Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre III (1893-1896)

Échec de la Représentation proportionnelle et retraite de M. Beernaert - Jules de Burlet - L'abbé Cuylits - Les mercredis de Madame t'Kint - La Justice Sociale et Durendal - Le mouvement démocratique chrétien - Campagne électorale de 1896 - Mon entrée au Parlement

(page 63) Au lendemain de cette grande journée, L'Avenir Social publia un numéro de victoire, dans lequel un dessin montrait en première page une Place de la Concorde encombrée, ayant, en son milieu, un obélisque auquel la tête de M. Alphonse Nothomb servait de sommet. Puis, sans désemparer, il reprit sa campagne. Au congrès annuel de la Ligue démocratique belge à Liège. au mois de septembre précédent, nous avions obtenu qu'à son programme les mots : « lutte contre le socialisme » qui rendaient un son trop négatif, fussent remplacés par ceux de « action démocratique. » Nous n'en étions que mieux armés pour marcher de l'avant la conquête des réformes sociales sans nous condamner à une attitude purement défensive.

Quant à la représentation proportionnelle, la Constituante en avait abandonné le sort au législateur ordinaire. Nous avions donc ouvert le feu, dans les colonnes de notre journal, pour lui assurer des adhésions nouvelles dans le parti catholique et au Parlement. M. Beernaert souhaitait ouvertement son succès. (page 64) Mais les résistances qu'il rencontrait s'avéraient nombreuses. Parmi nos collaborateurs, nul n'était plus ardent à la réclamer que Jean Mommaert, qui s'était fait le technicien de cette arithmétique très compliquée pour les profanes. Il ne manquait pas d'invoquer en sa faveur des arguments de justice. Mgr Mercier, qui dirigeait à cette date l'Institut philosophique de Louvain, et à qui sa haute prestance et l'attraction qu'il exerçait si justement avaient valu, de la part de ses élèves, le surnom de « grand sympathique », emprunté son cours de physiologie, Mgr Mercier contestait que la R. P. pût se réclamer de ce motif supérieur. Dans une lettre qu'il envoya à L'Avenir Social, il faisait valoir que l'action législative n'est pas divisible et ne s'accommode donc pas d'un partage entre l'erreur et la vérité. C'était parler en philosophe plutôt qu'en réaliste. D'autres bons esprits voyaient surtout dans l'avènement de la R. P. un moyen d'atténuer l'âpreté de nos luttes électorales en assurant à chaque opinion sa part légitime d'influence. Ils en attendaient à la fois un certain apaisement social et un arrêt de la balançoire clérico-libérale à laquelle, depuis tant d'années, la politique nationale était condamnée. Une autre considération, que la tactique clairvoyante de M. Beernaert invoquait dans des réunions privées, était le danger de voir le nouveau système électoral aboutir, à défaut de la R. P., à l'élimination prochaine du parti libéral au profit du parti socialiste dont le caractère révolutionnaire était gros de menaces. De fait, n'était-ce point un symptôme significatif et inquiétant que l'empressement avec lequel la jeune génération libérale, dans ses éléments les plus actifs et les plus ambitieux, s'inféodait au nouveau parti ouvrier, certaine de pouvoir y jouer un rôle politique qu'elle ne pouvait plus espérer dans les cadres, désormais si réduits, de l'ancienne Gauche ? L'exemple donné par Emile Vandervelde, Jules Destrée, Émile Brunet, Léon Furnémont, Georges Grimard, Max Hallet et tutti quanti, désertant l'un après l'autre les anciens groupements libéraux pour grossir les états-majors du parti socialiste, risquait de susciter chaque jour de nouveaux imitateurs.

Par nos soins, une nouvelle campagne de meetings fut déclenchée où les proportionnalistes de droite, de gauche et (page 65) d'extrême-gauche se rencontrèrent aux mêmes tribunes. Mais tant d'efforts conjugués ne purent vaincre une résistance que M. Woeste dirigeait en habile manœuvrier. Cette fois, il eut raison de son rival. Le 17 mars 1894, à la suite d'un vote dans les sections de la Chambre, où une proposition de R. P. fut repoussée, M. Beernaert annonça sa démission gouvernementale et la maintint, en dépit des objurgations de Léopold II. Il abandonnait le pouvoir après l'avoir exercé pendant dix ans avec une maîtrise dont l'histoire de notre pays n'offre pas d'autres exemples.

Un de ses collègues, Jules de Burlet, député de Nivelles, le remplaça à la tête du cabinet. C'était un parfait galant homme dans tout l'éclat de la vie et du talent, qui portait beau et parlait haut, habile debater et prompt à la riposte. Il ne devait d'ailleurs pas tenir longtemps la barre du gouvernail. Après avoir donné satisfaction aux intérêts agricoles en faisant voter des droits d'entrée sur les céréales, - mesure à laquelle Beernaert s'était toujours montré rebelle, préoccupé qu'il était de maintenir à un taux très bas le coût de la vie alimentaire et de nous assurer de la sorte un avantage dans la concurrence économique internationale, - Jules de Burlet se heurta à son tour à l'opposition de M. Woeste qui avait commencé par lui faire bon visage. Leur dissentiment, dont le service personnel fut la cause, prit un caractère dramatique. Ce fut en pleine séance de la Chambre, le 19 décembre 1895. Jules de Burlet intervenant comme chef du gouvernement et fort de l'accord que la droite, dans une réunion privée, avait marqué sur ce projet, conviait la majorité à voter la loi annuelle du contingent militaire. Il s'agissait, à tout prendre, d'une formalité qui ne touchait en rien au régime du recrutement de l'armée tel qu'il était en vigueur. L'opposition l'ayant interrompu pour lui demander, à cette occasion, si le gouvernement envisageait la suppression du remplacement, le premier ministre, qui aurait pu répondre, conformément aux usages, que le gouvernement n'avait pas à s'expliquer sur ses intentions mais seulement sur ses actes, laissa entendre qu'il était favorable à cette suppression. Aussitôt M. Woeste, qui était rapporteur du projet, lui coupa la parole de son ton le plus aigre : « Permettez. Si vous dites que le gouvernement est d'un (page 66) tel avis, que faites-vous de vos collègues ? » Puis, s'engageant dans le débat, il fit une nouvelle charge à fond contre le service personnel et invoqua des déclarations qui avaient été faites naguères dans des réunions politiques par plusieurs membres du gouvernement, notamment MM. de Smet de Naeyer, Begerern, De Bruyn, soulignant la contradiction entre ces ministres et leur chef de file. Jules de Burlet ne s'attendait pas à ce coup fourré. Le choc qu'il éprouva se traduisit par un brusque malaise physique qui ne tarda pas à s'aggraver. Il démissionna à la fois comme ministre et comme député. Quelques semaines plus tard, il était désigné pour diriger notre légation au Portugal. Ses amis espéraient que le climat de ce pays, où ses fonctions lui laisseraient d'amples loisirs, aurait bientôt fait d'assurer sa guérison. Il n'en fut rien. Ses forces allèrent en déclinant à peu. Sentant approcher la fin, il voulut, par une touchante fidélité à sa ville natale dont il avait été le mayeur justement populaire, revenir mourir à Nivelles, oh il rendit le dernier soupir au printemps de 1897.


Ils meurent jeunes, les enfants aimés des dieux ! Est-ce par cet antique dicton qu'il faut expliquer la fin précoce de L'Avenir Social ? Né au lendemain du Congrès de Malines, il interrompit sa publication dès la fin de 1894. Il avait vécu trois ans, trois ans d'une vie ardente au cours desquels sa combativité veilla à demeurer toujours dans les bornes de la courtoisie. La collection de ces trois années, devenue rarissime, constitue un document de premier ordre pour la genèse de l'action sociale catholique en Belgique. On y trouve aussi le reflet des conceptions d'ordre philosophique, artistique et littéraire qui caractérisaient cette époque de renouveau. Je ne le vis pas s'éteindre sans en avoir le cœur serré. Mais le combustible, - disons nettement : la pécune, - faisait cruellement défaut pour alimenter la chaudière exigeante. Ne pouvant compter sur les ressources de la publicité, étant de ces journaux sérieux dont on parle, mais auxquels on ne s'abonne guère, notre Avenir Social coûtait (page 67) gros à ses rédacteurs, et sa disparition n'eut d'autre cause que la « maladie faute d'argent » dont souffrait Panurge.

Heureusement, cette disparition ne fut qu'une éclipse. Tel le phénix de la fable, L'Avenir Social devait bientôt renaitre de ses cendres. Nous avions un ami jusqu'alors à peine connu de nous en la personne d'un prêtre qui, après avoir exercé le professorat à l'Institut Saint-Louis, avait été versé dans le clergé paroissial. L'abbé Cuylits, - c'était son nom, - était d'une originalité et d'une indépendance d'esprit parfois déroutantes. Nul n'était moins « conforme » que lui. On racontait que son père lui avait laissé pour ultime recommandation à son lit de mort : Surtout ne faites rien comme les autres. » Vicaire à l'église Saint-Boniface d'Ixelles, il avait effarouché ses paroissiens et ses paroissiennes par des sermons où il invectivait les péchés capitaux avec une verdeur de vocabulaire qui fit scandale. Quand on le lui reprocha, il se borna à renvoyer ses critiques aux Pères de l'Église, auxquels il avait emprunté ces fortes paroles. Ses supérieurs ecclésiastiques jugèrent que ses audaces conviendraient mieux aux âmes frustes des paysans brabançons, moins sensibles et délicates que celles des douairières ixelloises. C'est ainsi qu'il devint curé à Strythem, paisible village rural sur la route de Ninove. Ayant trouvé l'église de Strythem nue et froide, il se dit qu'un édifice religieux devait être un vrai catéchisme vivant, parlant aux êtres les plus modestes un langage qui fût compris par chacun d'eux. Il imagina une décoration abondante et claire, d'un art pittoresque. A l'entrée, dès le narthex, deux fresques : l'une, à droite, rappelant- sous la forme d'une multitude de croix, - toutes les souffrances de la vie : persécutions, injures, maladies, deuils, affronts, procès, et.„ l'autre à gauche, représentant, en autant de souricières, tous les pièges de Satan : l'ivrognerie, la paresse, l'avarice, la luxure, les mauvais livres, etc. Au-dessus des portes latérales, deux recommandations aux fidèles : « Il est honteux pour une femme de parler dans l'église », et : « Si quelqu'un crache dans le temple de Dieu, Dieu crachera sur lui. » La nef, les bas-côtés, le chœur étaient illustrés de peintures et d'inscriptions d'un symbolisme la portée de tous : les commandements, (page 68) les œuvres de miséricorde spirituelle et corporelle, les dons du Saint-Esprit, les vertus, les sacrements. Mais les vitraux étaient plus éloquents encore : on y admirait un purgatoire, où rôtissaient d'importants personnages - dont quelques-uns tonsurés ou couronnés, et qui s'accrochaient à des chapelets que leur tendaient des anges bénévoles ; un paradis sous l'aspect d'une sorte de kermesse aux boudins, où des saints et des saintes, habillés comme les paysans et les paysannes du Brabant, faisaient honneur à d'abondantes victuailles ; une sainte Geneviève qui refusait d'entrer au cabaret-dancing ; un mauvais riche, au visage encadré de favoris, qui mourait dans un somptueux mobilier de style Louis-Philippe, tandis qu'un diablotin surgissait de son coffre-fort ; un saint Isidore, patron des cultivateurs, qui donnait à manger aux oiseaux et voyait à ce même moment le sac de cinquante kilogrammes de graines où il puisait se transformer miraculeusement en un sac de cinq cents kilogrammes. Sous le jubé, un squelette battait les heures, avec un marteau, sur le timbre de l'horloge. Le reste était à l'avenant.

Ce mysticisme translucide s'accompagnait, chez le curé Cuylits, d'une science philosophique et littéraire peu commune. Nul ne connaissait mieux que lui l'œuvre de Ruysbroeck l'admirable, le moine de Groenendael, dont il traduisit et commenta le Livre des XII Béguines en un ouvrage où la profondeur le dispute l'enthousiasme. Ce pasteur peu banal, féru de franc-parler et rebelle aux contraintes, était tout plein de contrastes. A certains jours, il se condamnait lui-même à des austérités et à des mortifications d'anachorète. A d'autres, notamment à la Saint-Jean d'hiver, il organisait volontiers, dans son presbytère campagnard, des galimafrées la Breughel où il étourdissait ses convives par sa verve, son érudition et sa gaité débridée. N'avions-nous pas trouvé un jour, en prenant place sa table hospitalière, les murs de la salle à manger tout décorés de savants chronogrammes, les uns en latin, les autres en vieux flamand, qui célébraient les louanges du cochon qu'il avait engraissé et sacrifié, et dont les jambons, les boudins et la tête devaient constituer les pièces de résistance du festin ? Lorsque notre (page 69) joyeux amphytrion eut achevé le « Benedicite », un savant et spirituel bollandiste, le révérend Père Van Ortroy, qui était le doyen des convives, lui déclara, tout en dépliant sa serviette : « Très bien, curé ! Voici la seule chose raisonnable que vous nous ferez entendre aujourd'hui. » Et de fait, ce ne fut plus dès lors qu'un feu roulant de boutades et de paradoxes dont le style et les audaces étaient dignes de l'Éloge de la Folie du grand Érasme. Toute cette originalité d'esprit et de façons s'accompagnait chez l'abbé Cuylits d'une charité vraiment évangélique au service des pauvres gens. Il s'occupait avec compétence et succès des œuvres d'amélioration du logement populaire et trouvait tout simple de vider son garde-manger et sa garde-robe pour nourrir ou vêtir les malheureux qui sonnaient à sa porte.

Informé des raisons auxquelles était dû le décès de L'Avenir Social, dont il aimait la doctrine, ce digne homme se mit en tête de découvrir quelque âme généreuse dont le concours nous aiderait à faire revivre l'organe de la jeune démocratie chrétienne. Il la trouva en la personne d'une femme la fois intelligente et fortunée qui entrevit, dans le mécénat qui lui était ainsi proposé, le moyen de servir un mouvement qu'elle jugeait utile en même temps que l'occasion d'occuper son propre esprit que les problèmes et les controverses d'ordre politique et social intéressaient naturellement. Mme t'Kint, veuve depuis quelques années, appartenait à la famille luxembourgeoise des Orban de Xivry. Elle partageait l'année entre sa résidence de ville dans un vaste et bel hôtel qui formait à Bruxelles le coin du Boulevard du Jardin Botanique et de la rue des Cendres et un agréable domaine champêtre proche de la bourgade de Wolverthem. Grâce à son patronage aussi discret qu'efficace, notre journal réapparut dès le février 1895. Il avait adopté un titre nouveau : La Justice Sociale, pour mieux affirmer encore I 'idéal dont il se réclamait, et ce titre s'accompagnait d'une citation de Saint-Mathieu : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît. » L'équipe des rédacteurs se modifia quelque peu. grossie toutefois, en cours de route, de quelques éléments nouveaux dont l'abbé Cuylits lui-même devait être un (page 70) des plus assidus, - dissimulé derrière les initiales mystérieuses de X. S. A.

Une heureuse innovation, qui devait être très appréciée des collaborateurs présents et futurs, fut la proposition que nous fit Mme t'Kint de tenir désormais chez elle les séances de notre comité de rédaction. Chaque mercredi, nous étions ainsi accueillis à sa table, où la chère et la cave méritaient tous les éloges, et c'était dans le charme de ces agapes hebdomadaires que les faits du jour étaient commentés et que les articles en projet passaient au crible de conversations aussi animées que cordiales.

Le groupe initial de L'Avenir Social avait, en quelques années, subi plus d'un avatar. La mort nous enleva prématurément trois charmants compagnons, tous trois jeunes avocats du Barreau de Bruxelles : Auguste Lelong, Georges Dubois, Aristide Dupont. La fin d'Auguste Lelong me fut particulièrement cruelle, car j'avais trouvé en cette nature enthousiaste et loyale un ami très proche de mon cœur. Un jour, était arrivée du Congo une nouvelle qui fit sensation, et qui provoqua de violents remous dans la presse anglaise, où les premiers succès de notre colonisation africaine éveillaient une jalousie grandissante. Un officier belge, le commandant Lothaire ayant eu à se plaindre d'un trafiquant anglais du nom de Stokes qui excitait nos indigènes contre l'autorité de l'État Indépendant, l'avait fait passer en conseil de guerre et Stokes, après un jugement sommaire, avait été pendu haut et court. A la suite de cette exécution, Lothaire lui-même avait été appelé à Boma afin de se justifier devant la juridiction supérieure dont il relevait en sa qualité de fonctionnaire de l'État. Émus de cette aventure, les amis que Lothaire comptait à Bruxelles avaient cru sage de faire appel à un avocat qui pourrait aller présenter là-bas la défense de l'officier ainsi mis en cause, et leur choix s'était porté sur Auguste Lelong. Celui-ci était parti sans désemparer. Mais, en arrivant à Boma, grande fut sa déception : le commandant Lothaire, dont l'humeur était peu commode. accueillit très froidement ce défenseur dont il n'avait pas sollicité la venue et déclara qu'il se passerait fort bien de son concours. Il ne restait à Auguste Lelong qu'à se (page 71) réembarquer, ce qu'il fit aussitôt. Mais pendant le voyage de retour, il fut victime, sur le pont du navire, d'une de ces insolations qui sont fréquentes sous les Tropiques, et il y succomba en quelques heures. On devine quel fut notre chagrin quand le télégraphe nous annonça cette mort tragique A ces disparus, quelques nouveaux compagnons devaient se substituer. Et la rédaction de la Justice Sociale s'enrichit de plusieurs collaborateurs de mérite, tels que Eugène Stevens, avocat de talent qui signait du pseudonyme d'Ernest Hallo des fantaisies d'un tour spirituel et pittoresque, Pol Dernade, jeune médecin originaire du pays de Grammont, essayiste et conteur de l'école de Barbey d'Aurevilly, et Edgard Lyon-Claessen, éditeur d'art, de qui l'esprit, tout de finesse, était toujours attentif à la beauté des idées et des choses.

En plus de cette pléiade qui constituait le comité de rédaction de la Justice Sociale, quelques invités, les uns de façon régulière, d'autres de manière intermittente, apportaient leur note personnelle dans ce concert périodique. Le plus assidu était le baron de Haulleville, journaliste chevronné à la mine de vieux reître, dont l'expérience et la culture d'esprit, assaisonnées d'une verve caustique et d'un humour très savoureux, faisaient le plus plaisant des convives. A l'aurore de sa carrière, il avait professé le droit naturel à l'Université de Gand et avait été destitué de ces fonxtions pour des motifs purement politiques par le ministère libéral de 1853. Puis, son rare talent de publiciste l'avait conduit peu à peu à la direction du Journal de Bruxelles et de la Revue Générale. Vers 1890, il avait été nommé au poste de conservateur du Musée du Cinquantenaire. Il se plaignait d'ailleurs qu'on eût attendu sa soixantième année pour le mettre au Cinquantenaire. Il eût préféré, disait-il, avoir cinquante ans et être conservateur du Soixantenaire. Ses nouvelles fonctions ne l'absorbaient pas, et comme il n'était pas guéri de la démangeaison d'écrire, il devint bien vite, sous le pseudonyme de Félix de Breux, un des collaborateurs habituels de la nouvelle Justice Sociale. Une des réformes qu'il réclamait avec le plus d'ardeur était la représentation des intérêts dont l'idée reprise, à travers les siècles, de l'ancien régime professionnel, devait réapparaitre plus tard dans le (page 72) système des corporations, cher au fascisme mussolinien. Si bonne que fût sa plume, il était encore meilleur causeur qu'écrivain. Ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, plein d'anecdotes et de foucades, il se moquait volontiers des gens et des choses et au besoin de lui-même. Il avouait avec quelque cynisme son penchant pour la gastronomie : « Moi, disait-il, je dîne chez les riches et je prie chez les pauvres. » Ceci était une allusion l'assiduité de ses dévotions à l'église des Pères Capucins, située au cœur du quartier populaire des Marolles. A une foi sincère et robuste de chevalier, il alliait des façons de bohème. « Pourquoi irais-je aux bals de la Cour, demandait-il ? Pour y retrouver mon tailleur et mon épicier, vis-à-vis de qui je suis en retard, déguisés en officiers de la garde-civique ? «

Un autre familier de ces mercredis était l'abbé Henry Moeller, aumônier des Dames du Sacré-Cœur. Curieux petit homme d'un physique ingrat, mais d'une âme ardente et généreuse. Au lieu d'adresser à ses amis, lorsqu'il les rencontrait, la question banale : « Comment allez-vous ? », il leur demandait avec sollicitude : « Comment va votre idéal ? » Passant toujours du dithyrambe à l'invective, il ne connaissait pas de moyenne mesure dans ses appréciations. Parlait-il d'un homme en vue ? C'était « une belle âme » ou « un crétin. » Pas de milieu. Il avait un goût naturel pour toutes les belles choses, se passionnant pour un tableau ou un poème. C'est en revenant, en sa compagnie et celle de Pol Demade, d'un de nos dîners hebdomadaires que nous décidâmes à trois, un soir de l'hiver de 1894, de fonder une nouvelle revue catholique d'art et de littérature. Il s'agissait, dans notre pensée, de mettre d'accord le mouvement conscient du catholicisme et le courant inconscient du monde moderne vers l'Idéal. Nous baptisâmes ce nouvel enfant du nom de « Durendal ». Il vécut jusqu'à la guerre de 1914, dépassant tous les espoirs que nous avions mis en son berceau. Nous avions eu la chance d'associer à sa fortune le concours infiniment précieux de Firmin van den Bosch, dont l'esprit primesautier se doublait d'un rare dynamisme et avec qui j'avais noué une étroite amitié à la rédaction du Magasin Littéraire, puis celle du Drapeau qu'il avait fondé. Mais le grand succès de « Durendal » fut avant (page 73) tout l'œuvre de l'abbé Moeller, qui, en s'effaçant lui-même, sut assurer à la revue la sympathie générale et les plus brillantes collaborations.

Nous vîmes parfois apparaître à ces dîners, en dehors de l'équipe habituelle, des personnalités assez disparates, telles que Mgr Abeloos, le recteur magnifique de l'Université de Louvain , et l'abbé Daens qui menait une véhémente campagne démocratique dans le pays d'Alost, à la grande irritation de M. Woeste qui considérait depuis longtemps cet arrondissement comme un fief soumis à son autorité exclusive. L'abbé Daens n'avait ni la haute dignité intellectuelle ni la culture philosophique et sociologique qui caractérisaient un autre apôtre du mouvement social catholique, M. l'abbé Pottier, de Liège, avec qui nos relations étaient empreintes d'une affectueuse déférence. Mais il ne manquait pas de verve, et son éloquence de tribun lui avait valu une grande popularité auprès des ouvriers et des paysans de sa région, dont il prenait à cœur les intérêts. Cette popularité, il l'entretenait par des moyens un peu gros, et qui frisaient parfois la démagogie. Secondé par son frère Pieter, brave homme, d'intelligence beaucoup moins vive et très cultivée, il devait, pendant quelque quinze ans, polémiquer sans trêve non seulement avec les conservateurs alostois, mais aussi avec l'organisme officiel de notre nouvelle action sociale, la « Ligue démocratique belge » dont Arthur Verhaegen était le président et dont j'étais le trésorier. Jules Renkin qui professait plus de confiance que je n'en éprouvais personnellement pour cet abbé politicien dont les procédés comme les propos trahissaient plus d'ambition que de sagesse, ne devait pas tarder, comme je le faisais dès lors, à tenir à distance ce compagnon compromettant. Toutefois, en 1896, lorsque l'abbé Daens se vit interdire par la Commission des hospices d'Alost - et pour des motifs de politique locale, - l'accès de la chapelle où il disait chaque matin sa messe, notre organe protesta avec indignation contre un tel veto. Pol Demade le stigmatisa, dans un article fulgurant de la Justice Sociale, d'« infamie essentielle. » Nous n'avions pas eu connaissance de cette bombe avant qu'elle n'éclatât dans notre journal. Mais la Commission des hospices ayant riposté par (page 74) une assignation devant le tribunal civil de Bruxelles du chef de diffamation et de calomnie, toute notre rédaction se déclara solidaire de l'article incriminé. Avec Alexandre Braun, nous nous présentâmes la barre, Jules Renkin et moi, tandis que M. Woeste prenait en mains, à titre d'avocat, la cause de la commission des hospices qui était en réalité la sienne. Ce fut une joute oratoire ardemment menée de part et d'autre, et qui fit en ce temps grand tapage. Dans sa décision, à laquelle un avocat de nos amis, Léon Delacroix, participa comme juge-assumé, le tribunal retint l'inculpation d'injure, en écartant celle de calomnie... Salomon n'eût pas mieux jugé. Ayant raison au fond, nous avions eu tort dans la forme.


En cette même année 1896. qui fut une année tumultueuse. le groupe de la Justice Sociale dépensa beaucoup d'efforts afin de faire reconnaître, au point de vue électoral, la liberté d'action du jeune mouvement démocratique. Pour rallier au parti catholique la masse ouvrière, que le socialisme entraînait dans ses cadres, il ne suffisait vraiment pas que les vieilles associations catholiques, bourgeoises dans leur composition et dans leurs tendances, fissent appel aux suffrages des travailleurs. Il importait que ceux-ci se sentissent désormais chez eux, dans des formations politiques où ils pourraient librement arrêter leur programme et désigner leurs candidats. Un tel mode d'organisation ne comportait d'ailleurs pas une scission, encore moins une lutte sur le terrain électoral. Les candidats désignés par ces associations démocratiques se présenteraient aux électeurs de chaque arrondissement sur la liste catholique commune et les élus défendraient, les uns comme les autres, au sein du Parlement, les thèses générales du parti, sauf le droit pour les démocrates de mettre plus spécialement l'accent sur les revendications d'ordre social. D'accord avec nous, Michel Levie préconisait la même formule à Charleroy, Léon Mabille à Soignies, l'abbé Pottier et Charles de Ponthière à Liège, Arthur Verhaegen et Eylenbosch à Gand. Après de longues délibérations, au cours (page 75) desquelles M. Woeste essaya vainement de lui faire échec (« Fuyez- les comme la peste », disait-il publiquement en parlant des démocrates-chrétiens), cette formule fut acceptée. Déçus dans leur espoir d'un schisme au sein du parti catholique, les socialistes nous prodiguèrent mille avanies, n'appelant plus les démocrates-chrétiens que du nom de « domestiqués ». La Fédération démocratique chrétienne de Bruxelles, que nous avions constituée depuis quelques mois, et dont M. Victor Faut fut tout d'abord le président, ouvrit un poll pour le choix de ses candidats. Nous fûmes désignés en cette qualité, Jules Renkin et moi avec Charles Mousset, qui présidait la Maison des Ouvriers « Concordia » de Bruxelles, et Henri Colfs, président du cercle La paix d'Ixelles. Il était entendu que nous prendrions place sur la liste unique que l'Association catholique de Bruxelles, d'accord avec la Fédération démocratique de l'arrondissement et avec la Fédération des Nationaux-Indépendants, présenterait à l'élection législative qui devait avoir lieu le 5 juillet.

La campagne électorale s'annonçait comme devant être très chaude. Nous avions mes amis et moi, quelque entraînement dans ce sport. A l'élection législative de 1894, j'avais décliné une candidature qui m'avait été proposée à Bruxelles par la Maison des Ouvriers, ainsi qu'une autre candidature que des catholiques de l'arrondissement de Thuin étaient venus m'offrir très aimablement. J'avais estimé à ce moment, d'accord avec Jules Renkin, qu'il importait, avant de nous engager dans l'arène parlementaire, de faire accepter d'abord l'autonomie de notre mouvement suivant la formule que 1896 venait enfin de voir triompher. Mais en 1894, et même aux scrutins précédents, nous avions voulu prêter main-forte à des candidats catholiques aux prises avec la propagande savamment outillée de leurs adversaires. Ainsi, et déjà sous le régime censitaire, j'avais vu de près comment se cuisinaient les élections. Ce régime, qui n'appelait aux urnes qu'un nombre presque infime de citoyens, (il fallait payer au moins quarante-deux francs d'impôts directs pour avoir voix au chapitre), n'en donnait que plus d'importance à chaque vote. L'élection ayant lieu au chef-lieu de l'arrondissement, c'était qui, parmi les belligérants en présence, offrirait (page 76) aux électeurs le maximum de facilités pour les amener à ce chef-lieu, éloigné parfois, comme Dinant, de toute une journée de voyage en voiture. C'est pourquoi tous les véhicules : diligences, carrioles et chars-à-bancs étaient réquisitionnés par les partis qui s'efforçaient d'en priver leurs adversaires. En dehors de quelques grands centres, les meetings n'étaient guère la mode. Les candidats les remplaçaient par des visites individuelles et aussi par des tournées dans les cabarets, ce qui n'était pas encore interdit par la loi. Dans la conquête des électeurs, le gosier jouait souvent un rôle plus réceptif qu'oratoire et la capacité d'un bon candidat se mesurait au moins autant par sa résistance aux libations renouvelées que par son talent de dialectique. Dans les campagnes brabançonnes, il m'avait été donné plus d'une fois d'accompagner en ses expéditions de propagande un de mes amis, Xavier de Bue, qui devint dans la suite mon collègue la Chambre et qui présida longtemps, auréolé d'une juste popularité, aux destinées de sa belle commune d'Uccle, Pour ces expéditions, Xavier de Bue attelait à une sorte de tape-cul à deux roues un vieux cheval qu'il honorait, non sans quelque présomption. du qualificatif de pur-sang. Ce pur-sang, entraîné de longue date ce genre de randonnée de village en village, s'arrêtait de soi-même, avec une précision que je ne cessais pas d'admirer, au seuil de tous les cabarets bien-pensants. D'un air d'autorité et d'importance qui lui était d'ailleurs naturel, Xavier de Bue pénétrait dans l'estaminet et, s'il découvrait quelques paysans attablés, commandait aussitôt un flacon de gueuse-lambic, que suivaient bientôt d'autres bouteilles. On échangeait quelques propos sentencieux et définitifs sur l'état de la température et la marche des affaires. Mais tout ce que mon compagnon pouvait dire à ce sujet exerçait assurément moins d'empire sur ses interlocuteurs que la maîtrise avec laquelle, sans même qu'un symptôme de déglutition fût perceptible, il se versait d'un trait dans le gosier le contenu de la chope qu'il tenait par le fond, lui imprimant un savant mouvement de redressement graduel. Ce rite étant accompli, et les libations payées, une chaleureuse poignée de mains clôturait l'entretien et mon excellent compagnon, - qui savait, lorsqu'il le voulait, (page 77) haranguer avec un talent consommé les auditoires les plus variés, - m'affirmait que sa méthode l'emportait sur tous les discours.

Avec l'avènement du suffrage universel plural, il n'en alla plus ainsi, et il fallut compter désormais avec la psychologie des foules plus qu'avec celle des individus. J'en eus déjà la preuve au cours de quelques campagnes menées en 1894 dans le Pays Noir, lorsque la Constitution révisée appela, pour la première fois, les masses ouvrières à participer au scrutin. En ce temps, il nous fallait plus que du courage moral pour courir là-bas les « hustings » ainsi que disent les Anglais. Aux orateurs qui voulaient faire entendre aux populations du Pays Noir d'autres thèses que les « bobards » du catéchisme rouge : « Sans Dieu ni maître », de bonnes raisons et de bons poumons ne suffisaient pas, s'ils n'avaient à leur service des muscles solides, Les contradicteurs se présentaient à eux sous l'aspect de militants vêtus comme des lutteurs de foire et qui polémiquaient avec les poings. J'admirais l'héroîsme de quelques vaillants et sincères amis du peuple, tels que l'excellent abbé Godfrind, curé de Pâturages, ou Léon Mabille, le « Lion du Roeulx », qui n'hésitaient pas à dépenser, dans des rencontres aussi inégales, le meilleur de leur talent et de leur cœur. Dans son livre sur Démosthène, Clemenceau prétend que « l'orateur saisit l'assemblée moins par la qualité positive de ses arguments, réservés au plaisir des commentateurs, que par la sensation de la somme de lui-même qu'il engage au combat. » Je sais bien de quel côté la conviction réfléchie, le sentiment de la fraternité sociale et l'ardeur pour le bien commun se prodiguaient le plus généreusement. Mais une équipe de hurleurs, dans des réunions de ce genre, parle tout de même plus haut que la voix de la sagesse...

Ces rencontres, qui tournaient à la bagarre, j'en avais eu, en 1895, de nouveaux exemples lorsque je m'étais présenté aux élections communales à Saint-Gilles, qu'on alors le Belleville bruxellois et qui passait, à juste titre, pour être le faubourg le plus avancé de toute l'agglomération. Surpris et indignés de me voir pénétrer, pour y apporter la contradiction, dans les meetings qu'ils avaient eux-mêmes convoqués, les socialistes du cru ne m'avaient pas ménagé leurs huées et (page 78) leurs menaces. Je n'en fus que plus heureux, au jour du scrutin, de pouvoir forcer avec cinq de mes colistiers (la R. P. aidant) les portes de l'hôtel de ville saint-gillois qui ne s'étaient jamais ouvertes pour accueillir un conseiller communal de couleur catholique. Le même jour, Jules Renkin réalisait une performance semblable à Ixelles, et le baron de Haulleville entrait glorieusement à l'hôtel de ville de Bruxelles.

En juillet 1896, l'enjeu était d'une autre portée, et le risque électoral singulièrement grave. En effet, l'élection se faisait à la fois sous le nouveau régime du suffrage universel plural et avec application du système majoritaire, d'où attribution des dix-huit sièges du grand arrondissement de Bruxelles à la liste qui obtiendrait la moitié plus un des suffrages. Les socialistes, alliés aux progressistes, se flattaient de l'emporter. Ils avaient mobilisé tous les effectifs de leur propagande, multipliant les cortèges et les réunions. On pouvait redouter que, tout au moins dans les quartiers populaires, nous ne fussions reçus à poings fermés. Pour conjurer ce risque, Louis Delmer, - j'ai fait allusion déjà à cette personnalité véhémente et combative, qui tenait du cow-boy plutôt que de l'apôtre, - n'avait rien imaginé de mieux, pensant assurément me rendre service, que de me faire suivre dans mes expéditions faubouriennes par une bande de prétoriens qui obéissait à ses ordres. Je me vis escorté ainsi, à mon corps défendant, par quinze ou vingt gaillards déterminés, recrutés, je crois, dans le monde des porte-faix et des déménageurs, et qui étaient tous membres, - ainsi que je l’appris plus tard, -— d'un cercle de lutteurs ou de boxeurs appelés : Les disciples de Samson. Je n'étais pas plutôt entré dans quelque salle de meeting que ces forcenés ne se prissent de querelle avec une partie du public, me rendant bientôt impossible à moi-même toute intervention oratoire, soit par les cris et les injures qu'ils prodiguaient à leurs adversaires, soit par les acclamations intempestives dont ils coupaient et couvraient mes paroles. Je crus insister auprès de Louis Delmer pour qu'il m 'épargnât ce remède pire que le mal, et je constatai dans la suite qu'en somme il valait mieux, - si je me risquais dans une réunion que je savais être composée d'adversaires politiques, - m'y présenter tout (page 79) seul, en demandant courtoisement et fermement la contradiction, plutôt que de compter sur des « supporters » compromettants.

D'ailleurs, lorsqu'on avait affaire, dans les grands meetings organisés en ville, non plus à des sous-ordres du parti socialiste ou à des ardélions du parti progressiste, mais à leurs vrais leaders, les choses prenaient généralement une toute autre tournure. Il arrivait même que ces passes d'armes eussent leur noblesse et leur beauté. Encore tout éberlués de la nouveauté de leur pouvoir, beaucoup de citoyens que la révision venait de doter du droit électoral, apportaient à ces débats contradictoires une curiosité sincère et une sorte de fraîcheur d'âme, le sentiment de leur responsabilité civique atténuant en eux les préventions de l'esprit partisan. Plus d'une fois, je m'étonnai de l'écho qu'éveillaient en de tels auditoires les thèmes éternellement vrais de la Patrie, de l'Ordre, de la Famille, de la Justice et combien les simples rappels de l'Évangile, auquel nous aimions à rattacher notre mouvement, pouvaient l'emporter, malgré tout, sur la surenchère des intérêts matériels ou sur les séductions du désordre et de la démagogie.

Au cours de ces journées de fièvre, j'eus ainsi l'occasion d'engager le fer soit avec Paul Janson et Émile Féron qui régnaient sur les cercles progressistes, soit avec les épigones du socialisme, encore tout farcis de doctrine marxiste. républicaine et révolutionnaire. Un meeting contradictoire, qui se prolongea jusqu'à minuit, me mit aux prises avec Émile Vandervelde dans une salle basse et enfumée d'Etterbeek, où s'écrasait une foule aux sentiments divers. La salle s'ouvrait au fond d'un antique cabaret qui portait l'enseigne : « Aux trois Rois » et cette enseigne, évoquant la marche à l'Étoile et l'hommage l'Enfant-Dieu, nous inspira à l'un et à l'autre de pathétiques développements. Dans une autre réunion populaire plus houleuse, qui eut lieu au Théâtre Lyrique de Schaerbeek, l'orateur socialiste auquel Jules Renkin et moi nous donnâmes la réplique, était Édouard Anseele, le tribun gantois dont la manière systématiquement brutale ne ménageait ni les idées ni les personnes. Après avoir été petit clerc d'avoué, il s'était lancé dans l'action sociale et avait bientôt (page 80) fait preuve, dans l'organisation de sa coopérative du Vooruit, d'un sens très pratique des affaires et d'une impérieuse volonté de commandement. La langue française, telle qu'il la parlait en traduisant sa pensée flamande, était pleine de curieux barbarismes et de trouvailles pittoresques. Le 16 avril 1893, escomptant dans une réunion bruxelloise le vote qui, quelques jours plus tard, allait octroyer à tous le suffrage universel législatif, il avait commencé son discours par ce savoureux exorde : « Encore trois fois dormir, et ce sera Saint-Nicolas pour le peuple. »

Dieu merci ! Le scrutin du 5 juillet 1896 ne devait pas être une Saint-Nicolas pour le parti socialiste... La liste catholique, laissant loin derrière elle la liste radico-socialiste où les citoyens Elbers, De Greef et de Brouckère figuraient à côté de Paul Janson, d'Émile Féron, d'Eugène Robert et d'Edmond Picard, arriva toute entière, avec une avance de 15.000 voix au ballotage, Celui-ci, qui eut lieu le dimanche suivant, confirma notre succès. J'avais personnellement, dès le premier tour, recueilli 90.210 voix, ce qui constituait un beau record. Encouragé par cette victoire, je me promis à moi-même de ne rien négliger pour m'en rendre digne, en servant mon pays de mon mieux.