(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)
La Jeune Droite - Campagne nationaliste et coloniale - Les complications congolaises - La personnalité de Léopold II - Voyage aux États-Unis - Théodore Roosevelt
(page 115) En confiant de nouveau la direction des affaires à M. de Smet de Naeyer, le roi Léopold II retrouvait un Premier Ministre selon son cœur. Il savait que le zèle et la compétence d'un tel collaborateur étaient acquis sans réserves aux vastes projets de travaux publics et d'urbanisme qu'il rêvait de réaliser à Bruxelles, à Namur, Gand. au littoral, ailleurs encore. Les grands artisans des cités modernes sont des sculpteurs d'espace. C'est ainsi que le Roi veillait avant tout à multiplier les parcs et les larges avenues, persuadé que les édifices y pousseraient bien vite. Un des projets royaux, - le plus discuté et sans doute le plus discutable, - était la jonction ferroviaire à travers Bruxelles. L'idée d'une jonction directe entre les gares du Nord et du Midi n'était pas neuve. Mais le tracé Bruneel, que Léopold II avait adopté pour cette liaison entre les deux gares comportait un travail singulièrement onéreux et difficile. La voie nouvelle devait couper à mi-côte, et en pleine agglomération, le versant de la rive droite de la Senne. Le choix d'un tel tracé s'expliquait surtout, disait-on, par le désir du Roi, - grand voyageur, - de pouvoir disposer d'une gare à proximité de son palais de Bruxelles. La voie projetée devait être construite en tunnel, (page 116) et le creusement des énormes tranchées nécessaires à cette fin avait l'inconvénient d'exiger le bouleversement de plusieurs quartiers très animés, et de savants géologues lui reprochaient d'exposer à des risques de glissement les églises de Notre-Dame de la Chapelle et de Sainte-Gudule au pied desquelles ces tranchées devaient être ouvertes.
Le comte de Smet de Naeyer se fut volontiers confiné dans les grands travaux d'embellissement ou d'outillage que la situation financière favorisait à ce moment. Mais l'opposition ne devait point le lui permettre. Tous les efforts des socialistes s'employèrent à déclencher une campagne ardente et sans merci pour une nouvelle révision constitutionnelle et le triomphe du suffrage universel pur et simple. Parmi les libéraux, le groupe progressiste s'associa dès le début à cette campagne, mais non sans un certain embarras. En effet, lorsque M. Émile Féron avait en 1893 conjuré la Chambre de souscrire la formule transactionnelle du suffrage plural, il avait solennellement proclamé que sa vie politique et celle de M. Paul Janson, pour qui il se portait fort, ne connaîtraient plus de nouvelle campagne révisionniste A huit ou neuf ans de distance, le parjure était flagrant.
Quelle position la Jeune Droite allait-elle adopter dans ce débat ? Elle aussi, après avoir défendu le suffrage universel à 25 ans, s'était ralliée à la transaction du 18 avril 1893 sans avoir pris d'ailleurs un engagement semblable à celui des radicaux. A notre avis, la perspective d'une nouvelle révision constitutionnelle ne devait pas être écartée, mais nous jugions tout à fait prématuré d'engager le pays dans les complications d'une telle aventure. D'autres réformes, notamment en matière militaire et en matière sociale, s'imposaient à nous. Le nouveau mode de suffrage commençait à peine à faire ses preuves ; il avait le grand mérite d'associer dorénavant tous les citoyens à la chose publique. Parmi les conditions de pluralité des suffrages, il en était en tous cas une : la qualité de chef de famille, qui respectait parfaitement l'égalité devant le scrutin. Nous n'entendions pas abandonner le double vote du père de famille, - et surtout sans avoir la garantie qu'à son défaut, la Constitution (page 117) reconnaîtrait le suffrage des femmes. Or, socialistes aussi bien que libéraux demeuraient réfractaires au vote féminin dont ils redoutaient les conséquences pour leurs propres idées. La sagesse était donc pour la Jeune Droite de soutenir le gouvernement dans sa résistance à la campagne révisionniste d'autant plus que cette campagne prenait un caractère de violence qui l'entraînait déjà hors des voies légales.
A force d'avoir chauffé leurs hommes, les chefs socialistes ne pouvaient plus les retenir. En vain, les plus avisés d'entre eux se rendaient-ils compte de la faute qu'ils allaient commettre. Tête baissée, ils se lancèrent dans la grève générale. « La poire est mûre », s'écria M. Vandervelde. Ainsi s'ouvrit une période d'effervescence qui s'accompagna de nombreux actes de boycottage et de sabotage dans les usines et les ateliers et qui, de-ci de-là, tourna à l'émeute. A la Chambre des Représentants, des séances scandaleuses où les soi-disant intellectuels du parti l'emportaient de beaucoup en grossièretés et en violences sur leurs collègues ouvriers, mirent à une rude épreuve les nerfs des ministres et des membres de la majorité. En avril 1902, des bandes se formèrent le soir à Bruxelles, partant de la Maison du peuple pour manifester dans les rues sous la conduite de quelques meneurs. A deux reprises, je fus favorisé de leur visite, c'est-à-dire qu'en pleine nuit, la façade de ma maison fut assaillie à coups de projectiles divers, de telle sorte qu'une pierre vint même s'abattre sur le lit d'un de mes jeunes enfants et tout près de sa tête. Jules Renkin échappa à cette faveur grâce un plaisant quiproquo. Les manifestants, mal renseignés, allèrent lancer leurs arguments brutaux dans les vitres d'un estimable fonctionnaire, M. Rombaut, qui appartenait à l'opinion libérale et qui résidait dans la rue des Chevaliers, parallèle à la rue des Drapiers où Jules Renkin habitait au même numéro. Cette « politique de grande voirie » se prolongea pendant plusieurs semaines, à Bruxelles d'abord, puis en province, obéissant au mot d'ordre des sous-chefs du parti.
Un soir de septembre, rentrant de la campagne, j'achevais de dîner dans ma maison de Bruxelles avec ma femme et mon frère Edmond, lorsque éclata tout à coup une formidable (page 118) détonation. C'était une bombe placée sur le seuil de la porte d'entrée de ma demeure et dont l'explosion provoqua de graves dégâts matériels, sans causer d'ailleurs d'accident de personne. Une chance peu ordinaire voulut que la police mît la main sur deux individus qui, courant à toutes jambes, prétendaient être eux-mêmes la poursuite des auteurs de cet attentat. L'odeur d'acide picrique, dont les vêtements de l'un d'eux étaient encore imprégnés, suffit à prouver leur culpabilité. L'instruction judiciaire établit qu'un de ces individus, nommé Cammaerts, jouait un certain rôle à la Maison du peuple (il devait devenir conseiller communal de Saint-Gilles). L'autre, du nom de Vandermeulen, était un pauvre diable qui avait fait toutes sortes de métiers, y compris celui de valet de cirque en Indochine. Ils comparurent l'un et l'autre devant la Cour d'Assises du Brabant, mais à des sessions différentes. Cammaerts, habilement défendu par un avocat qui s'entendait fort bien à manœuvrer dans le maquis de la procédure, se tira d'affaire bien que le ministère public le considérât comme l'instigateur, sinon l'auteur direct de l'attentat. Vandermeulen fut condamné à quinze ans de travaux forcés. Au bout de quelque temps, il m'écrivit de la prison de Louvain pour m'exprimer ses regrets de s'être laissé entraîner cet acte stupide et solliciter sa libération. J'insistai longtemps sans succès pour obtenir cette mesure de clémence. En 1907, lorsque Jules Renkin, étant devenu ministre de la Justice, il consentit à me l'accorder, je m'empressai d'en aviser l'aumônier de Louvain, Dom Grégoire Fournier qui était un Père bénédictin de mes amis. Il me répondit que, s'étant rendu à la prison pour faite part au prisonnier de la décision ministérielle, il était arrivé au moment même où Vandermeulen, emporté par une crise cardiaque, venait d'expirer.
L'excitation à jet continu que les chefs socialistes entretenaient parmi leurs troupes au cours de ces mois fiévreux de 1902 était telle que mes amis s'inquiétaient des risques d'agression auxquels j'étais personnellement exposé. J'en eus un jour - ou plutôt une nuit - une preuve assez émouvante : rentrant vers onze heures du soir, d'une réunion qui avait eu lieu au faubourg de Molenbeek, je m'aperçus que j'étais suivi à quelque distance (page 119) par deux hommes qui, lorsque je me retournais vers eux, semblaient vouloir se dissimuler. La veille déjà, j'avais remarqué qu'ils m'escortaient. Que faisaient ces inconnus ? Méditaient-ils quelque mauvais coup ? Je parvins, par un brusque détour, à les aborder et leur demander ce qu'ils me voulaient... Grande fut ma surprise quand je constatai que ces deux personnages d'allure suspecte étaient deux braves ouvriers catholiques qui s'étaient constitués d'office mes gardiens vigilants et s'étaient donné à eux-mêmes la consigne de m'accompagner chaque soir après leur travail de la journée, pour me protéger contre une attaque éventuelle. Cette sollicitude si spontanée et discrète et qui, je l'appris ensuite, s'exerçait de la sorte depuis un temps déjà long, me fut plus sensible que de bruyantes manifestations d'amitié.
Tous les échos de cette agitation révolutionnaire n'étaient pas encore apaisés quand eurent lieu de nouvelles élections. Elles firent passer notre majorité de 20 à 26 voix, témoignant ainsi que le parti catholique gardait toute la confiance du pays.
Ce fut à la fin de cette année 1902 que nous décidâmes d'arrêter la publication de la Justice Sociale. Nos devoirs politiques de plus en plus absorbants et s'ajoutant nos occupations professionnelles, nous rendaient difficile la continuation de cet effort. D'autre part, nous avions été invités à exposer nos idées dans un grand quotidien : Le Journal de Bruxelles, où M. Beernaert exerçait beaucoup d'influence. Que ce vieux journal catholique, considéré longtemps comme une forteresse du conservatisme, nous ouvrît ainsi spontanément ses portes, rien ne prouvait mieux combien nos idées avaient fait leur chemin. Jules Renkin et moi nous y collaborâmes ainsi pendant deux ans sous une rubrique que nous intitulâmes : « Au jour le jour. » Usant d'une signature commune : XX, à tour de rôle, nous rédigions chacun l'article toute une semaine durant, nous passant la main chaque samedi. La communauté de nos vues était telle qu'à relire ces articles, quelques mois après leur publication, il m'était parfois malaisé de pouvoir préciser quel en était le véritable auteur.
(page 120) Logé en un vieil hôtel délabré, dans l'ombre d'une ruelle qui aboutissait elle-même à l'antique rue de la Violette, le Journal de Bruxelles avait à ce moment comme rédacteur en chef M. Félix Hecq, un écrivain à l'esprit et à la plume alertes, qui s'était fait connaître surtout par des poèmes humoristiques, consacrés à l'actualité politique, et qui parurent pendant de longues années dans le Patriote, sous le pseudonyme de Théophile de Bandore. L ' équipe groupée autour de lui comptait quelques réelles valeurs telles que Iwan Gilkin, Edouard Vander Smissen, Charles Morisseaux, sans oublier un intellectuel de grande classe, Ernest Verlant, qui devait devenir bientôt directeur général des Beaux- Arts et un critique littéraire à la fois très avisé et très bienveillant, Eugène Gilbert, qui venait de succéder au baron de Haulleville en qualité de directeur de la Revue Générale. Georges Rodenbach envoyait des chroniques parisiennes au Journal. Enfin, le chroniqueur judiciaire Eugène Stevens et le chroniqueur parlementaire Louis Gille étaient, pour Jules Renkin et moi, d'excellents amis personnels.
Puisque nous disposions de la sorte d'un grand quotidien, dont l'influence s'exerçait surtout sur la société aristocratique et sur la bourgeoisie catholique, nous ne manquâmes pas d'user de cette nouvelle tribune pour chercher à répandre et à accréditer, dans ce monde demeuré trop fermé à l'évolution sociale, la conception que nous nous étions faite des devoirs qui s'imposent à la propriété et au capital vis-à-vis du travail. Ces devoirs trouvaient leur origine dans la fraternité qui doit relier entre eux tous les hommes créés à l'image d'un même Dieu et pour une même destinée. Ils comportaient la primauté des intérêts de la communauté nationale par rapport aux intérêts des individus. Les applications que nous déduisions de ces principes essentiels, - notamment en faveur de réformes telles que l'assurance obligatoire en matière d'accidents et de vieillesse, ou la limitation légale des heures de travail, - ne manquaient pas d'ailleurs de provoquer dans le public, qui formait la clientèle traditionnelle du Journal de Bruxelles, des réactions où la surprise tournait parfois à l'indignation et qui s'exprimaient par des protestations poussées jusqu'au désabonnement. La Bible nous rappelle (page 121) qu'on ne verse pas impunément du vin jeune dans de vieilles outres, et l'entreprise était plus qu'audacieuse de vouloir faire marcher une vénérable douairière, telle que l'était une gazette presque centenaire, au pas des jeunes générations: Le vieux Journal de Bruxelles, qui avait déjà vu grandir à côté de lui le succès du très combatif Patriote, - dont nous déplorions l'esprit petit-bourgeois, étroitement antimilitariste et anticolonial, - avait compter aussi avec la concurrence d'un nouvel organe catholique, très attentif aux problèmes de l'économie sociale et à la naissance duquel je n'avais pas été moi-même étranger. Ce nouveau venu, encouragé par M. Helleputte et qui avait trouvé chez le duc d'Ursel et le baron d'Huart-Malou de généreux bailleurs de fonds, avait vu le jour en 1897 dans la chambre d'un docte jésuite de la résidence de la rue Royale, le R. P. Lahousse, dont l'activité inlassable et discrète s'intéressait à tous les ressorts de la vie mondaine et politique. Lorsque ce digne religieux m'avait fait part du projet de fondation de ce nouveau journal et m'avait demandé mon avis sur le nom de baptême à lui conférer, devançant le temps, je lui avais suggéré un titre qui marquât bien, à lui seul, le rôle d'avant-garde que ses créateurs prétendaient lui assigner : Le Vingtième Siècle. Ce titre fut adopté. Mais, à peine né à la vie, ce filleul nous avait déçus, Renkin et moi, par tout ce que nous y retrouvions des conceptions anti-proportionnalistes et antimilitaristes chères à M. Helleputte. Pour être plus conservateur que Le XXe Siècle, le Journal de Bruxelles nous plaisait davantage par son ton de bonne maison, par ses vues plus larges et moins partisanes en matière de politique extérieure et de défense nationale, et, pour tout dire, par une atmosphère d'intellectualité très sympathique et due sans doute à la qualité de son personnel de rédaction.
Pour ma part, je m'appliquai surtout, - dans cette série d'articles quotidiens, - à développer et servir en toute occasion une idée dont j'étais de plus en plus hanté, à savoir : la nécessité de renforcer en notre pays le sentiment national. Que de fois j'avais été frappé de la tiédeur, voire de l'indifférence qui régnait non seulement dans la masse de l'opinion, mais même dans les élites sociales, pour les leçons de notre histoire ! Que (page 122) de fois j'avais médité toutes les raisons de relier plus étroitement notre politique à notre passé si émouvant, à nos traditions, à la communauté profonde d'intérêts et de besoins, à tous les éléments d'ordre ethnographique, économique, intellectuel et moral qui caractérisent notre peuple et lui assurent une personnalité si différente des peuples voisins Au rebours du chauvinisme français, du jingoïsme britannique, de la Weltpolitik allemande. dont nous pouvions constater les excès, il semblait que notre vie nationale fut paralysée par une sorte de pudeur étrange. Un respect humain mal compris réduisait le patriotisme belge à de timides déclarations officielles pour cérémonies ou anniversaires publics. Certes, l'amour du sol natal avait à compter avec nos différences de langue et de culture entre Flamands et Wallons. Mais les uns et les autres n'en appartenaient pas moins à une même race. Depuis des siècles, les exigences naturelles, l'identité des intérêts, les mêmes aspirations d'ordre social, religieux et familial, le même style de vie avaient composé à nos populations de l'Escaut et de la Meuse un même destin et leur avaient assigné une même mission à remplir entre le monde germanique et le monde latin dont elles formaient en quelque sorte la charnière. Nous apporterions une collaboration d'autant plus utile à la civilisation mondiale que nous pourrions mieux dégager et affirmer notre « moi » national, c'est-à-dire tout ce qui jaillit de bon de notre sol et de nos esprits. La force de notre nationalité et sa politique devaient s'inspirer d'une équation constante entre son gouvernement et ces réalités mal ou insuffisamment comprises. Certes, de nobles esprits, comme Edmond Picard, comme Godefroid Kurth, comme Henri Pirenne avaient déjà professé cette nécessité. Mais elle ne pénétrait pas dans nos partis politiques, non plus que dans le Parlement ni dans la presse. Les progrès du socialisme, tout féru d'internationalisme, rendaient plus nécessaire cette tâche à laquelle je souhaitais que la Jeune Droite s'employât avec ardeur et méthode. Pour comble de malheur. la presse bruxelloise, qui aurait pu exercer une action si utile sur le développement du sentiment patriotique, subissait en toutes choses la contagion et le snobisme de l'influence (page 123) française. Il semblait vraiment que pour elle, le mot d'ordre fut : « A l'instar de Paris. » Or, si nous avions beaucoup apprendre de la culture française, à laquelle nous rattachaient notre langue et maintes affinités, nous n'avions pas à confondre nos vues et nos intérêts avec les façons de penser et d'agir de nos voisins du Sud, pas plus qu'avec celles de nos autres grands voisins. Bref, dans ce carrefour de l'Europe occidentale, que l'histoire et la géographie nous ont assigné pour domaine, il fallait mieux accuser notre personnalité belge. Il fallait rester nous-mêmes.
Ce fut pour obéir à cette conviction que, non seulement dans la presse, mais dans les réunions publiques, tantôt sous forme de conférences, - puis par des brochures, par des œuvres littéraires telles que la Cité ardente et les Vertus Bourgeoises, plus tard par la composition d'un ouvrage illustré par Job et destiné à la jeunesse sous le titre de La Belgique, puis par la publication d'un album consacré à nos monuments et à nos paysages : Le Miroir de la Belgique, j'entrepris une énergique campagne nationaliste dont peu à peu je devais découvrir avec joie les résultats dans l'esprit de la jeune génération qui nous suivait. Paul Crokaert et Pierre Nothomb ne tardèrent pas à apporter à ce même apostolat les richesses d'un talent et d'une érudition que doublait leur ardeur patriotique.
Un autre problème que nous traitions avec dilection, Jules Renkin et moi, au cours de notre collaboration au Journal de Bruxelles, était le problème colonial. Il provoquait ce moment d'âpres polémiques. Dans le parti catholique, les résistances à l'idée coloniale et surtout la reprise du Congo par la Belgique demeuraient nombreuses. Elles étaient entretenues et aigries par la campagne du Patriote. Ce journal voyait dans le Congo un gouffre sans fond pour les finances belges. Il s'indignait aussi la perspective que la jeunesse belge pourrait être envoyée au cœur de l'Afrique pour des raisons militaires.
Ce n'est pas sans raison qu'on a souvent blâmé les Belges de demeurer trop confinés chez eux. Dans un opuscule encore intéressant à lire aujourd'hui, et qu'il intitulait : « De la Belgique depuis r784 à 1794 », l'abbé de Pradt, que Napoléon avait choisi (page 124) en qualité d'archevêque concordataire de Malines, s'étonnait de leur « absence de curiosité » et de leur « ignorance » de l'étranger. « Le Belge, disait ce remuant prélat, a une mentalité casanière bornée au cercle étroit de ses localités propres. » Une bonne partie de la société belge méritait ce reproche au temps de ma jeunesse. Je puis ajouter toutefois que ma famille ne souffrait guère de cette mentalité casanière. Mon père avait trois frères : tous trois docteurs en droit comme lui : l'ainé s'appelait Adrien, les deux autres avaient reçu les prénoms romantiques de Zadig et de Hassan. (Il est vrai que mon père s'était vu infliger pour sa part ceux de Riégo-Benjamin-Constant). Or les destinées de mes oncles avaient fait d'eux de grands nomades. Zadig n'avait pas pu satisfaire longtemps son goût des voyages, car il était mort à Paris en 1849, emporté par la terrible épidémie de choléra qui fit tant de victimes cette époque. Mais Adrien et Hassan vécurent jusqu'à un âge avancé et un de mes plaisirs d'enfant était de les écouter tandis qu'ils évoquaient les souvenirs de leurs lointaines pérégrinations. Adrien s'était activement intéressé à la Compagnie Belge de Colonisation créée par le Comte de Hompesch et patronnée par Léopold Ier qui avait obtenu du Gouvernement guatémalien la concession de 300.000 hectares dans la baie Santo Tomas au fond du golfe de Honduras. J'étais et suis encore en possession d'un lourd bureau-ministre taillé dans un beau bois d'acajou venu de là-bas et que mon oncle conservait comme une relique de cette entreprise que la timidité de notre gouvernement de I 'époque et la sourde hostilité des grandes Puissances avaient fait avorter. Cet échec n'avait pas découragé Adrien Carton de Wiart dont l'esprit entreprenant s'était ensuite manifesté par des plans de travaux publics en Russie et en Portugal. En Belgique même, il avait été un des premiers, - sinon le premier, - à prôner la jonction entre les gares du Midi et du Nord à Bruxelles. Il avait consacré à ce problème une étude publiée en 1856 chez l'imprimeur Emile Devroye sous le titre : Une rue de fer à Bruxelles, et qui est devenue rarissime. Son fils Léon devait devenir bâtonnier de l'Ordre des Avocats d'Égypte et son petit-fils Adrien un des généraux les plus populaires de l'armée britannique. (page 125) Hassan avait eu, lui aussi, l'humeur vagabonde. Sorti de Louvain et à peine nommé substitut du Procureur du Roi à Ypres, il avait renoncé la vie judiciaire pour entreprendre des plantations aux Indes néerlandaises où il avait passé de longues années et avait été investi des fonctions de Consul de Belgique. De son côté, mon frère René, après avoir servi au régiment des Guides s'était bien vite dégoûté de la vie de garnison. Officier dans l'armée égyptienne il faisait à ce moment campagne au Soudan, sous les ordres du Sirdar Kitchener. Mon frère Maurice, entré dans les ordres en Angleterre devait y devenir protonotaire apostolique et Secrétaire de l'archevêché de Westminster. Mon frère Edmond, après des études juridiques et économiques accomplissait des missions en Amérique du Sud et en Orient.
J'avais pu moi-même, au cours de l'une ou l'autre vacance, entreprendre quelques voyages lointains, notamment une intéressante randonnée en Algérie et en Kabylie où l'occasion m'avait été donnée de m'instruire sur place des méthodes auxquelles l'Afrique Française devait son incontestable succès. Ainsi le besoin d'espace auquel mon milieu familial m'avait habitué, rejoignait l'attrait que nous éprouvions tous, dès les jours de notre Avenir Social, pour une politique coloniale qui élargirait la doctrine trop souvent mesquine, ou se confinaient beaucoup de nos compatriotes. Nous y voyions la possibilité d'un vaste champ nouveau ouvert à nos énergies en même temps qu'à notre activité économique. Enfin, la lutte contre l'esclavagisme et l'effort d'évangélisation qui s'annonçait là-bas, doraient cette croisade coloniale des plus nobles couleurs de la fraternité chrétienne. La masse de l'opinion publique avait été trop indifférente à l'héroïsme de nos officiers qui avaient, au péril de leur santé et souvent de leur vie, fait reculer et disparaitre la tyrannie des chefs arabes dont les razzias décimaient les malheureux indigènes du centre africain. Il fallait familiariser nos concitoyens avec les données d'un problème qui demeurait pour eux voilé de mystère et de dangers. Des réunions et des conférences furent organisées à cet effet dans tout le pays. J'ai souvenir d'un grand meeting contradictoire que je présidai à la « Maison des Ouvriers » de Saint-Gilles et où des coloniaux avertis, tels (page 126) que le major Thys et le major Fievé, répondirent avec brio aux objections de M. Hanrez, sénateur radical et aux insinuations souvent venimeuses de quelques propagandistes socialistes. L'opposition à la thèse coloniale faisait flèche de tout bois. Les moindres fautes ou lacunes d'une entreprise si difficile et encore à ses débuts étaient démesurément grossies par le parti-pris. Jusque dans les interpellations véhémentes de M. Vandervelde au sujet du régime foncier et des impositions en travail, les initiés retrouvaient aisément l'écho des journaux anglais plus préoccupés de défendre les intérêts du commerce de Liverpool et de Manchester que de protéger les noirs contre les abus dont l'État Indépendant était accusé.
Aux prises avec l'opposition faite par l'Angleterre à ses projets coloniaux, Léopold II avait, en 1885, au moment de la fondation de l'État Indépendant, trouvé un appui inespéré auprès de Bismarck. L'Acte général de la Conférence de Berlin, tout en limitant en Afrique les ambitions de l'Angleterre et de la France, réalisait une idée chère au Chancelier de fer : celle d'établir la liberté commerciale dans les territoires d'outre-mer, mis en valeur par les efforts des Puissances colonisatrices et de permettre ainsi l'expansion allemande de « nicher sans frais dans le nid des autres. » D'autre part, avant la Conférence de 1885, pour amortir les résistances qu'il rencontrait du côté du gouvernement français, auquel Jules Ferry présidait ce moment, le Roi avait concédé à la France un droit de préférence sur les territoires occupés par l'Association Internationale du Congo, dans le cas où celle-ci serait amenée à les céder. En 1890, à la Conférence de Bruxelles, il avait obtenu ensuite, et non sans peine, la faculté pour le jeune État de percevoir des droits d'entrée jusqu'à la valeur de dix pour cent. Maintenant que le Roi devait faire face à la furieuse campagne anglaise contre le « Rubber system » et aux critiques qu'elle éveillait de tous côtés, il s'employait à mettre dans son jeu plusieurs personnalités de la Troisième République dont la compétence en matière de politique extérieure et coloniale était justement reconnue, et, parmi elles, M. Gabriel Hanotaux et M. Eugène Etienne qui avait préfacé le livre de mon frère Edmond sur Les Grandes Compagnies (page 127) coloniales anglaises du XI Xe siècle. Un autre Français de marque dont le Roi veillait aussi à conquérir les sympathies était l'évêque du Haut Congo français, Mgr Augouard. Lorsque ce grand missionnaire, qui avait sa résidence Brazzaville, revenait en Europe, le Roi ne manquait point de l'inviter. Il cherchait à lui assurer, pour l'exercice de son apostolat en Afrique, des facilités de tout genre, notamment pour ses déplacements par la voie fluviale, où les postes de l'État indépendant avaient ordre de se mettre à sa disposition. Mgr Augouard était un vrai type de prélat français, de haute qualité intellectuelle et morale. De visage martial et de belle prestance. il se signalait aussi par son éloquence naturelle et son franc parler. Ses conceptions ne cadraient pas toujours avec celles du Roi et il ne se gênait point pour contester les thèses de l'État indépendant au sujet des terres vacantes : « Il n'y a pas de terres vacantes au Congo, déclarait-il volontiers. Le noir y est possesseur légitime du sol. » Je fus plus surpris de l'entendre, au cours d'un déjeuner chez des amis communs, nous affirmer que l'intervention européenne dans cette Afrique Centrale qu'il connaissait si bien, y avait fait mourir de mort violente beaucoup plus d'indigènes qu'elle n'en avait soustraits l'esclavagisme arabe ou aux tueries de tribu à tribu. A la fin de juillet 1903, pendant un de ses séjours en Belgique, Mgr Augouard avait été reçu à Ostende par le Roi qui l'avait décoré cette occasion. Rentrant d'Ostende, il nous dit qu'il avait trouvé le Roi très irrité contre les Anglais. « Il est bien mal récompensé, ajoutait-il, de les avoir favorisés contre les Français. » Il faisait ainsi allusion au dépit que son zèle apostolique avait éprouvé lorsque Léopold II avait concédé à des missions protestantes anglo-saxonnes le droit de s'établir sur la rive gauche du Congo, notamment à Kwamouth et à Bilongo. M. de Favereau, qui était ministre des Affaires Étrangères, et à qui Mgr Augouard faisait ainsi part de ses critiques, avait cru devoir protester : « Que dites-vous, Monseigneur ? Le Roi aime beaucoup la France et les Français... Vous savez avec quel plaisir il se rend souvent à Paris... » A quoi Mgr Augouard de répliquer : « Sans doute, sans doute, M. le Ministre... Mais ce n'est pas tant pour voir les Français qu'il aime d'aller (page 128) à Paris... Il y a une nuance... » A cette boutade, l'aimable M. de Favereau ne put se défendre de rire de bon cœur.
Dans toutes les polémiques soulevées par les affaires congolaises, la personnalité même de Léopold II se trouvait directement en cause, ce qui valait d'ailleurs aux défenseurs de l'idée coloniale le reproche de courtisanerie, sinon de servilisme. Étonnante figure que celle de ce Roi, grand souverain cette époque en plein épanouissement de tout son génie ! On ne dira jamais assez la maestria diplomatique dont il usa pour contrecarrer l'opposition faite par les Anglais ses grands desseins sur l'Afrique Centrale. Au cours de son histoire, l'Angleterre n'a ni aimé ni encouragé la colonisation des autres. Elle avait puissamment aidé en 1830 la création d'une Belgique indépendante, qui constituait pour elle-même, sur les rivages de la mer du Nord, une sorte de rempart contre les ambitions de la France ou de la Prusse, qu'elle ne se souciait pas de voir devenir quelque jour maîtresses, ni l'une ni l'autre, d'un littoral aussi proche du sien ; mais ce résultat étant acquis, elle avait éprouvé beaucoup d'humeur et de dépit du jour où elle avait constaté que le chef de ce royaume dont elle avait été la marraine, s'avisait d'étendre son activité et son pouvoir sur le vaste continent noir où elle entendait bien elle-même élargir encore sa sphère d'influence. Mettant à l'avant-plan le bien général de la civilisation : l'abolition de la traite, l'intérêt des populations indigènes, les progrès de la science. Léopold II était parvenu à se concilier sinon le concours, du moins la neutralité bienveillante des autres Puissances européennes qui voyaient dans la pénétration belge au cœur de l'Afrique un moyen ou un expédient de nature à limiter en ces régions encore sans maître les ambitions grandissantes de l'Angleterre. Ayant réussi ce tour de force, le Roi, d'une activité inlassable, dirigeait jusque dans ses détails toute la vie économique, diplomatique et militaire de cet empire nouveau qui était son œuvre, et où il ne mit jamais les pieds. Sa foi dans la Nation qu'il voulait plus grande et plus forte n'avait d'égale que son scepticisme à l'endroit des personnes. Ce scepticisme se révélait par des côtés narquois. Aux dîners de gala où il réunissait, au cours de l'hiver, les députés et les sénateurs, chacun savait à l'avance (page 129) quelle taquinerie il réservait à l'un ou l'autre de ses invités. Il n'était aucun de ses familiers à qui il n'attachât quelque souvenir dont il ne lui faisait plus grâce. L'un de ses officiers d’ordonnance, ayant un jour refusé un plat de pruneaux en se plaignant de ses digestions, le Roi ne manquait point d'insister, avec une sollicitude inquiète, chaque fois qu'on servait à sa table du riz ou quelque autre mets astringent, pour que son commensal en prit double portion. M. Jules Guillery, ministre d'État, avait l'habitude de faire chaque matin une petite promenade à cheval au Bois de la Cambre. Le Roi était attentif, chaque fois qu'il le rencontrait, à lui demander des nouvelles de sa jument. Il ne lui parlait même pas d'autre chose. C'est ainsi qu'à une garden-party de Laeken, il l'aborda au milieu d'un groupe nombreux, l'interrogeant une fois de plus : « Eh bien ! mon cher Ministre. comment va votre belle jument grise C'est un bien grand plaisir que l'équitation. » A quoi le ministre d'État de répondre du tac au tac : « Oui, Sire. Et un joli sujet de conversation ! »
A cette époque, le Roi se préoccupait du sort d'un projet de loi qui, dérogeant aux règles du Code civil sur l'ordre des successions, devait soustraire le patrimoine royal à la clause de la réserve que l'article 913 du Code civil assure aux enfants. Le Roi craignait en effet qu'après sa mort ses filles et ses gendres ne pussent contester la validité de la donation qu'il entendait faire à la Belgique des beaux domaines qu'il avait créés à Ardenne, Laeken et à Tervueren, en invoquant le principe de la quotité indisponible. « Ces domaines, disait-il, je les ai acquis personnellement, en y consacrant notamment une part de ma liste civile. Autant il me paraît équitable de laisser à mes enfants toute la fortune que j'ai recueillie moi-même de mes parents, autant je souhaite pouvoir disposer librement du fruit de mes économies et de ma gestion. » L'événement a prouvé combien ces vues du Roi étaient sages. C'est grâce à elles que ces réserves de forets et de sites n'ont pas été perdues pour le pays. Cependant, à cette époque, ce projet rencontrait une âpre opposition, notamment de la part de M. Beernaert et de M. de Lantsheere. Leurs scrupules de juristes, et peut-être quelque chose de (page 130) l'humeur et de l'amertume qu'ils ressentaient d'être désormais tenus à l'écart par le Roi, se traduisaient par une campagne de couloirs qui risquait de faire échouer le projet. Le Roi marquait un grand mécontentement de ces résistances. Il reprochait à un des adversaires du projet ce qu'il appelait son ingratitude : « Je l'ai couvert de crachats, disait-il, - faisant allusion aux distinctions honorifiques dont il l'avait comblé, - mais il me les a bien rendus. »
A plusieurs reprises, le Roi me manda soit au Palais de Bruxelles, soit à Laeken pendant les années 1903 et suivantes. Avec quelle émotion, - et quelle admiration aussi, - je le voyais ainsi de tout près et l'écoutais, tenace et obstiné dans ses desseins, s'arrêtant peu aux objections d'ordre juridique, mais comprenant toujours de haut et de loin les intérêts du pays ! Les diatribes dont il était la cible de la part de la presse socialiste, l'atteignaient-elles ? Je ne le crois pas. Un jour qu'il m'avait fait venir pour me parler d'un de ses grands desseins : celui d'assurer à la Nation, en le mettant à l'abri de tout risque de transformations ou d'exploitations imprudentes, la disposition d'un des beaux sites du pays qu'il avait acquis de ses deniers, il me montra d'un geste, sur le coin de la table où s'étalaient les plans, un numéro du Peuple où il était pris abominablement à partie. Il me demanda, en scandant lentement ses paroles, ainsi qu'il en avait coutume : « Est-ce que vous croyez aussi, Monsieur Carton de Wiart, que je me roule dans la débauche ? » Je me sentais tout ému à cette question, faite à brûle-pourpoint par ce Roi d'aspect si majestueux et pour qui la grandeur de son pays était le souci quotidien. Mais il coupa l'expression de mon indignation provoquée par cette boue d'outrages en haussant les épaules et en ajoutant avec un sourire de pitié : « Le papier est complaisant. Il imprime tout ce qu'on lui donne et il n'en reste pas grand-chose ! » Toutefois, un moment vint où les attaques contre sa personne, conjuguées avec les critiques contre les méthodes de l'État Indépendant, prirent une telle ampleur que le Roi, pour endiguer le flot, se décida à désigner lui-même le 3 juillet 1904 une commission d'enquête chargée d'aller étudier en Afrique la pertinence et la valeur de toutes ces critiques. La (page 131) commission, composée de magistrats qualifiés et indépendants, revint avec un rapport qui ne laissait point d'être assez sévère. Il en résultait en somme que le Roi, soit afin de compenser les avances et les dépenses très lourdes, qu'il avait exposées pour la Colonie sur sa cassette privée, soit afin de montrer à la Belgique que le Congo n'était pas, comme on le répétait, une détestable affaire, avait encouragé là-bas des procédés fâcheux, tels que le paiement des impôts sous la forme de journées de travail, parfois épuisantes. D'autre part, la constitution de grands domaines de l'État avait, en plus d'une région, méconnu les traditions, voire les droits de la petite propriété indigène. Elle avait aussi, et surtout, limité et déçu les espérances et les appétits des sociétés anonymes dont le Roi avait favorisé lui- même la création.
Les polémiques suscitées par ce régime de colonisation avaient eu leur retentissement jusqu'en Amérique. Je pus m'en rendre compte lors du voyage que je fis aux États-Unis pendant l'été de 1904 à l'occasion de la XXIIème Conférence Interparlementaire qui tenait cette année-là ses assises à Saint-Louis du Missouri. A peine débarqués à New-York, des journalistes nous harcelèrent de questions qui dénotaient la curiosité de leur public pour la personnalité de notre Souverain et en même temps leur propre ignorance du sujet sur quoi ils prétendaient enquêter. L'un d'eux. à qui j'avais parlé incidemment du Tanganyka, me demanda sérieusement si c'était là le nom d'un chef indigène. A Boston, ce fut le rédacteur du Pilot, jeune Irlandais actif et débrouillard du nom de Sint John Gaffney, qui se documenta auprès de moi pour son journal. Il me confia qu'il menait une ardente campagne pour Théodore Roosevelt qui se représentait à ce moment pour la présidence de la République, ajoutant qu'en cas de succès de cette candidature, nous le reverrions en Europe chargé d'un poste diplomatique important. L'aspect plutôt minable de ce croque-notes nous avait fait croire à quelque bluff. En fait, il fut nommé bientôt consul général à Dresde. Il devait pendant la guerre de 1914-1918 (page 132) entreprendre, avec toute sa fougue irlandaise, une propagande virulente contre l'Angleterre avec la complicité de Casernent et de Morel qui s'étaient signalés auparavant par leurs attaques contre Léopold Il. Cette fois, leur propagande devait être orchestrée par le gouvernement allemand.
La XXIIème Conférence Interparlementaire n'avait pas seulement à son programme des débats sur des problèmes généraux. Il s'agissait aussi d'inviter le Président des Etats-Unis à proposer officiellement sa médiation à la Russie et au Japon qui étaient en guerre depuis sept mois. Le moment paraissait favorable pour une telle intervention. A son défaut, les hostilités, qui n'avaient encore mis aux prises que deux grands Etats, mais qui risquaient d'opposer l'une à l'autre la race blanche et la race jaune, pouvaient durer indéfiniment. La Russie, qui avait subi de graves échecs sur terre et sur mer, mais qui, à raison même des distances, ne craignait rien pour ses territoires européens, était retenue, - par son amour propre, - de solliciter une paix ou même une trêve que son véritable intérêt lui commandait toute évidence. De son côté, le Japon, après ses dernières victoires, s'abstiendrait de renouveler spontanément une offre de conditions modérées et raisonnables, alors que la prolongation de la guerre le menaçait, lui aussi, d'une banqueroute qui eût pu sonner, pour longtemps, le glas de ses ambitions. Quelle institution, mieux que l'Union Interparlementaire, pouvait ouvrir les voies à une suspension d'armes et à des négociations de paix, sans que les puissances belligérantes pussent prendre ombrage d'une initiative qui ménageait leur honneur, puisqu'elle s'inspirait de principes auxquels elles avaient naguère souscrit elles-mêmes ?
Une seconde démarche de l'Union visait une nouvelle convocation de la Conférence de la Paix qui s'était réunie à La Haye en 1899 et dont les travaux n'avaient été que suspendus. L'Union demandait que cette Conférence fût appelée à délibérer sur les points ajournés en 1899 et, notamment, à poursuivre la conclusion de traités de conciliation et d'arbitrage. Elle priait le Président des États-Unis de ne pas tarder d'inviter tous les États à se faire représenter à cette nouvelle et (page 133) solennelle manifestation pour la consolidation de la paix et du droit des gens.
Indépendamment de l'intérêt que promettait aux débats de Saint-Louis la décision à prendre sur ces deux démarches, dont la première avait fait l'objet d'un rapport du comte Goblet d' Alviella, membre du Sénat, et la seconde d'un exposé des motifs de M. T. E. Burton, membre du Congrès des États-Unis, l'ordre du jour annonçait l'examen d'autres problèmes qui retenaient en ce moment l'attention des juristes et des diplomates. Un de ces problèmes. qui faisait la matière d'un travail du comte Albert Apponyi, concernait l'opportunité de la révision de la Convention de Genève, spécialement au point de vue de l'emploi des explosifs et des dangers auxquels leur emploi exposait les neutres. Un autre problème, celui de la protection de la propriété privée sur mer en temps de guerre, avait comme rapporteur M. W. P. Hepburn, membre du Congrès des États-Unis. Enfin, un important document, œuvre de M. Gobat, conseiller national suisse, qui assumait à cette époque la direction du secrétariat de l'Union, développait tout un programme en vue du progrès des accords internationaux ainsi que du renforcement de l'action de l'Union Interparlementaire. Faut-il ajouter que, même sans tenir compte de l'intérêt de ces problèmes, la Conférence avait suscité un vif attrait de curiosité parmi les groupes de l'Union, à raison de l'occasion excellente qu'elle leur offrait de découvrir l'Amérique ? C'était la première fois qu'une grande session de l'Union était convoquée dans le Nouveau-Monde, et le groupe américain, se rendant compte des difficultés que devait provoquer pour les autres groupes un voyage de cette importance et de cette durée, n'avait rien négligé pour leur en faciliter les moyens et en augmenter l'attrait.
C'est ainsi que l'invitation prévoyait un « trip » combiné de façon à permettre aux congressistes, tant avant qu'après leur séjour à Saint-Louis, de visiter quelques-unes des régions les plus caractéristiques de la grande République étoilée. Prenant comme point de départ la partie des États-Unis qui fut colonisée tout d'abord, le voyage interparlementaire comportait ensuite une longue tournée dans le Far-West. Ainsi, pour les invités, (page 134) la vie des vieux États opposerait ses contrastes à celle des jeunes États défrichés depuis trois ou quatre générations à peine. Ils passeraient de la Pensylvanie au Nebraska et au Colorado. Ils verraient les Apalaches succéder à la zone des prairies et les Montagnes Rocheuses aux grandes plaines. Ils connaîtraient tour à tour les régions industrielles et les zones agricoles, les provinces fertiles et les déserts, les immenses forêts et les villes à viande, la course des grands fleuves et l'immobilité des grands lacs. Les quatre étapes de cette expédition transcontinentale les conduiraient de l' Atlantique au Mississipi, du Mississipi au Grand Canon, du Grand Canon à la frontière canadienne. du Niagara à la capitale. Pour chacune des sections du voyage, des publications abondamment documentées et illustrées et des dossiers préparés à leur intention leur faciliteraient la connaissance de tout ce que ces régions offraient de plus curieux au point de vue technique et économique, comme au point de vue des institutions politiques et sociales.
Une quinzaine de délégations avaient répondu à une invitation aussi attrayante et gracieuse. Elles comptaient 252 participants. Dans le nombre, que de personnalités brillantes que mes souvenirs évoquent en ordre dispersé ! La délégation américaine avait elle-même à sa tête un « politician » réputé, Richard Bartholdt, qui représentait le district de Saint-Louis à la Chambre américaine. D'origine germanique, comme beaucoup de ses concitoyens du Missouri, il avait, dans l'allure générale et aussi dans la mentalité, quelque chose qui rappelait le grand Abraham Lincoln : une simplicité de manières, une parole grave, une activité inlassable et ce mélange d'idéalisme et d'esprit pratique qui est si fréquent là-bas. A côté de lui, T. E. Burton dont la prestance et l'éloquence étaient toutes empreintes d'autorité. Après la guerre, je devais le retrouver, devenu, je crois, sénateur de l'Ohio, en qualité de chef de la délégation américaine à la Conférence pour le Commerce international des armes, munitions et armements que j'eus l'honneur de présider à Genève en 1925.
La délégation anglaise était nombreuse et de belle qualité. Elle avait pour secrétaire M. Randal Cremer, un des fondateurs de l'Union, et comme président sir Philip Stanh0pe. Celui-ci (page 135) devait, sous le nom de Lord Weardale, présider dans la suite le Conseil interparlementaire. Je fus plus d'une fois son hôte à Londres, dans son ravissant hôtel de Carlton-Gardens, où l'on pouvait admirer, entre autres tableaux de choix, quelques délicieux portraits de Drouais. Nature très aristocratique en dépit d'opinions avancées parfois jusqu'à la témérité, Philip Stanhope animait toutes les conversations et tous les débats, oùl il prenait bien vite la première place, par l'originalité et la vivacité d'un esprit cosmopolite à la fois très informé et dont la verve primesautière ne dédaignait pas toujours le paradoxe. Dans le groupe britannique, ainsi dirigé, qui s'était empressé de franchir la « mare aux harengs » pour voir ou revoir la Nouvelle Angleterre mes souvenirs me représentent aussi d'autres personnages qui ont laissé un nom dans l'histoire politique du Royaume-Uni, tels que J. A. Thomas, le colonel Pryce Jones, S. T. Evans, J. Wilson et sir Howard Vincent.
Dans le groupe français, plusieurs anciens ou futurs ministres, tels que M. Georges Cochery, qui affirma notamment sa maîtrise dans l'organisation postale, et M. Paul Strauss dont on sait la compétence et le dévouement pour tout ce qui touchait à l'assistance publique et à la prévoyance sociale. Avec eux, des députés et des sénateurs qui nous rendaient présentes toutes les nuances de l'arc-en-ciel politique. Il en était de même pour la délégation belge qui comptait des personnalités de droite, notamment M. de Sadeleer et M. Émile Tibbaut. qui devaient plus tard présider l'un et l'autre la Chambre des Représentants, des parlementaires de gauche, tels que le comte Goblet d'Alviella, M. Houzeau de Lehaye et M. Émile Braun, sans oublier des membres éminents du parti socialiste, tels que M. Henri La Fontaine et M. Émile Vandervelde. Ces deux derniers avaient fait route avec nous à l'arrivée, et l'occasion m'avait été ainsi donnée une fois de plus de connaitre de près le caractère du leader socialiste. Quant à l'excellent M. La Fontaine, pacifiste un peu bêlant, il avait cru, sen e rendant en pays démocratique, qu'il lui suffisait d'emporter pour toute tenue une sorte de costume de cycliste. Vandervelde, mieux au courant des usages, ne laissait pas d'être fort embarrassé de se trouver, dans toutes les réceptions (page 136) auxquelles nous étions conviés, flanqué de ce compagnon en chemise de flanelle et en culottes courtes, dont l'équipement faisait quelque scandale.
Il en fut notamment ainsi, un soir que nous avions été invités à souper par les « Daughters of the Revolution », et où La Fontaine, s'étant figuré, sur la foi du titre, que nous allions être les hôtes d'un club féministe révolutionnaire, avait encore exagéré le sans-gêne de sa tenue. Or, ce club, réservé aux descendantes authentiques des fondateurs de la grande République étoilée, se trouvait être un centre d'élégance mondaine très raffinée.
Le Groupe italien était présidé par le marquis di San Giuliano, qui devait assumer la lourde responsabilité du ministère des Affaires Étrangères à l'heure où éclata la guerre mondiale. Il avait à ses côtés maints collègues de haut mérite et, dans le nombre, le professeur Brunialti, le député Pavia, le prince Odescalchi. le marquis Compans, sans oublier un député du nom de Galetti di Cadilhac dont la présence, lorsque nous fûmes reçus Détroit, devait provoquer un plaisant quiproquo.
Le Groupe néerlandais avait pour chef M. Tydeman. La Suède, M. Ernst Beckman. La Norvège, M. John Lund. Le Portugal, M. de Paiva. La Roumanie, le général Constantin Pilat. Le Danemark, M. C. Krabbe. L'Allemagne, le Dr. Hauptmann. L'Autriche, le chevalier von Oleksow-Gniewocz. Autant de personnages autorisés, attachants ou sympathiques.
Mais la figure qui devait dominer toutes les autres, au cours de cette randonnée peu banale, fut sans aucun doute celle d'Albert Apponyi. Le président du groupe hongrois avait atteint à cette époque tout l'éclat et tout le rayonnement d'une individualité étonnamment brillante. Svelte, de taille exceptionnellement grande. avec un visage racé et effilé qu'allongeait encore une barbiche grisonnante et sur lequel un nez de travers, mais en bec d'aigle, projetait une note hautaine, ce grand Magyar déployait, sous cet extérieur à la don Quichotte, toutes les richesses d'un cœur très noble et d'un esprit très cultivé. Doué d'une extraordinaire facilité pour les langues, il émerveillait ses compagnons de route par l'art consommé avec lequel, sans devoir recourir (page 137) à aucune préparation, il haranguait les auditoires en français, en allemand, en anglais, en italien aussi bien qu'en sa langue maternelle. Ajoutons-y le latin qu'il parlait couramment.
Dès le rendez-vous qui avait été fixé la Battery de New-York, le contact s'était aussitôt établi entre tous ces délégués débarqués d'Europe par les diverses lignes transatlantiques. Et ce contact devait bénéficier singulièrement de la vie en commun dans les deux trains spéciaux qui furent mis à leur disposition pour toute la durée de leur séjour aux États-Unis. Grâce à ces sortes de maisons roulantes, qui, selon les heures du jour et de la nuit. se transformaient en salons, en salles de travail, en restaurants ou en dortoirs, ils virent se réaliser, en quelque mesure, en ce microcosme de l'Union Interparlementaire, le phénomène américain de l'amalgame auquel les États-Unis ont dû que toutes les races de la terre se soient fondues, chez eux, en un « complex » original, ayant son idéal propre, ses habitudes de vivre et ses façons de penser.
Dans mes notes de voyage, je retrouve quelques-unes des impressions que j'avais personnellement éprouvées devant cette révélation d'un nouveau monde. A les relire aujourd'hui, je suis tenté de m'étonner des surprises que j'avais ressenties alors, tant notre esprit européen s'est familiarisé depuis quarante ans avec les méthodes et les « scènes de la vie future » qui nous heurtaient ou nous stupéfiaient à ce moment. Et rien ne montre mieux, sans doute, à quel point les Américains ont été, pour notre civilisation du XXe siècle. des précurseurs.
S'agit-il de des cités ? Nous restions ahuris devant les sky-scrapers de New-York, dominant de leurs trente étages et de leurs cent dix mètres l'humilité des toits voisins. telles des girafes perdues dans un troupeau d'antilopes. Ces villes dessinées à angles droits, où des blocs, construits en séries, alignaient leurs centaines de maisons aux façades toutes semblables les unes aux autres sous leur frissonnant vêtement de lierre, nous devions les connaître à notre tour dans les nouveaux quartiers de maintes villes européennes, comme nous devions nous initier bientôt aux chemins de fer électriques souterrains ou aux « elevated » aux réclames lumineuses, aux escaliers roulants et aux (page 138) ascenseurs-express, aux distributeurs automatiques et au chewing-gum.
S'agit-il de l'organisation de la vie ? Tout cc qui nous frappait là-bas : la difficulté de se faire servir, l'alimentation en conserves, l'indépendance des enfants vis-à-vis de leurs parents, la direction de l'éducation dans le sens économique plutôt que dans le sens classique, la femme généralement plus instruite et plus cultivée que l'homme, le divorce très répandu, les plaisirs du grand air et les jeux aux sensations violentes, les Luna-parks et les Coney-islands, les clubs féminins et les musées techniques, nous devions aussi les voir passer I 'Atlantique.
S'agit-il des méthodes industrielles ? Assurément, nous savions quel point l'immensité et la variété de ses richesses naturelles assuraient à la Grande République une situation privilégiée. Mais nous ne nous attendions pas à voir l'esprit d'audace dans les entreprises s'y affirmer avec une sorte de frénésie : tous les efforts dirigés vers la création plutôt que vers l'administration et l'entretien, l'aspect à la fois grandiose et improvisé des grandes usines de la région, des mines de houille et des puits de pétrole, des hauts-fourneaux et des fours à coke qui nous offraient, comme à Pittsburg et à Philadelphie. le spectacle de laminoirs débitant quotidiennement soixante kilomètres de rails, ou celui de ponts-roulants et de grues de cent tonnes livrant à leur clientèle huit locomotives par jour. D'une part, la production la grosse, où la quantité l'emportait sur les qualités de goût et de fini qui demeurent la revanche de l'artisanat. D'autre part, des inventions encore toutes neuves appliquées à l'élevage et la culture, tout comme à l'industrie. L'accrochage automatique des trains. Le téléphone automatique (girlless-telephone), la multiplication des machines-outils et le perfectionnement constant de l'outillage, servis par une prodigalité qui nous semblait du gaspillage, avec une hâte telle à remplacer le système de la veille qu'elle ne prenait même pas la peine d'enlever les machines démodées, abandonnées dans les chantiers en ruines.
S'agit-il des institutions ? Nous étions surpris de la tolérance dans les rapports entre les confessions religieuses et du peu de crédit des théories qui prônent l'antagonisme des classes. Que (page 139) de nouveautés nous furent alors révélées dont nous avons fait depuis lors notre profit : les cités-jardins, la police privée, la cuisine électrique, la prohibition des boissons alcooliques, les tribunaux pour enfants, le camping et les plaines de sports. J'extrais de mes carnets un propos entendu sur le steamer de la Red Star Line qui nous conduisit aux États-Unis. Une jeune maman américaine aperçoit sa fillette âgée de quatre ans qui s'est avisée de grimper sur le bordage, où la moindre secousse ou la moindre maladresse la faire choir la mer. Je m'attendais ce que la mère fit au moins quelque reproche l'enfant de son imprudence... pas du tout. Elle se borna à lui dire : « Well ! Have you had a good time ?” A côté de ce trait qui illustre les procédés de l'éducation américaine, celui-ci qui m'éclaira sur l'esprit d'indépendance et d'initiative que de telles méthodes développent chez les adolescents : Un jeune garçon d'hôtel m'explique qu'il a la vocation religieuse, Il emploie ses vacances d'étudiant à s'assurer, en servant dans les restaurants et les hôtels, une petite dot qui lui permettra d'entrer au séminaire catholique.
J'avais oui vanter l'ingéniosité où rivalisent, dans les surenchères de la concurrence, les compagnies exploitant là-bas les services publics de tout genre et ne fus pas trop intrigué à la lecture des prospectus où les sociétés de chemins de fer se vantaient, l'une d'avoir le matériel le plus élégant, et l'autre le personnel le plus courtois du monde. Mais je ne résistai pas à l'envie de prendre copie d'une affichette que j'aperçus dans une voiture de tramway à New-York et dont voici la traduction textuelle : « Cimetière Sainte-Agnès, au faubourg Richmond, quarante-quatre milles du cœur de la cité. Cimetière du dernier style avec vues sur l'Océan. Fontaines, promenades et bosquets de fleurs. Illuminations le soir. Quelques lots restent disponibles avec facilités de paiement, depuis cinquante dollars. Écrire pour prospectus illustré Broadway 220, New-York. » Ainsi, tout nous était motif de surprise et de comparaison.
Fut-ce une simple coïncidence qui fit débuter notre voyage par une visite à l'École Militaire de Westpoint ? Après avoir remonté le magnifique Hudson à bord de deux garde-côtes et (page 140) sous l'escorte d'un croiseur, nous y fûmes reçus par des salves d'artillerie. Aussitôt débarqués, nous eûmes le spectacle d'une revue où les cadets défilèrent devant nous au pas de parade, dans un uniforme copié sur celui des voltigeurs de la garde impériale. Ils étaient d'ailleurs charmants de jeunesse et d'allure, coiffés d'un shako à plumet, vêtus d'une tunique bleue coupée d'un double baudrier et le pantalon blanc retenu par des sous-pieds. Cet exercice fini, nous fûmes harangués par le général commandant l'École, un vieil officier à visage glabre et à cheveux longs. qui, dans un discours énergique, commenta, pour les pèlerins de la paix que nous étions, le fameux dicton dont Grotius a assumé la lourde paternité : « Si vis pacem, para bellum. »
Saint-Louis, à cette époque la quatrième ville des États-Unis par ordre d'importance, n'offre, ou du moins n'offrait aux étrangers, qu'un minimum d'attraits romantiques. Ceux des parlementaires européens qui, sur la foi de Chateaubriand, s'attendaient à découvrir aux rives du Mississipi, « père des eaux », des savanes et des forêts vierges, « des végétations luxuriantes » et une « faune diaprée remplissant les déserts de sa sauvage harmonie », éprouvèrent sans nul doute quelque déception à explorer les vingt-sept rues rectilignes toutes parallèles au grand fleuve, - lent et boueux, - qui forment la ville basse ou même les grandes avenues qui lui sont perpendiculaires et qui montent à la ville haute, celle-ci égayée d'ailleurs par quelques grands parcs bien plantés. En cet été de 1904, une Exposition universelle y attirait un immense concours de visiteurs. Cette « World's Fair » avait pour but de célébrer le centenaire de la « Louisiana Purchase », c'est-à-dire du Traité de 1804 par lequel Napoléon céda ces vastes territoires à la jeune République américaine pour le prix de quinze millions de dollars, traité qu'une inscription commémorative, à l'entrée même de l'Exposition, affirmait avoir été « equally advantageous to both the contracting parties ». L'exposition répondait sans doute aussi à un autre souci bien américain : le désir d'éclipser par son éclat et son succès l'exhibition qui avait eu lieu, peu d'années auparavant, à Chicago. Un formidable effort avait été tenté par l'esprit de clocher des Louisians pour battre le record des entrées dont s'était enorgueillie la grande cité rivale. (page 141) Le « great day » choisi pour cette émouvante épreuve avait été la fête du saint Roi de France, patron de la ville, dont nous admirâmes la statue, drapée aux couleurs américaines, et commentée par cette inscription lapidaire : « The lawgiving king whose name is honored by sovereigns of a new world. » Le record de Chicago fut battu, - et les triomphateurs nous confièrent sans aucun embarras le secret de leur réussite. Tous les bons citoyens de Saint-Louis s'étaient, le 25 août, donné le mot pour se présenter en rangs serrés aux guichets d'entrée, - puis, à peine admis dans l'enceinte de l'Exposition, ils en ressortaient afin d'y pénétrer de nouveau. Jusqu'au soir, les plus ardents recommencèrent ce manège recevant à chaque fois, en témoignage de leur zèle civique, une petite pancarte servant de reçu pour le prix de rentrée qu'ils avaient acquitté. La pancarte portait ces simples mots ; « I have done my duty. » Nombreux furent ceux qui, à la fermeture des portes, arboraient un chapelet de pancartes attestant qu'ils avaient, ce jour-là, fait jusqu'à trente ou trente-cinq fois leur devoir Ainsi le Michigan dut s'avouer knock-out par le Missouri.
Ce fut au Festival Hall de l'Exposition qu'eut lieu, le lundi septembre, l'ouverture solennelle de la Conférence. Dans leurs discours de bienvenue, M. Richard Bartholdt, désigné par acclamation en qualité de président, et M. Francis B. Loomis, sous secrétaire d'État qui représentait le gouvernement, vantèrent les progrès déjà réalisés par la cause de l'arbitrage international et appelèrent de leurs vœux un nouvel âge d'or qui verrait triompher « in the Parlement of men, the federation of the world. » Avant que la parole ne fût donnée aux chefs des diverses délégations, le Dr. Hauptmann, membre du Landtag de Prusse, et chef de la délégation allemande, proposa par motion d'ordre que la langue française fût choisie comme langue officielle de la Conférence. Il restait bien entendu d'ailleurs que chacun des orateurs garderait toute liberté de s'exprimer dans sa langue nationale. Cette motion fut adoptée, non sans que M. Georges Cochery, président de la délégation française, fût intervenu pour remercier avec effusion son collègue allemand d'une attention aussi délicate et dans laquelle il saluait éloquemment l'oubli des (page 142) discordes passées. Puis commença le défilé rituel des orateurs à la tribune, et l'on vit y monter en premier lieu M. le Dr. Hauptmann lui-même, qui s'exprimait toujours en allemand. On devait voir, d'ailleurs, au cours des journées qui suivirent, en toutes circonstances, soit à l'heure des banquets, soit à l'occasion de visites aux municipalités et aux universités, soit même à la réception qui fut offerte aux congressistes à la Maison Blanche, le même délégué appelé à prendre le pas sur tous les autres, et à porter chaque fois la parole en leur nom puisque le rang des préséances se trouvait réglé d'après l'ordre alphabétique français. Après quelques expériences de ce genre, les esprits malicieux s'avisèrent que le choix de la langue anglaise comme langue de la Conférence, si ce choix eût eu pour lui la stricte logique dans un pays où cette langue était unanimement parlée, aurait entraîné des conséquences protocolaires toutes différentes ; ce choix aurait appelé : Belgium, Denmark, England et France avant Germany. Mais peut-on reprocher à un homme politique doublé d'un diplomate, de recueillir pour son pays, à la façon du Dr. Hauptmann, les bénéfices de sa courtoisie Il ne restait aux victimes qu'à reconnaître que le tour était bien joué. C'est ce que M. Georges Cochery fit de très bonne grâce.
Dans la séance du mardi 13 septembre, les deux démarches que le Bureau de l'Union proposait de faire en vue de la guerre russo-japonaise et de la convocation d'une seconde conférence de La Haye, provoquèrent un beau débat où il n'y eut de désaccord que sur quelques nuances de rédaction. Il fut donc décidé qu'à l'issue de ses travaux, la Conférence interparlementaire de Saint-Louis se rendrait in corpore à Washington pour faire part au Président Roosevelt de son désir de le voir intervenir, aussi bien comme médiateur dans la guerre en cours que pour inviter les Puissances à se réunir derechef à La Haye. Restait à statuer sur l'interdiction des mines et autres explosifs sous-marins ainsi que sur l'adoption, dans les traités à venir, d'une clause d'arbitrage qui cesserait de réserver les intérêts vitaux, l'indépendance et l'honneur des États. Après un échange de vues, qui révéla des objections et des résistances, déduites les unes du souci d'assurer la défense des cotes et des mers, les autres (page 143) du respect de la souveraineté nationale, et afin de ne pas entamer la valeur morale des propositions elles-mêmes, la Conférence décida d'ajourner tout vote définitif. Enfin, la journée du 14 septembre fut consacrée à l'examen pratique des moyens par lesquels pourrait être renforcée l'action de l'Union Interparlementaire, qui ne disposait encore ce moment ni d'un service régulier de secrétariat, ni d'un organe ou bulletin destiné à servir de lien entre ses membres et les intéresser plus direct ment à ses travaux.
Toute Conférence de ce genre a ses côtés anecdotiques, et c'est à peine commettre une indiscrétion, à tant d'années de distance, que de lever le voile sur l'un ou l'autre des épisodes pittoresques qui marquèrent, soit la présence des délégués dans la capitale du Missouri, soit la prolongation de leur voyage qui dura jusqu'à la fin de septembre. Tandis que tous séjournaient à Saint-Louis au Southern Hôtel, le général Pilat, chef de la délégation roumaine, dont chacun appréciait l'expérience et l'aimable bonhomie, fut l'objet d'une invitation qui le laissa tout d'abord perplexe. Un comité israélite, comprenant plusieurs Roumains émigrés ou expulsés. sollicitait l'honneur de sa présidence à la pose de la première pierre d'une synagogue dont l'érection venait d'être décidée. Le général Pilat consulta ses collègues sur la réponse qu'il convenait de faire à cette invitation, et ses collègues ne manquèrent pas de lui rappeler que Pilate n'avait rien à refuser aux Juifs. Il s'en fut donc la cérémonie, mais au retour il nous fit part d'un grave ennui qu'il avait éprouvé. Il s'était en effet aperçu tout coup de la disparition de sa montre que quelque adroit pick-pocket lui avait subtilisée la faveur de la bousculade dont cette inauguration avait été l'occasion. « Toutefois, ajouta-t-il, j'ai eu une compensation à ce malheur... En effet, un des dirigeants du comité, apprenant mon aventure et voulant en effacer la désagréable impression, m'a spontanément et généreusement offert, sur le prix très avantageux de cinq dollars, un chronomètre en or tout neuf, de fabrication américaine et dont il m'a beaucoup vanté la perfection. » Le voici. Sur ce, le général Pilat tira de son gousset sa nouvelle acquisition d'un métal jaune éblouissant. Un éclat de rire unanime salua cette (page 144) exhibition. Les collègues du général avaient, en effet, quelques heures auparavant, en visitant les pavillons de la « World's Fair », constaté le succès d'une montre fabriquée en série et qui faisait l'objet d'une intense publicité sous le nom de « One dollar watch.3 Le digne général avait été doublement refait. Après avoir perdu sa bonne montre familiale, il en avait acquis une autre très médiocre, en la payant cinq fois sa valeur marchande.
Après une histoire juive, une histoire gasconne. Celle-ci eut pour théâtre la ville de Détroit où les délégués firent étape, après avoir parcouru, les jours précédents, les magnifiques régions du Kansas et du Colorado et avoir été fêtés au passage dans maintes cités opulentes : à Denver, à Omaha, à Chicago. Sur les rives enchanteresses du lac Saint-Clair, la ville de Détroit, déjà en pleine prospérité, avait réservé à la Conférence une réception fastueuse. Sa population s'était portée en foule à l'arrivée des délégués, qui furent salués dès la gare par les cris mille fois répétés de : Cadillac ! Cadillac ! C'est que les habitants avaient appris qu'un délégué de ce nom faisait partie du voyage et, mal renseignés par la presse locale, ils s'étaient mis en tête que ce délégué ne pouvait être qu'un descendant du cadet de Gascogne qui fonda au XVIIe siècle, en ce lieu alors désert, le modeste campement qui était destiné à devenir avec le temps le centre le plus actif de l'industrie automobile aux États-Unis, voire dans le monde entier. En vain, le colonel Galetti di Cadilhac, objet de ces ovations délirantes, essaya-t-il d'expliquer qu'il n'avait de commun avec le fondateur de Détroit qu'une quasi-homonymie dont il n'entendait point abuser. Rien n'y fit... Il fut porté en triomphe au City-Hall, puis auprès de la statue de son pseudo- ancêtre. Les édiles le couvrirent de compliments et les femmes de fleurs. Mille objectifs photographiques le mitraillèrent de face, de profil et de trois-quarts, et chacun de s'extasier sur un air de famille et une ressemblance que les clichés des journaux ne manquèrent pas d'accentuer dans leurs éditions spéciales. Il fallut bien que le colonel se résignât à la volonté populaire, et une fois de plus, la légende l'emporta sur l'histoire.
(page 145) Encore sous l'impression de ce joyeux malentendu et des libations dont il s'accompagna, les délégués eurent, pour s'en distraire, le contraste d'une traversée mouvementée - et plutôt pénible, - qui, de Détroit à Buffalo, les conduisit, la nuit suivante, de la rive occidentale à la rive orientale du Lac Érié. Ils purent se convaincre de la sorte que l'eau salée n'a nullement le monopole des fortes houles et du mal de mer. Les Niagara Falls leur réservèrent ensuite le spectacle grandiose de leurs cascades et les émotions de la « cave des vents ». D'autres réceptions les attendaient encore. Par le Delaware et le Maryland, ils gagnèrent Albany, qui est la capitale politique de l'État de New-York, et y entendirent commenter à leur intention par les autorités de l'État une inscription qui figure en place d 'honneur dans Ia grande salle de l'Hôtel de ville : « What we have, we keep. What we have not, we are after. » Beau programme politique qui concilie harmonieusement la conservation et le progrès ! Après un arrêt à Boston et la visite, pleine de charme et d'enseignement, des fameuses universités de Harvard et de Yale, ce fut le retour à New-York. En débarquant on se dit : « Voilà bien l'Amérique ! Quant on y revient. au retour d'un voyage dans le Far-West, on est tenté de croire : « Me revoici en Europe. » L'Imperial City est ainsi un trait d'union entre les deux mondes. Pour nous, Européens, c'est le commencement de l'Amérique. pour les Yankees eux-mêmes, c'est là que commence l'Europe. En cet « indian summer » de 1904, tout y respirait déjà la fièvre de la campagne présidentielle dont nous avions relevé maints symptômes au cours de notre randonnée. L'imminence de cette grande compétition, qui mettait cette fois en présence Théodore Roosevelt que les républicains avaient désigné pour la défense de leur « ticket », et le juge Parker, candidat du parti démocrate, allait donner un attrait de curiosité exceptionnelle à la visite qu'il nous restait à faire en conclusion de notre conférence : notre réception à la Maison Blanche.
Je ne m'étendrai pas ici sur les séductions incontestables de Washington, la city of magnificent distances. Comme toutes les capitales artificielles, nées du souci d'isoler le pouvoir souverain de la cohue populaire et de l'agitation des affaires, sa grandeur (page 146) et sa noblesse ne vont pas sans quelque monotonie et quelque ennui. Je n'essaierai pas non plus de raconter notre excursion à Mount Vernon, la résidence où vécut et mourut George Washington, ni d'analyser l'émouvante impression que produisit sur nous l'apparition, à la descente du fleuve Potomac, de cette colline inspirée où la piété d'un peuple a voulu conserver intacte l'aimable demeure du planteur de Virginie, cette maison où tout ce peuple reconnaît son propre berceau.
Bien que le Parlement fût en vacances et que la température fût torride, la politique ne chômait pas tout à fait dans la capitale. Comment en eût-il été autrement, à quelques semaines de distance d'un événement aussi décisif que l'élection présidentielle ? Les pronostics étaient généralement favorables à Roosevelt, mais ses adversaires ne ménageaient pas leurs efforts, et la presse évaluait à cinquante millions de dollars les frais de propagande faits par chacun des partis en présence. Un des éléments de la popularité de Roosevelt résidait sans nul doute dans ses allures sportives, son entrain endiablé et le souvenir qu'avaient laissé ses prouesses de colonel des Rough riders au moment de la guerre avec l'Espagne. Nous en avions eu déjà une preuve en assistant à Chicago à un grand meeting dont la partie la plus goûtée fut l'exhibition d'un film cinématographique, - spectacle qui, pour nous, était alors dans toute sa nouveauté. Le film projetait tout à tour sur l'écran des scènes plus ou moins romancées de l'existence de Teddy. On y exaltait notamment sa préférence pour les chevaux fougueux. Comme un palefrenier lui amenait une bête d'apparence trop pacifique. il l'écartait d'un geste dédaigneux, et une inscription, au bas de l'image, commentait la portée de ce refus : « He wants a horse, not a rabbit. » Mais ce renom d'audace et ce goût du risque, s'ils pouvaient rallier à la candidature républicaine la masse des esprits jeunes et combatifs, n'étaient pas sans inquiéter les gens prudents et de sens rassis. Ceux-ci ne manquaient point d'opposer à cette « furia » le calme et la pondération du juge Parker, avec qui les intérêts de la banque et des affaires seraient moins exposés des à-coups et à des sautes d'humeur. Dans certains milieux, et notamment dans les journaux de la « Yellow Press », le reproche (page 147) d'impérialisme était habilement agité et exploité contre Roosevelt. Avec un tel fantaisiste, la République ne serait-elle pas entraînée dans un engrenage d'aventures et, qui sait, dans une politique de guerre ? Bonne riposte à pareilles attaques que la visite en masse de ces apôtres de la Paix et de l'Arbitrage, venus d'Europe pour rendre hommage aux vertus pacifiques du Président et solliciter son intervention afin de mettre un terme à une guerre dont les intérêts américains commençaient eux-mêmes à pâtir.
La réception la Maison Blanche eut lieu le dimanche 25 septembre. La réponse que Théodore Roosevelt adressa aux délégués fut bien dans sa meilleure manière : marquée à la fois au coin de l'énergie et du bon sens. Il déclara prendre en sérieuse considération les suggestions de l'Union Interparlementaire et, de fait, on sait qu'il ne tarda pas à leur donner la suite désirée. Après les discours officiels, le Président s'entretint en particulier avec ses hôtes, - se livrant cette fois en tout abandon à des monologues que son exubérance et son originalité d'esprit agrémentaient volontiers de boutades, de saillies et de larges éclats de rire. On a beaucoup usé et abusé, en ces derniers temps, du terme de dynamisme Ce mot convenait bien à l'allure et l'éloquence de Théodore Roosevelt. Dans la suite, il me fut donné plus d'une fois de voir et d'entendre de près ce curieux homme, notamment lorsque, étant sorti de charge, il accepta en 1910 l'invitation que je lui avais adressée de venir parler à l'Exposition de Bruxelles, puis, en septembre 1914, lorsqu'il me donna rendez-vous à Cleveland. De taille moyenne, mais droit et bien campé, il s'emparait d'emblée de son interlocuteur ou de son auditoire, fascinant en quelque sorte l'un ou l'autre par son regard aigu qui pétillait derrière les verres de son binocle et décochant de sa solide mâchoire, meublée de dents agressives, des vérités premières auxquelles la force de ses convictions et la netteté de sa diction auraient suffi à donner une autorité impressionnante. Nulle part, une telle personnalité ne se laissait reléguer au second plan... Ne disait-on pas plaisamment que lorsqu'il assistait à une noce, c'était lui qui devenait la mariée, et qu'à un enterrement, c'était lui qui devenait le mort ? Le mort, - c'est trop dire, car il devait, et jusqu'au bout, demeurer le (page 148) prototype même de ce pays de la vie intense, de la strenuous life qu'il exaltait dans ses discours et ses écrits et dont son prosélytisme sut développer la contagion, non seulement en Amérique, mais aussi dans l'ancien monde. S'il fallait, pour décrire sa forte personnalité, emprunter quelque citation à la littérature, rien ne le peindrait mieux, je crois, que cette belle strophe du Psalm ot Life de Longfellow dont les parlementaires emportèrent la chanson dans leurs oreilles et leurs souvenirs, comme la meilleure leçon de ce voyage d'outre-Atlantique si riche d'enseignements et de découvertes :
« Agissons, afin que chaque lendemain nous trouve plus en avant. Ne nous confions pas dans l'avenir, tout beau qu'il soit. Laissons le passé ensevelir les morts. Agissons, agissons dans le présent qui vit, le cœur dans nos poitrines et Dieu sur nos têtes ! »