(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)
La Chambre de 1896 - Le Ministère de Smet de Naeyer - M. Woeste - Le groupe socialiste - Débuts au Parlement - Au Conseil communal de Saint-Gilles - Arthur Verhaegen - Léon XIII et le Cardinal Rampolla - Le Congrès international de Zurich - Les Ministères de Smet de Naeyer et Van den Peereboom - Les élections de 1900
(page 81) La Chambre de 1896, où je devais faire mes premières armes parlementaires, comptait 152 députés, dont 111 catholiques, 28 socialistes et 13 libéraux-radicaux. Jamais la droite n'avait disposé d'une majorité aussi forte en face d'une opposition aussi faible, car l'outrance des doctrines que professait à cette époque le jeune parti dit ouvrier et les violences de langage de ses élus lui enlevaient en autorité tout ce qu'elles suscitaient d'inquiétudes ou d'alarmes les amis de l'ordre et de la paix sociale.
La Chambre était présidée par M. Beernaert, qui devait exercer cette haute charge jusqu'en 1900. Sa personnalité demeurait entourée d'un grand prestige. On savait dans quelles conditions de dignité, après avoir dirigé le gouvernement avec sagesse et succès de 1884 à 1894, il avait quitté le pouvoir plutôt que de sacrifier la représentation proportionnelle, dont il était très féru. On n'ignorait pas les instances que le Roi avait faites pour le déterminer à revenir sur sa démission et comment, en le (page 82) remerciant du concours qu'il lui avait apporté pendant ces dix années dans ses efforts pour doter son pays d'une colonie, il lui avait rendu ce magnifique hommage : « Si le Congo existe, c'est grâce à vous. » Aujourd'hui rendu à sa vie professionnelle d'avocat, Beernaert trouvait encore le temps d'ajouter à ses fonctions de Président de la Chambre tous les devoirs que lui imposaient soit des œuvres ou des institutions d'intérêt public, telles que l'Académie Royale ou la Commission des Musées des Beaux-Arts, soit des travaux d'ordre international, comme les Conférences de La Haye et celles de l'Union Interparlementaire. Mais en dépit de son prestige, on ne pouvait pas dire qu'il dominât l'assemblée dont il dirigeait les débats. Il cessait peu à peu d'être « prophète en son pays. » Au fauteuil, il manquait de calme et de patience. Trop familiarisé avec les problèmes qui étaient débattus dans l'hémicycle, il résistait mal à l'envie de placer son mot dans la discussion. D'autre part, - sous une apparence de force physique et morale, - il était très impressionnable et très sensible. Les coups d'épingle que ne lui ménageait pas la rivalité agressive de Woeste et les tumultueux incidents de séance que multipliait le groupe socialiste (interruptions, invectives, manœuvres d'obstruction) lui gâtaient les satisfactions d'amour-propre que pouvait lui apporter l'exercice de sa charge présidentielle. Il était d'ailleurs très attentif à en faire respecter les prérogatives. C'est ainsi qu'il se mit énergiquement en travers de la prétention dont le Sénat s'était tout coup avisé de prendre le pas sur la Chambre des Représentants. A cette prétention, Beernaert opposait des raisons très solides. La Chambre, disait-il, représentait de plus près la Nation, étant élue tout entière au suffrage direct. D'autre part, l'initiative en matière financière lui était réservée par la Constitution, C'était à elle seule qu'appartenait la nomination des membres de la Cour des Comptes. Dans notre régime démocratique, elle était le premier corps de l'État. Cependant, le Sénat profitait insidieusement de toutes les occasions qui s'offraient à lui pour régler à son profit ce problème de préséance. Un jour que Beernaert devait assister à une cérémonie officielle, il trouva, en arrivant, le duc d'Ursel, président du Sénat, confortablement (page 83) installé dans le fauteuil qui était, du point de vue protocolaire, le premier après celui du Roi. Comme son collègue, tout en le saluant aimablement de la main, ne faisait pas du tout mine de céder la place, Beernaert s'adressa lui avec le plus grand sérieux : « Mon cher Président, je m'en vais donc être obligé de m'asseoir sur vos genoux. » Et il eût fait comme il le disait. A la pensée d'être écrasé par cette masse imposante, le président du Sénat dut battre précipitamment en retraite et sans un mot de plus, prit possession de la place encore chaude. Cette querelle se serait sans doute éternisée si un « modus vivendi » n'était intervenu, reconnaissant la préséance au plus ancien des présidents en exercice.
Quant au gouvernement, il était dirigé par Paul de Smet de Naeyer, qui avait succédé, quelques mois auparavant, à Jules de Burlet. Paul de Smet, député de Gand depuis 1886, avait, lors du débat révisionniste, défendu sans succès le système dit de l'habitation. Les questions économiques et les travaux publics l'intéressaient beaucoup plus que les problèmes politiques ou sociaux et il ne s'écartait guères, dans ses vues doctrinales, des vieilles conceptions manchestériennes. N'ayant pas fait d'études supérieures, il s'était formé lui-même au contact des hommes et à l'expérience des affaires. Laissant volontiers à l'un ou à l'autre de ses collègues, ou mieux encore aux leaders de sa majorité, les grandes chevauchées ou les grands tournois de principes ou d'idées, il se consacrait de toute son intelligence qui était vive, et de toute son activité qui ne l'était pas moins, à développer l'outillage du pays, à favoriser son exportation, à encourager les initiatives privées, à assurer le bon équilibre des recettes et des dépenses. Léopold Il trouvait précisément dans ce premier ministre d'esprit si réaliste un collaborateur rêvé pour ses projets d'expansion mondiale, d'urbanisme et de grands travaux. Il voulut reconnaitre de tels mérites en lui octroyant, entre ses deux ministères, le titre de comte. Très courtois dans ses manières, d'une élégance de tenue un tantinet surannée, toujours bien préparé et documenté, de Smet de Naeyer, parfait « gentleman », eût été un excellent « debater » au prix d'un débit moins saccadé et précipité. La concision n'était pas non plus (page 84) dans son genre oratoire. Lancé dans une controverse d'ordre fiscal ou économique avec Hector Denis ou Georges Lorand, il s'en donnait à cœur joie, et tous les trois étaient également intarissables. Par son encombrement, son bureau au ministère des Finances révélait lui seul ses méthodes de travail. La chambre, pourtant vaste, était envahie de dossiers, de livres, de plans, à tel point qu'on y cherchait parfois en vain une chaise qui fût libre. Désordre plus apparent que réel, - car le Premier ministre se retrouvait lui-même sans peine dans ce dédale. Ses veillées de travail se prolongeaient jusqu'aux petites heures et parfois jusqu'à l'aube. Lorsqu'il s'agissait de quelque modification aux droits de douane ou d'accise, il ne manquait pas de demander au Parlement d'adopter, lui aussi, ce régime de séances de nuit, - ce qui lui valut un jour, de la part de Léon Furnémont, député socialiste d'esprit gouailleur, cette riposte dont il fut le premier à s'égayer : « Ah ! non, Monsieur le Comte à dormir debout ! »
Parmi ses collègues du ministère, il était d'autres figures curieuses, mais aucune ne l'emportait en originalité sur celle de Jules Van den Peereboom, alors ministre des Chemins de fer, et qui servait de cible favorite aux chansonniers et aux revuistes. De poil très noir, les cheveux trop longs, toujours drapé de vêtements funèbres, on le voyait s'avancer d'un pas menu, l'air humble, la tête enfoncée dans les épaules, la main droite toujours posée sur la poitrine, comme en un perpétuel mea culpa. Célibataire endurci et d'une piété fervente, il menait une vie d'ascète. Pour le surplus, grand laborieux, très assidu à ses fonctions et connaissant à merveille tous les rouages de son département. Sa seule passion profane était l'amour des antiquités du Moyen âge. On le voyait parfois, à la fin d'une journée de travail, courir les boutiques de bric à brac à la recherche d'une pièce rare destinée à enrichir la collection qu'il amassait jalousement dans la vieille maison qu'il avait acquise à l'ombre de l'église d'Anderlecht. Sans aucun souci du qu'en dira-t-on, il revenait triomphalement de ces expéditions., armé de quelque vieille broche à rôtir ou de quelque pertuisane émoussée, - trop heureux lorsque le vendeur, abusant de la candeur d'un tel client, ne l'avait (page 85) pas doté d'un ustensile de pacotille ou d'une arme n'ayant de gothique que l'apparence. Son petit musée d'Anderlecht, qu'il légua à l'État, offrait un ensemble hétéroclite de raretés authentiques d'un grand prix et de pièces truquées avec plus ou moins d'adresse. Dans la salle principale, remplie d'armures, d'arbalètes et de catapultes, il sc contentait, pour y passer la nuit, d'un minable grabat dissimulé dans un coin. Un dimanche d'automne, je fus pour le voir dans ce Tusculum. Je le rencontrai au moment qu'il sortait de la vieille église toute voisine de sa demeure. Des gamins lui faisaient escorte, l'interpellant plaisamment : « Peere- boom, een peer ! » Et le ministre, de la meilleure grâce du monde, tirait un à un des basques de sa redingote des fruits mordorés qu'il distribuait à ce petit monde. Sous cette mine de sacristain, il cachait ce que les Anglais appellent « the sense of humour. » Dans une séance de la droite où, à propos de l'un ou de l'autre acte administratif, M. Woeste lui avait adressé des reproches de sa voix la plus acide, je l'entends encore commencer son discours d'un ton volontairement papelard : « Avant de venir à cette réunion d'amis, fit-il en guise d'exorde, je me suis gargarisé avec du miel. » Puis, il justifia longuement la mesure qui lui était reprochée. Enfin vint la péroraison qu'il proféra d'une voix de matamore : « Et s'il en est un parmi vous qui persiste à m'accuser encore, je lui donne rendez-vous pour en découdre demain dans ma salle d'armes ! » Il s'intéressait de près à la restauration de cette collégiale Saint-Pierre d'Anderlecht, à laquelle sa maison faisait face. Un député de la droite, digne et riche bourgeois du pays de Waes et soutien fidèle du gouvernement. M. De Kepper, avait été absent au moment d'un vote de quelque importance. Le lendemain, Van den Peereboom vint gronder à son banc M. De Kepper qui était assez penaud et il lui déclara qu'en guise de pénitence il aurait à offrir à l'église d'Anderlecht un vitrail pour une petite chapelle dédiée à saint Denis. En même temps, il lui soumit le projet de ce vitrail, sous la forme d'un dessin qu'il venait de crayonner. Le dessin montrait un saint Denis agenouillé et décapité, présentant sur un plat d'argent son chef coiffé d'une mitre. Mais cette tête reproduisait, en la déformant irrévérencieusement, les traits du digne (page 86) M. De Kepper. Au-dessous était tracé ce commentaire en vers flamands :
Door Peereboom gesloren
Heeft Kepper 't hoofd verloren.
La caricature était d'ailleurs son péché mignon. Il s'en servait pour assaisonner sa correspondance. Lorsque je fus chargé du portefeuille de la Justice, il ne manquait point d'agrémenter de quelque croquis facétieux les demandes ou les recommandations qu'il m'adressait. C'est ainsi qu'un jour, revenant à la charge pour obtenir la liquidation d'un subside promis à son église, il me fit tenir un dessin où il s'était a croqué lui-même, maigre et piteux. tirant la sonnette d'une porte sur laquelle on pouvait lire : « Fesse Mathieu, Prêteur à la petite semaine. » Et, au dessous, ces quelques mots : « Voilà, mon cher Ministre, à quelles extrémités vous me réduisez, par votre retard à liquider les crédits dus à la fabrique d'église d'Anderlecht. »
A côté de ce curieux homme à l'allure de bedeau, son collègue des Affaires Etrangères, M. de Favereau, au visage rose et jeune, d'une expression timide. ressemblait un aimable enfant de chœur. Chez lui, la bonne grâce n'était jamais prise en défaut et la réserve discrète, dans laquelle il se cantonnait naturellement, ne faisait nul tort, au contraire, à ses très réels mérites de diplomate. Les attaques de l'opposition socialiste glissaient, sans pouvoir l'entamer, sur la glace unie de son imperturbable politesse. Un jour que son budget était en discussion, et que les articles allaient être successivement mis aux voix, il advint, - c'était tout à la fin d'une séance, - que la plupart des membres de la majorité avaient quitté la salle, de telle sorte que l'opposition, n'en ayant pas fait autant, était maitresse du vote. Le député Léon Furnémont, toujours attentif à jouer de méchants tours au gouvernement, profita de la circonstance pour déposer un amendement - à la mode anglaise, - qui réduisait d'un franc, à titre de désapprobation de sa politique, le traitement du ministre. puis, il réclama le vote immédiat par assis et levés. Cette manœuvre imprévue avait provoqué quelque émoi. Comment éviter (page 87) un vote qui allait mettre le gouvernement en mauvaise posture ? M. de Favereau leva le doigt pour demander la parole : « Je me rallie à l'amendement », fit-il de sa voix la plus candide. Et l'amendement fut voté à l'unanimité... Les rieurs, on le pense, ne furent pas du côté de M. Furnémont. Celui-ci essaya de prendre sa revanche à l'article suivant qui était relatif aux fonds secrets du département. Il exigea, sur le ton déclamatoire dont il usait volontiers, que le gouvernement fournît au pays des explications sur l'emploi d'un tel crédit, d'ailleurs très modeste. La réponse du ministre fut aussi polie que péremptoire : « L'honorable M. Furnémont voudrait savoir à quoi servent ces fonds secrets. Si je le lui disais, ce ne seraient plus des fonds secrets. » Cette fois, M. Furnémont dut s'avouer battu.
Dans cette équipe ministérielle, le portefeuille de l'Agriculture était le lot d'un industriel termondois, M. Léon De Bruyn. dont la bonhomie était devenue légendaire, non moins que son audace à forger des vocables et des tournures de phrases qui mettaient en joie ses collègues et les journalistes. Pour marquer son désir de voir abattre la ceinture de remparts qui étouffait sa ville natale, il avait un jour proclamé : « Il est temps qu'on démantibule Termonde. » Il se plaignait que la presse d'opposition le traitât de « Turco mort » et se défendait de vouloir mettre le doigt « entre l'Arabe et le Corse. » Dans les dîners et les banquets, ses toasts, qui ne manquaient d'ailleurs ni de chaleur ni d'esprit, s'émaillaient de formules pittoresques. Pour proposer la santé de la maîtresse de maison, il buvait à « l'aimable amphitrite.3
Bien entendu, comme on ne prête qu'aux riches, on le rendait responsable de toutes les « contrepetteries » qui pouvaient naitre dans l'imagination des mauvais plaisants. Son collègue de l'Industrie et du Travail, Albert Nyssens, était parmi les plus généreux à lui en attribuer la paternité. Je possède, composé par lui, un album illustré intitulé Debruyniana, qui forme un amusant recueil de tous « pataquès » authentiques ou apocryphes, Délassement innocent d'un juriste et d'un homme politique d'intelligence supérieure qui, après avoir donné la mesure de son talent dans l'organisation et la direction du Ministère de (page 88) l'Industrie et du Travail, dont il fut le premier titulaire, devait quelques années plus tard, finir prématurément.
Pour ne pas faire partie du gouvernement, M. Woeste n'en exerçait pas moins une autorité manifeste sur toute son activité politique. L'opposition l'appelait plaisamment : « La belle-mère du ministère. » En réalité, il en était le mentor. Cette influence, il la devait certes pour une part à la crainte qu'il inspirait aux ministres, - n'avait-il pas fait tomber successivement M. Beernaert et Jules de Burlet ? - mais il la devait surtout à son inlassable activité : au courant de toutes les questions, il était toujours à son poste, et ses collègues de la droite, dont beaucoup n'avaient ni sa compétence ni son exactitude, pouvaient se reposer sur lui du soin d'étudier et d'agir.
Aimant le Parlement, il vivait de sa vie, assidu aussi bien aux travaux des sections et des commissions qu'aux séances publiques. Son siège dans l'hémicycle était à l'extrémité d'une travée de droite au quatrième rang. Tantôt courbé sur son pupitre, il expédiait lettre sur lettre de son écriture menue, fine et inlassable, répondant patiemment à tous ceux qui recouraient à lui, relançant infatigablement les ministres auxquels il avait sans cesse quelque cause ou quelque candidature à recommander. Tantôt, appuyé de côté, - attentif, même lorsqu'il paraissait distrait, - le plus souvent l'œil vif, où pétillaient l'intelligence et parfois l'ironie, - il écoutait l'orateur. le lorgnant volontiers au travers de son pince-nez replié, notant, plus encore dans sa merveilleuse mémoire que sur le papier, les arguments qu'il allait lui-même introduire dans la discussion. Car il n'était point de débat de quelque importance où il n'intervînt. Toujours prêt, son tour venu, il captivait aussitôt l'attention par la netteté et la pureté de sa diction, parfois un peu sèche et coupante, mais parfois aussi animée d'une émotion contenue et sincère. Ses dons oratoires : gravité et mobilité du masque, organe clair, sobriété et autorité du geste, impassibilité sous le feu des interruptions ou des sarcasmes, sa maîtrise de juriste, sa belle dignité de langage, tout cela était mis chaque jour au service de convictions ardentes et d'une dialectique impitoyable.
Il n'abandonnait une idée qu'après en avoir fait jaillir (page 89) l’évidence, plus préoccupé de convaincre que d'émouvoir, ayant, sur toute chose, une opinion et cherchant toujours à faire accepter cette opinion ; n'hésitant pas à se répéter, sachant que dans les assemblées parlementaires plus qu'ailleurs, il faut. suivant le mot de Thiers, savoir être « idiotement clair. » Qu'il y eût dans sa méthode, et notamment dans son art d'accueillir les interruptions, de les provoquer quelquefois et de les renvoyer à la volée à l'interrupteur, - à moins qu'il ne leur opposât, avec quel calme la supériorité de son dédain, - qu'il y eût, dans son éloquence, une grande part d'entraînement et d'expérience, assurément Mais ce grand conservateur était d'avis que la conservation est une création de chaque heure. Ce grand laborieux croyait que la véritable inspiration, c'est de travailler tous les jours et de laisser à l'imprévu le minimum de prise. Bon plaideur, mais écrivain assez médiocre. Un discours n'était jamais pour lui une œuvre d'art. C'était un acte de polémique ou de prosélytisme. Lorsque, pour tout autre, la fatigue ou la maladie, les soucis d'affaires ou de famille, eussent justifié quelque absence ou quelque congé, lui n'y songeait même pas.
Comme un grand arbre dans la forêt, cette personnalité dominante condamnait son entourage à un rôle modeste. Il éclipsait tous les autres orateurs de la droite, y compris M. Helleputte et M. Hoyois que leur ardeur combative mettait constamment aux prises avec l'opposition.
Dans cette opposition, les libéraux se trouvaient réduits à la portion congrue. Treize députés, en tout et pour tout ! Quelle humiliation pour un grand parti qui avait pendant si longtemps, avec Rogier et Frère-Orban, dirigé les destinées du pays ! De plus, la qualité de ces élus ne compensait-elle pas tout ce qui leur manquait en nombre. Georges Lorand était le seul, ou à peu près, qui y fit quelque figure par ses connaissances et ses talents. Encore, était-il plus journaliste qu'orateur. Ayant fait, en sa qualité de boursier de la vieille Fondation Jacobs, ses études universitaires à Bologne, il avait conservé, dans sa tournure d'esprit comme dans le choix de ses relations cosmopolites, un vague relent de carbonarisme doublé d'une sympathie active pour tous les conspirateurs. Très féru des méthodes suisses (page 90) en matière de représentation proportionnelle, de referendum et de nation armée, - ne l'accusait-on pas de vouloir nous faire prendre l'Helvétie pour des lanternes ? - il faisait preuve de courtoisie et de compétence dans ses fréquentes interventions, auxquelles on pouvait reprocher surtout leur prolixité.
En revanche, le bataillon socialiste comptait des personnalités brillantes. Tout fraichement éclos là a vie parlementaire, le parti ouvrier n'avait pas encore jeté ses gourmes. Se réclamant hautement de la Commune de Paris, - d'où était née la seconde Internationale, et qu'il appelait, avec attendrissement, sa « mère » - il n'excluait pas, dans ses conceptions et ses méthodes, le recours à la révolution par la grève générale, le sabotage et même la violence. La lutte des classes, la république, la suppression du budget des Cultes, l'appropriation collective des moyens de production, autant d'articles de son programme dont s'alimentait chaque jour sa campagne agressive.
Parmi les intellectuels de ce groupe d'extrême-gauche, Vandervelde avait conquis d'emblée le premier rang. Il prenait la parole dans tous les débats importants, surveillant, encourageant, dirigeant l'action de sa phalange sacrée, justifiant bientôt le qualificatif de « patron » que Furnémont imagina de lui donner. A lui l'honneur et la charge d'exposer les thèses du parti et de faire sans répit le procès de la société capitaliste et bourgeoise dont il était issu et laquelle il devait les facilités d'une existence débarrassée de tout souci questuaire. Sans tomber dans les formules et les procédés d'un bas anticléricalisme, - contre quoi la culture de son esprit et une certaine délicatesse de sentiment auraient suffi à le défendre, - il proclamait nettement la contradiction entre l'idéal socialiste et l'idéal chrétien et considérait la lutte contre l'Église comme le supplément indispensable de la lutte des classes. Au service de ces idées, le jeune leader disposait d'une lecture abondante et d'une incontestable maîtrise verbale. A la tribune du Parlement, il usait d'un clavier oratoire riche en nuances et dont il jouait en virtuose. Une de ses (page 91) tactiques coutumières était de s'adresser d'abord à ses adversaires, comme s'il entrait dans leur jeu, puis, après quelques souples balancements, de ramasser et d'exalter l'adhésion de ses partisans pour finir en quelque vibrante péroraison qui n'excluait ni la rhétorique ni même le romantisme. Dans les grands débats politiques et dans les réunions populaires, il ne répugnait pas à la violence des idées et des images, mais ses mouvements de colère, pour véhéments qu'ils fussent, comptaient beaucoup moins avec la fièvre de l'improvisation tribunicienne qu'avec les calculs d'une froide raison qui savait exactement ce qu'elle voulait. En de tels moments, quelques gestes lui étaient familiers : ou bien, prenant à parti un ennemi réel ou supposé, il pointait vers lui, au bout du bras tendu, un index menaçant. Ou bien, après avoir rejeté les bras en arrière, il les ramenait brusquement devant lui, accompagnant cette mimique d'une contraction des mâchoires qui faisait saillir les méplats de ses bajoues et qui décochait les mots comme les cailloux d'une fronde.
Député socialiste de Charleroy, comme Vandervelde. Jules Destrée était d'une nature trop fine, - et, pour tout dire, trop aristocratique, - pour se laisser entraîner aux grosses outrances et à l'injustice partisane que le patron n'évitait pas toujours. Aussi, cet esthète avait-il moins de prise sur la masse. En revanche, ses discours, quand il était dans un de ses bons jours, étaient un régal pour les connaisseurs. D'une éloquence qui répugnait l'emphase et qui empruntait ses séductions à l'émotion plus encore qu'à la raison, il abordait avec aisance tous les problèmes de l'actualité politique et sociale, tour à tour simple, ironique, conciliant, pathétique, -— mais demeurant toujours lui-même.
Les autres intellectuels du groupe n'arrivaient point à ce niveau. On découvrait dans leurs rangs quelques Rabagas dont la démagogie n'était qu'une forme de l'arrivisme et qui conciliaient leurs attaques contre la bourgeoisie avec de plantureux mariages bourgeois dont ils bénéficiaient confortablement. Le bourgmestre de Bruxelles, M. de Mot, qui avait l'esprit caustique, expliquait cette antinomie par « la crise du beau-périsme. »
A mi-chemin entre les intellectuels et les manuels, Anseele, député de Gand, ancien clerc de basoche, trouvait le moyen de (page 92) renchérir sur la violence de tous ses amis politiques par ses diatribes d'une éloquence fruste et fougueuse contre les industriels, qu'il traitait de « Cartouche & Cie », tandis que Célestin Demblon, député de Liège, ancien instituteur révoqué, doué d'une inépuisable faconde et d'une voix tonitruante, abordait tous les sujets avec une égale audace encyclopédique dont le dictionnaire Larousse alimentait l'érudition.
Beaucoup plus sympathiques, quelques types d'ouvriers ou d'anciens ouvriers, tels Cavrot et Mansart, apportaient dans les débats, à propos de l'un ou l'autre problème social ou professionnel, la contribution de leur expérience de la vie du peuple et de la pratique des métiers. Enfin, faisant dans ce tableau d'ensemble figure de doyen, sinon d'ancêtre, Hector Denis, professeur d'économie politique et socialiste de la veille, se réclamant de Fourier et de Proudhon, homme doux et austère, jouissait de plus de vénération que d'attention. Ses discours savants et bourrés de statistiques, qu'il récitait d'une voix sourde et monocorde, dégageaient un parfum d'ennui qui faisait rapidement le vide dans l'hémicycle.
A tout nouveau venu au Parlement, la sagesse recommande d'attendre, avant que d'intervenir dans les grands débats de politique générale, de s'être familiarisé tout d'abord avec le milieu, - d'avoir pris, comme on dit, l'air de la maison. Pour imbus que nous fussions de cette tradition, Jules Renkin et moi, force nous fut de définir sans retard, au sujet de plusieurs grands problèmes, pourquoi et dans quelle mesure nos opinions différaient de celles de nos collègues de la droite. Tout en affirmant notre désir de demeurer dans les rangs de la majorité gouvernementale, tout en prenant notre part des controverses doctrinales qui opposaient les principes catholiques ceux du socialisme révolutionnaire. nous nous prononçâmes sans ambages en faveur du service militaire personnel, de l'instruction obligatoire combinée avec le libre choix de l'école et d'une certaine progressivité de l'impôt. Cette profession de foi, qu'ils appelaient le triangle démocratique encore qu'elle ne faisait que (page 93) confirmer toutes nos déclarations précédentes, nous fut reprochée avec âpreté par M. Woeste et la masse de la droite qui suivait ses consignes. Elle nous valut les attaques véhémentes et persistantes de plusieurs journaux catholiques et notamment du Patriote, du Courrier de Bruxelles et du Nieuws van den Dag. Le Patriote qui était, - de beaucoup, - l'organe le plus répandu et le plus lu de toute la presse de droite, se distinguait dans ces guérillas. Il ne nous ménageait pas ses flèches acérées, et parfois empoisonnées. Son hostilité s'aggravait du fait que nous défendions la politique coloniale et préconisions l'annexion du Congo que ce journal combattait avec acharnement. A chaque nouvelle consultation électorale, et pendant près de 15 ans, il s'ingénia de tous ses efforts à faire échec à nos candidatures. Toute sa campagne devait d'ailleurs demeurer sans effet et son impuissance nous prouva combien nous avions vu juste dans notre action politique, puisque celle-ci ne cessa de gagner du terrain et qu'elle finit par s'imposer un jour au parti tout entier, en dépit de résistances qu'on eût pu croire invincibles.
En dehors de ces questions brûlantes : l'armée, l'instruction, l'impôt, il était quelques postulats auxquels, dès mon entrée au Parlement, j'avais résolu de me consacrer spécialement. C'est ainsi que, sous forme de propositions de lois, ou l'occasion de quelque rapport qui m'était confié, je m'employai au développement et au perfectionnement de notre enseignement technique, encore bien rudimentaire, et cherchai faire aboutir des innovations telles qu'une énergique législation antialcoolique et l'insaisissabilité de la petite propriété familiale. Quelques heureux résultats couronnèrent ces efforts. Mon projet sur « le bien de famille » fut combattu par le baron van der Bruggen, le ministre de l'Agriculture, qui le fit échouer, mais, plus tard, le Khédive Abbas Hilmi en ayant eu connaissance, me demanda de rédiger, à l'usage de l'Égypte, un projet du même genre, qui devint, en 1911 la « loi des cinq feddans » (le feddan représente 290 arcs). J'eus d'autre part la joie d'obtenir le vote d'une proposition qui interdisait la fabrication et le débit de l'absinthe. Cette réforme me valut des attaques et même des menaces de la part des industriels intéressés la vente de ce produit. Je m'en consolai (page 64) aisément, en pensant à toutes les créatures humaines qui se trouveraient désormais prémunies contre ce poison aussi redoutable que séduisant.
D'autres problèmes, se rattachant plus directement à notre programme social, devaient mûrir peu à peu dans les études des commissions parlementaires, puis au feu des débats publics, tels que : les unions professionnelles, le contrat de travail, le repos dominical, l'assurance obligatoire contre les accidents du travail. Grande était ma joie de pouvoir désormais aider pratiquement à garantir une meilleure protection de l'activité productrice et à en mieux répartir les fruits.
L'ardeur des mandataires socialistes ne s'arrêtait pas, bien entendu, aux murs du Palais de la Nation. La nôtre non plus. C'est ainsi que, pour ma part, l'Hôtel de ville de Saint-Gilles accaparait mes soirées plus souvent que je ne l'eusse souhaité. En contre-partie du rôle auquel j'étais appelé au Parlement. il me fallait ici, avec quelques amis, représenter la minorité. Nous faisions en sorte de donner à cette opposition une allure courtoise et une valeur constructive et nous obtînmes ainsi plus d'un résultat satisfaisant, notamment la participation des enfants des écoles libres à l'œuvre des cantines scolaires organisée aux frais de la commune et l'inscription du repos dominical dans les cahiers des charges des entreprises publiques, ce qui était, à ce moment, une audacieuse nouveauté que beaucoup taxaient d'inconstitutionnelle. Mes relations personnelles avec le bourgmestre libéral de Saint-Gilles, M. Maurice Van Meenen, étaient excellentes et me facilitaient cette tâche de leader de l'opposition. J'avais aussi le plaisir de compter dans mon petit groupe quelques personnalités sympathiques et notamment un Bruxellois de vieille roche, M. Gaston Sirejacob qui cultivait avec un talent consommé cette fleur du terroir brabançon qui s'appelle « la zwanse ».
Voici deux traits qui marquent bien quelle était sa manière. J'assistais un soir avec lui à un banquet au cours duquel un (page 95) des convives, un très important propriétaire de grands magasins enrichi par le commerce des nouveautés se vantait, un peu plus que de raison, d'être le fils de ses œuvres et d'être arrivé jadis de sa province à Bruxelles n'ayant que sa culotte et sa chemise. « - Oui, Messieurs, comme j'ai l'honneur de vous le dire, avec une culotte et une chemise pour toute garde-robe. » « - Moi, fit Sirejacob, après qu'on se fut émerveillé à l'évocation d'un tel début couronné d'un tel succès, j'ai fait mieux, je suis arrivé à Bruxelles tout nu. » « - Comment, tout nu ? » s'étonnèrent quelques personnes scandalisées. « - Parfaitement, Mesdames... Je suis né à Bruxelles. C'est dans ce costume que j'y ai fait mon entrée. »
En 1896, Sirejacob avait été élu avec moi au conseil communal sur la liste catholique-indépendante-ouvrière. Il comptait de nombreuses relations dans le clan libéral, où son élection à titre de « calotin » avait provoqué quelque étonnement. Il rencontrait souvent au « Café des Acacias » plusieurs dirigeants de l'anticléricalisme saint-gillois. Un soir, entre deux bouteilles de gueuze , tandis qu'on le taquinait propos de son virage à droite, Sirejacob se laissa aller à quelques confidences. « - Entre nous. avoua-t-il, je ne suis pas si encapuciné que cela... Ainsi, je puis bien vous le dire, je suis marié civilement, tout comme les plus farouches frères et amis d'entre vous... Et jamais, - mais ne me vendez pas, n'est-ce pas ? - jamais je n'ai fait baptiser mes enfants... » Une telle confidence n'avait pas été perdue pour tout le monde, - et c'est bien ce que le bon zwanseur avait prévu.
Quelques jours après, au conseil communal, éclata une de ces furieuses discussions clérico-libérales d'un style acerbe dont cette assemblée faubourienne avait la spécialité. Et tout à coup, dans l'excitation du débat, M. Antoine Bréart, un des leaders de la gauche, interpellant Sirejacob, lui reproche avec véhémence de n'être qu'un « transfuge », un « Tartufe de la politique » - oui, Messieurs, un « clérical à faux-nez. »
Tohu-bohu. Protestations. Demande d'explications.
« - Et bien ! oui, je dirai tout, puisque vous m'y provoquez, s'écrie M. Bréart. Ce M. Sirejacob, qui siège sur les bancs (page 96) cléricaux, n'est qu'un libre-penseur masqué. Il est bon qu'on connaisse cet apôtre. Il se fait ici le défenseur des curés et des petits- frères... Or, il est marié civilement, ci-vi-le-ment entendez-vous... Et qui pis est, il n'a pas fait baptiser ses enfants !... » Stupeur générale. Long silence.
M. Sirejacob demande la parole pour un fait personnel. Il s'exprime d'une voix un peu sourde, mais dont pas une syllabe ne se perd dans l'attention que le conseil et le public prêtent à un tel incident.
« - Messieurs, mon honorable collègue, M. Bréart, sans respecter le mur de la vie privée, m'oblige à vous livrer des explications que j'aurais préféré garder pour moi. Il m'impute, tout d'abord, d'être marié civilement... Je dois reconnaitre que c'est exact... Je me suis en effet marié ci-vi-le-ment... Mais je me suis, aussitôt après le mariage civil, marié religieusement... (rires prolongés). Il est non moins vrai, je le confesse, que je n'ai pas fait baptiser mes enfants... (mouvement). Mais c'est pour une bonne raison, hélas C'est que je n'en ai jamais eu... » (explosion d'hilarité).
Ce soir-là, au conseil communal de Saint-Gilles, la querelle clérico-libérale n'alla pas plus loin.
Par la Justice Sociale et d'autres publications : journaux ou revues, nous demeurions en contact avec l'opinion publique, tandis que des œuvres ouvrières : groupements professionnels, coopératives, mutualités, nous faisaient connaître de plus près les nécessités populaires et les moyens pratiques d'y apporter quelque remède.
La Ligue démocratique belge, dont l'influence grandissait rapidement, réunissait toutes ces œuvres en faisceau, attentive harmoniser leurs efforts. Helleputte avait été son premier président, bientôt remplacé par Arthur Verhaegen, dont les conceptions étaient plus proches des nôtres. Il n'est pas de personnalité, je crois, à qui le mouvement social catholique de Belgique soit plus redevable de ses progrès qu'à Arthur Verhaegen. Par quel miracle, ce petit-fils de Théodore Verhaegen, le fondateur (page 97) de l'Université libre de Bruxelles, « doctrinaire » de l'école de Manchester et grand-maître de la maçonnerie belge, était-il devenu pour les travailleurs chrétiens un apôtre et un chef ? Ingénieur d'un rare mérite, qui joignait à l'acquit de la science et de la technique un sens artistique très affiné, - dont il donna notamment la preuve dans les importantes constructions et restaurations architecturales qu'il dirigea, - Arthur Verhaegen avait écouté l’appel de sa conscience en se vouant généreusement à l'amélioration du sort de la classe ouvrière. Dans cette grande cité industrielle de Gand ou il résidait, il avait eu le spectacle douloureux de toute une masse populaire menacée à la fois dans sa santé et dans sa vie morale et religieuse par le labeur morne et excessif des usines, des fabriques et des ateliers. Rompant avec les préjugés du milieu social auquel il appartenait par sa famille et sa haute culture, ne s'arrêtant ni aux railleries ni aux critiques, ni aux attaques que lui prodiguèrent l'égoïsme ou l'incompréhension qui sévissaient alors dans la bourgeoisie, il se fit l'ami, le confident, le conseiller de ces rudes ouvriers gantois que le socialisme révolutionnaire et impie se vantait déjà d'avoir accaparés. Il les groupa en associations régulières, organisant pour eux des coopératives de consommation, des sociétés de logement et des caisses de pensions, se faisant au besoin leur porte-parole dans leurs justes revendications vis-à-vis des patrons. Bruxellois de naissance, il s'était familiarisé avec la langue flamande au point de s'en servir avec une véritable maîtrise soit aux tribunes populaires, soit dans le journal quotidien Het Volk qu'il avait créé. Toute cette vie de devoir et de sacrifice, il la poursuivait avec une calme énergie, lui vouant sans marchander son temps et ses ressources.
L'admiration que j'éprouvais déjà à distance pour ce caractère si noble et si vaillant devait croitre à mesure qu'il me fut donné de connaître Arthur Verhaegen de plus près, et surtout du jour où je dus à la faveur de la Providence d'épouser, au printemps de 1897, sa nièce et pupille, - qui devait être le bonheur et l'honneur de mon foyer. Quel meilleur voyage de noces eussé-je pu rêver qu'un pèlerinage à Rome ?... Nous eûmes la joie d'y approcher le grand Pape, dont l'Encyclique avait encouragé et (page 98) confirmé nos aspirations encore confuses. L'accueil tout paternel que nous fit Léon XIII est demeuré dans mon souvenir comme un rayon de lumière divine. Nous assistâmes de grand matin à la messe qu'il célébrait dans une petite chapelle privée contiguë à ses appartements. Sa haute taille, courbée, presque pliée par l'âge, se redressait à l'Élévation et son visage émacié, comme diaphane, nous apparaissait vraiment illuminé par le dedans. Quand il eut achevé ses dernières oraisons, il s'assit dans un fauteuil et nous prit auprès de lui, nous parlant aussitôt de notre pays, qu'il connaissait et qu'il aimait. Il se réjouissait que ses enseignements sociaux eussent trouvé dans la catholique Belgique un écho si profond. Puis, nous ayant demandé, avec un charmant sourire, si nous nous trouvions bien faits l'un pour l'autre, il ajouta : « Eh bien ! pour que vous soyez bien certains d'être définitivement unis, le Pape va renouveler sur vous les prières du mariage. » Agenouillés ses pieds, nous reçûmes ainsi de sa voix et de sa main vénérées les paroles et les bénédictions sacramentelles dont la liturgie de l'Église détient le secret.
Au sortir de cette audience, je ne manquai pas, - suivant l'usage, - de descendre à la secrétairerie d'État pour y présenter mes respects au cardinal Rampolla. Je constatai bien vite que j'avais peu de chose à lui apprendre sur la politique belge, dont il était exactement informé. Le Vatican n'est-il pas l'endroit où aboutissent toutes les rumeurs du monde. « Ce n'est pas de ces sommets, écrit justement Paul Bourget, qu'on se méprend sur la direction des courants populaires. Nul parti-pris, nul intérêt subalterne n'y troublent le regard. De là les horizons s'élargissent, les limites qui séparent le présent de l'avenir s'effacent. A toutes les heures décisives de l'histoire, la vigie, placée à ce poste unique au monde, a vu venir les grandes crises sociales avant que les politiques et les sages n'en eussent même le soupçon. » Le Cardinal m'engagea à voir Toniolo, le savant professeur de Pise, dont l'influence était grande sur le jeune clergé italien et dont les leçons d'économie sociale avaient, en une certaine mesure, préparé les voies à l'Encyclique sur la condition des ouvriers. Toniolo était précisément de passage à Rome. Je le rencontrai chez un de nos amis communs, un jeune Français, (page 99) d'un esprit vif et rayonnant. d'un naturel généreux et attrayant, Henri Lorin, qui résidait souvent dans la Ville Éternelle et y occupait l'Hôtel d'Angleterre un spacieux appartement où il tenait à peu près table ouverte. Ancien polytechnicien, maître d'une belle fortune, confident du marquis de la Tour du Pin et d'Albert de Mun, dont il partageait les doctrines sociales, il s'était institué peu à peu l'intermédiaire officieux entre les catholiques de France et les milieux ecclésiastiques romains, secondant non sans habileté ni sans succès les efforts que Léon XIIII , d'accord avec le cardinal Lavigerie, poursuivait depuis plusieurs années déjà en vue de rapprocher du régime républicain tant de Français dont les talents et les forces se dépensaient à cette heure en querelles stériles, laissant ainsi à la franc-maçonnerie une dangereuse prépondérance dans la direction des affaires publiques. Cet aimable homme, toujours prêt rendre service, partageait son temps entre Rome et Paris, où il possédait, au faubourg Saint-Honoré, un hôtel entre cour et jardin, qui devait être quelque ancienne maison de campagne que l'extension de l'agglomération avait en quelque sorte résorbée. Je devais y faire dans la suite plus ample connaissance avec d'autres jeunes Français que l'action catholique sociale avait également séduits. Plusieurs d'entre eux nous avaient déjà témoigné leurs sympathies aux premiers jours de L'Avenir Social, tels que George Goyau, d'une science et d'une conscience également ardentes et pures. Nul n'était d'un commerce plus agréable que ce normalien si discret de manières, mais dont le fin visage s'illuminait de deux yeux profonds, ingénus et limpides. Et quelle constante loyauté, jusque dans la malice de son sourire ! Et quel empressement à se rendre utile tous ! Il épousa bientôt Melle Lucie Félix Faure, la fille du Président de la République, qui était elle-même douée de brillantes qualités intellectuelles et morales, mais dont la personnalité physique (elle avait la taille d'un tambour-major) contrastait de la façon la plus singulière avec l'aspect tout menu et fragile de ce petit homme qui disparaissait à côté d'elle. J'y liai amitié avec Marc Sangnier, qui était ancien élève de l'École Polytechnique, fondateur du Sillon, petit-fils de Lachaud, de qui il avait sans doute hérité sa magnifique (page 100) éloquence, mais dont la générosité d'âme et la vocation d'apôtre étaient trop souvent desservies par un esprit chimérique, ainsi qu'avec Eugène Duthoit, savant et zélé professeur à l'Université Catholique de Lille, qui devait plus tard seconder Henri Lorin dans la création et l'organisation des « Semaines Sociales de France. »
Dès cette époque, je ne résistais pas à l'envie, chaque fois que la chance s'en offrait, d'élargir mes visions de la politique belge par la comparaison des idées et des expériences des pays étrangers. Les réunions internationales multipliaient pour moi ces occasions de voyages et j'acquis à peu de la sorte une connaissance assez précise des gens et des choses d'Europe et même d'Amérique.
Au sein d'un comité hollando-belge, créé à l'initiative de M. Eugène Baie et sous la présidence jumelée de M. Beernaert et de M. Heemskerk, je m'employai bientôt de mon mieux à favoriser le rapprochement sur le plan économique de pays que la géographie invite si manifestement à combiner leurs activités. Les séances de ce comité m'appelèrent souvent à La Haye, et j'eus, dans la suite, la satisfaction d'aider à quelques réformes, la vérité mineures, comme un abaissement des tarifs postaux.
Au mois de septembre 1897, il me fut donné de participer à un congrès international pour la protection ouvrière qui avait été convoqué à Zurich, et qui n'eut pas de lendemain. Toutes les associations ouvrières et tous les groupes politiques, ralliés au principe de la protection légale des travailleurs, y avaient envoyé leurs délégués. Les socialistes y étaient en nombre et de choix. Les « as » de la Social-Demokratie d'Allemagne n'avaient pas manqué ce rendez-vous. Bebel, aux allures doctorales et au ton sarcastique, Vollmar, ancien officier de cavalerie bavaroise, invalide de la guerre de 1870, de stature colossale, d'une éloquence chaleureuse et sympathique, y retrouvaient leurs coreligionnaires autrichiens : le Dr Adler, au masque passionné, Pernersdoffer, à la parole brutale et amère. Du côté catholique, la personnalité la plus marquante était sans aucun doute Gaspar Decurtins, un suisse des Grisons à la taille athlétique, aux épaules carrées, à (page 101) la tête léonine, au regard loyal. Il ne s'agissait point, dans la pensée des organisateurs de ces assises, d'instituer un débat sur les principes auxquels les uns ou les autres prétendaient rattacher leurs convictions respectives, mais uniquement de rechercher, sur un plan pratique, la possibilité d'un accord sur quelques réformes se rattachant à la réglementation du travail et qui auraient trouvé des chances nouvelles de réalisation dans un rapprochement entre les lois sociales des pays industriels engagés dans les liens d'une concurrence commune. Désunis par ce qu'ils croient, les hommes sont unis par ce qu'ils savent. Partant de cette vérité, le programme du congrès nous invitait à des débats objectifs où chacun exposerait ce qu'il avait vu plutôt que ce qu'il pensait.
Pour être intéressante, la tentative devait demeurer assez vaine, car cette rencontre eut tôt fait de démontrer à ceux qui auraient pu l'oublier que la question sociale n'est pas tant une question d'estomac qu'une question d'âme, et que la conception que chacun se fait de la destinée humaine domine malgré tout les chiffres et les formules.
Avec l'audace d'un néophyte, - et sans me douter de l'orage que j'allais déchaîner, - je demandai la parole dès une des premières séances où avait été mis en discussion le problème de la réglementation du travail des femmes dans l'industrie. Avant d'entrer dans le détail d'une telle réglementation. fis-je remarquer, ne serait-il plus logique et sage d'examiner au préalable si le travail industriel de la femme mariée se concilie avec une saine organisation de la vie sociale ? N'est-ce pas plutôt la suppression de ce travail qu'à sa réglementation que devraient tendre nos efforts ? L'emploi des femmes dans les fabriques n'est pas recommandé par les lois physiologiques qui constituent leur sexe en état de faiblesse. Il l'est moins encore par l'ordre naturel qui veut que la femme dirige le ménage familial et élève elle-même ses enfants. Économiquement, il n'a eu d'autre origine que l'impitoyable concurrence entre les producteurs qui ont cherché à réduire les prix de revient en substituant au travail des hommes une main-d'œuvre féminine à bon marché. De quel droit réclamerons-nous d'ailleurs pour l'ouvrier le salaire (page 102) familial si sa femme reçoit elle-même à l'usine son salaire personnel ?
Cette motion imprévue fut le signal d'un véritable branle-bas de combat. Avec une impétuosité qui découvrait le fond de leur pensée, les orateurs socialistes m 'opposèrent l'égalité des sexes et la nécessité pour la femme de n'être pas réduite à vivre sous la dépendance économique de l'homme. Loin d'interdire à la femme le travail à la fabrique, il faut, concluaient-ils, le lui rendre plus accessible, sauf à le réglementer et à exiger pour elle à travail égal le même salaire que celui de l'ouvrier. Vollmar ajouta : « Il est un seul genre de travail qu'il faut interdire aux femmes : c'est le travail à domicile, parce qu'il échappe trop souvent à la réglementation et à l'inspection et parce qu'il permet aux femmes de se soustraire à l'organisation syndicale. »
Ainsi s'affrontaient la doctrine catholique pour laquelle la famille est le fondement même de la vie sociale, et la doctrine socialiste qui, sous prétexte d'affranchissement de la femme, tend à l'union libre. Pendant deux longues séances oratoires, les deux thèses se heurtèrent au cliquetis des arguments et au choc des passions, tandis que se dévoilaient peu à peu les âmes. Bebel et Vandervelde croisèrent le fer avec Decurtins et Mgr Scherher, député au Reichsrath. Les femmes s'en mêlèrent. La citoyenne Clara Zetkin, de Berlin, véritable type de virago, affirma avec fougue le postulat socialiste : l'homme et la femme sur un même pied d'égalité professionnelle.
Une jeune autrichienne, la baronne Marie de Vogelsang, intervint pour décrire en un langage modeste et simple ce qu'elle avait vu dans maintes régions industrielles : le foyer désert, l'homme alcoolisé, la femme étiolée, les enfants délaissés. En regard d'une telle vision, elle évoqua l'émouvant tableau de la famille ouvrière de Nazareth. « Sans doute, acheva-t-elle, avec un rien de malice, je comprendrais la thèse de l'égalité des sexes si toutes les femmes étaient semblables à Mme Zetkin ! »
Ce grand débat, qu'on appela le « Frauentag », aboutit à des votes assez confus. Il avait eu l'avantage de dissiper plus d'une équivoque et je n'ai jamais regretté pour ma part de l'avoir provoqué.
Beaucoup calme fut un autre congrès mixte auquel j'assistai, quelques mois plus tard, à Munich en qualité de délégué de la Ligue démocratique belge. Le problème de l'organisation syndicale y fut longuement discuté, et les catholiques y revendiquèrent le droit de grouper les ouvriers dans des associations imprégnées de leur idéal moral et religieux. Je profitai de ce congrès pour faire une enquête, dont je publiai les résultats à mon retour, sur les formules très intéressantes que l'association des ouvriers de chemins de fer de Bavière avaient mises en œuvre pour améliorer les conditions de vie de ses membres. La Bavière vivait, à cette époque, dans une atmosphère morale singulièrement différente de l'atmosphère prussienne, et d'autres voyages ou séjours que j'avais accomplis en Allemagne et en Autriche m'avaient déjà rendu très sensibles les différences qui distinguent Vienne et Munich de Berlin et de Hambourg. La dynastie des Wittelsbach, en dépit de ses faiblesses et de ses drames, avait marqué toute cette région d'une empreinte d'art et d'intellectualité qui faisait contraste avec le caporalisme poméranien. Les curieux monuments néo-grecs édifiés par le roi Louis I, les concerts de Bayreuth, quelques fêtes populaires auxquelles j'eus l'occasion d'assister, - sans oublier la dégustation à la fois solennelle et cordiale de la bière de Mars à la Hofbrau, à laquelle le Parlement se rendait en corps, - autant d'épisodes qui éveillent en ma mémoire des impressions plaisantes et pittoresques. A ce moment, la nonciature de Munich était occupée par Mgr Sébastien Nicotra, que j'avais connu à Bruxelles en qualité d'auditeur et avec qui j'avais noué les plus cordiales relations. Très intéressé par les problèmes sociaux, il était l'auteur d'un remarquable travail sur le salaire familial. En sa compagnie, j'assistai à une somptueuse réception chez le peintre Lembach dont le renom, alors à son apogée, faisait affluer en son atelier de Munich des élèves venus de tous les points dé l'Europe centrale. Il m'emmena aussi visiter les châteaux de Nymphenburg et de Possenhofen. Ce dernier servait de résidence au duc Carl-Theodor, à qui il me présenta et qui, doué d'un rare talent d'oculiste et de chirurgien, mettait gracieusement ses services à la disposition des pauvres gens affligés ou menacés (page 104) de la cataracte. Une de ses filles, à laquelle un prêtre de la nonciature donnait précisément des leçons de français et d'italien, devait, deux ans plus tard, s'unir à notre Prince Albert et faire rayonner en notre pays le charme de sa grâce, de sa bonté et de son intelligence.
En cours de route, je m'étais arrêté à Berlin. Quelques membres du « Centrum », et notamment Trimborn, m'y accueillirent aimablement à la buvette du Reichstag et me donnèrent d'intéressantes précisions sur leur action et leur propagande. Demeurés fidèles à l'esprit de Windthorst, aux côtés de qui ils avaient combattu la politique de Bismarck aux grands jours du Kulturkampf, ils apportaient à la défense de la cause catholique les qualités de discipline et d'organisation qui caractérisent le génie allemand. Étant d'ailleurs pour la plupart originaires des pays rhénans. de l' Alsace ou de la Posnanie, ils ajoutaient à ces qualités une certaine finesse native très différente du style « stock-preussisch. » Le contraste était frappant entre leurs méthodes et celles des catholiques français. Vers la même époque, M. Jacques Piou m'avait fait à Paris les honneurs de la « permanence » où ses amis et lui avaient établi le quartier général d'un nouveau parti de droite. Ils avaient la louable intention de grouper, en vue de l'action électorale et parlementaire, tous ceux qui cherchaient à seconder la politique de ralliement prônée par Léon XIII et à contrecarrer l’odieux sectarisme dont le combisme faisait subir le joug à la France. Cette permanence était installée dans un hôtel de la rue Las Cases. Elle comportait quelques salons pour réunions et conférences et divers bureaux où des employés de bonne volonté accumulaient brochures et archives et écrivaient force lettres ou circulaires sollicitant les souscriptions de tous les « sympathisants. » Il s'agissait en effet de recueillir en abondance les fonds nécessaires à la prochaine campagne électorale qui s'ouvrait déjà dans tous les départements. M. Jacques Piou déplorait le peu de succès de ses appels. A un moment donné, il s'arrêta devant une vitrine où se trouvaient amassés des objets hétéroclites : bibelots d'art, vieilles pièces d'argenterie et bijoux démodés : colliers, bracelets, bagues, tels qu'on en voit chez les brocanteurs et antiquaires. Puis d 'une (page 105) voix émue : « - Voici, nous dit-il, le trésor des femmes de France ! Ne pouvant nous octroyer des dons en espèces, beaucoup d'admirables femmes nous ont envoyé, au lieu d'argent, des bijoux et souvenirs de famille dont elles n'ont pas hésité à se dépouiller pour le bien de la cause. »
Ayant loué, comme il convenait, un geste aussi généreux, j'eus la fâcheuse idée d'ajouter : « - Vous comptez, j'en suis sûr, recueillir un assez joli denier de la vente de tous ces objets ? »
M. Jacques Piou me regarda avec une surprise scandalisée.
« - Vendre le trésor des femmes de France ! Comment pouvez-vous croire que nous commettions jamais pareil sacrilège ! Ce dépôt sacré, nous le conservons pieusement comme un témoignage du dévouement des familles françaises ! »
Le « Centre » allemand avait des conceptions plus pratiques. Sa « caisse de guerre », alimentée par des cotisations régulières, aidait les comités locaux et assistait de la sorte les candidats auxquels son état-major général avait donné l'investiture, tandis que son « Augustinusverein » préparait et répandait dans tout l'Empire les informations et les articles politiques que reproduisaient partout les journaux affiliés au parti. Grâce à cette excellente organisation, tous ces efforts se combinaient étroitement et donnaient un rendement maximum.
Cependant, chez nous, autant M. de Smet de Naeyer avait pris à cœur toutes les questions qui intéressaient la vie économique du pays, autant il se souciait médiocrement d'aborder des réformes politiques ou sociales qui pouvaient diviser sa majorité gouvernementale. Mais bon gré mal gré, il lui fallait bien prendre position sur la révision de notre système électoral législatif. Des élections devaient avoir lieu en 1900 pour le Sénat et la Chambre. Il fallait donc se hâter. La nécessité de cette réforme, que Beernaert avait vainement cherché à réaliser, s'imposait avec plus d'évidence depuis que le suffrage plural rendait de plus en plus sensibles les injustices et les (page 106) inconvénients du régime en vigueur. Non seulement ce régime, en attribuant tous les sièges à la majorité plus un, donnait des opinions véritables du corps électoral une image toute déformée. Non seulement il accentuait la différence existant entre les grands arrondissements comme ceux de Bruxelles, d'Anvers et de Liége, et les petits arrondissements qui n'avaient qu'un seul député : non seulement il condamnait le parti libéral à disparaître du Parlement au profit du parti socialiste, mais il risquait de diviser la représentation nationale en deux blocs doublement opposés : l'un catholique et flamand, l'autre socialiste et wallon. Déjà, ce phénomène s'annonçait dans les provinces du Hainaut et de Liège, à peu près entièrement passées au rouge. D'accord avec quelques collègues de droite et de gauche, et après en avoir avisé M. de Smet de Naeyer que je savais être in petto favorable à la R. P., j'introduisis une proposition de loi établissant ce système pour les élections législatives. Ce dépôt fut suivi d'une campagne de presse et de meetings qui rencontra bon accueil dans l'opinion publique. Mais au Parlement, le gros de la droite demeurait obstinément rebelle à la R. P. Comprenant toutefois que leur opposition ne pouvait demeurer toute négative, Woeste et, avec lui, Schollaert et Helleputte se prononcèrent pour le scrutin uninominal. On savait que le Roi était personnellement acquis à cette dernière formule, et qu'il invoquait en sa faveur l'exemple de l'Angleterre. Il semblait que toute la question se réduisît désormais à savoir lequel des deux systèmes : la R. P. ou l'uninominal, l'emporterait dans les faveurs de la droite. Les associations catholiques hésitaient. Ainsi qu'il arrive presque fatalement en matière de réforme électorale, chaque groupe et même chaque mandataire cédait à la tentation d'envisager le problème sous l'angle étroit de l'intérêt local ou personnel. Avant de se prononcer, le cercle « La paix » ou Maison des Ouvriers d'Ixelles imagina d'organiser un grand débat contradictoire auquel MM. Woeste et Helleputte furent invités exposer leur thèse, tandis que j'y défendrais la mienne. J'eus la surprise d’être aimablement convié ce soir-là par M. Woeste à sa table de famille, puis, après le dîner, nous nous rendîmes ensemble au cercle « La Paix » où la controverse ne se départit pas d'une parfaite (page 107) courtoisie, laissant probablement les auditeurs plus perplexes à l'issue qu'au début de ce tournoi.
Sur ces entrefaites, s'ouvrit la période des vacances parlementaires du Nouvel-An. M. de Smet de Naeyer, désespérant de sortir de cet imbroglio, donna sa démission le 24 janvier 1899 sans tambour ni trompette et passa la main à M. Van den Peereboom. On ne s'attendait pas du tout à voir celui-ci - quelque bonne figure qu'il fît dans son département des Chemins de fer, - promu aux responsabilités de la direction gouvernementale. Il conserva d'ailleurs ce portefeuille secondaire, tandis que M. Liebaert, député de Courtrai, remplaçait M. de Smet de Naeyer aux Finances. Quelle allait être l'attitude du nouveau cabinet par rapport à la R. P. ? M. de Smet de Naeyer avait expliqué sa démission par un dissentiment survenu au sein du gouvernement au sujet de la législation électorale. En même temps, il réitérait son opposition au scrutin uninominal, le considérant, disait-il, comme fatal aux intérêts du pays. Or, M. Van den Peereboom avait marqué des sympathies pour l'uninominal. Comment ce nouveau pilote allait-il orienter la barque gouvernementale dans cette passe difficile ?
Je reçus bientôt, ainsi que quelques-uns de mes collègues de la droite, une convocation privée et toute confidentielle à un « caucus » en l'hôtel ministériel de M. Van den Peereboom. Celui-ci nous annonça qu'il croyait avoir trouvé une formule de nature à rallier la droite. Son projet consistait tout simplement à appliquer la R. P. aux grands arrondissements et à maintenir le statu quo, c'est-à-dire le système majoritaire, pour les petits arrondissements. Il nous demanda notre avis sur cette « combinazione » qui mettrait fin aux anomalies les plus graves du système majoritaire, et qui, tout en assurant aux libéraux les chances de rentrer au Parlement, ne diminuerait que de peu d'unités, pour l'ensemble du royaume, le nombre des élus catholiques, M. Woeste, qui demeurait malgré tout fidèle à l'uninominal, fit aussitôt une objection à cette formule hybride. Si le gouvernement déclarait le système majoritaire injuste pour les grands arrondissements, quel titre prétendait-il le conserver pour les petits ? Comment justifier pareille antinomie ? Mon tour (page 108) venu, je soulignai aussi cette contradiction, et j'ajoutai que les libéraux, tout comme les socialistes, n'apporteraient certainement aucun appui à un projet qu'ils ne manqueraient pas de dénoncer comme une manœuvre partisane. A supposer que la droite fit sien ce projet, pourrait-elle le faire triompher ? La plupart marquèrent leur scepticisme à cet égard, mais sur la foi de je ne sais quelles vagues confidences, M. Van den Peereboom se flattait de l'espoir de trouver pour son monstre le concours d'un certain nombre de gauchers. Malgré l'accueil réfrigérant que ledit monstre avait rencontré auprès de ses amis politiques, il déposa son projet sur le bureau de la Chambre, et le projet, suivant l'usage, fut renvoyé aux sections.
Il ne devait pas en sortir. Comme nous l'avions prévu, libéraux et socialistes crièrent au coup de parti. Ils mirent en branle leurs troupes de choc, et de bruyants cortèges parcoururent, une fois de plus, les rues de la capitale. La garde civique fut mobilisée pour le maintien de l'ordre. Jusque dans la zone neutre les cris d'« A bas la calotte » alternaient avec un chant nouveau : « O Van den Peereboom » qui n'était autre chose que la burlesque adaptation, au nom du premier ministre, du leitmotiv de la Marche funèbre de Chopin. Ainsi, les événements ne justifiaient que trop nos pronostics. M. Van den Peereboom dut en convenir. Le 5 août 1899, il démissionna comme l'avait fait M. de Smet de Naeyer, et le public eut la surprise de voir celui-ci revenir à la direction des affaires après une éclipse de six mois.
Tout compte fait, la tentative de M. Van den Peereboorn et son échec avaient été utiles. La preuve était faite de l'impossibilité de résoudre le problème de la loi électorale au moyen d'une cote mal taillée. D'autre part, après avoir fait ce pas, - fût-ce un pas de clerc, - dans le sens de la R. P., la droite devait désormais renoncer à revenir en arrière vers l'uninominal. D'ailleurs, l'uninominal se heurtait à la difficulté pratique du découpage du pays en quelque 160 ou 180 circonscriptions. Son adoption eût eu pour résultat d'exclure les catholiques de la représentation des grandes villes et de faire de la droite un parti rural. Du côté d'une R. P. loyalement conçue, - et de ce côté seulement, - apparaissait une solution. C'est ce que le cabinet de Smet (page 109) de Naeyer, seconde manière, s'efforça de faire comprendre bientôt à ses amis politiques après l'avoir fait admettre par le Roi. Pour cette tâche de persuasion, M. de Smet de Naeyer avait embarqué dans son équipe un professeur de droit, justement réputé, de l'Université de Louvain, M. Van den Heuvel, dont beaucoup de parlementaires avaient suivi les leçons. D'une intelligence vive et brillante, servie par une diction nette et élégante, cet éminent juriste fit preuve d'une réelle maîtrise lorsqu'il s'agit de présenter la R. P. à la Chambre et de l'y faire triompher. Avec quelle clarté, dont il jouissait lui-même, il révélait aux plus incrédules la technique du système D'Hondt, démontant une à une toutes les pièces de ce mécanisme compliqué, expliquant le pourquoi de cette dévolution savante qui, de la case de tête, déverse les voix comme une cascade qui s'arrête à chaque palier, et dont le trop-plein vient alimenter chaque fois le degré qui suit immédiatement. La cascade en devenait lumineuse ! Et si entraînante fut la dialectique du maître que l'on vit maints de ses auditeurs, d'abord réfractaires à une réforme dont leur mandat devait être la rançon, accepter docilement ce suicide par persuasion.
Assez nombreux furent les mandataires de droite qui consentirent à ce hara-kiri parlementaire. Grâce à leur abnégation, - et en dépit de la résistance irréductible de Woeste et de quelques conservateurs. - le projet fut voté très honorablement et le peuple belge fut sans plus de retard appelé aux urnes.
Bien que le système nouveau assurât désormais à chaque parti son juste lot, la compétition électorale de 1900 ne fut guère moins ardente que ne l'avait été celle de 1896. J'y pris personnellement une part singulièrement active, étant invité dans des arrondissements aussi bien flamands que wallons, à exposer le programme catholique aux électeurs, à endoctriner et à encourager nos partisans, réfuter et à contrecarrer la propagande des adversaires... Rien de mieux, d'ailleurs, pour apprendre à connaître et à pénétrer les mentalités populaires. Il existe, (page 110) dans ce sport, - comme dans tous les sports, - un certain nombre de lois, et aussi, pourquoi ne pas le dire, de « trucs » que l'expérience enseigne peu à peu. Est-on interrompu ? C'est souvent un très bon système d'interpeller du tac au tac l'interrupteur, et de lui demander des précisions qu'il est souvent très empêché de fournir. Au besoin, ne pas hésiter à lui céder la tribune, où, n'étant guère préparé, il a bien tôt fait de se « dégonfler ». Enfin et surtout, ne pas oublier que le bon sens et la modération, même s'ils sont un moment obnubilés par la passion et la fièvre, reprendront leurs droits quand la réunion publique sera terminée. La première mise en marche du mécanisme compliqué de notre nouveau système électoral avait attiré un certain nombre d'observateurs étrangers. C'est ainsi que je fis la connaissance de M. Charles Benoist, un des plus brillants rédacteurs de la Revue des deux mondes, qui se dépensait beaucoup à Paris pour faire triompher la R. P. Un autre savant français, M. Lefevre-Pontalis, membre de l'Institut, avait aussi fait le voyage de Bruxelles à cette occasion. Il était lié avec M. Beernaert qui me confia le soin de l'initier aux péripéties de la campagne électorale et au fonctionnement de la représentation proportionnelle intégrale. Un soir, je crus bien faire en emmenant ce savant, qui n'était plus très ingambe, à un grand meeting convoqué à la salle des « Fabriques » en un quartier populeux du vieux Bruxelles. Fâcheuse inspiration ! La réunion dégénéra en bagarre et le digne académicien, entraîné dans les remous d'une foule passionnée, y perdit son parapluie. Le lendemain, il vint s'enquérir sur place du sort de cet ustensile. « N'auriez-vous pas trouvé un parapluie, Monsieur ? » demanda- t-il, de sa voix la plus amène, au « patron » de la salle. « Non, mossieu, grogna cet homme fruste, dont le mobilier avait souffert. Mais nous avons ramassé toute une brouette de boutons «
M. Lefevre-Pontalis connut des heures moins tumultueuses, - mais qui ne laissèrent pas non plus de l'émouvoir, - quand il fut admis, à ma demande, à suivre les opérations de calcul au bureau principal installé à l'Hôtel de ville de Bruxelles. Les présidents, les pointeurs, les scrutateurs, les répartiteurs, qui (page 111) n'étaient pas encore familiarisés avec les arcanes du système dévolutif, se perdirent dans leurs chiffres et l'on crut qu'ils n'en sortiraient jamais plus. Lorsque, après toute une nuit passée en compagnie des quotients et des diviseurs, des bulletins de tête et des bulletins nominatifs, des votes pour effectifs et des votes pour suppléants, M. Lefevre-Pontalis dut reprendre le train de Paris, il m'avoua modestement qu'il ne comprenait goutte à ce casse-tête chinois et que les Belges devaient être gens bien intelligents pour s'y reconnaître... Ce qui ne l'empêcha pas d'ailleurs de faire paraître en librairie, quelques semaines plus tard, un petit ouvrage très convenablement fait sur « Le nouveau système électoral belge. »
Quand le résultat du scrutin fut connu, tous les partis se proclamèrent vainqueurs. De leurs 112 sièges, les catholiques en conservaient 86. Les libéraux, sortis de la Chambre avec 13 mandataires, y rentraient avec 33 élus. Quant aux socialistes, ils glissaient de 33 sièges à 32, ayant perdu leur hégémonie à Charleroy, à Mons, à Liège, mais ayant désormais leur part légitime à Bruxelles et dans les provinces flamandes. M. Paul Janson rentrait à la Chambre, et M. Paul Hymans y pénétrait son tour, lui apportant son brillant talent d'orateur et de polémiste. La droite s'enrichissait de quelques excellentes recrues. Arthur Verhaegen était élu pour Gand-Eecloo. Alexandre Braun devenait sénateur pour Bruxelles. Notre mouvement avait toujours trouvé en cet excellent avocat un appui et un conseiller que les nouveautés n'effrayaient pas. N'avait-il pas fondé à Bruxelles le Cercle Léon XIII en lui donnant pour devise : « Nova et vetera » marquant bien son souci d'allier le goût du progrès à celui de la tradition ? D'une éloquence fine et séduisante, toute en sonorités musicales, d'une courtoisie parfaite qui répugnait à toute violence et tout fanatisme, il devait conquérir au Sénat une place de choix, en s'y attachant surtout une meilleure distribution de la justice. Nous avions aussi la joie de voir arriver à la Chambre bras-dessus, bras-dessous, Michel Levie, élu à Charleroy, et Léon Mabille, élu à Soignies. Tous deux avaient été pour L'Avenir Social des amis de la première heure, et nous pressentions tout ce que leur élection au Parlement annonçait (page 112) de précieux pour nos idées communes. Le charme oratoire de Michel Levie avait quelque ressemblance avec celui d'Alexandre Braun. On y sentait vibrer un noble cœur, ouvert à tous les appels de la justice et de la pitié. Au pays noir, il avait été un des premiers. avec mon ami Louis Thibaut, à grouper les ouvriers chrétiens et les aider puissamment dans l'organisation de leurs coopératives et de leurs syndicats. Quant à son frère d'armes, Léon Mabille, ce professeur de droit civil eût réalisé un magnifique type de tribun si sa modestie ne l'avait trop souvent confiné dans une réserve excessive. Pour bien connaître ce parfait démocrate-chrétien, il fallait le voir et l'entendre, au milieu de ses administrés, dans cette petite cité du Roeulx dont il était le mayeur aimé et respecté, soit à l'hôtel de ville où il veillait à tout, soit dans son ancienne et curieuse maison familiale, accueillante aux plus humbles. Il fallait l'entendre causer, dans le savoureux patois du Centre, avec ces rudes ouvriers des charbonnages et des usines, dont il était de si longue date le confident et le bon conseiller. Il fallait le voir dans les réunions de ces mutualités, sociétés professionnelles, d'habitations ou de pensions ouvrières, qu'il avait créées et dirigeait si activement. Il fallait l'entendre dans ces salles de meetings encombrées et enfumées, où sa voix, sonore comme tout un orchestre, faisait trembler les vitres, ou mieux encore lorsqu'il prenait la parole en plein air, sous la grande voûte du ciel, - un plafond qui semblait fait pour lui. Son éloquence naturelle passait aisément de la dialectique la plus serrée à l'enthousiasme le plus vibrant. Tantôt, elle se déployait en grandes images, tantôt elle se faisait pressante et comme martelée, tantôt encore, elle devenait toute cordiale et même gouailleuse, s'alimentant volontiers au vocabulaire de ce terroir qui était le sien. Toujours courtois, même dans les campagnes les plus véhémentes. Toujours prêt à tendre loyalement la main à qui avait besoin de lui. Jamais je n'ai mieux compris qu'en le voyant ainsi à l'œuvre la vérité de ce mot de Raymond Poincaré que « s'il est odieux et bas de flatter le peuple et de s'en servir, il est noble, autant qu'il est doux, de l'aimer et de le servir. »
D'autres pionniers du catholicisme social en Wallonie entraient (page 113) eux aussi au Palais de la Nation : par Mons, le Dr Delporte que nous appelions « le bon Delporte », et qui personnifiait le caractère borain en ce qu'il a de meilleur, - par Dinant, le Dr Georges Cousot, - par Liège, Charles de Ponthière, chacun traduisant bien la physionomie intellectuelle et morale de sa région, sa mentalité propre et son accent. Nul n'était plus liégeois que Charles de Ponthière, vif, généreux, serviable, spirituel, « la tête chaude et le cœur sur la main » - le tout avec je ne sais quelle ingénuité charmante dont ses collègues de la Chambre abusaient parfois. Un jour qu'avec quelques-uns d'entre eux nous roulions entre Douvres et Londres, où nous appelait une conférence interparlementaire, Charles de Ponthière remarqua, dans la traversée du comté de Kent, un certain nombre de demeures campagnardes. Leur toit s'ornait d'une sorte de cône dont le dessin bizarre l'intrigua. Comme il s'informait de la destination de ces cônes - qui sont en réalité des appareils d'aération - un mauvais plaisant de lui dire : « Comment ! Vous qui êtes initié à la vie agricole, vous ne pas ce nouveau modèle de ruches ?... C'est un système très pratique imaginé par les Anglais et qui procure aux abeilles un air libre et pur en même temps que la tranquillité parfaite, puisque rien ni personne ne vient les déranger dans leur travail. » Charles de Ponthière, ne soupçonnant pas la mystification dont il était la victime, voulut faire profiter de sa découverte les lecteurs de son journal La Dépêche, auquel il envoyait quotidiennement des notes de voyage. Nous dûmes le dissuader de rédiger à cette intention un article sur « L'apiculture dans le comté de Kent. »