Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Souvenirs personnels (1878-1918)
CARTON DE WIART Henri - 1948

Henri CARTON de WIART, Souvenirs politiques (1878-1918)

(Paru à Bruxelles en 1948, chez Desclée de Brouwer)

Chapitre premier (1878- 1890)

La guerre scolaire et ses échos dans la vie de collège - Les élections de 1884 et l'avènement du cabinet Beernaert - L'Institut Saint-Louis et l’Université de Bruxelles - Découverte de la Question sociale - Séjour à Paris - Le Boulangisme el la jeunesse française - A l’Université de Bonn

La guerre scolaire et ses échos dans la vie de collège

(page 7) Pour qui n'a pas vécu les années 1878 à 1884, il est malaisé d'imaginer à quelle température s'éleva en Belgique, pendant toute cette période, la fièvre clérico-libérale. Sans doute, notre politique intérieure avait-elle été à peu près constamment agitée, depuis le Congrès libéral de 1846, par des débats qui opposaient aux conceptions traditionnelles des catholiques les thèses « laïques » que la gauche prétendait déduire de l'indépendance du pouvoir civil et de la liberté de conscience. Tour à tour le problème des fondations charitables, celui des cimetières, celui des bourses d'études avaient mis les deux partis aux prises. Mais lorsque les libéraux reconquirent le pouvoir, aux élections de 1878, avec une équipe parlementaire où les éléments radicaux avaient pris une influence accrue, la houle dégénéra bien vite en tempête. Il ne s'agissait plus d'escarmouches ni de combats partiels, mais d'une bataille rangée... Les catholiques eurent le sentiment que, cette fois, tout le patrimoine spirituel de notre pays, avec (page 8) ce qu'il représente de sacré et d'essentiel pour des âmes croyantes, faisait l'objet d'une agression préméditée. Le ministère de l'Instruction Publique, qui venait d'être créé, avait été confié à un ardélion des Loges, M. Pierre Van Humbeeck qui avait naguère dénoncé le catholicisme comme « un cadavre qui barre la route du progrès », cadavre qu'il fallait « jeter dans la fosse ». A l'initiative du nouveau gouvernement, un projet de loi fut soumis au Parlement, excluant la religion du programme de l'enseignement primaire officiel et imposant à chaque commune au moins une école neutre et laïque. Voté au Sénat à une voix de majorité, - en dépit d'une ardente résistance de la droite et malgré les appréhensions de quelques libéraux modérés, - ce projet, appelé par ses adversaires « la loi de malheur », devait devenir un affreux brandon de discorde. L'excommunication prononcée par les évêques contre les « écoles sans Dieu », suivie de la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, allait encore ajouter à l'excitation des esprits. Pour un peu, nos provinces se fussent crues ramenées aux luttes religieuses du XVIème siècle, lorsque d'âpres conflits de conscience déchiraient jusqu'aux familles elles-mêmes. Toute cette fièvre contagieuse n'épargnait pas la jeunesse des écoles. Et d'ailleurs, le véritable enjeu de la bataille n'était-il pas l'âme de l'enfant ?

En cette année 1878. j'étais, tout jeune garçon, pensionnaire au collège des Jésuites d'Alost en compagnie de deux de mes frères un peu plus âgés que moi, Charles et René. La ville manquait de séduction. Sauf la vétuste église Saint-Martin, dont la pénombre m'impressionnait beaucoup, et la pittoresque Grand-place qui s'imprégnait, aux jours de marché, d'une curieuse et âcre odeur de houblon, j'y découvrais peu d'attraits, et nos promenades en groupes, qui se répétaient tous les deux ou trois jours dans la banlieue, au long de chaussées mal pavées. ressemblaient plus à des corvées qu'à des récréations. Heureusement, l'été venu, nous avions quelquefois le divertissement d'une visite à « Pausipone », une assez plaisante maison de campagne des Pères, située en bordure de la Dendre, et où nous attendaient les joies de la natation et du tir à l'arc. Aux grandes fêtes carillonnées, la fanfare du collège faisait des sorties solennelles, (page 9) emplissant les rues des bruyants échos du « Vlaamschc Leeuw », seul air dont les apprentis musiciens que nous étions eussent pu se rendre maîtres. Je vois encore, dominant de sa haute taille tous les autres exécutants, un de mes compagnons des classes supérieures, solide gaillard que je devais retrouver plus tard sur les bancs du Parlement, se dépensant de toute son énergie, à coups alternés de mailloche et de cymbale, sur une énorme grosse caisse que trimbalait, bras croisés, un pauvre diable mal bâti répondant au nom biblique de Job. Chaque coup de mailloche infligeait à ce minable porteur un brusque écart de côté et chaque coup de cymbale le faisait fléchir sur les genoux. Pour moi, j'étais à peine moins fier que notre athlétique joueur de grosse caisse lorsqu'il m'arrivait, à titre de doublure ou de suppléant, d'être admis à jouer du triangle dans son sillage.

Pour n'être point mêlée encore, - Dieu merci ! - aux polémiques du Forum, notre jeunesse percevait jusqu'en cet austère internat quelque chose de l'agitation civique. Parfois, des manifestants venaient brailler sous les murs du collège un « Ongedierte der Papen » ou les cris d' « A bas la calotte ! » L'approche des élections, quelles fussent législatives ou provinciales, communales ou prud'hommales, constituait chaque fois une nouvelle aubaine pour les vitriers locaux. Nous étions admis à contempler, au lendemain du scrutin, le spectacle des maisons et des magasins dont les carreaux et les vitrines en pièces témoignaient de l'ardeur de la lutte. Sur ces débris, de larges bandes de papier étaient collées, portant en caractères imprimés cette inscription vengeresse : Geuzenwerk. Les « gueux » étaient les belligérants de gauche. Ceux de droite étaient désignés par le sobriquet de kattekoppen. Bien entendu, la manière forte n'était le monopole d'aucun parti, et les kattekoppen ripostaient, sans ménagements, aux méchants procédés de leurs adversaires. J'ai souvenir d'une scène peu banale dont nous fûmes, par hasard, les témoins, un jour de promenade, à la traversée d'un carrefour. Quelques kattekoppen s'étaient emparés d'un journaliste libéral, personnage maigre et dégingandé, à qui la longueur anormale de ses bras et de ses jambes avait valu le surnom d'Armen en beenen. Après avoir couché le malheureux publiciste (page 10) au centre d'une grande couverture dont ils avaient saisi les quatre coins, ces « kattekoppen » berçaient méthodiquement leur victime en rythmant leur manœuvre au chant d'Op Signoorke. Quelque temps auparavant, j'avais lu la description de ce supplice dans « Don Quichotte », au chapitre de l'auberge, - où le brave Sancho Pança avait été la victime d'une semblable aventure, - et je n 'en avais retenu que le côté comique. Mais à entendre les cris et les gémissements d'Armen en beenen, j'éprouvai une tout autre réaction. Notre surveillant n'en jugea pas autrement et sa généreuse intervention fit bientôt lâcher prise à cette bande de forcenés.

Les incidents nés des compétitions partisanes n'avaient point tous ce caractère de violence. L'humour n'en était point toujours exclu. C'est ainsi que le « tout Alost » s'amusa fort du tour joué par une digne dame de la ville à son mari. Celui-ci. M. Van der Smissen, industriel des plus notables, était le président de l'Association libérale du cru. Comme les libéraux avaient fait choix en ce temps-là de la couleur bleue, tandis que le rouge avait été adopté par les catholiques, M. Van der Smissen s'était empressé de faire façonner un magnifique drapeau du plus bel azur et l'avait arboré au balcon de sa demeure de la Place Impériale, à l'occasion de je ne sais quel succès électoral remporté par son parti. Mme Van der Smissen, catholique fervente et préfète de la Congrégation de la Sainte Vierge, avait, bon gré mal gré, dû subir cet attentat à l'orthodoxie de ses convictions et de sa façade. Elle avala son dépit. Mais le dimanche suivant, comme la procession sortait en grande pompe de l'église paroissiale afin de parcourir les principales rues de la cité, la population vit le même drapeau flambant neuf s'avancer pieusement derrière la statue de la Vierge. Cette fois, il était tenu à pleines mains par Mme Van der Smissen qui l'avait converti d'autorité en bannière des Enfants de Marie... On dit que le président de l'Association libérale en demeura « bleu.3


Deux ans plus tard, - ayant eu le chagrin de perdre l'aîné (page 11) de mes frères, - nos parents nous rappelèrent au foyer, et nous confièrent aux Jésuites de Bruxelles, mais cette fois à titre de « trois-quarts. » Ce terme s'entendait d'un régime de demi- pension qui comportait pour les élèves la présence au collège dès 7 heures du matin pour n'en sortir qu'à 7 heures du soir, sauf les mardis et jeudis, où la libération avait lieu dès 4 heures de l'après- midi. Ce vieux collège Saint-Michel, - il a été débaptisé et bien transformé depuis, - était établi rue des Ursulines dans l'ancien hôtel des comtes de Hornes. Pour y arriver, les élèves qui habitaient le haut de la ville - notre maison familiale était sise rue de la Pépinière, - dévalaient d'habitude au pas de course par tout un lacis de ruelles déclives et tortueuses, en traversant le Petit-Sablon et le quartier de la Chapelle. Souvent, ils se rencontraient en chemin avec les élèves de l'Athénée royal, situé lui-même à peu de distance du collège Saint-Michel, et parfois ces rencontres provoquaient entre les deux jeunesses des échanges d'apostrophes renouvelées des héros d'Homère. Les propos étaient, de part et d'autre, dénués de toute aménité et, dans les grands jours, finissaient par quelques horions. C'est qu'en vérité la guerre scolaire, qui était dans l'air et dans les conversations, exaltait nos âmes juvéniles. Je n'ai pas souvenir que nos maîtres fissent rien pour nous y encourager. Mais sans aucun doute voyaient-ils de bon œil tout un système de souscriptions volontaires que les collégiens avaient organisé au profit du « Denier des Écoles. » Pour y verser sa part hebdomadaire. chacun de nous se privait d'une friandise ou d'une dépense superflue et ces modestes cotisations étaient recueillies par des dizainiers et des centeniers que ces postes de confiance initiaient aux exigences comptables et bancaires. Il s'agissait de trouver des fonds pour créer et entretenir, dans toutes les villes et tous les villages, des écoles libres qui pussent opposer leurs services à ceux des écoles laïques et officielles, gavées sans aucune mesure par les pouvoirs publics. Construire ou adapter des bâtiments à l'usage de ces écoles improvisées, préparer, recruter et rémunérer le personnel d'instituteurs et d'institutrices qu'elles réclamaient, assurer aux enfants pauvres qui les fréquentaient quelques facilités pour leurs vêtements, leur alimentation, leurs (page 12) fournitures scolaires, la charge était lourde, mais les catholiques y apportaient tout leur cœur. En moins de trois ans, cette croisade avait fait surgir dans le royaume le nombre impressionnant de 3.855 écoles libres. Ces écoles étaient fréquentées par la grande majorité des enfants et ainsi s'envolait piteusement le rêve qu'avaient caressé des esprits forts, tels que M. Van Humbeeck, de déchristianiser peu à peu notre pays. En vain le Gouvernement libéral s'obstinait-il dans son erreur, prétendant imposer à tous les fonctionnaires le choix des écoles officielles pour leurs enfants, entreprenant, - pour arrêter la propagande en faveur des écoles libres - une vaste enquête parlementaire qui sombra dans le ridicule. En vain s'en prenait-il au clergé, supprimant les aumôniers, rognant les traitements des curés, annonçant des mesures de rigueur contre les congrégations religieuses. En vain quelques administrations communales poussèrent-elles le sectarisme jusqu'à subordonner à la fréquentation de leurs écoles l'octroi des secours de la bienfaisance publique. Le sens intime du pays réagissait. Dans la bourgeoisie libérale elle-même, beaucoup critiquaient ou désavouaient cette politique d'incompréhension et de discorde. Quant au parti catholique, - qui, jusqu'en 1878, s'était « contenté de vivre », de l'aveu de Jules Malou, - il trouvait, dans une croisade aussi conforme à son idéal propre, un merveilleux moyen de rajeunissement et de ralliement. Historiquement, n'était-il point né des résistances auxquelles s'était heurté l'anticléricalisme de Joseph Il, résistances dont la Révolution brabançonne avait marqué l'explosion ? Cette fois. fort de toutes nos libertés constitutionnelles : celle des cultes, celle de l'enseignement, celle de la presse, celle de l'association, il servait, face à tous les dangers de fléchissement moral et de désordre social, une cause saine et sainte : conserver à notre peuple le bienfait des valeurs spirituelles auxquelles il a toujours été attaché.

A mesure que mûrissait leur intelligence, les adolescents que nous étions percevaient de mieux en mieux la noblesse d'un tel effort et tandis qu'ils traduisaient et commentaient les tragédies de Sophocle ou d'Eschyle, les récits de Xénophon ou de Tacite, les discours de Démosthène ou de Cicéron, ceux d'entre eux qui (page 13) avaient le goût de l'action ne résistaient pas à faire l'apprentissage de la vie politique. C'est ainsi qu'élève de poésie ou de rhétorique, il m'arriva plus d'une fois de rédiger en catimini de flamboyants articles en vers ou en prose consacrés à l'événement du jour. Je les signais de pseudonymes variés, puis, au sortir de la classe, les jetais dans la boîte aux lettres d'un nouveau journal quotidien : Le Patriote, qui menait campagne pour la cause catholique avec une furia qui offusquait un peu la gent bien pensante habituée au ton académique de la presse conservatrice. Quelle joie, le lendemain ou le surlendemain. de me lire imprimé tout vif ! Ce baptême typographique me révélait à moi-même ma vocation.

Les élections de 1884 et l'avènement du cabinet Beernaert

Mais c'était trop peu que de tenir la plume ! L'échéance électorale de 1884 se préparait, et chacun sentait qu'elle serait décisive. Pour subalterne qu'il fût, le rôle de « jeune garde » allumait toutes nos ambitions. Il impliquait des devoirs multiples et ouvrait le champ à de vaillantes initiatives. Le pays vivait sous le régime censitaire et majoritaire. Le gain d'une voix pouvait déterminer le succès d'une liste, et une telle éventualité prenait toute son importance dans un arrondissement comme celui de Bruxelles qui envoyait à lui seul seize députés à la Chambre. Il s'agissait surtout de convaincre les « douteux ». Le soir venu, nous escortions dans quelque salle de meeting ou quelque cabaret enfumé l'un ou l'autre des candidats opposés aux anticléricaux sortants par la « Fédération des nationaux indépendants » - titre ingénieusement choisi par les tacticiens de droite que dirigeait M. Beernaert, pour se concilier l'appui d'une masse bourgeoise flottante qu'une appellation d'un caractère confessionnel eût effarouchée à cette époque. Parmi les candidats, celui que j'accompagnais le plus volontiers était Henri de Merode, prince de Rubempré, à qui son nom et sa jeunesse autant que la loyauté de ses convictions valaient un accueil de sympathique curiosité jusque dans les quartiers populaires qui passaient pour être acquis au radicalisme le plus avancé. Quand vint enfin le grand jour du scrutin, tous les nerfs étaient tendus à l'extrême. Comme le vote n'était pas encore obligatoire, il importait, coûte que coûte, d'amener aux urnes ceux des électeurs qui étaient pointés comme bons sur nos listes, mais (page 14) qui, les uns insouciants, d'autres intimidés par l'adversaire, d'autres encore impotents ou malades ou retenus par quelque devoir professionnel, auraient laissé passer l'appel et le réappel sans se présenter à leur bureau de vote. Quel zèle nous déployions pour les entraîner ! Malgré mes objurgations, un digne charcutier de la rue Blaes n'entendait pas abandonner, pour accomplir son devoir civique, le comptoir où il débitait le cervelas et le jambon à sa clientèle. Il n'avait à sa disposition personne qui pût le remplacer ou, tout au moins, surveiller sa boutique et faire prendre patience à ses acheteurs pendant la durée de son absence. Que faire ? Le temps pressait... Je me dévouai et m'installai à sa place, tandis qu'un de mes amis l'enlevait dans son fiacre, - fouette cocher ! - afin d'arriver au bureau avant le moment fatal de la clôture. Nos espérances ne devaient point être trahies. Le parti catholique connut, au soir du 18 juin 1884, un triomphe sans précédent. A Bruxelles, notre liste passa à 1500 voix de majorité !

Avec quel enthousiasme la foule qui se pressait dans la vieille salle Marugg, où siégeait alors l'Association catholique bruxelloise, accueillait-elle les résultats favorables que les jeunes gardes, à court de souffle, apportaient des divers bureaux de dépouillement ! Sa joie tournait au délire lorsque M. Honoré De Winde, le dévoué secrétaire de l'Association, annonçait les majorités massives données la liste des « Nationaux Indépendants » par ces bons électeurs ruraux de Wolverthem. d'Assche, de Lennick-Saint-Quentin, qu'un député de gauche, plein de morgue et de suffisance, avait appelés des « charrues croyant en Dieu. ». M. Beernaert, qui présidait, avait le sourire et caressait les favoris dont s'encadrait son visage de vieux magistrat. Dans toute la campagne électorale, il avait fait preuve de cette pondération et de cette finesse d'esprit qui s'alliaient chez lui à une parfaite connaissance de la mentalité belge, laquelle répugne aux extrêmes. A Marche-en-Famenne, développant déjà le programme du gouvernement de droite dont il prévoyait l'avènement, il disait : « Nous étonnerons le monde par notre modération. » Assurément. les catholiques lui devaient pour une large part leur victoire. Au moment où le résultat définitif fut proclamé, les jeunes gardes (page 15) lui apportèrent des brassées de fleurs. « Vous nous offrez des fleurs, remercia-t-il. Nous vous rendrons des fruits. » Sa longue participation à la vie gouvernementale, qui reprit cours au lendemain de cette victoire, devait justifier cette galante réponse.


Cependant, un tel raz de marée n'alla point sans provoquer quelques remous. Balayés du pouvoir, les anticléricaux eurent recours aux méthodes que Malou avait stigmatisées déjà du nom de « politique de grande voirie. » C'est ainsi que, le 7 septembre, les catholiques ayant décidé d'organiser Bruxelles une importante manifestation publique pour répondre à une manifestation libérale du même genre qui s'était déroulée, quelques jours auparavant, dans les rues de la capitale, une terrible bagarre s'ensuivit. Des délégations, dont beaucoup étaient conduites par quelque bourgmestre ou quelque curé campagnard, étaient venues de tous les coins du pays, s'apprêtant à défiler, suivant l'usage, avec leurs drapeaux et leurs orphéons. Mais étroitement laminés entre une double haie de gardes civiques qui, de-ci de-là, s'associaient à ces avanies, les groupes de manifestants furent, à certains points du parcours, injuriés, molestés, souillés sauvagement par des contre-manifestants surexcités. De cette échauffourée, - qui faillit tourner à la tragédie, - je conserve une médaille qui fut frappée en l'honneur des victimes, avec cette légende : « Viri optimi a pessimis occisi. » Les « viri optimi » et leurs amis ne manquèrent point de reprocher à M. Charles Buls, alors bourgmestre de Bruxelles, d'avoir négligé les mesures d'ordre que la prudence lui commandait. Et cette « rébulsion » - pour reprendre un mot qui fit fortune, - se traduisit, pendant plusieurs mois, par une consigne de boycottage, les provinciaux ripostant de la sorte aux vilains procédés de la capitale.

Parmi les membres du nouveau cabinet, il en était deux : Victor Jacobs et Charles Woeste contre qui se déchaînaient surtout les attaques de la presse libérale. A la vérité, leur incontestable talent se doublait d'une sorte d'intransigeance native qui ne connaissait pas les ménagements auxquels, par tempérament ou (page 16) par tactique, certains de leurs collègues, et M. Beernaert en particulier, étaient plutôt enclins. L'effervescence des esprits et celle de la rue grandirent à ce point que Léopold II, redoutant le pire, se décida à sacrifier ces deux ministres. Encore qu'elle fût strictement constitutionnelle, cette opération un peu rude indigna bon nombre de catholiques et les protestations de quelques-uns d'entre eux prirent des formes singulièrement vives. Un abbé-journaliste, qui, sous le nom de Mgr Keesen, devait devenir plus tard sénateur du Limbourg, - excellent homme d'ailleurs, mais de tête chaude, - adressa au Roi une lettre ouverte qui excédait les bornes du respect et même de la sagesse. Tout bien pesé, la décision prise par le Souverain rendait la fois service au pays et au parti catholique. A gauche, elle apaisait la tempête. A droite, elle substituait au style combatif, - et gros de représailles, - dont M. Woeste et M. Jacobs n'avaient pu se défaire en passant de l'opposition au ministère, un ton plus modéré : celui de M. Beernaert, qui remplaça dès lors Jules Malou à la tête du gouvernement. Il devait occuper pendant dix ans ce poste de direction, avec une maîtrise et un dévouement qui méritent à sa mémoire une gratitude que ses concitoyens lui ont, à mon avis, trop avarement mesurée. Quant à M. Woeste, s'il continua à remplir, jusqu'à la fin de sa longue carrière, un rôle de tout premier plan à la Chambre, il ne devait plus revenir aux affaires. D'une activité et d'une énergie inlassables, animé du plus noble zèle pour les grands intérêts moraux et religieux, en permanence sur la brèche, il prit rapidement figure de leader de la droite, mais le jour vint où s'accusa nettement le désaccord entre son conservatisme, qui manquait de clairvoyance et de largeur, et l'évolution des faits, des idées et des besoins d'un temps auquel il semblait demeuré étranger.

La vie publique avait repris un cours plus calme. Désireux sans doute d'effacer les traces de la crise, le Roi avait, au début de la session parlementaire, invité les ministres défenestrés et leurs femmes à un grand dîner qu'il offrait au Palais de Bruxelles. Cherchant quelque sujet de conversation avec Mme Woeste, née Greindl, qui était d'esprit mordant, il lui demanda si elle avait voyagé pendant les vacances. « Mais oui, Sire, fut la réponse. (page 17) Nous avons voyagé de la rue du Trône à la rue de la Loi, et de la rue de la Loi à la rue du Trône. » C'était dans la rue du Trône que M. Woeste avait sa demeure, et, comme il était alors d'usage, il avait quitté cette maison pour se loger avec les siens à l'hôtel du ministre de la Justice, rue de la Loi, où, à peine installé, il avait dû replier bagage.

Pendant ces mêmes vacances, j'avais, au sortir du collège, entrepris une plaisante excursion pédestre à travers le Grand-Duché de Luxembourg et la province rhénane avec deux charmants compagnons qui étaient de quelques années mes aînés : l'un, Édouard Van der Smissen, qui devait devenir un savant professeur d'économie politique à l'Université de Liége et à l'École de guerre ; l'autre, Raphaël Merry del Val, fils du ministre d'Espagne à Bruxelles, qui l'avenir, toujours fécond en surprises, réservait de très hautes dignités ecclésiastiques. Je devais le retrouver, quelques lustres plus tard, membre du Sacré Collège et secrétaire d'État du pape pie X.

Au cours de notre randonnée, il nous advint, dans les environs de Trèves, d'assister à la dernière journée des manœuvres que l'armée allemande avait effectuées dans la région. Perdus dans les rangs de la foule, nous eûmes le spectacle du vieil empereur Guillaume passant ses troupes en revue, ayant à ses côtés le Kronprinz Frédéric et le fils de celui-ci, qui devait devenir le « Seigneur de la Guerre ». Pour compléter ce prestigieux tableau d'histoire, Bismarck et le vieux maréchal de Moltke, tous à cheval et coiffés du casque pointe.

L’Institut Saint-Louis et l’Université de Bruxelles

Rentré à Bruxelles, je fus repris cette fois par mes études de philosophie et lettres, suivant les cours à l'Institut Saint-Louis, sauf à me présenter, - ainsi que la loi le voulait alors - aux examens du jury central. L'Institut Saint-Louis avait comme directeur (les élèves remplaçaient irrespectueusement ce titre par celui de « Cabi » - qui était lui-même un diminutif de ca- billaud), un prêtre d'une haute valeur, Mgr Van Aertselaer, qui comprenait admirablement la jeunesse. Il devait exercer (page 18) dans la suite, avec beaucoup d'autorité et de distinction, les fonctions de doyen de Bruxelles et le bruit courut, lorsque le Saint-Siège pourvut à la succession de Mgr Doutreloux comme évêque de Liège, que Mgr Van Aertselaer eût été appelé à diriger ce diocèse alors très secoué par les problèmes sociaux, si l'intervention personnelle de Léopold II n'avait contribué à lui faire préférer un autre prélat, Mgr Rutten. Originaire d'Hoogstraeten, Mgr Van Aertselaer m'engagea à aller perfectionner dans la Campine anversoise mes connaissances très rudimentaires en langue flamande. Sur ses conseils, je m'en fus pour quelques semaines chez le curé de Gheel, à l'ombre de la vieille collégiale de Sainte-Dymphne, où un beau et curieux retable raconte l'édifiante histoire de cette vierge irlandaise du VIe siècle. Je ne m'y ennuyai pas, car, - entre deux leçons de néerlandais, - mes promenades me donnaient l'occasion d'étudier sur le vif les fous et folles qui, au nombre de plus de deux mille, circulent librement soit dans la petite ville, soit dans les campagnes, les bois et les landes qui l'encerclent. Troublant problème que celui de ces malheureux retirés du champ des libres volontés et livrés dans leurs gestes et leurs propos à toutes les fantaisies de leur imagination... Dans le nombre, certains conservaient quelques lueurs de raison, des lueurs vacillantes et fugaces comme ces feux follets que je voyais voltiger sur les mares stagnantes, lorsque, à la tombée du jour, la dernière sonnerie de l'Angélus me ramenait de quelque excursion dans la vaste bruyère. J'interrogeais souvent l'un ou l'autre de ces « kostgasten » comme on les appelle là-bas, car, à Gheel, le mot de fou est inconnu. L'insensé y est un pensionnaire, un hôte ou mieux un malade que l'habitant loge et reçoit à sa table, et qu'il soigne avec une expérience, - remontant à plusieurs siècles, - du traitement qui lui convient. L'un chante, l'autre dessine. Celui-ci pêche dans les ruisseaux. Celui-là cherche apprivoiser des oiseaux. Quelques femmes font assaut d'élégance baroque. Un vieil instituteur transpose curieusement les idées et les mots. Dans son vocabulaire, « femme » veut dire « gendarme. » Voici un personnage affairé qui se hâte du matin au soir. Il vous salue au passage, mais si vous voulez l'arrêter pour lui demander : (page 19) « Comment allez-vous, mon ami ? », il vous répond : « Moi... je vais vite » et poursuit sa course vaine. Je revins de ce séjour chez les « innocents » très convaincu de l'excellence de ce système familial de thérapeutique médico-mentale. et nanti d'un petit cahier de notes où j'en décrivais les conditions et les particularités.

A cet âge, qui va de la robe prétexte à la robe virile, quelle ivresse de découvrir la vie, avec tout ce qu'elle offre, à une âme encore neuve, de mystères et d'attraits ! Les cours de mes professeurs, - à quelques rares exceptions près, - m'intéressaient médiocrement. Mais, en revanche, quels délices j'éprouvais à dévorer des livres par douzaines ! Livres d'histoire ou de sociologie, encyclopédies ou traités, poèmes ou romans, bouquins de tous les temps et de tous les genres, collections de journaux déjà tout jaunis, vieux fascicules de revues dénichés au fond d'une armoire de campagne. Entre eux et moi, quel commerce ininterrompu d'amitié, quel échange de révélations et d'émotions où le sens critique avait certes moins de part qu'une avidité jamais satisfaite ! A cette débauche de lectures, ce fut, je crois, une sorte de soupape très utile que la formule imaginée par la mère d'un de mes amis, Mme Jules Halot. Cette dame, d'une distinction et d'une grâce exquises, - elle était de famille polonaise et il suffisait de la voir et de l'entendre pour éprouver que le charme slave n'est pas un mot vide de sens - s'était mise en tête de créer chez elle, - son bel hôtel du boulevard du Régent se prêtait fort bien de telles soirées, - un petit cercle où son fils et quelques-uns de ses camarades étaient admis à faire, de semaine en semaine, quelque causerie ou quelque conférence sur un sujet dont le choix était abandonné à l'orateur. Auprès de la maîtresse de céans, trois bons juges présidaient aimablement ce bureau d'esprit. L'un d'eux, le général Donny, aussi cultivé qu'élégant d'allure, avait été le gouverneur du prince Baudouin, qui devait être si prématurément ravi aux espérances de la nation. Un autre, le R. P. Merlon, était un vieux missionnaire barbu, très pittoresque dans ses propos, qui avait parcouru l'Asie de long en large. Le troisième, Armand Brifaut. une des lumières du barreau bruxellois, prodiguait volontiers à la jeunesse ses dons (page 20) de causeur disert et de psychologue averti. Avec leur concours, chacune de nos conférences ouvrait un débat animé, où les orateurs novices que nous étions trouvaient l'occasion de s'initier aux lois de l'éloquence et à l'escrime de la controverse.

De la Faculté de Saint-Louis, je passai à l'Université de Bruxelles. Les étudiants catholiques, ou qui consentaient à être notés comme tels, n'y formaient qu'une poignée, et la querelle clérico-libérale était encore trop aigre pour permettre un contact facile entre eux et le gros des étudiants sortis des athénées de Bruxelles ou de la province. Ces jeunes sectateurs du libre examen avaient, de la tolérance, une conception tout à fait unilatérale. Dès les premiers jours, l'idée ayant surgi de fonder une petite société ou groupement des étudiants de la candidature en droit, les statuts du nouveau cercle furent mis aux voix. L'article premier était ainsi conçu : « Toutes les opinions sont libres. » L'article 2 ajoutait : « Les calotins sont exclus. » Bientôt un conflit en bonne et due forme éclata à l'occasion d'un événement qui fit grand bruit dans le Landerneau bruxellois : le mariage d'une fille du duc d'Arenberg. Invoquant le contraste entre la simplicité de la cérémonie civile et le faste de la cérémonie religieuse, une bande d'étudiants avait accueilli le cortège nuptial, à sa sortie de l'église du Sablon, par un « chahut » monstre, dont le cri d'« A bas la calotte ! • formait le leitmotiv obligé. Le lendemain, pour répondre aux protestations que ce scandale avait provoquées de la part de quelques journaux, un étudiant : Émile Max monta dans la chaire professorale, entre deux cours, et donna lecture d'un grandiloquent ordre du jour qui déclarait toute la jeunesse de l'Université solidaire de la manifestation de la veille. A quoi j'eus l'audace d'opposer un contre-ordre du jour qui ne recueillit à la vérité qu'un nombre infime de voix, - quatre en tout, - mais dont la publication suscita, de la part de nos camarades de cours, une véhémente indignation. Ceux-ci nous signifièrent qu'ils cesseraient de venir aux leçons de droit aussi longtemps que notre présence en contaminerait l'atmosphère. De fait, le lendemain et le surlendemain, nos professeurs ébahis ne trouvèrent devant eux, pour tout auditoire, que les quatre « suppôts de sacristie » dont cette menace n'avait pas refroidi (page 21) le zèle studieux. Les autorités académiques, ne pouvant ou ne voulant sévir contre nous, accusaient leur embarras et le recteur de l’Université, un digne pharmacien nommé Depaire, essaya diplomatiquement, mais en vain. de nous décider à quitter de notre propre mouvement la Maison de Verhaegen. Mais nous résistâmes, forts de notre conscience libre et sereine. Combien de temps eût pu durer cette quarantaine, et quelles complications nouvelles allait-elle aboutir ? Heureusement, des vacances étaient à l'horizon. Elles furent avancées de quelques jours. Et à la reprise des cours, on ne parla plus de l'incident. De banc à banc, les relations entre étudiants se firent bientôt cordiales, empreintes de cette bonne humeur peu raffinée et de cette familiarité assez lourde dont notre jeunesse estudiantine (a-t-elle beaucoup changé depuis ? ) cultivait les rites, de génération en génération.

Découverte de la Question sociale

D'ailleurs, presque tous, à des degrés sans doute divers, et chacun suivant les réactions de sa sensibilité propre, nous obéissions à un phénomène nouveau : dans notre vie nationale, les questions politiques semblaient diminuer d'importance tandis que les questions sociales passaient au premier plan. A droite, des voix éloquentes avaient, dans les dernières années, appelé l'attention et la sollicitude des catholiques sur ces redoutables problèmes, nés de l'exploitation du travail humain par des producteurs que talonnaient sans relâche les surenchères de la libre concurrence. Avec quelle émotion poignante j'avais entendu le comte de Mun, dans son fameux discours de 1885 à Louvain, nous décrire la misère qui rongeait, en maints districts, les familles ouvrières, dénonçant à la fois les dangers de l'isolement des travailleurs et l'inertie de la loi devant des abus criants ; toute cette carence étant aggravée par l'oubli des principes et devoirs de la fraternité chrétienne. Dans leurs prémisses, - qui étaient des constatations de faits, - mais non dans leurs conclusions qui variaient suivant les doctrines et les théories, de tels appels à la pitié humaine rejoignaient ceux que les socialistes adressaient aux masses populaires, en les conviant à la résistance et à la révolution. Dans le même temps, je pouvais me rendre compte moi-même que toutes ces navrantes peintures n'étaient (page 22) point dues à l'imagination ou au parti pris de leurs auteurs. Les visites qu'en qualité de membre de la Conférence de Saint- Vincent-de-Paul je faisais régulièrement dans les quartiers les plus sordides de Bruxelles et de ses faubourgs me mettaient en présence d'infortunes sans nom et sans excuse. Ah ! ces ménages ouvriers logés dans des mansardes délabrées, où la femme faisait la lessive et la cuisine, tandis que, dans une sorte de caisse, des enfants étaient couchés, secoués par la coqueluche, en même temps que, déguenillée et dépeignée, une aïeule gémissait, elle aussi, étendue sur une pauvre paillasse ! Que de fois, le cœur serré, j'avais croisé en chemin, dans ces ruelles et ces impasses nauséabondes, des hommes aux vêtements négligés, au regard dur ou hostile à qui j'aurais voulu apporter autre chose que des paroles de résignation, des bons de soupe ou de charbon. Faisant suite aux grèves, aux émeutes, aux répressions qui avaient allumé l'incendie et répandu le sang dans le Hainaut industriel, l'Enquête sur le Travail, ordonnée par le Gouvernement, mettait à nu des conditions de labeur, de salaire et de logement qu'on eût pu croire invraisemblables. Inquiets du péril social plutôt qu'attentifs au mal social, certains milieux bourgeois, qu'alarmaient surtout les excitations démagogiques et les proclamations anarchistes, se bornaient à réclamer des pouvoirs publics une répression plus énergique dans la défense de l'ordre. D'autres - pour n'être pas aussi aveugles, - ne découvraient le remède que dans une plus abondante effusion de charité ou une meilleure organisation de la bienfaisance. Mais comment une jeunesse généreuse et réfléchie n'eût-elle pas cherché au delà de cet égoïsme ou de ces palliatifs ? Comment n'aurait-elle pas entendu, au tréfonds de sa conscience, l'impératif d'un devoir nouveau ?

Séjour à Paris

Mes études de droit se poursuivirent par un séjour de six mois à Paris, puis par un terme plus bref à l'Université de Bonn. A Paris, livré à moi-même dans la capitale immense, quelle allégresse de m'abandonner à la griserie de la vingtième année ! J'ai conté ailleurs comment j'y devins le confident et l'ami (page 23) éphémère de l'extraordinaire Léon Bloy et comment j'y approchai Verlaine et Maurice Barrès (Souvenirs Littéraires. Bruxelles et Paris. Collection Durendal, 1939.) Ce dernier n'était pas encore sorti de sa phase de dilettantisme. Au Café d'Harcourt, il nous enseignait la « culture du moi ». Le charme un peu nonchalant de sa pensée et de son langage ne faisait guère pressentir encore le magnifique professeur du sentiment national que je devais plus tard admirer et aimer en lui. Sur le plan politique, les impressions que me laissa cette initiation parisienne furent assez complexes : surprise de ne trouver chez la jeunesse des écoles qu'une sorte de scepticisme à peu près général, où le souci de l'arrivisme l'emportait de beaucoup sur le service de l'idéal. Joie de goûter, au Parlement et au Palais, - sans parler de la chaire et du théâtre, - les richesses de cette éloquence française, toute étincelante de raison et de style.

Mes contacts avec le monde officiel se bornèrent à près à la double expérience d'une soirée au Palais de l'Élysée et d'un bal à l'Hôtel de Ville. A l'Élysée, le Président de la République, M. Sadi Carnot, aussi correct que s'il avait été de bois, accueillait avec une courtoise résignation d'incessantes vagues d'invités. A l'Hôtel de Ville, la cohue plus populaire déclinait toute prétention à l'élégance. Elle se transformait bientôt en une furieuse bousculade vers les buffets, puis dégénérait en une bruyante farandole avec tous les rites dont une fameuse chanson du « Chat Noir » a consacré le déroulement.

L'Institut Catholique, où je suivais quelques leçons, avait pour recteur un prélat d'une haute prestance et d'une rare élévation d'esprit, Mgr d'Hulst. Il siégea à la Chambre des Députés ou ses collègues le baptisèrent du nom de Mgr Distinguo. Ses lettres, qui ont été publiées, suffisent à prouver que les qualités de l'intelligence n'excluaient pas en lui les dons du cœur. Mais dans la conversation, il gardait - et certes malgré lui, - quelque chose de distant, et presque de hautain. Aussi les réceptions auxquelles il conviait les étudiants de dernière année étaient-elles d'une froideur de banquise. Nul doute d'ailleurs que toute cette élite de vieille tradition catholique française ne souffrît alors d'une sorte de désarroi doctrinal plus propice (page 24) aux malentendus que favorable à l'enthousiasme. Quelle attitude d'opposition « constructive » à adopter vis-à-vis du régime républicain ? Les aventures qui avaient discrédité ce régime pendant les dernières années : affaire Wilson, trafic des décorations, scandales du Panama, n'étaient point de nature à faire taire, en dépit des conseils de ralliement que Rome allait donner, les espérances ou les illusions des monarchistes ou des bonapartistes, nourries par une fidélité familiale assurément respectable. Mais l'équipée boulangiste, dans laquelle la plupart de ces adversaires du régime s'étaient imprudemment engagés, s'achevait en un piteux feuilleton sentimental.

Le Boulangiste et la jeunesse française

Au printemps de 1889, un épisode que je veux conter m'avait donné à moi-même l'occasion d'approcher de près l'aspirant-dictateur lorsque, menacé d'arrestation, il s'était enfui à Bruxelles à la grande déception de ses partisans. Le général était descendu dans un hôtel de la rue Royale, l'hôtel Mengelle (appelé ainsi du nom de son propriétaire et qui, pour obéir au snobisme cosmopolite, est devenu l'hôtel Astoria). Un député de Bruxelles, M. Léon Somzée ayant imaginé de l'inviter à une fête qu'il donnait le soir et à laquelle tout Bruxelles était convié, le général n'hésita pas à s'y rendre. Son arrivée, qui était une surprise pour tous, sauf pour le maître du logis, provoqua un véritable « rush » où la curiosité l'emporta sur les convenances. pour mieux voir le lion du jour, les invités se hissèrent sur les banquettes et les chaises, tandis que les personnalités du monde officiel et diplomatique s'égaillaient qui mieux mieux, de crainte de se compromettre en compagnie de ce conspirateur. Le lendemain même de cette soirée mouvementée, un de mes anciens compagnons d'études, Louis Delmer, me rencontrant par hasard, me proposa tout de go d'aller avec lui rendre visite au général. Delmer était de plusieurs années mon aîné. Sa forte carrure, son masque énergique auquel une barbiche à la Lincoln conférait un type vaguement yankee, et même l'aplomb imperturbable dont il avait déjà donné maintes preuves, ne me rassuraient nullement sur le succès de son audacieux projet tandis que, entré dans le hall de l'hôtel, il fit porter sa carte au général, après avoir ajouté au-dessous de son nom cette mention fallacieuse : « de la part de New-York Times. » Quelques (page 25) instants après, à ma stupéfaction, nous étions introduits auprès de Boulanger. Blond, aimable, habillé de vêtements civils, la mine fatiguée, le héros n'avait rien de prestigieux dans l'allure. Il semblait plus embarrassé que les apprentis-journalistes que nous étions et la main qu'il nous tendit dès notre entrée me donna la sensation d'un gant soufflé, Cependant, très sûr de lui-même, mon compagnon, brandissant son bloc-notes, commença à l'interviewer, lui décochant coup sur coup une série de questions plus indiscrètes les unes que les autres, et dont la dernière me fit sursauter sur la chaise où je me tenais bien coi : « Mon général, puis-je vous demander si vous considérez la république comme but ou comme moyen ? » Le général - assez interloqué - se lança dans des développements confus, finissant par nous renvoyer à un manifeste dont Laguerre ou Naquet venait pour lui de rédiger le texte. Cette visite m'avait permis de saisir sur le vif toute la puissance qu'exerce la presse sur les hommes publics. J'en avais retenu aussi cette impression que les adversaires de la Troisième République devaient être bien désemparés pour miser sur les qualités d'un tel chef de file.

Un autre prétendant aurait-il plus de chances ? Un jour de février 1890, la nouvelle se répandit, à la sortie des cours de l'Institut catholique, que le jeune duc d'Orléans était arrivé à Paris, - au mépris des lois d'exil, - et qu'il s'était présenté au bureau de recrutement militaire, réclamant le droit et l'honneur d'être incorporé dans l'armée de son pays avec les jeunes gens de sa classe, afin de partager la « gamelle du soldat. » Le geste n'était pas sans habileté. Le Gouvernement y répondit en faisant coffrer le prince à la Conciergerie. Cette arrestation provoqua, dans cette jeunesse estudiantine où les royalistes étaient nombreux, un moment d'émotion, mais qui ne monta pas jusqu'à la crise. Il fut décidé que, le soir même, une grande réunion à laquelle, - pour être admis, - il faudrait montrer patte blanche, aurait lieu non loin de l'Institut, dans un manège de la rue de Vaugirard. J'y fus en curieux. Quelques jeunes orateurs exaltèrent le patriotisme de Philippe d'Orléans, et le plus applaudi fut le jeune duc de Luynes, gendre de la duchesse d'Uzès et ami personnel du prétendant, qui avait accompagné celui-ci de (page 26) Genève à Paris. Quant la population parisienne, il me parut, ce soir-là et les jours suivants, qu'elle n'attachait qu'un intérêt assez médiocre à cette équipée qui aurait pu tourner à la sédition. Henri Rochefort donna le ton en publiant dans son journal un article sardonique sur « Le prince Gamelle. » Cinq jours plus tard, le prince, condamné à deux ans de prison, était expédié à Clairvaux, où il ne tarda pas d'ailleurs à être gracié. Sans doute l'aventure boulangiste encore toute proche, et à laquelle les orléanistes avaient participé, avait-elle, par la dépense de nerfs et d'argent qu'elle avait suscitée et par son échec déjà flagrant, émoussé les ardeurs des malcontents qui rêvaient d'un coup d'État.

Si la camaraderie de l'Institut Catholique me donnait l'occasion de connaitre l'état d'esprit qui régnait dans la société « bien pensante », je dus aux études médico-légales, que je menais de front avec mes cours de droit, d'être initié, de façon souvent brutale, à la vie et aux misères des bas-fonds parisiens. Sous le nom de « leçons pratique »s le programme de ces études comportait, deux ou trois fois par semaine, des démonstrations anatomiques faites par l'illustre Brouardel et deux de ses collaborateurs, le Dr Descouts et le Dr Vibert. Elles avaient lieu la morgue, installée à cette époque, d'une façon très primitive, à l'extrême pointe de l'île de la Cité. Dans ce bâtiment délabré et où avait été aménagée une manière de petit amphithéâtre, des préparateurs à mine patibulaire apportaient successivement sur la table de dissection les cadavres recueillis, ramassés ou repêchés par les services de la police ou du sauvetage. Il s'agissait, pour les princes de la science. de déterminer les causes du décès : crime, maladie, accident, folie, suicide, et souvent de chercher à découvrir l'identité de ces échantillons anonymes d'humanité misérable, hommes ou femmes de tout âge, de toute condition. de toute nationalité, que le langage des carabins confondait sous le terme uniforme de « machabées ». Dans de nombreux cas, le talent et l'expérience de nos savants professeurs parvenaient à reconstituer le drame et à en faire revivre pour nous les acteurs ou les victimes, et cela d'après des indices en apparence insignifiants : quelque cicatrice, quelque tatouage, quelque (page 27) stigmate de déformation professionnelle. Toutes les ruines, toutes les détresses et aussi toutes les dépravations, toutes les horreurs qui grouillent dans une grande agglomération comme Paris s'éclairaient tout à coup à la lumière de ces leçons qui ne cherchaient que la vérité et ne reculaient jamais devant elle. Je doute qu'aucun cours de morale ou de sociologie, aucun traité psychologique ou aucun roman policier eussent pu nous instruire davantage sur la corruption des grandes villes ou les déficiences de la civilisation contemporaine. Une fois, il m'arriva de poursuivre au Palais de Justice, dans les audiences de la cour d'assises, le dénouement d'un crime dont la perspicacité de Brouardel avait révélé l'auteur, et le coupable ayant été condamné à la peine capitale, j'assistai au spectacle, d'ailleurs affreux, de son exécution.

Tant d'expériences variées, - et peut-être imprudentes, - devaient me laisser, de ce temps d'études à Paris, des impressions complexes, où le bien et le mal, le beau et l'horrible, le tragique et le comique se juxtaposaient comme dans la vie elle-même. Toutes ces visions s'harmonisaient pourtant au double souvenir du prestigieux décor que présente cette ville unique au monde et de l'intelligence si fine et si claire qui en est comme l'atmosphère.

A l’Université de Bonn

Quelques semaines plus tard, l'Allemagne m'offrait, à la vieille et grave université de Bonn, le contraste d'une existence plus ordonnée dans un cadre infiniment plus calme. La vie estudiantine s'y déroulait en marge de la vie sociale, et les rites auxquels elle obéissait ne m'apprirent pas grand chose quoi je ne me fusse attendu. Je connus, aux beaux jours du printemps rhénan, le charme des promenades aux « Siebengebirge » avec les arrêts traditionnels aux guinguettes d'où la vue s'étend sur la vallée. Des étudiants armés de leurs longues pipes au fourneau de porcelaine enluminée. entonnaient en chœur des lieder romantiques que fredonnaient à l'unisson les aimables serveuses aux tresses blondes qui ne laissaient point vides les chopes et les hanaps. Aux environs, des vignerons rentraient du travail, la blouse sur l'épaule. Le soir tombait peu à peu sur les burgs qui couronnaient les cimes voisines. Et tout cela formait un tableau (page 28) bien sympathique. Mais je découvris aussi combien est vraie pour les Allemands, plus encore que pour d'autres la réflexion de Faust sur lui-même : « Je sens deux hommes en moi. » J'eus même la chance, si j'ose dire, d'assister, grâce à l'obligeante invitation d'un de mes compagnons de cours, à un de ces étonnants duels à la rapière, où l'art des jeunes Junkers s'exerçait à se taillader les bajoues, tout en se protégeant le crâne et les épaules au moyen d'un casque et d'une cuirasse matelassée. Le spectacle de ces mutilations sanglantes me rappela, en moins excusable, celui dont j'avais été le témoin écœuré à la Place de la Roquette. Terre de musique et de poésie ! Terre de traditions farouches et brutales ! C'est une énigme non encore éclaircie que ce mélange de métaphysique et de réalisme qui me surprenait dans les mêmes âmes juvéniles... Réalisme, le mot n'est qu'à moitié exact, car il suppose un accord naturel et direct de l'intelligence avec les choses. Le caractère germanique témoigne au contraire d'un effort toujours tendu pour aborder le réel au moyen des constructions de l'esprit. Il est l'enfant de la méthode plus encore que celui de l'observation. Ainsi s'explique que, pour lui, les rapports entre le subjectif et l'objectif aboutissent, tout compte fait, une mentalité grégaire, prête à toutes les disciplines.

Un dernier examen à subir me ramena au pays. Il devait m'ouvrir dès juillet 1890 la carrière du Barreau. Je l'abordais, - et j'accédais en même temps à la mer libre, - avec une sorte d'exaltation balzacienne.

Ce n'était point tant le désir de goûter la vie, d'en exprimer tout ce qu'elle a de meilleur et de connaitre ce que Pascal appelle « l'usage délicieux et criminel du monde. » Vivre ma vie, oui ! Mais vivre aussi celle des autres. Vivre celle de mon pays bien-aimé. Non pas me borner à vivre, mais chercher à répandre autour de moi de la vie, de la beauté, de la bonté, de la justice. Un ardent besoin d'être utile me rythmait aux oreilles le chant du départ.