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Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre II (1890-1893)

La vie politique et intellectuelle à Bruxelles en 1890 - « La mansarde » du R. P. van Innis - Débuts dans l'action sociale - L'Encyclique Rerum novarum du 15 mai 1891 - Le Congrès de Malines de septembre 1891 - Fondation de L'Avenir Social - Tribunes et meetings - La révision de la Constitution

La vie politique et intellectuelle à Bruxelles en 1890

(page 29) A-t-on assez abusé de cette expression : « Nous voici un tournant de l'Histoire » ? Qui sait ? Adam et Ève, lorsqu'ils se virent expulsés du Paradis Terrestre, eurent-ils déjà recours à ce « slogan. » A dire vrai, la marche de l'humanité n 'est faite que de tournants, puisque la vie des individus et des peuples. comme celle des idées et des mœurs, n'est qu'une évolution continuelle. Mais il arrive toutefois que, dans le déroulement des âges, cette évolution prenne soudain un rythme précipité. tel le cours d'un fleuve lorsqu'il approche des cataractes. Brusquement, les conceptions de la veille apparaissent lointaines. Une sorte de pressentiment, fait d'espérance chez les uns, d'inquiétude chez les autres, enfièvre les esprits.

Je crois bien qu'en Belgique l'an de grâce 1890 a marqué un de ces moments psychologiques. Une germination imprévue travaille et transforme la politique en même temps que le monde des sciences, des arts et des lettres. A cette étape, il semble que toutes les idées, toutes les habitudes, toutes les formules (page 30) soient remises en question. On devine qu'un nouvel ordre de choses va naître. Et certes, ce fut une bonne fortune, pour des jeunes gens gonflés d'enthousiasme, que de respirer, - tandis qu'ils étaient eux-mêmes à l'aube de la vie, - ces effluves printaniers qui répondaient si bien au frémissement secret de leurs cœurs.

Au Palais de Justice de Bruxelles, ce phénomène était singulièrement sensible. L'activité intellectuelle y était intense. Le fameux couloir de première instance y offrait l'image d'un Forum en miniature qui résonnait de tous les bruits de la cité. Les discussions et les polémiques n'y tarissaient pas, mettant chaque jour aux prises novateurs et doctrinaires. Les doctrinaires demeuraient fidèles à la conception du libéralisme que Frère-Orban continuait à personnifier au Parlement. On les stigmatisait volontiers du sobriquet de « Masuirs » - c'était le titre d'une thèse que Paul Errera venait de consacrer à une forme archaïque de la propriété communautaire. Au sentiment de ces « Masuirs », le rôle de l'État était d'affranchir, non de protéger. Il suffisait, pour améliorer la condition de l'ouvrier, de procurer à celui-ci par le jeu du libre échange la faculté de vivre à bon compte. On voulait bien aussi mettre à sa portée, par la multiplication des écoles gratuites. les bienfaits de l'enseignement. Quant à la réglementation du travail. quant à l'immixtion de la loi dans les rapports entre employeurs et travailleurs, autant d'atteintes injustifiables à la dignité et à la responsabilité de l'individu ! Mais les fossiles qui professaient de telles théories se faisaient assez rares dans les nouvelles couches, où prévalaient des formules audacieuses qui allaient du catholicisme social jusqu'au socialisme insurrectionnel. voire à l'anarchie.

Un des jeunes « Masuirs » les plus en vue était Paul Hymans, en qui les tenants du vieux libéralisme mettaient leurs complaisances. Il brillait par les qualités de l'esprit et de la parole plus que par les dons du cœur. Grave dans ses idées et alerte dans sa personne, d'une vivacité d'allure qui frisait parfois l'impertinence, il tenait tête aux radicaux en des joutes d'éloquence où s'affirmait sa jeune maîtrise. La politique l'occupait assurément plus que le barreau et une heureuse chance, à laquelle la (page 31) généreuse intervention de Beernaert n'avait pas été étrangère, lui avait assuré, à la bibliothèque du Parlement, une sinécure rémunérée qui lui laissait de nombreux loisirs. Bientôt d'ailleurs, un opulent et heureux mariage devait l'affranchir de tous les tracas matériels qui pèsent lourdement sur la destinée des hommes.

A l'autre pôle de l'opinion, Emile Vandervelde commençait faire figure de prophète. Il avait absorbé Karl Marx et allait à l'extrême de ses théories collectivistes. Maigre, noir comme une taupe, les yeux inquisiteurs derrière un pince-nez inamovible, il réalisait assez bien le type classique du Herr Doktor, -— et, de fait, il se fût orienté sans doute vers l'enseignement plutôt que vers la vie publique, si le Conseil de l'Université de Bruxelles, prenant ombrage de ses témérités, n'avait découragé son désir d'entrer dans le cadre professoral. Très courtois dans le privé, il aimait à exercer sur de plus jeunes que lui ses talents de persuasion qui étaient incontestables. A la suite de quelques entretiens que j'avais eus avec lui, il me proposa d'entreprendre en commun la publication d'une étude approfondie sur l'assurance obligatoire contre les accidents du travail, - réforme que la législation allemande avait déjà réalisée. Le problème m'intéressait d'autant plus que mes premières expériences de la barre m'avaient apitoyé sur le sort lamentable des ouvriers réduits à la seule ressource, lorsqu'ils étaient victimes d'un accident professionnel, d'invoquer en justice l'article 1382 du Code Civil, aux termes duquel toute réparation était subordonnée à l'existence d'une faute dans le chef de l'employeur. Encore fallait-il, - et ils y réussissaient rarement, - qu'ils fissent judiciairement la preuve d'une telle « culpa » ! Vandervelde m'emmena chez lui, et je pus me rendre compte de la richesse de la documentation qu'il avait accumulée sur ce sujet, - et sur bien d'autres. Tout un jeu de fiches, classées suivant un système bibliographique décimal alors la mode, permettait de passer en revue les ouvrages et articles qui avaient été consacrés, tant en Belgique qu'à l'étranger, aux divers aspects de la question. Je me mis consciencieusement à l'œuvre. Mais j'étais trop occupé à ce moment par mon stage et par d'autres soucis pour mener bonne fin une entreprise de cette importance. D'ailleurs, si le Traité que nous (page 32) avions projeté de rédiger ensemble, en demeura à ses premiers chapitres, ce travail ne fut pas inutile pour mon instruction, et cette collaboration occasionnelle accrut mon admiration pour les méthodes scientifiques d'une personnalité qui, par d'autres traits de son esprit dogmatique, m'apparaissait de plus en plus comme un adversaire redoutable pour l'idéal de vie sociale que je m'étais forgé à moi-même. Religion, famille, propriété, autant de grandes vérités auxquelles Vandervelde me semblait hermétiquement fermé. Quant au sentiment patriotique, il ne brillait pas chez lui à cette époque, - tant s'en fallait, - et l'internationalisme n'avait pas de plus fougueux adepte.

Dans la jeunesse intellectuelle, entre ces deux extrêmes : libéralisme orthodoxe et socialisme révolutionnaire, les nuances d'opinion variaient comme les couleurs et les dégradations du prisme. J'avais élu pour patron Edmond Picard que nous appelions entre nous d'un surnom qu'il aimait d'ailleurs à s'appliquer lui-même : l'Amiral. Cet homme « multiplex » dont la bienveillance me fut aussitôt acquise, me déroutait souvent par ses contradictions et ses paradoxes. Mais comment faire comprendre à ceux qui ne l'ont pas connu l'originalité de ses vues, la rapidité de ses conceptions, sa combativité toujours en éveil, ses dons étincelants de plaideur, d'animateur et de polémiste ? Avocat dans l'âme, il avait contribué à répandre autour de lui une sorte de « lâtrie » professionnelle qui exaltait le barreau non plus seulement comme une carrière honorable, mais comme un véritable sacerdoce élevé bien au-dessus des misères et des faiblesses humaines.

Flattée d'être ainsi logée dans l'empyrée, la Conférence du Jeune Barreau, - pour laquelle Edmond Picard était la Loi et les Prophètes - renchérissait encore sur cette sorte d'auto-vénération. Précisément, elle fêtait cette année-là son cinquantenaire, - non sans se vieillir un tantinet, je crois. A la célébration de ce jubilé, rien ne manqua. C'est ainsi que nous fîmes paraître, sur papier de grand luxe, un album commémoratif consacré à la gloire de l'Ordre et où foisonnaient l'éloge et le dithyrambe. Comme on avait demandé à quelques anciens de faire leur partie dans ce concert, l'un d'eux, - c'était M. Théophile de Lantsheere, naguères encore (page 33) bâtonnier, - s'en tira de façon piquante. La « pensée » qu'il nous envoya se réduisait à ces quelques lignes : « Ne répétons pas trop souvent, comme le pharisien de l’Évangile : Mon Dieu, je vous remercie de m'avoir fait plus juste, plus vertueux, plus désintéressé que les autres hommes !... Des esprits mal faits pourraient ne pas nous prendre au sérieux.’

En même temps que la publication de cet album, des séances solennelles et des discours grandiloquents soulignèrent la portée de ce cinquantenaire. Mais le succès fut surtout pour un spectacle basochien donné au « Nationale Tooneel ». Sous le titre : « Omnia Fraterne », les épigones du Jeune Barreau y avaient prodigué le meilleur de leur verve, et j'en composai et récitai le prologue.

A ce moment, la vie littéraire et la vie judiciaire se trouvaient à peu près confondues. A la vérité, Georges Rodenbach avait déjà déserté le Palais, où ses chapeaux gris-perle et ses cravates Lavallière avaient fait sensation. Il s'était volontairement exilé à Paris pour se livrer tout entier à son métier d'écrivain. Mais on pouvait relever au tableau de l'Ordre les noms de poètes tels que Iwan Gilkin et Emile Verhaeren, de prosateurs comme Léopold Courouble, - le père prolifique et fêté de « La famille Kaekebroeck », - et comme Eugène Demolder, dont l'œuvre mélangeait, à doses à près égales, le mysticisme et la truculence. Parfois, nous voyions arriver, de sa vieille cité gantoise, taciturne et un peu gauche d'allures, Maurice Maeterlinck, sur qui un article flamboyant d'Octave Mirbeau venait de projeter brusquement les premiers feux de la gloire. Plus assidu, Jules Destrée accourait de Charleroy, - où son activité professionnelle et politique trouvait le moyen de se concilier avec sa ferveur pour les arts et les lettres. Nature sensible et vibrante, au fond très raffinée, que le socialisme avait attirée par sa sollicitude pour les humbles bien plus que par son épais programme doctrinal.

Que d'autres « robins » d'avant-garde, la plupart sympathiques et charmants, participaient à cette sorte de farandole intellectuelle où, tout nouveau venu au Palais, je me trouvai aussitôt entraîné : Octave Maus doué d'un réel talent de musicien et de peintre, et qui s'employait avec une si belle ardeur à mettre en lumière le talent des autres, soit dans l'Art Moderne, soit aux (page 34) expositions et concerts qu'il organisait sans répit. Jacques des Cressonnières, à qui sa prestance et sa voix de basse-taille conféraient un air de père noble dont la gravité était aussitôt démentie par l'originalité d'une verve caustique et spirituelle toujours en éveil. Fritz Ninauve, serviable et loquace, farci d'anecdotes qu'il contait avec un accent inimitable. Aux côtés de Léon Théodor, dont on disait qu'il y avait en lui du Don Quichotte et du Joseph Prudhomme (au fait, son bon sens un pontifiant s'accompagnait d'une vaillance chevaleresque dont il donna toute la mesure pendant la première guerre), Fritz Ninauve représentait le « parti indépendant », - c'est-à-dire une formule politique assez imprécise, imaginée par Auguste Beernaert pour les besoins de la campagne électorale de 1884 et qui avait surtout servi à camoufler le programme catholique, à une époque et dans un arrondissement où les préventions anticléricales de la bourgeoisie excusaient un tel artifice.

Excellente école de tolérance que ce milieu composite du barreau ! Sans rien abdiquer des convictions que j'y avais apportées, j'éprouvais au contraire leur valeur à la pierre de touche de la contradiction quotidienne. A « battre la controverse » avec des libres-penseurs ou des athées, je découvrais mieux l'indigence de leurs théories morales privées de toute cause première et dépourvues de toute sanction. Mais je reconnaissais en même temps tout ce que les opinions de ces « mécréants », pour s'opposer aux miennes, pouvaient recouvrir de sincérité et parfois de vertus.

Ainsi, le cliquetis des doctrines n'excluait nullement l'estime pour les personnes. En plus d'un cas, cette estime grandissait jusqu'à l'amitié. Il faut plaindre, me semble-t-il, ceux qu'une éducation trop étroite et des relations à sens unique confinent en une sorte d'isolement systématique, d'où naît un sectarisme inconscient. Ils demeurent trop souvent les esclaves et les victimes de partis-pris injustes, et ce fut certes un des bienfaits de cette époque de 1890 que d'abaisser entre les deux jeunesses : celle de droite et celle de gauche, les cloisons étanches que le clérico-libéralisme avait dressées entre elles au cours des générations antérieures.

« La mansarde » du R. P. van Innis

(page 34) Bien entendu, tout cet éclectisme ne devait pas empêcher, aux termes du vieux proverbe : « Qui se ressemble s'assemble », une assez prompte coagulation, au sein de cette société disparate, des jeunes catholiques qui pensaient de même sur les besoins de leur temps et sur les lois éternelles de la vie. Déjà, au cours de mes années d'université, j'avais lié connaissance et amitié avec Jules Renkin et Léon de Lantsheere, bien qu'ils fussent de quelque sept ou huit ans mes aînés. Nous nous rencontrions souvent, le samedi après-midi, dans la chambre, - mieux vaudrait dire dans la mansarde, -— qu'occupait, au vieux collège Saint-Michel, le R. P. van Innis qui avait été notre professeur de rhétorique et chez qui ses anciens élèves avaient grand plaisir à venir bavarder en toute liberté. Ce mentor - la bonté même - n'avait rien de pédant ni de rébarbatif. S'il avait souci de faire pénétrer sa science et son expérience dans l'intelligence de ses élèves, c'était surtout par sa compréhension de l'âme juvénile, avide de liberté et de générosité, qu'il avait prise sur elle.

Dans ces réunions intimes, Jules Renkin se révélait déjà une personnalité de premier plan. D'origine modeste, il savait qu'il aurait à conquérir la vie de haute lutte. Mais aucun effort ne le rebutait. Il avait la vocation de l'action et du combat. Une tête ronde, d'un volume exceptionnel, un masque romain, un teint pâle, quelque chose de volontaire et même d'impérieux dans la démarche, dans le ton, dans le geste, une grande fermeté de conviction, une grande facilité de travail, une parfaite exactitude, tel était l'homme. Dans ses lectures, la théologie et l'histoire l'emportaient sur le reste, et nul ne sacrifiait moins que lui à la recherche oratoire et à l'écriture artiste. Ses discours, comme ses articles, se distinguaient par leur style martelé et tranchant. Même lorsqu'il se voulait modéré, il prétendait l'être « énergiquement. » A cette époque déjà, il faisait preuve de son sens de l'organisation à la direction de la Jeune Garde Catholique de Bruxelles. Plus tard, il devait un jour donner toute la mesure de ces dons réalistes lorsqu'il fut appelé à présider l'administration de notre colonie, puis restaurer, au lendemain de (page 36) la guerre, notre railway national à peu près détruit par l'occupation ennemie.

Léon de Lantsheere était d'un tout autre tempérament. A voir ce jeune homme pacifique, d'allures discrètes, replet, sanguin, un peu lent dans l'expression de sa pensée, à qui un accident d'enfance avait fait perdre l'usage d'un œil et qui, pour comble de disgrâce, était atteint d'une myopie très accusée, on imaginait mal l'extrême diversité de ses connaissances et de ses goûts. En réalité, rien d'humain ne lui était étranger. Il passait, avec une merveilleuse aisance, des plus hautes spéculations philosophiques, des calculs des mathématiques supérieures ou des sommets de l'histoire à la critique judicieuse du plus récent opéra ou du dernier roman à la mode. Jamais pressé, se plaisant à de longues causeries, allumant nonchalamment cigare sur cigare, consacrant volontiers ses soirées à d'interminables lectures de tout genre ou à de savantes variations qu'il improvisait au piano, nul n'a réalisé davantage le type du faux paresseux.

Le « salon » du Père van Innis comptait encore bien d'autres familiers parmi lesquels mes souvenirs évoquent de jeunes figures amies que je devais rejoindre, dans la suite, transformées par le cours imprévu de la destinée. Ferdinand de Croy, devenu, à son retour de Rome, le doyen vénéré de Sainte-Waudru de Mons. Philippe de Lannoy, qui fut, la fin du règne du roi Albert, un parfait Grand Maréchal de la Cour. Adolphe de Limburg- Stirum, Pierre de Liedekerke, Fernand de Wouters, Albert d'Huart, tous anciens condisciples que je devais retrouver plus tard sur les bancs du parlement, Adrien d'Ursel qui accepta, à ma demande, en 1920, la présidence de l'Œuvre Nationale de l'Enfance. Mais ce fut avec Jules Renkin et Léon de Lantsheere, l'un et l'autre assidus, comme moi, au Barreau, que je liai dès lors partie, jouissant de tout ce que leur commerce m'apprenait chaque jour de nouveau, et me sentant tout près d'eux par nos vues communes sur le présent et l'avenir.

Débuts dans l'action sociale

Une même voix secrète nous disait qu'il fallait aller au peuple. (page 37) Une même conviction nous animait de plus en plus au spectacle de la vie économique et sociale de ce temps : les fruits de l'activité humaine n'étaient point répartis comme ils auraient dû l'être. Tout ce monde des gagne-petit de l'industrie et du négoce, qui forme, dans notre nation, la masse profonde et nous savions ou devinions quelle fermentation s'aigrissait dans ses rangs, faite des rigueurs souvent cruelles et injustes de son sort, envenimée par une propagande révolutionnaire qui ulcérait les âmes en prétendant satisfaire les corps. Étudier, dans le silence des bibliothèques ou l'intimité de nos conversations et de nos débats, les remèdes que requéraient des infortunes aussi pressantes, une telle tâche devait nous paraître bientôt insuffisante. Il importait de joindre l'action à la théorie.

De-ci, de-là, étaient nés à Bruxelles, à l'initiative de quelques hommes de cœur, - notamment de M.M. Jean et Etienne Otto, - des groupements populaires sous le nom de « Maisons des Ouvriers ». Un conseil général, dont je faisais partie, veillait à diriger ces cercles, établis tout d'abord rue Locquenghien, sous le nom de « Cercle Concordia », à Saint-Gilles, sous le nom de « Cercle Anneessens », à Ixelles, sous le nom de « Cercle La Paix. » Le but direct de ces institutions était d'offrir aux ouvriers des facilités de vie par le fonctionnement de mutualités contre la maladie, de caisses d'épargne et de retraite, de sociétés pour la construction ou l'acquisition de logements, de bourses du travail, de cours professionnels, de bibliothèques. Les services qu'elles rendaient étaient incontestables. Les socialistes, voyant dans ces cercles une concurrence redoutable pour le progrès de leurs « Maisons du peuple », ne manquaient pas de leur reprocher d'être des « capucinières » inféodées au capitalisme. A la vérité, ces œuvres n'avaient pu sortir de terre et subsister que grâce la générosité clairvoyante de quelques chrétiens d'élite. Mais la « Maison du Peuple » n'avait-elle pas eu elle-même pour bailleur de fonds un industriel richissime et philanthrope, M. Ernest Solvay ? Nous fîmes effort, quelques-uns, afin d'assurer à nos Maisons des Ouvriers une plus grande autonomie financière qui les libérât de l'obligation de compter, pour la bonne marche de leurs services, sur les souscriptions bénévoles de leurs protecteurs.

(page 38) Pour y parvenir, nous recourûmes au système des coopératives : coopérative de boulangerie, coopérative de brasserie, coopérative de charbons. Nos premiers essais en ce sens furent assez décevants. Ils se heurtaient aux protestations véhémentes des petits commerçants et des intermédiaires menacés dans leurs profits. Il fallut de longues années et de lourds sacrifices pour que cette méthode donnât tout son fruit. Les résistances ne furent pas moins vives lorsque nous tentâmes l'organisation des syndicats ouvriers ou agricoles. Beaucoup s'effarouchaient ou s'indignaient alors, dans les rangs catholiques, à la seule pensée que des ouvriers pussent librement discuter entre eux les conditions de leur travail. Tout au plus toléraient-ils des « syndicats mixtes » où les délégués des ouvriers seraient admis à délibérer avec les représentants du patronat. Ce n'était pas seulement à Bruxelles que de tels efforts d'organisation avaient rencontré de durs obstacles. A Gand, Charleroy, à Liège, des amis, avec lesquels nous étions dès ce moment en contact suivi, éprouvaient des difficultés à peu près semblables. Il n'est que de lire l'ouvrage très documenté qu'Arthur Verhaegen a publié sous ce titre : « Vingt-cinq ans d'action sociale », préfacé par Albert de Mun, pour comprendre combien fut laborieuse et méritoire la genèse de la démocratie chrétienne en Belgique. Le succès qu'elle a connu dans la suite a, tout naturellement, fait oublier combien fut rude la saison des semailles.

De toutes les ardeurs de ma foi sociale, je m 'étais. jeune pionnier, attelé cette tâche ardue, - heureux lorsque, de ce sol peine défriché, je voyais surgir la promesse de quelque moisson. J'eus ainsi la joie de fonder, au village d'Hastière, où ma famille passait les mois d'été, une mutualité qui prospéra bientôt et qui me donna l'idée d'écrire, pour mon instruction et celle d'autrui, un « Petit catéchisme du Mutualiste ». Avec Jules Renkin, je parcourus le pays d'Assche et de Lennick afin d'engager les paysans à se grouper pour l'achat de leurs semences et la vente de leurs produits. et nous allions vaillamment, de village en village, recommander à nos planteurs de houblons, échantillons à l'appui, les espèces les plus riches en « lupuline. »

Mais beaucoup plus vives encore furent les joies que j'éprouvai, (page 39) - et plus utiles les enseignements que je recueillis, - lorsque j'inaugurai, dans mon cercle de Saint-Gilles, puis à la « Concordia » de Bruxelles, les cours hebdomadaires d'études sociales destinés aux ouvriers. La servitude que comporta pour moi, pendant quelque quinze ans, la corvée que je m'étais imposée de rejoindre chaque vendredi soir mon petit auditoire populaire, en un local bien éloigné de ma demeure et à une époque ou les moyens de transport ne ressemblaient pas à ceux d'aujourd'hui, les labeurs et les fatigues de ce devoir volontaire furent amplement payés par la connaissance que je pus ainsi acquérir de la mentalité ouvrière et par la satisfaction d'éclairer quelques intelligences et d'orienter quelques bonnes volontés, Nous abordions tour à tour les principaux problèmes de la vie. sociale, économique et politique, suivant un plan que je rédigeai sous le nom de Petit manuel d'études sociales. L'exposé du sujet était suivi d'un débat général auquel participaient, public fidèle ou élèves d'occasion, des travailleurs, jeunes pour la plupart, et qui arrivaient de leur atelier ou de leur fabrique, lassés du dur labeur de la journée, ayant à peine pris le temps de se restaurer et de se débarbouiller. Pour dépourvus qu'ils fussent de toute haute culture, ces cerveaux parfois frustes et imbus de maintes préventions et de maints partis-pris, ces disciples en bourgeron et en casquette me donnaient souvent la surprise de quelque réflexion ou de quelque objection qui m'ouvraient les horizons d'un monde ignoré. Leur expérience journalière de la vie de travail éclairait tout à coup d'une information d'ordre technique ou d'un souvenir emprunté à l'existence de leur famille ou de celle de leurs camarades, tout un chapitre d'économie sociale que j'avais cru naïvement connaître beaucoup mieux qu'eux. Entre les soi-disant intellectuels et les manuels, quel merveilleux liant pour les esprits et les cœurs que ce travail en commun, lorsqu'il s'anime du sens de la fraternité chrétienne ! C'est sans doute à ces modestes palabres que je dois mes meilleures impressions de la vie politique. Je leur ai dû aussi quelques bonnes amitiés, dont la mort seule a pu hélas interrompre le charme. Je pense à Corneille Fieullien, à Charles Mousset, à Norbert Van Hoorebeke, à Félix Ceuterick, à Louis Gryson, à Louis De Coninck, à Léon Claus, (page 40) à bien d'autres, ouvriers, artisans, employés, que j'ai vu tour à tour se lancer dans l'arène de la vie publique, organisateurs d'œuvres, propagandistes compris et aimés du peuple, appelés à siéger dans les assemblées, fiers de rendre service à leurs anciens compagnons de travail.

L'Encyclique Rerum novarum du 15 mai 1891

Nous étions encore bien novices dans cette manière d'apostolat, raillés à gauche et critiqués à droite, lorsqu'un événement se produisit, le 15 mai 1891, dont la portée fut immense : la promulgation de I 'Encyclique Rerum novarum.

Depuis deux ou trois mois déjà, la presse avait annoncé que Rome allait parler. Mais dans quel sens ? Les excès de toutes sortes : émeutes, grèves sanglantes, attentats révolutionnaires dont la lutte entre le capital et le travail était l'occasion ou le prétexte en maints pays, le désir qu'éprouvaient beaucoup de gens de voir affirmer, en réponse aux déclamations et aux violences du socialisme international, les droits de l'autorité et le respect de l'ordre établi, tout cela pouvait faire croire à des esprits à courte-vue que le chef auguste de la chrétienté, tout en recommandant la paix et la charité, allait dénoncer le péril qui menaçait la société moderne et condamner les « meneurs » qui entretenaient ou excitaient les revendications ouvrières... Ce fut tout autre chose, et le monde assista à un renouveau de la scène que décrit la Bible lorsqu'elle nous montre le prophète Balaam, appelé par les chefs alarmés afin de réprimander la foule déchaînée et prête à l'insurrection. Au moment où, du haut de la montagne, le prophète découvre à ses pieds toute cette multitude, au lieu du geste et de la parole de réprobation qui étaient attendus par les princes, c'est un signe de bénédiction que sa main dessine dans l'air, et de ses lèvres tombent sur la foule ces paroles amies : Misereor super turbam. Avec quelle pitié compréhensive Léon XIII se penchait sur la « misère imméritée » de ces travailleurs isolés et sans défense ! Avec quelle vigueur il condamnait « la libre concurrence effrénée » et « l'usure vorace » qui réduisaient tant de créatures humaines à n'être, dans le jeu de la production (page 41) industrielle, que des instruments anonymes dont il fallait réduire au minimum la dépense et porter au maximum le rendement ! Avec quelle force logique il développait tout le programme d'organisation professionnelle et de législation sociale qui devait restituer aux travailleurs leur dignité d'enfants de Dieu !... Pour demeurer nécessaire, une abondante effusion de charité ne suffisait plus. La réglementation du travail et du salaire était nettement prônée tout comme le groupement syndical, tout comme les garanties légales opposer aux risques de la maladie, de l'accident, de la vieillesse.

Si la déconvenue fut grande au camp des conservateurs, obstinés, la veille encore, à défendre l'ordre de choses établi par eux et pour eux, on devine aisément de quelles acclamations les tenants du catholicisme social saluèrent un tel message, qui leur apportait, en même temps que l'approbation de leurs doctrines et de leurs œuvres, l'encouragement à poursuivre leur tâche avec une ardeur accrue.

Le Congrès de Malines de septembre 1891

Tous les remous en sens divers que la publication de l'Encyclique avait ainsi suscités promettaient un vif intérêt au grand Congrès catholique que le Cardinal Goossens avait précisément convoqué pour le mois de septembre suivant dans sa cité métropolitaine de Malines. Le Cardinal Goossens, dont la bienveillance souriante et toute paternelle répugnait à l'âpreté des polémiques entre coreligionnaires, veillerait, chacun le pressentait, à éviter les heurts et à arrondir les angles. Il avait confié la présidence effective du Congrès à Victor Jacobs dont la santé, depuis quelque temps délabrée, était à ce point compromise que l'on crut, jusqu'au dernier moment, qu'il ne serait point en état de se rendre à Malines. Ce fut une vision pathétique que son apparition au fauteuil présidentiel. Livide et chancelant, il parla assis, trouvant dans les convictions qui avaient animé toute sa vie, le ressort nécessaire pour adresser au vaste auditoire qui l'écoutait dans le plus religieux silence un discours que chacun savait devoir être le dernier acte de sa carrière, et comme son testament (page 42) politique. Orateur et juriste de grande classe, parlant une langue châtiée, - il en devait, disait-on, le secret aux Oratoriens d'Auteuil dont il avait été l'élève, - il ne nous donna plus, ce jour-là, que le spectacle cruel d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint. Il ne survécut guère à cet effort, et mourut quelques semaines plus tard, laissant le souvenir d'une grande distinction d'esprit. Député d'Anvers, il s'était toujours montré, dans les matières d'ordre économique et social, très hostile à l'intervention de l'État. D'autre part, en maintes circonstances, il avait attesté sa fidélité au fâcheux antimilitarisme que le Meeting d'Anvers (avec lequel l'Association conservatrice de la métropole commerciale était en quelque sorte confondue,) imposait alors à ses élus. Si nous ne le suivions pas dans cette double voie, nous admirions son éloquence d'une correction toute classique qui faisait aussi bien merveille dans la défense de la liberté religieuse qu'au service des grands intérêts matériels du pays, dont il dissertait avec la plus sûre compétence.

En acclamant ce jour-là sa vaillance à la tribune, nous songions à une autre des grandes figures du catholicisme belge, le baron de Gerlache qui, en 1863, et déjà au terme d'une noble existence, avait ouvert, à la même place, le premier Congrès de Malines d'où devait sortir l'organisation définitive du parti. En 1832, c'est-à-dire 31 ans plus tôt, Gerlache, en pleine vigueur de son talent et dans tout le rayonnement de sa renommée, avait quitté la politique pour la magistrature à la suite d'une crise de conscience déterminée en lui par la publication de l'Encyclique Mirari vos. Les opinions dont il s'était toujours fait l'apôtre et qui se rapprochaient de celles de Lamennais, venaient d'être réprouvées par Grégoire XVI. C’en fut assez pour que cet homme droit, se soumettant à l'enseignement pontifical, renonçât tout simplement et définitivement à la carrière politique où il s'était engagé avec tant d'honneur.

Un tel souvenir faisait encore plus vive notre joie de nous sentir, dans la direction sociale que notre enthousiasme juvénile avait choisie, en parfaite conformité de vues avec les leçons de Rome. Rome avait parlé. En vain, de-ci de-là, au cours des délibérations du Congrès, l'un ou l'autre orateur, encore mal (page 43) instruit de la lettre et de l'esprit de l'Encyclique Rerum novarum, se risquait-il habilement à en minimiser la portée, ou même encore à exclure la Belgique de son champ d'application, sous prétexte que notre pays était exempt des abus les plus graves que Léon XIII avait voulu condamner. Une telle tactique provoquait aussitôt la riposte. Et quelle riposte !

Aux premiers rangs du public, et presque sous la tribune, une dame déjà âgée, vêtue de noir, d'une rare finesse de mine et d'allure, suivait les débats avec une attention passionnée. Elle tenait à la main le texte officiel et intégral de l'Encyclique. Aussitôt qu'un orateur s'avisait de mentionner quelque passage du document pontifical ou s'arrêtait à le commenter, cette auditrice vigilante brandissait sa brochure, pointant du doigt le texte ainsi invoqué, et lorsqu'une citation ou une allusion lui paraissait s'écarter du mot-à-mot de l'Encyclique, elle n'hésitait pas à interrompre l'orateur pour le ramener à une stricte reproduction de ce texte. Cette dame, liégeoise de naissance - elle était née Nagelmaekers, - devenue autrichienne par son mariage, s'appelait la comtesse de Steinlein. Sa fortune, qui était considérable, était aux ordres de sa générosité qui ne l'était pas moins. Résidant dans la banlieue liégeoise, elle y avait eu souvent le spectacle des rigueurs inhumaines trop souvent imposées aux familles laborieuses par les excès du régime économique en vigueur. Avec quelle émotion, - où vibrait tout son cœur, - elle traduisait, dans les causeries que nous avions avec elle, pendant l'intervalle des séances du congrès, quelques-unes des impressions qu'elle avait ainsi recueillies. N'avait-elle pas vu, de ses yeux, des enfants de dix ans à peine que leurs parents, ouvriers comme eux, amenaient de grand matin à l'usine et ramenaient le soir dans une brouette, si faibles et exténués étaient ces petits êtres, déjà livrés au Moloch industriel ! A la vérité, des abus aussi révoltants avaient à peu près pris fin à cette date, grâce une des premières lois sociales que le gouvernement de M. Beernaert avait pu faire voter en 1886, sur le travail des femmes et des enfants. Mais combien d'autres misères sociales demeuraient flagrantes, résultant de la durée excessive des journées de travail, (page 44) du travail de nuit et du travail du dimanche, de l'insécurité des ateliers et de l'insalubrité des logements, de l'absence de toutes garanties contre l'accident ou la vieillesse. Des réquisitoires comme ceux de Madame de Steinlein soulevaient, faut-il le dire, de vives répliques de la part des conservateurs liégeois. Dans ce pays, où les têtes sont chaudes non moins que les cœurs, les controverses montaient bien vite à la température de l'ébullition. L'abbé Pottier, physionomie d'ascète et âme d'apôtre, y apparaissait comme le docteur intransigeant du christianisme social. Godefroid Kurth, qui professait à l'Université de Liège et qui s'était fait la caution et le compagnon de lutte de l'abbé Pottier, n'échappait point à la fièvre des polémiques. A preuve le qualificatif de « coffres-forts en délire » qu'il lança un jour à la tête des réactionnaires dont M. Léon Colinet était l'habituel porte-parole.

Tout comme la comtesse de Steinlein et l'abbé Pottier, Godefroid Kurth n'avait point voulu manquer cette grande assemblée de Malines, ou sa présence s'imposait d'ailleurs. Ce me fut l'occasion d'approcher de près, au cours des journées de ce congrès, le grand Belge dont la bienveillante amitié ne cessa d'être pour moi, jusqu'à sa mort survenue pendant la guerre de 1914-1918, un fidèle et précieux encouragement.

Godefroid Kurth. Nomen omen. Lorsque, enfant, je ne connaissais encore l'homme que par ses livres, son nom exerçait sur mon esprit je ne sais quel magnétisme. Ce nom semble un nom de croisé. On y perçoit comme un écho du Moyen Age et un écho de l'Orient. Sa sonorité est tout la fois douce et austère. Et il était vraiment l'homme d'un tel nom. A le voir marcher dans la rue, dans la campagne ou dans la vie, droit et ferme en dépit des soucis, à suivre en leurs reflets sur son vaste front ou dans ses grands yeux, comme en un miroir d'un cristal pur, les étincelles de sa sensibilité toujours en éveil, la flamme de ses enthousiasmes ou de ses indignations, les effluves de sa bonté si accueillante aux jeunes et aux faibles, - à entendre sa voix naturellement éloquente où les phrases d'abord un rocailleuses montaient, peu à peu, comme à coups de cloche et en larges envolées, qui ne reconnaissait en Godefroid Kurth un chevalier ?

(page 45) Sous quelque aspect qu'il nous apparût dès ce temps-là : poète, historien, apôtre social, homme des livres, homme des foules, il réalisait un type d'une admirable unité morale résumée tout entière en cette devise du croisé : Credo.

Dans son premier ouvrage, en un poème intitulé Roma, cet élan de foi inspirait ce qu'il appelait son Décalogue :

Dieu seul sera le but et la loi de ton art.

Rien en dehors de Lui ne mérite un regard.

Tu ne laisseras pas les partis et la haine

Souffler leur vent impur sur ton œuvre sereine.

Son art poétique est un art presque ingénu, où le romantisme de France mêlé au romantisme d'Allemagne, celui de Chateaubriand et celui de Schiller, ne servent que de décor la sérénité de son âme toute fraîche.

Le poète devait se retrouver chez l'historien et le professeur. Non pas que Kurth ait jamais méconnu les disciplines d'une science dont la loi est de ne rien affirmer qui soit faux et de ne rien taire qui soit vrai. Pirenne, qui fut le disciple de Godefroid Kurth avant de devenir son émule, a dit souvent quelle fut son influence primordiale sur les méthodes de la critique historique qu'il a vraiment renouvelées. Même lorsqu'il trace dans les forets touffues de l'histoire médiévale de larges et claires avenues, l'attirance qu'il éprouve pour ce Moyen âge « énorme et délicat » et sa sympathie pour les institutions ou les héros qu'il y rencontre ne lui font jamais de vue les exigences premières de la vérité et qu'à côté de l'éveil d'une humanité plus virile, plus active, plus féconde, ces temps connurent l'insécurité générale et les triomphes trop fréquents de la violence, de la cruauté, de la ruse. Mais où son imagination de poète le sert heureusement, c'est pour substituer aux lacunes de l'érudition les intuitions du génie. Et lorsque, s'élevant aux sommets de la philosophie historique, Kurth embrasse en une immense vision les Origines de la Civilisation ou le rôle de l'Église aux tournants de l'Histoire, il est à la fois un savant et un lyrique, et l'un ne fait point de tort à l'autre.

(page 45) Quelle vie et quelle ampleur dans sa magistrale Histoire de Liège, de cette cité qu'il connaissait et aimait jusque dans ses verrues, et où je devais, dans les années suivantes, trouver tant d'attrait à l'accompagner et l'entendre, évoquant, aux lieux mêmes ou ils s'étaient déroulés, les grandes troubles et les grands drames de jadis dont il semblait avoir été le témoin.

Quelles belles synthèses aux raccourcis puissants que ses livres populaires consacrés à notre nationale et ou s'est alimenté le patriotisme de nos dernières générations !

De l'histoire à la politique, il n'y a qu'un pas. « L'histoire, n'est-ce pas encore la politique, a dit le comte d'Haussonville, mais la politique apaisée et vue pour ainsi dire à distance. » Des hommes d'État, tels un Thiers, un Guizot, un Gabriel Hanotaux, sont devenus historiens aux jours où la politique leur devint infidèle. Par un destin opposé, mais non moins logique, Godefroid Kurth passa de l'étude des temps révolus à l'action sur le temps présent. Ce qu'il avait appris et compris par les livres excita en lui le don de l'apostolat et le goût de la tribune. « Il est, écrivait-il, un sentiment auquel le monde semble s'ouvrir aujourd'hui plus qu'en n'importe quel temps : c'est celui de la nécessité d'une plus grande justice dans les rapports sociaux, d'un partage plus équitable des biens de la civilisation, d'un rapprochement plus fraternel des classes. Ce monde n'est pas insensible aux souffrances des déshérités plongés dans une misère imméritée ; il se préoccupe davantage de les soulager et par cette préoccupation, il vient, en partie son insu, à la rencontre de l'Évangile. »

Ainsi, aux côtés de l'abbé Pottier, il s'était révélé, au pays de Liège, l'apologiste ardent et sincère de cette doctrine encore nouvelle. Il n'était point de ceux qui s'effrayaient de voir monter le flot de la démocratie, car en même temps que le déluge, son regard de croyant voyait en l'Église du Christ l'arche impérissable. Mais ce qu'il détestait sans réserve, ce qu'il exécrait sans pitié, c'était le bas utilitarisme, l'égoïsme de l'homme qui se fait centre et qui se fait ventre, ou le misérable quant à soi de celui qui, par courte-vue ou par intolérance, met au dessus (page 47) du bien commun ses particularismes de classe, de langue ou de faction.

Abandonnant la bride à mon admiration pour Godefroid Kurth, je me suis laissé entraîner assez loin du Congrès de Malines de 1891. Parmi les débats dont s'anima la section sociale du congrès, je me rappelle surtout une discussion qui fut très vive au sujet du titre à donner à ce mouvement réformiste chrétien auquel l'Encyclique allait donner un si brillant essor. Arthur Verhaegen, qui menait à Gand un courageux combat de tous les jours contre le Vooruit, voulait conserver aux adeptes de mouvement le nom d' « antisocialistes » dont sa ligue gantoise s'était fait un programme. Georges Helleputte, fondateur à Louvain d'un cercle des Arts et Métiers qu'il avait baptisé le « Gildenhuis » était du même avis. Avec Godefroid Kurth et l'abbé Pottier, nous préconisions sans ambages l'appellation de « démocrates-chrétiens » qui effarouchait jusqu'au scandale la grande masse des catholiques belges et nous valait les anathèmes de Charles Woeste. Notre audace faisait fi de ces résistances. Peut-être cédions-nous plus que de raison à la tendance qui a toujours caractérisé la jeunesse de pousser ses idées à l'extrême. Cette ardeur à bousculer les idées reçues se manifesta, au cours du même Congrès, à la section littéraire dont Godefroid Kurth était précisément le président. Nous y primes prétexte d'un rapport de Léon de Monge, où la littérature contemporaine était assez malmenée, pour exalter tout un groupe d'écrivains récents, tels que Barbey d'Aurevilly, Ernest Hello, Verlaine, sans oublier Léon Bloy, les revendiquant pour nôtres et montrant comment leurs œuvres, à peu près ignorées et en tout cas méconnues par le monde « bien pensant », devaient cependant à l'idéal catholique le meilleur de leur inspiration et de leur beauté. Sur ce front littéraire, l'offensive était surtout menée par un de mes amis gantois, Firmin van den Bosch, dont l'esprit touche-à-tout, la verve primesautière et riche en trouvailles, se dépensaient déjà sans compter dans les joutes du Forum et les querelles du Bois Sacré.

Fondation de L'Avenir Social

(page 48) Ce fut dans les couloirs du Congrès de Malines que germa le projet d'un nouveau journal où nous pourrions exposer et défendre nos idées en toute liberté. Ce journal serait hebdomadaire. Nous nous en partagerions la rédaction, - et la dépense. Tous les articles seraient signés, - ce qui n'était guère l'usage, cette époque, dans la presse belge.

Après quelques palabres préliminaires, une réunion fut convoquée un soir, chez Edouard Van der Smissen, au cours de laquelle nous nous mîmes d'accord sur les termes d'un programme. Nous prendrions nettement position pour la réglementation légale du travail industriel. Dans le domaine politique, le journal préconiserait la substitution au régime censitaire d'un système électoral ouvert à tous les citoyens de 25 ans ayant au moins deux ans de domicile dans la même commune. Ce suffrage égalitaire serait complété par la représentation proportionnelle. En matière militaire, nous combattrions le remplacement à prix d'argent et, dans la mesure où le recours aux engagements volontaires ne suffirait pas à assurer à notre armée le contingent qui lui est nécessaire, nous défendrions l'égalité de tous devant le devoir militaire. Quant au problème scolaire, nous affirmerions nos préférences pour une formule esquissée déjà par Mgr de Harlez et qui avait recueilli l'adhésion de Georges Lorand, un des leaders du parti progressiste : c'est-à-dire une sorte de répartition proportionnelle des subsides de l'État, entre l'enseignement officiel et l'enseignement libre, au prorata du nombre des élèves inscrits dans les écoles primaires, et ce moyennant des garanties de capacité qui seraient exigées de la part des instituteurs et des institutrices. Le titre que je proposai : L'Avenir Social fut accepté d'enthousiasme. Mais qui signerait le manifeste et prendrait de la sorte la responsabilité d'une publication qui allait susciter, sans aucun doute, beaucoup de critiques et de polémiques ?

Jules Renkin avait amené à cette réunion un de ses amis, Léopold Dumonceau, qui se plaisait volontiers à des théories audacieuses et même paradoxales. Nous le traitions de « collectiviste chrétien. » Il devait finir quelque trente ans plus tard, dans un tout autre rôle : celui de directeur d'une importante société de crédit hypothécaire, appelée : La Caisse des (page 49) propriétaires. » Léon de Lantsheere était accompagné d'un avocat d'origine courtraisienne, Georges de Craene, qui avait, comme lui, brillé aux cours de l'Institut philosophique dirigé par Mgr Mercier, et qu'on disait être très versé dans la Somme de saint Thomas.

De mon côté. j'étais arrivé flanqué d'un jeune confrère de mon année, Auguste Lelong, avec qui j'avais noué amitié sur bancs de la Faculté de Saint-Louis. Lelong était un grand garçon blond et légèrement voûté, affligé d'une myopie accentuée et dont le menton disparaissait sous la broussaille d'une barbe précoce. Il s'était inscrit en qualité de stagiaire chez Victor Jacobs. Le charme de son caractère, sa force de travail, la solidité de son esprit juridique, l'agrément de son éloquence lui promettaient une belle carrière que la mort devait, hélas !, interrompre bien prématurément.

Le premier numéro sortit de presse le 22 novembre 1891. En tête flamboyait le manifeste-programme. On y lisait des déclarations péremptoires comme celles-ci : « Soutenir que, par elle-même, la liberté améliorera les rapports des hommes, c'est formuler un aphorisme démenti par les faits. L'État a sa mission de justice à remplir. Nous réclamons son intervention, notamment dans le contrat de travail. Il faut que disparaisse la liberté absolue des contrats, privilège de la force. Il faut que l'ouvrier soit armé contre tout abus d'autorité et contre sa propre imprévoyance. Il faut aussi que l'État protège par des lois sévères la propriété et l'épargne, l'agriculture et le commerce contre les multiples attentats de cette religion de l'Argent qui a la Bourse pour temple et la cote pour décalogue. » Puis encore : « Soutenir que la loi sera équitable en dehors d'institutions largement démocratiques, c'est la plus décevante des illusions. Dès lors, les questions politiques et les questions sociales, loin d'être disjointes, doivent marcher de pair, leurs réactions étant réciproques. »

Ce manifeste était signé par le comité de rédaction : H. Carton de Wiart, G. de Craene, Léon de Lantsheere, Aug. Lelong, Jules Renkin.


(page 50) Comme il fallait s'y attendre, l'apparition de ce nouveau-né souleva des mouvements en sens divers. Libéraux et socialistes ne dissimulèrent pas leur espoir de voir le parti conservateur déchiré par un schisme nouveau. Ils saluèrent ironiquement ce jeune pachyderme faisant irruption dans un antique magasin de porcelaines. Du côté catholique, les jeunes nous firent un accueil chaleureux et nous trouvâmes parmi les « vieux » quelques esprits novateurs, tels que le baron de Haulleville et Alexandre Braun pour nous comprendre et nous encourager. Par contre, les réactionnaires de droite, M. Woeste à leur tête, multipliaient les paroles et les gestes d'indignation.

Sans dévier de la ligne qu'il avait choisie, L'Avenir Social fit assez vite son chemin. Avec Auguste Lelong, j'avais assumé la charge de toutes les corvées que représente une publication de ce genre, recrutant les abonnés et relançant les collaborateurs. Quand ceux-ci manquaient d'exactitude dans l’envoi de leur copie il fallait, au dernier moment, rédiger quelque feuilleton ou quelque chronique pour remplir le journal, dont nous entendions soigner la toilette et varier l'intérêt. J'avais déjà, au cours de mes années d'université, fait mon apprentissage de publiciste en adressant des correspondances ou des articles à des journaux d'une vie modeste ou éphémère : Les Tablettes Nationales, Le Sancho, L'Union de Dinant, L'Indicateur de Péruwelz. Mais cette fois, la tîche prenait vis-à-vis de cet enfant de notre idéal et de nos veilles le caractère d'une paternité faite de responsabilité autant que de tendresse. Maintes fois il m'arriva, aux petites heures du matin, de porter à l'imprimerie Goemaere, bien loin de chez moi, le texte ou les épreuves qui m'avaient retenu à ma table de travail pendant la nuit.

Ce n'était pas seulement dans les colonnes de L'Avenir Social que nous avions l'occasion de rompre des lances au service de nos idées. Nous disposions d'un autre champ clos : la Société d'Économie sociale. Cette société tenait ses séances hebdomadaires au vieil hôtel Ravenstein et son secrétaire général et animateur était un excellent professeur de l'Université de Louvain, M. Victor Brants. Ce fut au cours d'une de ces réunions qu'un jésuite de renom, le R. P. Castelein, développa une thèse de sa façon qui devait, dans sa pensée, (page 51) ramener l'Encyclique Rerum novarum aux proportions d'un simple exposé philosophique, dénué de toute portée pragmatique. Un de ses arguments les plus captieux était celui-ci : Léon n'a pu prétendre imposer son programme social comme un code de législation positive, puisque, à l'époque où ils disposaient du pouvoir temporel, les papes s'étaient bien gardés d'introduire dans la législation des États pontificaux les principes d'organisation professionnelle et de réglementation du travail prônés par l'Encyclique. Ce subtil distinguo ayant soulevé de notre part les répliques qu'on devine, le débat avait été interrompu sans conclusions, mais le R. P. Castelein nous annonça, en fin de séance, que sa thèse serait publiée à bref délai et qu'ainsi la discussion pourrait en être reprise. Au sortir de cette séance, je faisais route avec l'auditeur de la nonciature, Mgr Sébastien Nicotra, un jeune prélat sicilien, d'esprit très clairvoyant et progressiste. Il me dit sans autre commentaire : « Cette conférence ne sera pas imprimée. » Forts d'une telle information, nous primes un malin plaisir faire paraître à plusieurs reprises dans L'Avenir Social un entrefilet d'allure innocente : « On attend avec impatience la publication, annoncée par l'auteur, de la conférence faite par le R.P. Castelein à la Société d'Economie sociale sur l'Encyclique Rerum novarum. » Le trait manquait assurément de générosité. Mais « cet âge est sans pitié » et comment notre jeunesse, à laquelle la réaction n'épargnait pas les coups de caveçon, eût-elle résisté à la tentation de cette petite riposte ? D'ailleurs, pour compenser les critiques et les attaques des conservateurs déchaînés, nous avions la revanche d'approbations précieuses qui nous venaient de l'étranger. En Italie, l'illustre Toniolo et l'abbé Umberto Begnini, professeur à Bologne, avaient accepté de se faire les correspondants de notre journal. De France, nous arrivaient les messages sympathiques de Georges Fonsegrive, de l'abbé Klein, de Max Turmann et de Georges Goyau qui publiait ce moment, sous le pseudonyme de Léon Grégoire, un ouvrage magistral sur « le Pape, les Catholiques et la question sociale. » De Suisse, Python et Georges de Montenach nous encourageaient. De Hollande, c'était l'éloquent et sympathique Dr Schaepman. D'Allemagne, c'étaient le Dr Trimborn (page 52) et l'abbé Karl Sonnerschein de Munchen-Gladbach, un des piliers de la presse du Centre.

Une santé robuste me permettait de concilier aisément mes tâches d'ordre politique ou social avec les obligations d'une vie professionnelle très remplie. Aux multiples dossiers de la consultation et de la défense gratuites. à ma collaboration au Journal des Tribunaux, s'était ajouté bien vite le soin de la double clientèle que me valaient, d'une part le devoir de seconder mon père dont la santé laissait dès ce moment à désirer, et d'autre part la confiance d'Edmond Picard dont j'étais devenu le collaborateur habituel. Quel admirable champ d'observation que le Palais de Justice ! Toutes les passions et tous les intérêts, la misère et la cupidité, l'honneur et la lâcheté s'y heurtent et parfois s'y confondent. La défense des pauvres gens, en m'initiant de plus près à leurs soucis, à leurs peines, à leurs querelles, me rendait plus proches des iniquités sociales dont le spectacle m'avait déjà ému lorsque je les découvrais au cours de mes visites dans les galetas et les soupentes du quartier des Minimes. Au civil, les litiges en matière d'assurances étaient ceux qui m'attiraient le plus. J'eus aussi à prendre en mains les intérêts de plusieurs artistes en vue. L'un d'eux, le peintre Jan Stobbaerts, avait été avisé qu'un marchand de tableaux d'Ostende avait vendu des toiles signées de son nom et fabriquées de toutes pièces par quelque adroit pasticheur qui s'était habilement approprié la manière truculente de ce maître coloriste dont les étables et les porcheries commençaient à faire prime sur le marché. Le tribunal de Bruges fut saisi de ce procès de contrefaçon, et je pus obtenir justice pour cet excellent artiste, après des expertises et contre-expertises qui furent fécondes en incidents pittoresques. puis, ce fut Constantin Meunier aux prises avec d'impitoyables créanciers contre lesquels je le défendais de mon mieux. Depuis quelque temps, il avait délaissé les pinceaux pour la sculpture. mais les sujets qu'il abordait et où il étudiait, d'une vision émouvante, les aspects de la vie du travail manuel, s'ils excitaient la juste admiration des meilleurs critiques, écartaient alors, par leur austérité même, les commandes et les achats qui procurent à un artiste les facilités de la vie matérielle. L'homme était (page 53) infiniment séduisant dans sa simplicité et sa modestie qui n'avaient d'égales que sa valeur et sa conscience et j'appris à connaître, par ses confidences, quels peuvent être les tristes revers de la gloire. En 1893, Camille Lemonnier qui avait déjà eu maille à partir avec le tribunal de la Seine pour un de ses contes : L'Enfant du Crapaud, et qui avait été condamné de ce chef à une peine d'amende, eut la désagréable surprise de se voir inculpé de nouveau devant la cour d'assises du Brabant, du chef d'outrage aux mœurs. Un journal parisien avait reproduit, et cela à son insu, dans un supplément hebdomadaire et illustré, une nouvelle qu'il avait publiée plusieurs années auparavant sous le titre de L'Homme qui tue les Femmes, et qui lui avait été inspirée par une série de crimes perpétrés à Londres par un affreux maniaque. Ainsi mis en prévention, Camille Lemonnier avait adressé à Jules Lejeune, qui était à ce moment ministre de la Justice, une lettre éloquente dans laquelle il revendiquait son droit d'écrivain de décrire et de commenter les mœurs et les caractères dont le spectacle de la société contemporaine lui offrait le tableau. Mais l'affaire avait suivi son cours et le puissant auteur d'Un Mâle, que nos jeunes Lettres belges considéraient comme leur maître, dut comparaître devant le jury avec M. Lebègue, le directeur de l'Office de Publicité, tenu pour responsable de la diffusion en Belgique de l'article incriminé. En même temps qu'il faisait appel à Edmond Picard, qui était son ami personnel, Camille Lemonnier me demanda d'assumer aussi sa défense. Certes, le récit qui avait ému le parquet de Bruxelles était d'un style coloré et plus d'un passage devait, par sa brutalité, choquer et scandaliser « le chaste lecteur ». Mais Camille Lemonnier ne pouvait pas être assimilé à un pornographe. Sa vie professionnelle comme sa vie privée était toute de travail et de dignité. Je me présentai donc pour lui à la barre à côté d'Edmond Picard. Au cours du débat judiciaire qui fut ardent, l'avocat général M. Edmond Janssens, considéré à juste titre par tous les avocats d'assises le plus redoutable de leurs adversaires, car son influence sur le jury était très grande, eut la ficheuse inspiration de prendre vis-à-vis de la défense un ton de supériorité qui lui valut d'être secoué par Edmond Picard avec une (page 54) véhémence qui lui enleva toute envie de récidiver. Nous eûmes d'ailleurs gain de cause. L'acquittement fut prononcé aux applaudissements du public. Et cc succès fut joyeusement fêté, le soir même, chez le sculpteur Vander Stappen en son grand et atelier du rond-point de la rue de la Loi.

Dans les milieux judiciaires, la croisade de L'Avenir Social ne passait naturellement pas inaperçue. Si Edmond Picard la suivait d'un œil complaisant, il n'en allait pas de même pour la plupart des « as » de la politique qu'il m'était donné d'y rencontrer. Au sentiment de Bara et de Louis Huysmans, nous incarnions un nouveau « socialisme noir » qui aggravait le péril de tout « socialisme rouge » par sa fidélité à « l'esprit calotin. » A plus d'une reprise, M. Woeste daigna me chapitrer. De sa voix nette et coupante, il me mettait en garde contre les conséquences de notre campagne téméraire. « Avez-vous songé, me dit-il un jour, au tort que vous vous faites dans le monde ? » Un peu interloqué d'abord, je finis par comprendre qu'il voulait bien s'inquiéter aimablement pour moi à la pensée que l'un ou l'autre salon d'esprit fossile pourrait me fermer ses portes. C'était d'ailleurs un des traits particuliers de sa personnalité que ce souci des relations mondaines, teinté de quelque snobisme, qui s'alliait curieusement chez lui avec un rare détachement des contingences d'ordre matériel. Une des objections qu'il opposait volontiers aux réformes sociales, telles que nous les réclamions. était sa crainte que leur triomphe n'affaiblît dans l'humanité le sens de la charité. C'est le même scrupule honorable qui l'animait lorsqu'il se refusait à suivre ses amis politiques dans la revendication d'une complète égalité de traitement entre écoles officielles et écoles libres. « Il ne faut pas, disait-il, que les catholiques perdent l'habitude des sacrifices personnels que leur imposent leurs écoles. » Certaines de ses intransigeances ne s'expliquaient que par l'importance prépondérante qu'il donnait à l'aspect spirituel et moral de tout problème politique. Que de discours enflammés je lui ai entendu faire pour défendre le remplacement militaire à prix d'argent, dont il érigeait le maintien à la hauteur d'un dogme, tandis que nous le condamnions comme un chancre au flanc du parti catholique ! pour lui, (page 55) ce déplorable système avait le mérite essentiel d'épargner à la jeunesse bourgeoise, et surtout aux jeunes gens qui se destinaient à l'état ecclésiastique, l'immoralité de la vie de caserne et ses contagions. Singulier raisonnement, puisque notre armée, - telle qu'elle était alors recrutée : en partie d'individus de la qualité la plus médiocre qui ne voyaient dans le métier militaire qu'un gagne-pain, en partie de miliciens trop peu fortunés pour se payer un remplaçant, - se trouvait ainsi privée de tant d'éléments qui eussent relevé son niveau intellectuel et moral ! Ce régime n'aboutissait-il pas d'ailleurs à ce cruel paradoxe de condamner toute la jeunesse pauvre du pays à une immoralité dont le maintien du remplacement aggravait les risques ? Mais Woeste n'en voulait point démordre, et la lecture de ses Mémoires le montre obstiné jusqu'à l'aveuglement dans sa résistance au service personnel. Les objections n'avaient aucune prise sur lui dès que son « siège était fait. » Lorsque, beaucoup plus tard, - les idées de la Jeune droite en matière sociale et militaire ayant fini par entraîner le gros du parti, - Woeste se trouva presque réduit à l'isolement dans sa défense du remplacement militaire, il continua donner sur ce point l'exemple d'une ténacité irréductible.

Une autre grande figure de ce temps, aussi familière au monde du Palais qu'à celui de la politique, était celle de Paul Janson. D’origine française, tandis que Woeste était d'origine rhénane, - sa mentalité et sa culture révélaient un esprit rhénane nourri des traditions de la Révolution de 1789 beaucoup plus que des inspirations de notre passé national. Ses idées et son éloquence évoquaient celles d'un Danton et d'un Gambetta. D'allure la fois ramassée et robuste, le masque léonin, le geste volontiers menaçant, il impressionnait les auditoires populaires par son air grave, par sa dialectique pressante et les belles sonorités d'une voix profonde et forte dont il jouait en artiste consommé. Deux de ses frères étaient, comme lui, avocats au barreau de Bruxelles. L'un s'était spécialisé dans les procès en réparation d'accidents de chemins de fer et, au nom des victimes, pourchassait l'État qui, cette époque. exploitait notre railway. L'autre faisait la joie du Jeune Barreau par la fantaisie et le (page 56) désordre qu'il apportait en toutes choses. Bohème incorrigible, ne manquant d'ailleurs pas, lui non plus, de talent ni d'éloquence, il arrivait toujours en retard aux audiences sans qu'il lui fût possible de justifier cette irrégularité par les soins qu'il consacrait à sa toilette. La négligence de sa tenue passait les bornes. Un jour qu'il s'était présenté à la barre, sa toge effilochée et déboutonnée découvrant un pantalon blanc ou qui avait été blanc, le président du tribunal, choqué de cette inconvenance vestimentaire (l'étiquette au Palais était beaucoup plus stricte alors qu'aujourd'hui) la lui fit remarquer avec un geste de réprobation : « Oh ! ce pantalon ! » A quoi Me Georges Janson de répondre de sa voix de basse-taille : « Voulez-vous que je l'ôte, Monsieur le Président ? »

Entre un Paul Janson et un Charles Woeste, le contraste était flagrant dans le caractère comme dans la manière oratoire et nos sympathies auraient incliné pour le premier n'eût été l'anticléricalisme foncier qui était sans doute un fruit de son ascendance jacobine. Au contraire, - en dépit d'une étroitesse trop fréquente dans ses vues, et malgré son aigreur dans la polémique et jusque dans les rapports privés, - comment serions- nous restés insensibles à la sincérité et la vaillance que déployait sans relâche Charles Woeste à l'exaltation et à la défense de l'idéal catholique et des libertés religieuses ?

Tribunes et meetings

Cependant, l'atmosphère politique se faisait de plus en plus fiévreuse. Loin de se mettre en travers d'une révision constitutionnelle, ainsi que Woeste l'eût souhaité, Beernaert, chef du gouvernement, s'y était très sagement rallié et, à sa demande, le Parlement avait accepté le 10 mai 1892 le principe de cette révision. Mais la Chambre des Représentants, saisie du problème de l'électorat législatif, tournait en rond depuis plusieurs mois sans trouver une formule qui pût rallier la majorité des deux tiers des voix requise pour l'adoption d'un nouveau régime. Quel serait ce régime nouveau ? Le capacitariat, comme le proposait Frère-Orban ? Le droit de suffrage réservé aux propriétaires d'une habitation, si modeste qu'elle fût, ainsi que le suggérait M. de Smet de Naeyer ? Le suffrage universel à 21 ans, à la française, comme le réclamait Paul Janson ?... L'incertitude (page 57) grandissait au Parlement et la température montait peu à peu. Les jeunes de l'Avenir Social avaient, sous la présidence d'Alexandre Braun, constitué une association catholique pour le suffrage universel à 25 ans et la représentation proportionnelle. J'en étais le secrétaire et, en cette qualité, il m'arriva, à plusieurs reprises, de prendre la parole dans des réunions populaires et contradictoires aux côtés des chefs socialistes et progressistes. Jules Renkin et Léon de Lantsheere participèrent avec moi à un grand meeting de ce genre qui eut lieu à Bruxelles, dans une salle de la rue d'or. Bien que nous eussions pris la précaution de souligner tout ce qui, en dehors du problème du suffrage, nous éloignait du socialisme républicain, collectiviste et anti-clérical, notre présence à ce meeting où Jean Volders était aussi intervenu déchaîna contre nous les milieux conservateurs, et L'Impartial, - journal catholique de Gand, - déplora sévèrement notre témérité dans un article intitulé : « Trois hommes à la mer ! » L'Avenir Social répondit : « Rassurez-vous. Nous savons nager. » De fait, plusieurs autres réunions publiques furent ainsi organisées en commun. La plus impressionnante, qui fut précédée d'un interminable cortège d'ouvriers, eut lieu le 15 janvier 1893 à Charleroy, par une rigoureuse journée de gel et de neige. Mon tour venu, il me fallut haranguer plusieurs milliers d'auditeurs, ainsi que Paul Janson et Vandervelde l'avaient fait eux-mêmes avec leur éloquence consommée et leur expérience des foules. Pour la première fois, j'éprouvai, en parlant, ce phénomène psychologique d'une sorte de dédoublement de la personnalité chez l'orateur : il me semblait, tandis que je suivais mentalement le plan de mon discours, qu'un autre fût là à la tribune, un autre qui me ressemblait comme un frère, que je voyais et que j'entendais, développant mes propres idées avec des mots et des gestes qui étaient pour moi imprévus et comme étrangers et que je jugeais calmement au passage. Quand je descendis de la tribune, je fis la confidence de cette curieuse impression à Jules Destrée. « Rien de plus simple, me dit-il. C'est ton démon oratoire qui parlait à ta place. » Explication pour explication, je souhaitais qu'en pareille occurrence ce fût mon ange gardien qui se substituât à moi...

(page 58) Une élection partielle pour la Chambre devait avoir lieu à Arlon, afin de remplacer un député libéral défunt. Le groupe de L'Avenir Social fit une démarche auprès d'Alphonse Nothomb pour qu'il se présentât comme candidat. C'était un personnage consulaire, octogénaire ou peu s'en fallait, dont nous admirions la générosité de sentiments et d'idées. Ancien ministre de la Justice, il avait quitté la présidence de l'Association catholique de Bruxelles parce qu'il se trouvait en désaccord avec cette association sur la solution à donner au problème révisionniste. D'autre part, les catholiques de l'arrondissement de Turnhout, dont il était l'élu à la Chambre, lui avaient retiré leur confiance et son mandat parce qu'il s'était nettement prononcé en faveur du service personnel, c'est-à-dire de l'égalité devant le devoir militaire. Cette élection d'Arlon, survenant au plus fort des débats de la Constituante, prenait ainsi un caractère symbolique, et nous fîmes une ardente campagne pour le succès de cette candidature à la fois vénérable et audacieuse. A 32 voix de majorité, le corps électoral d'Arlon, - nous étions encore, qu'on ne l'oublie pas, en régime censitaire, - fit triompher Alphonse Nothomb, et notre jeunesse célébra ce triomphe avec une joie délirante.

Ayant repris son siège à la Chambre, le nouvel élu ne tarda pas à y exposer éloquemment la formule de révision qui nous était commune : le S. U. 25 ans avec 2 ans de résidence et la R. P. En vérité, il faisait « cavalier seul » dans les cadres de la droite parlementaire, et Woeste ne manqua pas, en répondant son discours, de le lui reprocher de sa voix la plus sarcastique : « L'honorable M. Nothomb défend le suffrage universel. Mais il est comme une colonne isolée sur une place déserte, ayant peine autour de lui quatre ou cinq jeunes avocats. » A quoi Alphonse Nothomb riposta : « La Place de la Concorde. » La réplique était d'un homme d'esprit. L'Avenir Social qui réunissait de temps à autre ses collaborateurs et ses amis dans des soupers par souscription, ne manqua pas d'inviter Alphonse Nothomb à présider une de ces agapes. La fête avait lieu à Boitsfort, dans un restaurant tout proche de l'étang et nous y connûmes bientôt « la chaleur communicative des banquets. » Alphonse Nothomb (page 59) était un vieillard maigre et haut comme un le visage austère orné de lunettes et encadré de favoris à l'ancienne mode. Répondant à d'autres speechs qui avaient été nombreux, son discours, lui aussi de coupe antique, se prolongea plus que de raison, tout émaillé de citations latines et prononcé d'une voix lente et caverneuse. Les gens du service en attendaient la fin avec plus d'impatience encore que les convives, si bien qu'au moment où le vénérable orateur allait aborder, sur un ton toujours solennel, quelque nouveau thème à nouveaux développements, on entendit une apostrophe irrespectueuse qui venait de l'office ou de la cuisine : « Mais tais-toi donc, Ravachol ! » Ravachol était le nom d'un anarchiste que le jury de la Seine s'était décidé à condamner à mort quelques jours plus tôt en punition de ses forfaits.

La révision de la Constitution

A la Chambre, le débat révisionniste se poursuivait sans qu'on en pût prévoir l'issue. Allait-il aboutir une impasse ? La fièvre n'était plus seulement dans la presse et dans les meetings. La rue s'agitait. Çà et là, des manifestations risquèrent de tourner l'émeute. A Bruxelles et dans les faubourgs. la garde civique était consignée pendant des journées et des nuits entières. Comme tous les jeunes hommes de mon âge, je faisais partie de cette armée bourgeoise du dimanche. Mais la juste horreur que m'inspiraient la vilaine tunique qui servait d'uniforme aux gardes civiques ordinaires, et surtout le chapeau grotesque, vulgairement appelé « trois françois » (il coûtait trois francs soixante centimes) dont ils devaient se coiffer, m'avait déterminé à m'inscrire dans une des compagnies de volontaires, dites « corps d'élite », où la discipline était un peu plus en honneur et qui s'enorgueillissaient de tenues coquettes assez proches de celles que portaient alors les Guides ou les Carabiniers. Adjudant au bataillon des Chasseurs belges dont l'uniforme : vareuse verte et culotte grise, avait un air tout fait martial, complété par le shako et les guêtres noires ou blanches, suivant la saison, il me fut commandé, un soir, de barrer une des entrées de la rue Léopold où des manifestants menaçaient de mettre à sac les locaux du journal Le Patriote. Les perturbateurs voulant forcer notre cordon de troupe, nous mimes baïonnette au canon, croisant (page 60) nos fusils pour leur interdire le passage. La foule, à laquelle nous nous opposions de la sorte, était très excitée et l'affaire aurait pu tourner mal. Au premier rang de cette cohue, un grand gaillard dégingandé, vêtements en désordre et visage convulsé, haranguait ses voisins, avec un accent qui rappelait beaucoup plus celui des Batignolles que celui du bas-Bruxelles. Comme la baïonnette d'un des gardes, qui lui faisait face et qui était d'assez petite taille, lui arrivait à près à la ceinture, il l'invectiva d'un air théâtral : « Ce n'est pas au ventre qu'il faut frapper les enfants du peuple ! C'est au cœur... » Je n'étais pas rassuré du tout quant aux remous d'une telle apostrophe. Mais le garde interpellé, - obéissant à sa placidité naturelle, répondit au péroreur sur le ton le plus détaché et avec le plus pur accent bruxellois : « Ça m'est égal. » Et ce disant, il releva tranquillement sa baïonnette à la hauteur de la poitrine qui s'offrait. Je savais qu'une consigne rigoureuse défendait aux hommes de parler sous les armes. Mais cette règle, sage pour l'armée, l'était moins pour la garde civique, car, à cette simple réplique, la scène changea brusquement de face, la foule étant prise d'un rire contagieux et le « pâle meneur » demeurant tout décontenancé du piteux résultat de ses effets oratoires.

Pourtant, des incidents de quelque gravité s'étaient produits çà et là. La presse socialiste se faisait toujours plus violente. Le 17 avril, M. Charles Buls, bourgmestre de Bruxelles, fut assailli à l'avenue Louise par un énergumène qui lui asséna un coup de poing sur la tête. Le lendemain. lorsque je me rendis, comme je le faisais chaque matin, chez Me Edmond Picard afin de l'accompagner au Palais de Justice, j'appris avec stupéfaction que mon patron avait été cueilli au saut du lit par un substitut du procureur du Roi et avait été conduit à la prison des Petits- Carmes. Avec quelques confrères, j'obtins l'autorisation d'aller le voir dans cette geôle sinistre et humide, qui avait connu d'autres pensionnaires fameux, notamment de Potter et Paul Verlaine. Plus surpris qu'ému de cette aventure, le nouveau Silvio Pellico nous expliqua comment il était sous le coup d'une instruction judiciaire du chef d'avoir provoqué, par un discours de réunion publique, l'agression dont M. Buls avait été l'objet (page 60) la veille. L'inculpation nous apparut à tous comme un simple prétexte imaginé par le gouvernement afin de mettre provisoirement hors de combat un polémiste dont il redoutait l'influence sur l'esprit public. De fait, au bout de deux jours, Picard était rendu à la liberté et l'affaire était classée, sans autre explication. Le ministre de la Justice qui était alors Jules Lejeune, ancien patron d'Edmond Picard, dont il était demeuré l'ami intime, jura ses grands dieux, - et nul doute qu'il ne fût sincère, - que cette arrestation avait été opérée sans qu'il en fût lui-même informé.

Que s'était-il passé pendant ces quarante-huit heures de pistole, qui fournirent à Edmond Picard le thème d'un opuscule assez plaisant ? A la Chambre des Représentants, l'imbroglio révisionniste s'était tout coup éclairci. Toutes les formules proposées, y compris celle dite de l'habitation, ayant été l'une après l'autre repoussées, un système transactionnel avait été mis en avant par M. Albert Nyssens, député catholique de Louvain. Il reconnaissait à tous les hommes âgés de 25 ans le droit de voter pour les Chambres, sauf à accorder deux voix et même trois voix à ceux qui justifieraient soit de la possession de certains diplômes, soit d'une modeste aisance, soit de la qualité de pères de famille. Au nom du gouvernement, M. Beernaert s'était rallié cette transaction, avec d'autant plus d'empressement qu'il avait participé discrètement à sa préparation. Alphonse Nothomb avait bien voulu prendre l'avis des jeunes de L'Avenir Social et nous avions estimé comme lui que ce suffrage universel plural constituait une transaction satisfaisante. Les leaders radicaux, tels que M. Janson et M. Lorand, qui avaient pris langue avec les chefs du parti socialiste, en jugèrent de même, et M. Emile Feron, qui était l'alter ego de Paul Janson, déclara solennellement à la Chambre que leur ralliement ne s'accompagnait d'aucune arrière-pensée et que « leur carrière politique à tous deux ne connaîtrait plus de nouvelle campagne révisionniste. » La masse de la droite suivit docilement M. Beernaert, à l'exception toutefois de M. Woeste, encore que celui-ci eût jadis publié dans la Revue Générale des articles qui témoignaient d'une certaine sympathie pour le suffrage universel, - mais (page 62) cette sympathie rencontrait, en 1893, un très lourd contrepoids dans l'antipathie constante qu'il avait vouée à M. Beernaert. Quelques doctrinaires, tels que Frère-Orban et Bara, s'obstinèrent aussi dans un vote négatif. Quoi qu'il en fût, la majorité des deux tiers était largement acquise. Toute cette interminable querelle s'achevait en un baiser Lamourette, et le nombre des électeurs passait de 137-772 1.370.687.