marquer toute la joie et la gratitude qu'il éprouvait d'une réforme qui devait assurer à l'Alma Mater louvaniste un nouvel et magnifique essor. En toutes circonstances d'ailleurs. sa bienveillance et sa confiance m'encourageaient et me secondaient. J'en étais d'autant plus touché qu'au moment où le siège archiépiscopal de Malines était devenu vacant par le décès du cardinal Goossens. j'avais consenti sans grand empressement, à faire part à la Nonciature du souhait formé par la Jeune Droite, de voir Mgr Heylen. évêque de Namur, appelé ce poste éminent et difficile. Cette démarche m'avait été demandée par les collègues de notre groupe et spécialement par Helleputte et Arthur Verhaegen qui attendaient, du choix (page 175) de Mgr Heylen. une action sociale plus avertie et plus active que ne la leur promettait la désignation de Mgr Mercier, ce dernier s'étant peu près confiné dans l'étude et l'enseignement de la philosophie. Au surplus, je pus me rendre compte. dès que j'abordai le Nonce qui était alors Mgr Vico, que la décision de Rome était virtuellement acquise en faveur de Mgr Mercier, - et celui-ci, à peine nommé, s'imposa à tous par l'universalité et le rayonnement de son génie et de son cœur.
Grâce à ces travaux d'approche, après la guerre, l'évolution se trouva définitivement accomplie et notre cause fut gagnée. En 1921, je n'eus plus aucune peine, comme chef du gouvernement, à faire accepter la loi sur les associations sans but lucratif pour laquelle M. Vandervelde. alors ministre de la Justice, m’apporta loyalement son concours et qui fut à ce moment défendue avec beaucoup de talent par M. Émile Tibbaut. Une autre loi, qui fut promulguée le 12 août 1911, supprima le préliminaire de conciliation. simplifia la procédure civile et étendit la compétence des juges de paix. Elle représentait dans l'exercice de la justice un progrès qui fut unanimement apprécié. Enfin, le problème de la protection des paysages m'avait toujours tenu à cœur. Devions-nous rester indifférents à tant d'actes de vandalisme inspirés par l'incompréhension des uns et la cupidité des autres et qui, impunément, défiguraient le beau visage de la Patrie ? Aidé par Jules Destrée, je parvins à obtenir une loi qui fut la première dans cet ordre d'idées, loi d'ailleurs assez anodine, obligeant les particuliers et les pouvoirs publics qui avaient abîmé un site à corriger leurs dégâts, notamment en recourant à la végétation pour habiller les talus, les terrils. les déblais. Dans une même pensée, et cette fois par simple arrêté royal, j’étendis à la protection des paysages le rôle de la Commission Royale des Monuments.
Ce fut aussi en cette fin de session que nous fîmes voter une réforme sociale précieuse : l'interdiction du travail de nuit pour les femmes employées dans l'industrie, réforme qui fut promulguée le 10 août 1911.
Au cours des vacances qui suivirent cette période législative ainsi remplie, je m'en fus visiter les établissements de (page 176) bienfaisance et d'éducation et les écoles pour les enfants anormaux ainsi que les principaux asiles d'aliénés, qui dépendaient de mon Département, et j'en profitai pour y introduire l'une ou l'autre réforme.
Dans la suite, je complétai ces tournées d'inspection par des enquêtes faites dans des établissements analogues à l'étranger, et notamment par les visites que je fis à cet effet en Hollande et en Allemagne au mois d'août 1912. Cette comparaison me procurait d'opportunes leçons pour l'amélioration des institutions du même genre que mon département possédait ou contrôlait en Belgique. Rentrant de ce voyage en automobile dans l'été de 1912 par la région rhénane, je pus constater, aussi bien à Cologne que dans la région de l'Eiffel, combien étaient sérieuses les menaces d'une agression sur notre pays. Elles étaient inscrites dans la construction des voies ferrées et des quais d'embarquement et dans tout le réseau des routes stratégiques venant d'Eupen, de Malmédy, de Saint-Vith, de Reuland, de Dasbourg, de Wallendorf, d'Echternach, de Trèves. Leur tracé était manifestement combiné pour aboutir l'extrémité nord du front de défense Toul-Verdun. Le gouverneur de Westphalie, qui m'avait accueilli d'ailleurs aimablement à Dusseldorf, m'avait, avec une inconscience trop significative, révélé l'esprit des milieux officiels allemands, à tel point qu'il me fallut, au cours d'un dîner, relever avec vivacité son langage lorsque, moitié plaisant, moitié sérieux, il s'était avisé de développer tous les avantages que la Belgique aurait eu, à l'en croire, à se laisser absorber dans l'empire germanique.
La session de 1911-1912 devait être pour moi plus féconde encore que la précédente. Émile Verhaeren, parlant de cette période qui précéda de près la grande guerre, l'a appelé « l'heure heureuse. » Assurément, ces années ne furent pas de tout repos. Elles connurent, dans la vie internationale et nationale, leurs difficultés et leurs soucis. Mais l'atmosphère belge, renouvelée par l'avènement d'un jeune Roi, était saine et vivifiante à respirer. Le pays se sentait bien gouverné, à la fois avec autorité et (page 177) modération. L'industrie, le commerce et notre expansion se développaient en un magnifique essor. De bienfaisantes réformes sociales, notamment en matière d'habitations à bon marché, de mutualités, de pensions de vieillesse, avaient corrigé les misères les plus sensibles dans le monde des travailleurs. Enfin, la vie religieuse et la vie intellectuelle du pays s'élevaient à un niveau qu'elles n'avaient pas atteint depuis longtemps. Auprès de notre jeune Roi, la reine Élisabeth se montrait pleine de sollicitude pour les sciences et pour les arts. Son intelligence et sa bonté contribuaient à la popularité du régime. Elle aimait à organiser à Laeken des réceptions et des spectacles qui n'avaient rien de banal.
La vie mondaine ne chômait pas et la haute bourgeoisie y rivalisait d'élégance et d'entrain avec l'aristocratie. Quant au corps diplomatique, il comprenait maintes personnalités intéressantes. A la vérité, la nonciature, dirigée ce moment par Mgr Tacci Porcelli, n'y jouait plus un rôle de premier plan. Mgr Tacci Porcelli - qu'on appela trop durement le « Nonce-Pilate » au cours de la grande guerre - », n'avait pas tout le prestige de certains de ses prédécesseurs, notamment de Mgr Granto di Belmonte qui avait représenté le Saint-Siège à Bruxelles jusqu'en 1904. Ce magnifique prélat, de la grande famille napolitaine des Pignatelli, s'était imposé d'emblée par la noblesse de son allure où l'on reconnaissait aisément le brillant cavalier qu'il avait été avant d'entrer dans les ordres. A ces qualités, il joignait des habitudes d'austérité qui avaient provoqué quelques remous dans les salons lorsqu'un jour il avait exprimé le vœu qu'aux dîners et réceptions auxquels il était convié, le décolleté des dames fût plus discret que la mode du moment ne le comportait. Les mauvais plaisants ne manquèrent point d'insinuer qu'il n'était pas de granit devant les « belle monte. » Et pour quelques élégantes, sa recommandation demeura lettre morte. Mais il n'entendait pas en avoir le démenti. C'est ainsi que, dans une soirée officielle, comme il manifestait l'intention (page 178) de se retirer bien avant les autres invités, une grande dame qui venait d'entrer en une toilette très largement échancrée, lui demanda en minaudant : « Vous partez déjà, Excellence ? J'espère que ce n'est pas nous qui vous chassons ? » A quoi le Nonce de répondre : « Si, Madame. Par les épaules. » C'est du même prélat de haut style que j'entendis une autre réponse, plus spirituelle encore. Après un grand dîner mondain auquel il avait été prié, tandis que les hommes se groupaient selon l'usage au fumoir, un des convives, le marquis de T., qui était d'esprit un tantinet voltairien, tira de sa poche un étui à cigarettes dont le couvercle émaillé était orné d'une miniature reproduisant, d'après Raphâel ou Véronèse, une Vénus sortant de l'onde. Ayant présenté son étui ouvert au Nonce apostolique, le marquis crut pouvoir ajouter : « Puisque vous aimez les arts. Excellence, comment trouvez-vous cette peinture ? » Mgr Granito di Belmonte prit délicatement l'étui entre le pouce et l'index. Il regarda la miniature avec intérêt, la montrant son tour aux personnes qui se trouvaient dans le même groupe, puis il restitua l'étui son propriétaire en lui demandant du ton le plus naturel : « C'est le portrait de Mme la Marquise ? » Inutile de dire qu'il eut les rieurs de son côté. Mgr Tacci, moins entraîné à l'escrime mondaine, n'eût point, sans doute, imaginé ce moyen de sortir d'embarras. Lorsque, à l'occasion de l'une ou l'autre soirée au ministère de la Justice, il était de nos invités, je tremblais à la perspective d'un incident, et je n'y échappai que de justesse quand, au cours d'un petit concert, une jeune cantatrice bruxelloise, Fanny Heldy, alors ses débuts, s'avisa de modifier, sans m'en prévenir, le choix des morceaux qu'elle m'avait annoncés et entonna tout coup un air du « petit Duc » dont les paroles à double entente dépassaient les audaces permises. Cette charmante artiste devait bientôt connaître la gloire parisienne. Par une destinée encore plus inattendue, une jeune dactylographe, Melle Clairbert, dont j'employais parfois à ce moment les services et qui devait nous accompagner au Havre pendant notre exode, se découvrit, elle aussi, une voix digne de la Patti. Au lendemain de la guerre, elle changea de clavier et monta au rang des étoiles de l'Opéra.
Le ministre d'Italie était le comte Bonin Longare, un brillant (page 179) gentilhomme de Vicence très racé que je devais retrouver, après la guerre, à Genève où il proposa, au nom de son pays, l'admission de l'Éthiopie au sein de la S. D. N. Il était doublé d'une jeune femme éblouissante de beauté et d'élégance. La légation de France avait comme chef M. Klobukowski, gendre de Paul Bert, et qui avait, comme son beau-père, exercé un gouvernement en Cochinchine ou au Tonkin.
L'anticléricalisme de Paul Bert avait malheureusement déteint sur son gendre et empêcha celui-ci, jusqu'à la guerre. de voir très clair dans les véritables sentiments du peuple belge, d'autant qu'il n'entretenait guère de relations qu'avec des milieux de gauche et des personnalités de l'opposition. Ainsi renseigné ou influencé, comprenant d'ailleurs peu de chose au mouvement flamand, il taxait de germanophilie le refroidissement à l'égard de la France, ou plutôt du gouvernement français, qui avait été provoqué dans la Belgique catholique par le sectarisme de M. Combes et l'expulsion des congrégations religieuses. Il m'arriva plus d'une fois de m'en expliquer avec lui en toute franchise, lui rappelant ce que M. de la Tour du Pin, préfet de la Dyle, écrivait à Napoléon dans un rapport de 1813 : « Ce peuple n'est ni anglais, ni autrichien, ni anti-français : il est belge. Mais le Français, quand il a affaire à des étrangers, veut être aimé au-dessus de tous les autres. Il comprend mal, - surtout lorsqu'il se trouve en présence d'un petit pays voisin du sien, et où sa langue est en honneur, comme c'est le cas pour la Belgique et la Suisse, - que la politique de ce pays ne se confonde pas avec un amour aveugle pour la France. Il n'admet pas ce principe d'ailleurs excessif que j'ai noté dans une étude de Melchior de Vogué sur le comte d'Aerenthal : « Un homme d'Etat digne de ce nom n'aime que son propre pays et tous les autres lui sont indifférents, comme les cartes au joueur qui les prend ou les rejette, selon qu'elles sont utiles ou inutiles au succès de sa parie. »
Quant au ministre britannique, sir Arthur Hardinge, son originalité était légendaire. Il débarquait d'Orient où il avait révélé notamment un don merveilleux des langues. Nous eûmes un soir une preuve plaisante de son flegme. Tandis qu'après (page 180) avoir dîné à sa table nous prenions le café dans un grand salon à l'ameublement vieillot, nous nous aperçûmes tout à coup qu'une fumée blanche, accompagnée d'une odeur de roussi, s'échappait par les joints du parquet. En quelques instants, la fumée se fit épaisse et bientôt une flamme jaillit qui menaçait de mettre le feu au salon et à l'hôtel. A ce spectacle, chacun crut qu'il fallait prestement téléphoner aux pompiers. Mais le maître de la maison, avec un calme parfait, dit à ses invités : « Pas trop vite ! pas trop vite ! C'est la Providence qui vient à mon secours... Voici plus d'un an que j'insiste auprès de mon gouvernement pour qu'il se décide à renouveler cet horrible mobilier. Attendons au moins que l'opération soit plus avancée. » Heureusement, cette boutade n'eut pas pour résultat de nous condamner aux flammes. Les pompiers alertés se rendirent maîtres sans trop de peine de ce commencement d'incendie dû à quelque court-circuit.
La légation des États-Unis changea plusieurs fois de titulaire en ces quelques années. Le dernier en date fut M. Brand Whitlock qui, après une carrière politique assez mouvementée en qualité de maire d'une des grandes villes de l'Ohio, avait sollicité le poste de Bruxelles afin de pouvoir, en toute quiétude, s'y consacrer à ses goûts de dilettante et de lettré. Esprit charmant autant qu'écrivain délicat, il s'accommodait à merveille de cette nouvelle vie diplomatique et nous avions personnellement noué avec lui les plus agréables rapports d'amitié. Quand éclata la grande guerre, ses sympathies pour notre pays devaient se traduire avec éclat au service de notre cause et de nos populations. Dans le rôle difficile de représentant des Puissances neutres en face de l'occupation allemande, il fit preuve de sagesse, de dévouement et d'autorité, et sa mémoire est demeurée justement bénie en Belgique. Il devait avoir, comme associé dans sa tâche de « ministre protecteur » son collègue d'Espagne qui, arrivé Bruxelles vers 1910, était bien le personnage le plus extraordinaire du corps diplomatique. Ce Grand d'Espagne, le marquis de Villalobar, était physiquement très disgracié. Il ne différait guère, dans sa structure, de ces nains ou nabots que Velasquez a souvent représentés dans ses tableaux. Mais faisant preuve (page 181) d'autant d'ingéniosité que d'énergie, il avait appelé l'art orthopédique à suppléer à la nature, et ne se montrait que juché sur des manières d'échasses habilement façonnées. Une savante perruque corrigeait l'asymétrie de son chef, tandis que ses mains palmées restaient le plus souvent gantées. Tel quel, on le voyait apparaître aux cérémonies officielles, drapé dans un grand manteau blanc de l'ordre de Calatrava, coiffé d'un casque à panache et chaussé de bottes à éperons. Surtout il ne permettait à personne de remarquer les imperfections qu'il dissimulait avec tant de superbe. Un soir que nous l'avions reçu à dîner, tandis qu'après le repas il regagnait les salons du premier étage, il trébucha dans l'escalier. Voyant à quel point il était empêtré dans ses appareils, je m'empressai pour l’aider se redresser. Il se borna à me dite d'un ton qui n'admettait point de réplique : « Que personne ne s'occupe de moi. Mais qu'on téléphone, je vous prie, à mon valet de chambre. Ceci ne regarde que moi et que lui. » De fait, le valet de chambre, qui était mécanicien à ses heures, vint le remettre sur pied. Le spectacle était émouvant de ce contraste entre tant de misère physique et cette âme orgueilleuse qui entendait. malgré tout, demeurer maîtresse du corps infirme qu'elle animait. Bien des légendes couraient sur cet être hors série, auquel on ne pouvait refuser en tout cas d'éminentes qualités de diplomate.
L'Autriche avait, ce moment, comme ministre Bruxelles. le comte Clary, de haute naissance, mais de moyenne envergure, et l'Allemagne un assez aimable gentilhomme, M. de Flotow, qui céda la place, peu de temps avant l'ultimatum, à un personnage beaucoup moins sympathique, M. de Below Saleske. A peine M. de Flotow avait-il présenté ses lettres de créance qu'il lui advint une désagréable aventure. Grand joueur, il avait été pris à Ostende dans une rafle que le parquet de Bruges avait organisée à l'improviste en vertu des instructions que je lui avais données pour veiller plus strictement à l'application de la loi sur l'exploitation des jeux de hasard. Le diplomate allemand avait dû décliner ses nom et qualités à la police. On devine son ennui. J'eus le lendemain sa visite. Il ne me laissa point ignorer que si l'écho de cette affaire parvenait à Berlin, sa carrière risquait d'en être tout à fait compromise, sinon brisée. Je ne manquai pas de (page 182) le rassurer. Il continua sa mission sans encombre et il eut même bientôt la chance d'être promu à l'ambassade de Rome où il devait, malheureusement pour lui, encourir la disgrâce de son maître lorsque l'Italie se détacha de la Triplice. Sa femme était russe, ce qui n'était pas de nature à faciliter sa tâche quand la guerre éclata. D'autre part, l'ex-chancelier de Bulow, qui lui-même avait épousé une italienne, guignait la place, se flattant de pouvoir empêcher la Consulta de se rallier à la France et à l 'Angleterre.
Un autre procès-verbal de police, plus imprévu encore que celui dont s'était alarmé M. de Flotow, eut pour héros ou pour victime le Dr Kuyper, chef du cabinet hollandais. Cet homme d'État, qui était aussi un homme d'église, en sa qualité de pasteur calviniste, - et qu'auréolait un solide renom de puritanisme, - venait de temps en temps à Bruxelles. Quelle fut ma stupéfaction un beau matin en recevant en mon cabinet ministériel la visite du Procureur du Roi de Bruxelles qui m'apportait un procès-verbal dressé quelques heures auparavant à sa charge, et du chef d'outrage public à la pudeur, par la police bruxelloise... Que s'était- il passé ? Le Dr Kuyper, descendu à l'Hôtel Métropole, n'avait pas pris la précaution de tirer les rideaux de la chambre qu'il occupait au premier étage. Sortant de son lit, il avait, suivant son habitude, procédé, dans le costume du Père Adam, à divers exercices de gymnastique ou d'éducation physique. Ses gestes avaient été vus et mal interprétés par quelques badauds qui se trouvaient ce moment sur le terre-plein de la place de Brouckere. Trop zélé, un jeune agent de police s'était précipité jusqu'à la chambre de ce pseudo-satyre et lui avait, sans plus de façon, dressé ce procès-verbal qui, aussitôt en mains du commissaire affolé, avait été transmis par celui-ci au Procureur du Roi. Le procès-verbal eut les honneurs de la corbeille à papier. Mais pour discrète que fût demeurée cette aventure, quelque chose ne tarda pas à en transpirer jusqu'en Hollande. Le mystère même dont les détails en demeuraient enveloppés excita l'imagination des flaireurs de scandales, et des insinuations, que les petits journaux et les caricaturistes encouragèrent à leur façon, empoisonnèrent l'existence du digne Dr Kuyper.
(page 183) Ce fut au cours de cette session parlementaire de 1912 que j'eus la joie de réaliser une réforme de grande portée sociale et morale : la loi sur la Protection de l'enfance. Cette réforme avait un triple objet : autoriser le pouvoir judiciaire à déclarer déchus de la puissance paternelle les parents qui s'en étaient montrés indignes ; renforcer la sévérité du Code pénal en qui concernait les crimes et délits contre la moralité ou la faiblesse des enfants ; enfin, et surtout, créer une juridiction nouvelle, les « Tribunaux pour enfants ». Jusqu'à cette date, nos tribunaux, lorsque des mineurs de moins de seize ans leur étaient déférés, devaient commencer par rechercher si ceux-ci avaient ou non agi avec discernement, et leur décision, qui n'excluait pas l'emprisonnement, était subordonnée aux résultats problématiques d'une telle recherche. La loi nouvelle heurtait toutes les idées reçues, excluant la recherche du discernement et rejetant le principe même de la répression. Elle partait de cette idée que ce qui importe vis-à-vis des jeunes délinquants, c'est beaucoup moins de punir les coupables que de les empêcher de commettre d'autres méfaits. Supprimant radicalement la prison pour les jeunes délinquants, évitant même d'employer pour eux les expressions de « crime » ou de « délit », la loi prévoyait dorénavant des mesures de garde, d'éducation et de préservation destinées à défendre l'enfant contre les défaillances de sa famille, les injustices du sort, les perversités de sa nature. Au lieu de déférer les mineurs de moins de seize ans accomplis aux tribunaux correctionnels, la loi nouvelle les rendait désormais justiciables d'un magistrat unique, désigné par le Roi au sein de chaque tribunal de première instance. Ce magistrat était investi d'une sorte de dictature à l'égard des mineurs qui lui étaient déférés. Non seulement, il disposait du droit de prendre leur égard, - au lieu des anciennes peines, - les mesures de garde, d'éducation et de préservation qu'il jugeait les plus propres à assurer leur amendement, mais ces mesures qui pouvaient suivre l'enfant ou l'adolescent jusqu'à l'âge de sa majorité, restaient toujours sujettes être révisées par le juge lui-même sans autre règle que le bien de son justiciable. (page 184) Ce pouvoir du juge s'étendait même à des mineurs plus âgés, mais de moins de dix-huit ans, en cas de mendicité ou de vagabondage, ou lorsque les intéressés donnaient, par leur inconduite ou leur indiscipline, de graves sujets de mécontentement à leurs parents, à leur tuteur ou aux autres personnes chargées de les garder.
Ce n'est pas sans quelque émotion que je me remémore la genèse de cette réforme et les péripéties de sa naissance. Au cours d'un voyage que nous avions fait aux États-Unis en 1904, nous avions eu l occasion, ma femme et moi, d'y découvrir l'existence des tribunaux pour enfants ou « Juvenile courts », qui étaient encore inconnus en Europe. Nous avions été frappés de la supériorité du système de ces « courts » dont Lindsey, le juge de Denver, nous avait révélé les méthodes, par rapport à notre régime pénal belge basé encore sur la recherche du discernement et le principe de la répression. Nous avions entendu un criminaliste de là-bas, le professeur Henderson de Chicago, nous dire avec humour : « Mettre un enfant en prison, c'est l'engager sur un tobogan direct pour l'enfer » et nous avions médité tout ce qu'une pareille boutade contenait de cruelle et troublante vérité.
Revenus au pays, la préoccupation d'une telle réforme n'avait cessé de hanter nos esprits. Elle avait mûri au cours de correspondances et d'entretiens avec des magistrats britanniques qui venaient d'en tenter eux-mêmes l'expérience, notamment avec M. Courtnay-Lord, le juge de la « Childrens court » de Birmingham. Au cours de divers congrès et de réunions internationales, ma femme et moi nous nous fîmes les protagonistes de ces méthodes anglo-saxonnes. Nous sentions bien toute la difficulté de faire accepter en Belgique cette notion d'un juge unique investi d'un pouvoir presque illimité, le transformant en tuteur de l'inculpé. Une telle notion contrariait toutes les conceptions et les habitudes de nos juristes et magistrats, bousculant à la fois le fétichisme de la collégialité des juges, le caractère traditionnellement reconnu aux tribunaux répressifs et le principe sacro-saint de la chose jugée. Toutefois, quand je fus appelé en 1911 à la charge de ministre de la Justice, j'avais déjà recueilli, pour (page 185) me pousser à risquer l'entreprise, les encouragements de Jules Lejeune, toujours aux écoutes de la souffrance humaine et du progrès moral. Lui-même avait laissé sur le chantier un projet de loi sur la déchéance paternelle qu'il n'était parvenu, malgré tous ses efforts conjugués avec ceux de M. Hector Denis, à faire discuter par un Parlement obsédé d'autres soucis. Au département même, où je trouvais, en Adolphe Prins et Isidore Maus, les plus savants et les plus ardents des collaborateurs, une autre réforme avait été étudiée et était à pied d'œuvre : un renforcement de la répression des crimes commis contre la moralité ou la faiblesse des enfants. Je me décidai donc à intercaler entre ces deux projets, qui furent aisément mis au point, la réforme la plus délicate et la plus importante : l'institution des Tribunaux pour enfants. Mais l'étude et la rédaction des textes qui devaient consacrer une telle innovation exigeaient de celui qui se préparait à les présenter aux Chambres et à les défendre, plus de loisir et de liberté d'esprit que ne m'en laissait à ce moment la trépidation d'une vie gouvernementale, coupée, tout au long du jour, de multiples devoirs et corvées ordinaires et extraordinaires. Aussi, je m'en fus tout seul, avec mes matériaux de travail, m'installer discrètement dans une hôtellerie du Zoute qui n'était alors qu'une plage naissante. La saison des bains n'avait pas commencé et j'y trouvai quelques jours d'une solitude tout fait propice à mon dessein. Le vent sauvage de la mer du Nord, loin de gêner mon labeur, lui prêtait cette orchestration « invigorante » que la poésie d'un Émile Verhaeren a si justement traduite. Mon chapitre étant ainsi médité et rédigé, il ne s'agissait plus que de l'intercaler, tel un wagon nouveau, entre les deux autres chapitres déjà tout prêts. Le train ainsi formé reçut le titre de : « Projet de loi sur la Protection de l'Enfance », et fut aiguillé sans retard sur la voie parlementaire. Restait à le faire passer.
A la vérité, cela n'alla point tout seul et il suffirait, pour en être convaincu, de relire aux Annales Parlementaires les débats auxquels ce projet donna lieu en avril et en mai 1912... Qui donc a dit qu'il n'y a d'esprits plus conservateurs que les juristes ? Le Parlement en comptait d'éminents, et certains d'entre eux, M. Woeste et M. Albert Mechelynck, par exemple, multipliaient (page 186) leurs critiques contre mes téméraires nouveautés. M. Louis Huysmans la Chambre et M. Paul Van Hecgaerden au Sénat en dénonçaient le caractère subversif et en redoutaient les dangereuses conséquences. Le principe du juge unique, nouveau en Belgique, était, à mon avis, essentiel. En effet, le nombre effraie. Le nombre écrase. On se confie à un être, non une collectivité. La juridiction juvénile exige un contact individuel et de cœur à cœur entre le juge qui se penche sur un être faible et malheureux. L'enfant refuse rarement de s'ouvrir à qui le comprend et qui l'aime. Car voici le grand mot lâché. L'amour demeure le secret de tout essai de réformation morale et de redressement et nous revenons par lui cette pensée si juste que proclamait Pascal : « Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d'un ordre infiniment plus élevé. L'œuvre d'art et de science n'équivaut pas à l'œuvre de charité »
Dans le monde judiciaire, nombreux étaient les magistrats, parmi les plus éminents par le rang et l'autorité, qui protestaient contre mon idée de faire du juge des enfants le tuteur et presque l'éducateur des jeunes délinquants. Une telle confusion des rôles ébranlait toutes les conceptions et traditions de la justice répressive.
Mais ces objections d'ordre juridique s'aggravaient des préventions tenaces du sectarisme. La politique tenta d'envenimer l'affaire d'autant plus que le Parlement subissait déjà l'atmosphère fiévreuse de la campagne électorale qui était toute proche. Le cartel conclu entre libéraux et socialistes devait mettre naturellement au premier plan les tendances anticléricales communes aux deux partis. M. Émile Féron et M. Furnémont furent les plus acharnés dans l'attaque. Ils stigmatisèrent « cette nouvelle loi des couvents » comme une réforme « abominable » et manœuvrèrent de leur mieux pour en empêcher ou en reculer le vote.
Heureusement l'alerte fut assez courte. Je trouvai dans tous les partis des esprits plus ouverts aux raisons d'ordre social qui justifiaient la réforme. Dans le groupe socialiste, M. Vandervelde et M. Destrée m'apportèrent leur appui. M. Louis Franck, M. Paul Hymans, M. Sam Wiener en firent autant du côté libéral. (page 187) Les deux rapporteurs. M. René Colaert, bourgmestre d'Ypres, à la Chambre, et le bâtonnier Alexandre Braun au Sénat ne me ménagèrent pas le concours de leur expérience et de leur éloquence. Moyennant quelques amendements le projet fut adopté à la Chambre par 82 oui contre 11 non et 37 abstentions et ne connut plus au Sénat aucun vote négatif, mais seulement quelques abstentions motivées surtout par les appréhensions de ceux qu'inquiétait une réforme aussi hardie. Ces appréhensions devaient bientôt se dissiper à tel point que de nombreux pays de l'Europe continentale se sont depuis lors inspirés de l'exemple belge. Tandis qu'avant cette loi du 15 mai 1912 toute la criminalité des adultes se trouvait en germe dans la criminalité juvénile, aujourd'hui les statistiques établissent que, sur les anciens mineurs de justice, il n'en est plus que 20 % qui aient maille à partir avec les tribunaux correctionnels après leur majorité atteinte. Avec son amabilité habituelle. le Roi voulut bien m'écrire, en signant cette loi du 15 mai, une lettre de félicitations.