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Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre VI (1905-1910)

« Antwerpen boven » - Le Ministère Jules de Trooz - Voyage en Égypte - Le Ministère Schollaert - L'annexion du Congo - Un mariage à Vienne - L'ombre de la guerre - Le service personnel - L'avènement du Roi Albert - Le bon scolaire et son échec

« Antwerpen boven »

(page 149) L’année 1905, qui suivit ce beau voyage d'outre-Atlantique, fut celle du soixante-quinzième anniversaire de notre indépendance nationale. Elle fut marquée notamment par l'Exposition de Liége. C'est au cours de cette année que Léopold Il, préoccupé à juste titre de mieux assurer notre défense, décida le comte de Smet de Naeyer à proposer aux Chambres un vaste projet en vue de compléter et de rajeunir l'enceinte fortifiée d'Anvers. Ce projet prévoyait aussi une importante modification apporter au cours de l'Escaut. Mais cette modification, - appelée la « Grande Coupure », - suscitait de vives appréhensions de la part de techniciens très avertis qui redoutaient qu'un tel travail. en contrariant le régime naturel du fleuve, ne compromît ses conditions de navigabilité. Ne pouvait-on élargir et perfectionner l'enceinte sans aussi changer le cours du fleuve ? Le Roi n'était pas de cet avis. Il prétendait lier les deux questions, et se mit en campagne, avec sa ténacité coutumière, afin de convertir à ses vues les parlementaires récalcitrants, en tête desquels se trouvait M. Beernaert.

(page 150) Précisément, à l'occasion du Jubilé national, une série de fêtes était annoncée dont la plus grandiose devait avoir lieu le 21 juillet à la Place Poelaert, face au Palais de Justice de Bruxelles. On y entendrait un discours jubilaire prononcé par le ministre de l'Intérieur au nom du gouvernement, après quoi le Roi prendrait lui-même la parole.

Léopold II avait préparé, pour cette solennité, un projet de discours aussi bref que bien senti. Rentrant de Douvres à Ostende à bord de son yacht l'Alberta, en compagnie de mon frère Edmond, qui était depuis plusieurs années son secrétaire et son collaborateur de tous les jours, il lui en donna connaissance. Le discours devait être à peu près ceci : « Messieurs. pour honorer la mémoire de nos aïeux de 1830, les paroles ne suffisent pas. Il faut des actes. Mon gouvernement vous a soumis un projet militaire et maritime qui est superbe. J'espère que vous le voterez. »

Ce ne fut pas sans peine que mon frère, ayant appelé le Premier Ministre à la rescousse. obtint du Roi que cette harangue prit une forme moins brutale. Mais le fond en demeura le même.

Cette grande journée de fête, - et les visites officielles qu'il fit, les jours suivants, aux chefs-lieux des provinces, - furent avant tout, pour le Roi, l'occasion d'une propagande active en faveur de son projet. A l'église Sainte-Gudule, lorsque, après avoir entendu pieusement le Te Deum, il traversa le chœur ou les parlementaires avaient pris place suivant l'usage, il leur lança en passant ce cri imprévu : « Antwerpen boven ! » Mais ensuite à la Place Poelaert, il fit mieux encore. La grande espl nade qui s'étend devant le palais de Justice avait été décorée de la façon la plus heureuse par l'architecte Acker, et toute la Belgique officielle s'y trouvait réunie. Après qu'on eût applaudi la cantate de « Vers l'Avenir », composée par Gevaert pour la circonstance, M. de Trooz, ministre de l'Intérieur, monta à la tribune et commença solennellement à lire son discours. Mais le Roi., au lieu de lui prêter l'oreille, entama, au grand dépit de l'orateur, un dialogue animé avec le comte de Smet de Naeyer, puis le comte John d'Oultremont, le grand maréchal de la Cour, se mit en quête de grouper les ministres d'État avec qui le Roi désirait s'entretenir avant la fin de la cérémonie. C'était le moyen que Léopold II (page 151) avait trouvé pour aborder M. Beernaert, - les relations entre lui et son ancien ministre étaient très froides et très tendues, - et essayer de le convertir son projet anversois. Devant cette foule immense qui encombrait les estrades et la place elle-même, le Roi engagea avec M. Beernaert une conversation qui semblait ne pas devoir finir.

Conversation ?... Non. Monologue plutôt, car le Souverain développait avec force gestes son projet, multipliant les arguments et les objurgations, s'efforçant, vainement d'ailleurs, d'arracher à son interlocuteur qui l'écoutait. respectueux et impassible, un mot d'approbation ou d'adhésion. Cette scène dura longtemps, intriguant les uns, scandalisant les autres. Elle devait se poursuivre d'ailleurs par un entretien au Palais de Bruxelles, où M. Beernaert ne se laissa pas convaincre davantage. Finalement , la nouvelle enceinte d'Anvers fut acceptée par le Parlement. En revanche, la « Grande Coupure » fut abandonnée.

Grâce aux efforts de la Jeune Droite, le second ministère de Smet de Naeyer vit aboutir la loi sur le repos du dimanche et celle organisant l'assurance obligatoire contre les accidents du travail. Mais un autre problème relatif à la législation du travail devait entraîner la chute du cabinet. Il s'agissait du travail dans les mines qui vint en discussion au printemps de 1907. Vieille Droite et Jeune Droite se heurtèrent de front à cette occasion. A la vérité, cette dernière s'accommodait mal de ce que, depuis plusieurs années, le département de l'Industrie et du Travail fût dirigé par M. Gustave Francotte dont les idées conservatrices ressemblaient fort à celles de M. Woeste, de qui il avait toujours été un lieutenant fidèle. Au cours du débat, M. Beernaert introduisit, de façon assez imprévue, un amendement portant qu'à défaut d'une loi spéciale, un arrêté royal fixerait la limitation légale de la journée de travail. Le comte de Smet de Naeyer crut devoir s'opposer avec énergie à cet amendement en invoquant la Constitution dont l'esprit, affirmait-il, interdit toute mesure préventive qui puisse entraver la liberté individuelle. Au vote, la plupart des libéraux votèrent avec la Vieille Droite, tandis que les socialistes et la Jeune Droite apportèrent leurs (page 152) concours à l'amendement Beernaert qui passa par 76 voix contre 70.

Le Ministère Jules de Trooz

Le gouvernement ainsi renversé, on se demandait, non sans curiosité, quel serait le nouveau chef de cabinet. Le Roi s'adressa au ministre de l'Intérieur, M. Jules de Trooz, député catholique de Louvain. Avant d'entrer au gouvernement. Jules de Trooz n'avait jamais joué qu'un rôle assez secondaire dans l'arène parlementaire. Pas plus que M. de Smet de Naeyer, autre autodidacte, il n'avait fait d'études supérieures. Un nez en bec de perroquet et un organe nasillard servaient mal son genre oratoire qui était plein d'assurance, mais qui n'avait rien de prestigieux. En revanche. sous un volume assez lourd, il était plein de prudence et habile manœuvrier. Il en donna de suite la preuve en prenant dans son équipe deux hommes de grande valeur : M. Helleputte et M. Jules Renkin qui constituaient, dans la Jeune droite, les éléments dont le cabinet précédent avait eu particulièrement à subir l'opposition sourde ou déclarée. Il voulut bien me dire qu'il avait personnellement désiré m'offrir un portefeuille. Mais M. Woeste y avait mis son « veto ». D'ailleurs, le rôle que mon frère Edmond jouait au Palais comme secrétaire et collaborateur immédiat du Roi rendait à ce moment ma participation au gouvernement délicate et difficile.

Jules de Trooz était de ces esprits subtils qui doivent plus à leurs dons d'intuition qu'à leur culture. Sa méthode, lorsqu'il avait à s'initier à quelque problème compliqué, était aussi ingénieuse que pratique. Partant de cette vérité que, si obscure ou embarrassante que soit une question, il existe toujours quelqu’un qui, l'ayant étudiée. la possède mieux que les autres mortels, il s'enquérait du nom de ce spécialiste et le convoquait en son cabinet. Là, il le faisait parler, tout à l'aise, l'écoutant et l'interrogeant, tout en fumant d'énormes cigares qu'il ne cessait d'allumer bout à bout. Après quoi, il arrivait en séance de commission ou au Parlement, tout farci encore de cette érudition toute fraîche et il étonnait par l'ampleur de ses informations et la justesse de ses vues. Je le vis révéler son savoir-faire à l'occasion d'un Congrès international de l'enseignement public que les (page 153) anticléricaux belges avaient organisé avec la pensée de derrière la tête d'en faire une bombe explosive contre le gouvernement belge, qu'ils accusaient de combattre ses propres écoles. Tout faisait prévoir des débats véhéments, - et très désagréables pour le ministère, - auxquels devaient participer les champions de la Libre Pensée Internationale... Que fit M. de Trooz ? Il convoqua le comité organisateur. A peine les membres de ce comité étaient-ils entrés dans son bureau ministériel qu'avec l'amabilité la plus empressée il leur annonça qu'en sa qualité de chef du Gouvernement il n'entendait laisser à personne l'honneur d'être leur tête. Son concours le plus actif leur était d'emblée acquis, de même que ses subventions. Il arrêta lui-même le programme des quelques journées qui devaient être consacrées au congrès, multipliant les discours officiels, les réceptions, les excursions, les banquets dont l'attrait fut tel que les congressistes ne disposèrent que d'un temps très réduit pour leurs séances de discussion et que, à l'opposé des meneurs du jeu, tous les étrangers se déclarèrent ravis du bon accueil et des attentions du gouvernement.

Le genre de vie très sédentaire et peu hygiénique auquel Jules de Trooz s'était accoutumé devait, hélas l'emporter prématurément et son ministère prit fin au bout de huit mois par son décès inopiné survenu le 31 décembre 1907.

Voyage en Égypte

Profitant des vacances de Noël et du Nouvel-An, j'avais accepté une invitation du baron Empain qui inaugurait une nouvelle ligne de navigation entre Marseille et Alexandrie, intitulée l'Egyptian Mail Company. Je trouvais ainsi l'occasion d'aller voir ce pays où mon frère René avait fait une brillante, mais trop brève carrière militaire. Pendant la campagne du Soudan, plus d'une fois, à la tête de ses hardis cavaliers, il avait dirigé des expéditions à travers le désert la poursuite des bandes madhistes. Agé de 37 ans, il avait déjà conquis le grade de lieutenant-colonel et le titre de « bey ». Mais cette vie ardente, sous un climat non moins ardent, avait, hélas ! miné sa santé, et c'est ainsi que, rejoignant son poste après une (page 154) cure à Carlsbad, il avait été pris à Naples, en octobre 1906, d'une crise biliaire à laquelle il avait succombé. Je fis ce voyage d'Égypte en compagnie du baron Empain et du baron Descamps, alors ministre des Sciences et des Arts, et je me trouvais avec ce dernier dans les ruines de Karnak lorsqu'un télégramme nous annonça le décès de Jules de Trooz. Tandis que le baron Descamps rejoignait précipitamment la Belgique, je poursuivis, en compagnie d'Édouard Empain et de quelques-uns de ses amis, le voyage du Nil jusqu'à Assouan. Les travaux d'exhaussement du fleuve étaient à leur début, mais faisaient prévoir déjà, comme un risque sans doute inéluctable, la destruction du temple d'Isis. Le baron Empain, qui avait entrepris à ce moment la construction, aux environs du Caire, de la nouvelle ville d'Héliopolis, proposa au gouvernement khédivial de démolir pierre par pierre le charmant édifice chorégique afin de le réédifier intégralement dans sa cité nouvelle. Ce projet assurément audacieux, - et qui était bien dans la manière de cet ingénieur et de cet homme d'affaires aux conceptions géniales - fut d'ailleurs écarté. Nous avions fait ce voyage du Nil sur le yacht du baron Empain, nous arrêtant à toutes les merveilleuses étapes qui jalonnent, au long du grand fleuve, les souvenirs de quarante siècles d'histoire. De retour au Caire, le Khédive Abbas-Hilmi voulut m'entretenir du problème de la propriété paysanne pour lequel il m'avait demandé un projet de réforme consacrant l'insaisissabilité du petit domaine du fellah et qui fut promulgué sous le nom de loi des Cinq Feddans.

Lorsqu'enfin il me fallut, bien à regret, quitter la terre des Pharaons, j'eus le plaisir de faire route avec quelques Français de marque, parmi lesquels Maurice Barrès, Pierre Baudin et Paul Adam. Nous avions aussi comme compagnon de bord Winston Spencer Churchill qui revenait d'un voyage d'études sur le Haut-Nil. Débordant de vie et d'esprit, très exubérant et libre dans ses propos, cet Anglais hors-série nous avait fait admirer, parmi d'autres dons d'un ordre plus élevé, son étonnante résistance aux libations diurnes et nocturnes du bar. Lorsque le steamer arriva Marseille, la soirée était trop avancée pour qu'on nous permît de débarquer à quai et nous fûmes avisés que le bateau (page 155) resterait à l'ancre dans la rade jusqu'au lendemain, d'autant plus qu'il devait subir une visite de quarantaine. Ceci n'arrangeait point du tout Winston Churchill. Il fit si bien qu'il obtint, à titre exceptionnel, de pouvoir descendre sans plus de retard à bord d'un petit vapeur qui vint, malgré le gros temps, s'accoster au flanc de notre bâtiment. Pressé d'être rendu à Bruxelles, j'avais obtenu la même faveur et, avec lui, je me trouvais déjà embarqué sur le petit bateau lorsque Churchill s'aperçut qu'il avait oublié dans sa cabine une mallette contenant des documents et des plans rapportés de son voyage. Il chargea un steward d'aller lui chercher le coffre. Ce brave garçon, ayant la mallette sur l'épaule, descendit par l'échelle au flanc du navire. Mais un coup de mer lui fit soudain lâcher prise et le coffre, frôlant de près la tête de Churchill, tomba sur le pont du petit vapeur d'où il rebondit pour disparaitre dans les flots. Je m'attendais tout au moins à quelque juron bien nourri. Il n'en fut rien. Avec un flegme tout britannique ou un fatalisme tout oriental. le descendant de Marlborough encaissa le coup et n'adressa même aucun reproche au steward épouvanté. A ce trait, je reconnus un homme méritant le compliment que Godefroid Kurth décernait à Charles-Quint : « Il était digne de l'empire du monde par celui qu'il savait exercer sur lui-même. »

Le Ministère Schollaert. L'annexion du Congo

A Bruxelles, la succession de Jules de Trooz avait été confiée par le Roi à un autre député louvaniste : Frans Schollaert. De petite taille, d'esprit concentré, mais aussi solide dans son action que dans ses convictions, Schollaert devait réaliser en quelques années de grandes choses. Woeste, dont il n'hésita pas secouer plus d'une fois l'autorité, lui reprochait d'être un célibataire endurci et de se confiner trop volontiers dans sa résidence champêtre de Vorst. C'était une façon de dénoncer son intransigeance et son provincialisme, et il y avait une part de vérité dans ce double grief. La première réussite que Schollaert put inscrire son tableau fut la reprise du Congo. Un traité de cession de l'État Indépendant à la Belgique avait été déposé douze ans (page 156) auparavant sur le bureau de la Chambre, mais l'affaire avait été ensuite ajournée sur le désir de Léopold II et le gouvernement s'était borné à charger le budget belge de la dette du Roi vis-à-vis de M. de Browne de Tiège. Depuis ce moment, le Roi, aussi peu soucieux de réaliser cette cession qu'il avait paru empressé en 1895 de la faire aboutir, avait prolongé d'année en année le statu quo. Ce fut même pour avoir, en 1900, déposé de leur initiative une proposition de reprise de la Colonie, que MM. Beernaert et de Lantsheere avaient attiré sur leurs têtes le mécontentement du Souverain. Toutefois, en 1908, il apparaissait vraiment que l'annexion ne pouvait plus être différée. M. Schollaert s'employa à rallier le Souverain à cette solution qui fut ratifiée par la Chambre, après de laborieux débats, par 83 voix contre 59 et 9 abstentions, tous les socialistes votant contre. Le soir du 20 août 1908, où ce vote fut acquis, je rentrai avec Jules Renkin à Hastière-par-delà où nous passions ensemble nos vacances. Dans cette belle nuit d'été, notre enthousiasme était tel, à savoir la Belgique enfin maitresse de cet empire africain, qu'en remontant la vallée, nous chantions à tue-tête comme l'eussent fait des étudiants libérés d'un examen décisif. Pour Jules Renkin, qui avait supporté au nom du gouvernement tout le poids de la discussion et qui s'était trouvé à certains moments devant des problèmes très embarrassants, ce succès marquait la plus belle journée de son existence. Le vote du Sénat fut enlevé aisément et, le 18 octobre suivant, la loi de reprise était promulguée.

Un mariage à Vienne. L'ombre de la guerre

Dès le début de ce mois d'octobre 1908, le mariage de mon cousin Adrien Carton de Wiart, capitaine aux Dragons dans l'armée britannique, me donna l'occasion d'un de ces voyages à l'étranger que j'aimais toujours à entreprendre, moins comme un divertissement que comme une source renouvelée d'informations, de connaissances et d'études directes. Il devait épouser à Vienne une fille du Prince Fugger Babenhausen, un des dignitaires de la Cour de François-Joseph et dont la femme, la belle (page 157) Nora de Hohenlohe, était une des « lionnes » de la société viennoise. Dans ce milieu brillant et frivole, survivait tout le charme un peu désuet d'une aristocratie demeurée très vieux régime.

L'aimable désinvolture qui y présidait aux relations mondaines devait m'y réserver plus d'une surprise. C'est ainsi que le ministre de Belgique, le baron de Borchgrave, ayant organisé pour le lendemain même de notre arrivée un grand déjeuner à l'hôtel de la Légation, situé près de la Hofburg, j'appris que ses invitations avaient suscité maintes espérances et maintes jalousies. Une très grande dame, dont je tairai le nom, m'en livra ingénument la raison. A peine lui avais-je été présenté le premier soir dans un salon ami qu'elle me dit en minaudant : « Ne pourriez-vous pas me faire inviter au déjeuner de votre ministre ? » Et sans la moindre gêne, elle m'ouvrit le fond de son cœur : « Vous savez qu'il a le meilleur chef de cuisine de Vienne ? » Notre ministre, en diplomate accompli, ne parut pas autrement heurté quand je me risquai à lui transmettre une requête aussi indiscrète, qui était la vérité un hommage rendu à sa réputation de gastronome et d'amphitryon. Il ajouta un couvert à sa table. Le festin justifia d'ailleurs tout ce qu'on en pouvait attendre. Je me trouvai y avoir pour voisine une élégante jeune femme dont les audaces de pensée et de langage n'avaient pas laissé de m'étonner. Je fus bien ébahi quand elle me confia, au dessert, qu'elle était abbesse d'une ancienne et illustre abbaye en Styrie. Elle se bornait d'ailleurs à toucher de ce chef de plantureux revenus et avait dans son abbaye, pour la suppléer, une religieuse qui, je l'espère, ne partageait pas ses conceptions plus que frivoles sur la vie de ce monde.

Pendant ces quelques jours où les réceptions et les bals ne s'arrêtèrent pas, éclata une grave opération politique qui faillit mettre le feu aux poudres dans les Balkans et l'Europe : le comte d'Aerenthal, ministre des Affaires Étrangères d'Autriche-Hongrie, s'était résolu à exploiter au profit de la monarchie dualiste deux chances favorables : la révolution provoquée dans l'Empire Ottoman par les Jeunes Turcs et la faiblesse de la Russie, encore toute meurtrie des désastres qu'elle avait essuyés en Extrême-Orient, pour procéder à l'annexion de la Bosnie-Herzégovine dont l'Autriche (page 158) avait reçu l'administration en 1878 au Congrès de Berlin. mais qui continuait à relever de la souveraineté du Sultan. Cette annexion combinée avec la proclamation par Ferdinand de l'indépendance de la Bulgarie qui, elle aussi, continuait à dépendre, au moins nominalement, de la Sublime porte, fut accomplie très brusquement les 5 et 6 octobre. A Vienne, puis à Budapest où s'était rendu l'empereur François-Joseph, nous eûmes le spectacle d'un véritable branle-bas de combat. L'armée était sous les armes et les officiers s'attendaient à marcher sur la Serbie, voire sur Constantinople. Il semblait bien d'ailleurs qu'Aerenthal fut assuré de l'appui de Berlin, et que l'Allemagne soutiendrait, au besoin par les armes, les ambitions de son « brillant second. » Déjà des correspondants de guerre étaient accourus de toutes les grandes capitales. Tout dépendait de la réaction que ce coup de force allait provoquer de la part de la Russie.

Le mariage fut célébré en grande pompe à la cathédrale de Saint-Etienne. Mais les esprits n'étaient pas tous à la fête : un oncle de la jeune mariée, le prince Conrad de Hohenlohe qui, deux ans auparavant, avait exercé les fonctions de Président du Conseil des ministres, me fit confidence de ses inquiétudes. « En fait, me dit-il, l'annexion de la Bosnie et de l'Herzégovine n'apportera pas grand profit à l'Autriche-Hongrie qui occupe ces provinces depuis trente ans et y fait peu près ce qu'elle veut. Aerenthal. qui est d'origine juive, a toute la souplesse et l'audace des hommes d'affaires de sa race. Il a voulu donner une satisfaction personnelle et de prestige à notre empereur qui ne s'est jamais consolé d'avoir vu arracher à sa couronne les riches provinces de Lombardie et de Vénétie et croit trouver dans I 'annexion de ces régions balkaniques une sorte de compensation aux pertes cuisantes que nous ont values nos défaites en Italie. Mais pour cet avantage plus apparent que réel, l'Autriche- Hongrie, même si elle évite aujourd'hui la guerre. va se faire de la Serbie une ennemie mortelle, et nous aurons désormais à compter avec toute l'hostilité des peuples balkaniques que nous aurions pu amadouer par une politique d'habile conciliation. »

Le prince Conrad de Hohenlohe avait. je crois, raison. Quoi (page 159) qu'il en fût, et comme Aerenthal l'avait prévu, la réaction russe devait être assez promptement amortie. « L'ours moscovite grognera, m'avait dit un des hauts de la Ball Platz, mais il ne mordra pas. » Lorsque nous fîmes arrêt à Trieste. puis à Venise, en revenant de Budapest à Bruxelles, tout danger de guerre paraissait déjà écarté. Mais hélas ! cette opération diplomatique et militaire devait provoquer, six années plus tard, le terrible choc en retour de Sarajevo.

Le service personnel

Quand nous rentrâmes au pays, la session parlementaire de 1908-1909 venait de s'ouvrir. J'y apportais la conviction que la réorganisation de notre établissement militaire était de plus en plus urgente.

Heureusement, M. Schollaert. patriote avisé, n'en pensait pas autrement.

Il déposa bientôt un projet aux termes duquel, dans chaque famille, le fils ainé devrait le service militaire. Cette formule assurait notre armée une levée annuelle d'environ 20.000 hommes au lieu de 13.000. Comme il fallait le prévoir, le débat porta surtout sur l'instauration du service personnel auquel, à ma grande joie, Schollaert n'hésita pas se rallier en dépit de la vive opposition de M. Woeste et de son propre beau-frère M. Helleputte. Pour faire échouer le service personnel, M. Woeste mit en œuvre toutes ses batteries. Dans une réunion de la droite, il s'en prit, avec une sorte de supériorité dédaigneuse, au chef du gouvernement. en qui il consentait toutefois, disait-il, à reconnaître « un brave homme. » Dans la chaleur du débat, je lui répondis du tac au tac que nous ne nous bornions pas à reconnaître en M. Schollaert un brave homme, mais aussi un homme brave, et qu'entre la direction nouvelle qu'il voulait donner au parti catholique et les dangereuses routines auxquelles M. Woeste voulait nous lier, notre choix était fait. Au vote décisif, M. Wœste n'eut avec lui qu'une fraction de la droite et le service personnel fut voté. Le Sénat s'empressa de confirmer ce vote, de telle sorte que. sur son lit de mort, Léopold Il eut ainsi la (page 160) consolation de sanctionner une réforme dont sa clairvoyance patriotique n'avait cessé d'affirmer la nécessité.

L'avènement du Roi Albert

Survenue à la mi-décembre 1909, la mort de ce grand Roi ouvrait à la Belgique une ère nouvelle. A tous, il sembla qu'avec l'avènement de son jeune neveu, un souffle de renouveau et de fraîcheur transformait l'atmosphère du pays. A la vérité, pendant les dernières années de son existence, Léopold II se faisait de plus en plus distant. Il passait une grande partie de l'année hors du pays. Sa vie s'enveloppait de mystère et de légende. Violemment attaqué par les socialistes, il n'avait rien fait, bien au contraire, pour les rapprocher du trône. Quant au nouveau Roi, on savait que son oncle s'était assez peu soucié de l'initier à la mission qui l'attendait. Il lui en voulait, disait-on, d'être sympathique aux mouvements d'avant-garde... Ce jeune Roi, qu'en fallait-il attendre ? Il paraissait timide, conservant dans les cérémonies publiques un certain air de contrainte, sinon de gaucherie. Toutefois, ceux qui l'avaient approché de près admiraient sa conscience, son esprit de devoir, son scrupule de bien faire. A plusieurs reprises, il m'avait été donné d'être reçu par lui et de constater quel intérêt il prenait à tous les problèmes nationaux ou sociaux. Il n'avait rien de réactionnaire dans l'esprit, et quelques conservateurs avaient même été scandalisés parce qu'il avait, en 1905, accepté la dédicace d'un ouvrage que son professeur de diction française, M. Émile Sigogne, avait publié sous le titre significatif de « Socialisme et Monarchie » et qui tendait à montrer comment et à quel point ces deux notions de gouvernement pouvaient se concilier. Personnellement, j'avais pu le décider sans peine à assister à certaines réunions, notamment à la Société d'Économie Sociale et au Jeune Barreau de Bruxelles, où étaient développées ou débattues des questions d'actualité.

Suivant l'usage des cours, des ambassadeurs ou envoyés extraordinaires furent chargés d'aller annoncer l'avènement du Roi à tous les chefs des États avec lesquels la Belgique entretenait des relations amicales. C'est ainsi que je fus adjoint à M. Émile (page 161) Dupont, sénateur libéral pour Liège et ministre d'État, afin de remplir cette mission protocolaire auprès du Président de la République Française. Un brillant officier de cavalerie, le major Cumont et M. Henri Davignon, fils du ministre des Affaires Étrangères, complétaient notre équipe. Nous arrivâmes à Paris à la date qui nous avait été fixée (c'était dans les premiers jours de janvier 1910). Mais ce fut à ce moment même que les inondations de la Seine prirent brusquement un caractère catastrophique. De nombreux quartiers de la capitale française étaient envahis par le flot intarissable d'une crue telle qu'on n'en avait point connue de mémoire de Parisien. En cette occurrence, le gouvernement de la République, mû par un sentiment de délicate et extrême hospitalité, prétendit ne rien changer au cérémonial qui avait été prévu pour nous recevoir. Malgré ce scrupule. il fallut compter avec les éléments. C'est ainsi que, pour aborder au ministère des Affaires Étrangères où un grand déjeuner officiel devait avoir lieu, je dus monter dans une barque de fortune où j'eus comme compagnons de traversée M. Aristide Briand et un autre ministre français M. Trouillot, qui étaient au nombre des invités. La force du courant déchaîné rendait cette navigation aussi inquiétante que pittoresque. Dans les salons mêmes du Quai d'Orsay, la température était sibérienne, l'inondation ayant submergé la chaufferie du calorifère. Bien que la situation générale devint d'heure en heure plus alarmante (l'avenue Montaigne n'était plus qu'un grand lac et le boulevard Haussmann prenait déjà la même apparence), le Président de la République, qui était M. Fallières, ne voulut point décommander le dîner d'apparat préparé en l'honneur de notre ambassade. Faisant bonne mine à mauvais jeu, il se montrait auprès de nous d'une cordialité souriante, se plaisant à nous faire déguster, - parmi d'autres crûs d'une qualité plus rare, - un certain vin du « Loupillon », produit de son vignoble familial. Nous lui en faisions l'éloge, avec une complète absence de conviction, lorsque soudain toutes les lumières s'éteignirent. La centrale ou la sous-centrale d'électricité qui assurait le service du Palais de l'Élysée venait, à son tour, d'être victime de l'inondation. Ainsi condamnés aux ténèbres, les convives durent attendre (page 162) que des bougies et des candélabres eussent pu être découverts, - ce qui ne laissa point d'être long... Pour nous consoler de notre aventure, nous apprîmes, à notre retour à Bruxelles, que d'autres ambassades n'avaient pas eu beaucoup plus de chance que la nôtre. C'est ainsi que la mission qui devait se rendre à Luxembourg, et qui se promettait un voyage facile et confortable, fut obligée de gagner, au cœur de l'hiver, une station du Tyrol où le Grand duc alors régnant achevait une cure de convalescence. Ses membres rapportèrent de là, qui un coryza, qui une bronchite. Il faut dire cependant, pour être juste, qu'à ces souvenirs de voyage s'ajoutait l'agrément compensatoire des rubans, cravates, plaques ou grands cordons dont l'octroi fait partie du programme de ces visites.

L'Exposition de Bruxelles - Guillaume II

Quelque temps après l'avènement du roi Albert, s'ouvrit l'Exposition de Bruxelles. Au banquet d'ouverture, auquel assistaient quelque 400 ou 500 convives, M. Schollaert, voulant porter la santé du Roi, commit un fâcheux lapsus. Il termina son toast, d'ailleurs éloquent, en proposant à l'assemblée la santé du roi Léopold qui avait disparu de ce monde depuis plusieurs mois !

L'Exposition fut l'occasion, (jusqu'au jour de l'Assomption où un furieux incendie la détruisit à moitié), de maintes visites officielles, de maintes fêtes publiques, sans compter les congrès et conférences dont je présidais le groupe.

Guillaume II fut au nombre des visiteurs, A l'Hôtel de ville, au cours d'une fête artistique très réussie, il fut accueilli et harangué par le bourgmestre Adolphe Max, qui était depuis de temps en fonction. Il fut conduit non seulement à la World's Fair du Solbosch, mais aussi à la merveilleuse exposition de l'art flamand du XVIIème siècle qu'avait organisée, au Palais du Cinquantenaire, mon excellent ami Henri Kervyn de Lettenhove. Celui-ci me confia qu'ayant préparer cette visite du Kaiser aux chefs-d'œuvre de Rubens et de ses contemporains, il avait pris l'avis de la Comtesse de Flandre sur le genre de décor qu'il conviendrait de donner au péristyle et aux galeries de son exposition. La mère de notre Roi, dont j'avais admiré plus d'une fois l'esprit diplomatique si fin et perspicace, s'était (page 163) à peu près bornée à répondre : « Pas trop de drapeaux allemands ! Le moins possible. Il ne faut pas qu'étant chez nous, il puisse se croire chez lui. » Au Palais de Bruxelles, où un grand dîner de cour eut lieu en l'honneur du Kaiser, celui-ci fit appeler près de lui, après le dîner, un certain nombre de personnalités politiques qui se trouvaient parmi les convives. Très à l'aise, s'exprimant avec facilité en français, il donna à la plupart de ses interlocuteurs l'impression d'un homme très infatué de lui-même, parlant de tout sur un ton péremptoire et contrastant par sa faconde et son allure tranchante avec le tact et la modestie un peu timide qui caractérisaient le Roi Albert. Quand mon tour fut venu, le Kaiser me parla de l'Afrique et du Congo. Il savait que j'avais invité son parent, le duc de Mecklembourg qui venait d'accomplir un long voyage d'exploration scientifique en Afrique Orientale, à nous faire, à l'Exposition de Bruxelles, une conférence sur le résultat de ses recherches et de ses découvertes. J'en profitai pour lui dire tout ce que notre connaissance de l'Afrique devait déjà à des savants allemands tels que Schweinfurth et Nachtigal. « C'est bien dommage, me dit-il, que je ne puisse pas maintenant aller moi-même là-bas. Mais j'espère bien que le moment viendra. » Il se voyait déjà en costume d'explorateur.

Ce fut aussi sous le couvert de notre Exposition de 1910 que j'eus la bonne fortune de pouvoir attirer à Bruxelles Théodore Roosevelt qui, ayant quitté sa charge de Président des Etats- Unis, parcourait à ce moment la vieille Europe. M'étant autorisé de mes souvenirs de la Maison Blanche, je lui écrivis à Rome, où il se trouvait, pour l'inviter venir à Bruxelles. Il accepta. La conférence qu'il fit, en présence du Roi, eut un énorme succès de curiosité. Le soir, au château de Laeken où il était invité, il arriva accompagné de toute sa famille et j 'ai souvenir de l'étonnement de nos souverains lorsque, dès le début du repas, Teddy et ses fils allumèrent leurs cigarettes avec un sans-gêne qui, à cette époque, n'était point du tout entré dans les mœurs, et moins encore dans le protocole des cours. En parfait maître de maison, le Roi n'hésita pas d'ailleurs à imiter aussitôt ses hôtes. Les vieux dignitaires de la Maison du Roi me racontèrent qu'un (page 164) incident du même genre s'était produit lors d'une visite faite en 1896 par Li-Hung-Tchank, vice-roi du Petchili. A la fin du grand dîner que le Roi Léopold avait donné au Palais de Bruxelles en l’honneur de son hôte chinois, celui-ci avait allumé tranquillement sa pipe, et le Roi Léopold. après un instant de surprise, s'était empressé de faire distribuer des cigares aux invités.

Le bon scolaire et son échec

Restait la redoutable question scolaire... Le gouvernement, bien que sa majorité eût été réduite à six voix, imagina de la résoudre par une formule assurément ingénieuse que M. Cyrille Van Overbergh avait mise en projet de loi, en sa qualité de haut fonctionnaire du département des Sciences et des Arts. Le projet instaurait l'instruction obligatoire et créait un quatrième degré d'enseignement primaire à tendance professionnelle. Mais comment l'égalité scolaire serait-elle assurée ? Chaque père de famille recevrait un bon, représentant le coût de l'enseignement de son enfant. Il disposerait de ce bon en toute liberté, pouvant le remettre à son gré, soit une école officielle, soit à une école libre. Ainsi la justice était réalisée et la logique était satisfaite. Mais la logique n'est pas toujours la sagesse politique... C'est une lame toute nue à laquelle il n'est pas mauvais de mettre un manche. M. Schollaert, que nous avions d'ailleurs mis en garde, se coupa les doigts à son projet. L'opposition, - libéraux et socialistes unis, - se déchaîna avec fureur contre le bon scolaire dans lequel elle voyait surtout un mode de congréganiste.

Ce projet, déposé en mars 1911, resta bloqué en sections où l'opposition, par suite des bizarreries du tirage au sort, était maîtresse du vote dans trois sections sur six, et l'agitation commença au Palais de la Nation et dans la rue suivant les rites habituels. D'antre part, M. Woeste qui ne pardonnait pas à M. Schollaert d'avoir fait triompher contre lui le service personne, manœuvra avec sa ténacité coutumière faire échec au projet gouvernemental. A l'en croire, ce projet sacrifiait les intérêts des instituteurs. M. Schollaert, opposant manœuvre à manœuvre. demanda alors à un des membres de sa majorité, le comte Adolphe de Limburg-Stirum, de présenter de nouveau (page 165) le système du bon scolaire en usant de son droit d'initiative parlementaire. Toutefois quelques retouches furent apportées au texte primitif en vue notamment d'améliorer la situation matérielle du enseignant. La proposition de Limburg Stirum ayant été déposée au mois de mai, c'était aux sections de ce mois que l'examen devait en être renvoyé et, cette fois. le tirage au sort des sections, plus favorable au gouvernement qu'il ne l'avait été au mois de mars, permettait d'escompter une majorité suffisante ; mais il fallait, avant cet examen par les sections, doubler le cap d'une autre formalité prévue par le règlement de la Chambre : le vote de la prise en considération de la proposition de Limburg-Stirum. Cette fois. les tacticiens de l'opposition provoquèrent et alimentèrent un long débat sur la prise en considération et parvinrent ainsi à gagner le mois de juin. En même temps ils s'employaient, tant dans la presse que dans les réunions publiques, à échauffer de plus en plus l'opinion. Le roi Albert était très inquiet de la tournure que prenait cette affaire. Le samedi 3 juin, il se résolut à appeler au Palais M. Gérard Cooreman qui présidait la Chambre et lui demanda son avis. M. Cooreman se montra assez évasif et conseilla au Roi d'entendre M. Beernaert et M. Woeste. Rien n'était plus correct qu'une telle consultation, MM. Beernaert et Woeste étant l’un et l'autre ministres d'État. Toutefois, par un excès de scrupule qui était bien dans sa manière, le Roi, avant de recevoir les deux vétérans de la droite, écrivit un mot à M. Schollaert pour lui faire part de son intention. Hélas ! M. Schollaert. qui n'aimait guère séjourner à Bruxelles. était déjà parti pour sa maison des champs Vorst où il avait l'habitude de passer le week-end. Ce ne fut qu'à son retour en ville, le lundi, qu'il prit connaissance de la lettre royale à un moment où MM. Beernaert et Woeste avaient déjà été reçus en audience par le Souverain. Il marqua beaucoup d'humeur de cette onsultation qu'il considéra comme un désaveu de sa politique, et qui l'était sans doute. Il ne lui restait qu'à donner sa démission. Il l'envoya au Roi dès le 6, puis il convoqua la droite le lendemain afin de l'informer de sa détermination.

La réunion fut orageuse. M. Schollaert ayant laissé entendre, (page 166) non sans amertume, qu'il n'avait pas été suffisamment soutenu par ses amis politiques, M. Woeste se montra plus aigre encore que d'habitude. Nul doute que l’« Eminence verte », ainsi qu'on l’appelait plaisamment, ne fût enchantée de voir renverser un cabinet qui avait eu l'audace de méconnaître son autorité et qui avait fait triompher le service personnel en dépit de son opposition. Comme la séance allait se terminer dans cette atmosphère de hargne et de rancune, personne ne demandant la parole, j'intervins afin de rendre à M. Schollaert un hommage qu'à mon sens il méritait pleinement, pour le courage et le dévouement dont il avait fait preuve depuis deux ans et demi à la direction des affaires du pays.

M. Woeste n'attendit pas la fin de mon discours et sortit de la salle, non sans m'avoir lancé un regard torve.

En renversant le cabinet Schollaert, il avait bien cru reconquérir toute son autorité sur la droite, mais cette journée devait être pour lui une autre journée des dupes. Le roi Albert, qui se défiait à juste titre de l'étroitesse de ses vues, dénoua rapidement la crise. Il chargea M. de Broqueville, qui était depuis l'année précédente ministre des Chemins de fer, de former un nouveau cabinet. Le baron de Broqueville sollicita aussitôt mon concours, me proposant tout d'abord le portefeuille des Travaux Publics pour lequel je me sentais médiocrement qualifié. Aussi je commençai par me récuser. Il insista, me demandant cette fois de prendre le portefeuille de la Justice. Le ministère fut ainsi constitué le 17 juin 1911, Jules Renkin restant aux Colonies, Davignon aux Affaires Étrangères, Berryer à l'Intérieur, Armand Hubert à l'Industrie et au Travail, le Général Hellebaut à la Guerre, Michel Levie prenant les Finances, van de Vyvere les Travaux Publics et Prosper Poullet les Sciences et les Arts,

En fait, la barre du gouvernement passait à la Jeune Droite.