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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

Edmond CARTON DE WIART, Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909

(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)

Chapitre II

Le Roi et le Parlement - La question militaire - Les forts d’Anvers - Proposition de révision de la Constitution - Emeutes et grèves - Mort de la reine Marie-Henriette - Procès de la succession - Rapports avec les souverains et hommes d'Etats étrangers - Attentat contre le Roi

(page 31) Le Parlement comptait, en 1901, une majorité catholique très forte, unie et disciplinée qui, en dépit de la représentation proportionnelle appliquée pour la première fois aux élections de l'année précédente, donnait au ministère une base solide. La Droite était assurée, la Chambre, de quatre-vingt-six voix, le parti libéral de trente-trois et le parti socialiste de trente-deux. Ce dernier était alors nettement révolutionnaire et républicain, ce qui excluait toute possibilité de participation au gouvernement. Le parti libéral, qui avait été durant de longues années aux affaires, réduit maintenant à une minorité extrêmement faible, ne voyait guère de chances de revenir au pouvoir par ses seules forces et cette situation sans espoir portait peu à peu certains de ses chefs à chercher un rapprochement avec les socialistes. Dans l'ensemble cependant, ce groupe était relativement conservateur et fidèle aux principes monarchiques. Il comptait des hommes fort capables, tant à la Chambre qu'au Sénat. Le Roi leur témoignait beaucoup d'égards, tout en étant très soucieux, selon les traditions établies, de rester parfaitement uni à son gouvernement.

« Tâchez, m'écrivait-il un jour, à l'occasion d'une attaque contre lui à la Chambre, de faire (page 32) ressortir la correction de mon attitude constitutionnelle. J'ai signé la loi scolaire libérale de Frère-Orban et je l'ai sanctionnée, bien qu'elle fût votée à une seule voix de majorité. J'ai sanctionné de même la loi scolaire catholique. Je n'ai jamais fait de marché. J'ai toujours proclamé que les Belges réglaient souverainement leurs destinées. Je n'ai jamais manqué d'appeler leur attention sur la nécessité de forces suffisantes pour garantir leur indépendance et sur la nécessité de développer leur prospérité. » Mais cette réserve ne lui interdisait pas de rester en contact avec les chefs libéraux, et, en toute occasion, il rappelait à ses ministres qu'il convenait de respecter les revendications légitimes de ce groupe. Il avait d'ailleurs plus de considération pour les hommes qui le composaient que pour le parti lui-même, dont il redoutait le peu de consistance et qu'il appelait « un banc de sable. ».

S'il admettait que le gouvernement réservât à ses partisans les emplois présentant un caractère politique, par contre, il protestait vivement lorsqu'une proportion équitable n'était point attribuée aux libéraux dans les fonctions qui n'en avaient pas. A propos d'une fournée de désignations dans la magistrature et le notariat, il m'écrivait : « J'ai besoin de savoir quelle part est faite aux libéraux dans ces nominations. Il importe qu'ils aient une juste proportion. » Maintes fois, je l'ai vu retenir des arrêtés de ce genre parce qu'il estimait que le gouvernement avait fait ln part trop belle ses amis. Il serait injuste, cependant, d'accuser d'un excès de favoritisme le ministère de Smet de Naeyer et, en particulier, son ministre de la Justice Van den Heuvel.

Il arriva à celui-ci une plaisante aventure. Il s'agissait d'une place de juge dans une ville wallonne. Les magistrats du siège appartenaient presque tous l'opinion catholique, et le Roi m'avait chargé (page 33) de recommander qu'on recherchât un candidat réputé libéral. Parmi les postulants, il en était un qui paraissait spécialement digne d'intérêt et le ministre lui avait donné les meilleures espérances. Au moment de signer la proposition de nomination, il s'avisa néanmoins que le candidat était appuyé par une personnalité catholique et il lui préféra un de ses concurrents peut-être moins qualifié, mais notoirement libéral. Le candidat évincé revint le voir peu après et lui exprima sa surprise de son échec, étant donné ses titres et les assurances reçues. « Sans doute, lui fut-il répondu, mais, pour équilibrer les tendances dans ce tribunal, il me fallait un libéral. » « - Mais je suis libéral », s'exclama le pauvre candidat. Il révéla trop tard qu'il avait le mieux possible dissimulé ses opinions croyant avoir plus de chances d'être nommé.

Les premiers rôles au Parlement étaient tenus par Beernaert et Woeste, à droite, Janson et Hymans, dans la gauche libérale, et Vandervelde, leader socialiste. Mais ceci n'est point une histoire parlementaire, et l'on trouvera dans d'autres écrits une abondante documentation sur les partis à cette époque. On peut dire d'ailleurs que, depuis les élections de 1900, qui se firent pour la première fois sous le régime de la représentation proportionnelle, jusqu'à 1914, la composition du Parlement dans son ensemble n'a que peu varié, les catholiques conservant constamment la majorité, avec des hauts et des bas, mais sans modifications profondes.


L'un des premiers travaux que je trouvai en prenant mes fonctions fut la préparation de la lettre que le Roi écrivait tous les ans au pape à l'occasion de la Noël et (page 34) du Nouvel-An. C'était chaque fois, j'en jugeai par les précédentes, une missive fort longue, passant en revue les événements d'ordre religieux et même de politique extérieure, sollicitant l'appui du Saint Père, et lui prodiguant les témoignages d'un profond dévouement, mêlés à des remarques fort avisées au sujet des affaires religieuses en Belgique. Le projet était revu et amendé par lui avec une attention extrême.

Après avoir rédigé ma minute avec grand soin, je l'avais complétée par quelques mots de filiale dévotion qui me paraissaient moi, appartenant au milieu de Louvain, le comble de la déférence ; aussi ne fus-je pas peu surpris de voir le Roi, dans les corrections qu'il apporta mon texte, renforcer encore davantage les protestations d'un respectueux attachement au chef de l'Eglise.


La principale question qui occupa le parlement pendant l'année 1901 fut celle de la réforme de notre armée. Le Roi avait demandé depuis longtemps une augmentation des effectifs et aussi l'abolition du système de remplacement qui permettait aux jeunes gens appelés à la conscription d'« acheter » des hommes qui, moyennant une prime de dix-huit cents francs, servaient à leur place pour une période de deux ou trois ans.

On conçoit que ces « volontaires à primes » ne constituaient pas, le plus souvent, des recrues de choix, et le discrédit du métier militaire que déplorait le souverain était dû en grande partie à cette institution. Tous les efforts du Roi pour faire accepter le service personnel par les Chambres législatives échouèrent encore cette fois et il lui fallut attendre le dernier jour de sa vie pour triompher enfin de cette résistance. (page 35) Il chercha des compensations dans un accroissement du contingent annuel et, obligé de tenir compte des préférences de la majorité, il se résigna de simples mesures d'encouragement au volontariat.

En même temps, le Roi faisait étudier la modernisation de la défense fortifiée d'Anvers qui devait, en cas de guerre, être le « réduit national. « Le général Brialmont, notre grand ingénieur militaire, qui s'était illustré par ses travaux, tant en Belgique qu'à l'étranger, avait atteint l'âge de la retraite mais non celui du repos. Après avoir quitté l'armée il s'était lancé dans la politique, s'était fait élire député libéral, et menait une fougueuse campagne contre le gouvernement qu'il accusait de faiblesse dans ses projets de réforme militaire.

Au moment où j'entrai au service du Roi, le général venait de lui envoyer un long mémoire au sujet du système défensif projeté pour Anvers et réclamait l'adoption de ses conclusions, fort de son autorité et de son prestige. Léopold II, tout en ayant une grande admiration pour l'auteur de ce travail, et désirant le ménager d'autant plus qu'il partageait en beaucoup de points ses idées, ne pouvait, d'autre part, soutenir ouvertement cet adversaire acharné de son gouvernement. Il me chargea de voir Brialmont, de lui dire des choses aimables, de lui demander des éclaircissements complémentaires sur ses propositions, et de communiquer celles-ci avec le mémoire principal au ministre de la Guerre.

Encore fallait-il, pour m'acquitter honorablement de cette tâche modeste d'agent de transmission, que j'eusse au moins quelques notions élémentaires de poliorcétique. En étant complètement dépourvu, j'eus la bonne fortune de trouver un professeur bénévole dans le lieutenant général Docteur, inspecteur général du génie, que je connaissais. Il voulut bien, en une dizaine de (page 36) leçons, me faire comprendre l'essentiel du système défensif de la Belgique, Meuse et Anvers, ce qui me permit de m'en tirer passablement dans mes entretiens avec Brialmont et le ministre de la Guerre Cousebant d'Alkemade.

Je retrouve dans mes notes d'alors ce cri d'alarme : « Je suis terrifié de l'insuffisance de notre défense : Anvers, qui doit être le refuge suprême de notre armée, n'est protégé que par une enceinte de fortifications surannées et une ligne avancée à peine ébauchée offrant des solutions de continuité de toutes parts. Et l'opinion publique croit Anvers imprenable ! Pour l'ébranler, il faudrait lui montrer la situation véritable, et peut-on faire de tels aveux ? Nos soixante-dix années de paix nous ont tellement déshabitués de la crainte, que nous ne connaissons même plus la prudence et nous en sommes arrivés à considérer les propositions de dépenses militaires comme constituant, avant tout, une atteinte à notre devoir de prospérité matérielle. Rien d'autre ne nous touche plus »

Durant les années qui vont suivre, combien de fois n'entendrai-je pas le Roi conjurer. supplier les ministres, les parlementaires, tous ceux qu'il croit pouvoir exercer quelque influence, et leur recommander les sacrifices nécessaires à la défense du pays ? N'est-il pas émouvant de lire aujourd'hui dans une biographie de Léopold II par un écrivain allemand, livre inspiré par la haine, mais qui ne peut s'empêcher d'être souvent un tribut d'admiration, ces lignes inattendues : « Si l'on veut bien s'arrêter un peu dans le royaume illimité des « si » il est permis de se demander ce qui serait arrivé si Léopold II, pendant plus de trente ans, n'avait pas aussi passionnément travaillé à organiser la force défensive de la Belgique. Une Belgique n'ayant sa disposition qu'une poignée de mercenaires et dépourvue de fortifications n'eût pas arrêté, (page 37) même pendant vingt-quatre heures, l'avance allemande en 1914. L'arrivée de l'armée britannique sur le sol français se serait trouvée retardée, sinon empêchée ; la première bataille de la Marne n'aurait jamais eu lieu, et peut-être la paix eût-elle été signée à Versailles, mais d'une façon totalement différente. » (Léopold le mal-aîmé, par Ludwig Bauer. Trad. R. Henry. p. 227.)

La loi militaire fut votée par la Chambre le 25 janvier 1902. Elle était médiocre et le Roi fut bien loin de s'en déclarer satisfait, mais, en cette affaire qui lui tenait fort à cœur, aussi bien qu'en toute autre, il avait coutume de prendre ses avantages par degrés, sans jamais abandonner la partie, décidé à attendre patiemment son jour et son heure. Déjà son père, le Roi Léopold Ier, avait été surnommé « le Marquis peu à peu ».


Aussitôt après vint le débat sur la suppression des jeux. Certains parlementaires avaient entrepris une campagne suivie du dépôt d'une proposition de loi en vue de l'interdiction de tous les jeux de hasard, jusqu'aux paris sur les courses de chevaux. C'était atteindre gravement à la prospérité de nos villes d'eaux, notamment Ostende et Spa, qui attiraient, cette époque, les élégances de l'Europe entière pendant la saison d'été. Le Roi, qui s'intéressait beaucoup à ces deux cités balnéaires, combattit très vivement les exagérations des réformistes et parvint à atténuer les rigueurs de la loi proposée, qui fut votée le 21 mars 1902 avec un amendement prévoyant une subvention de 7 millions de francs à Ostende et à Spa pour des travaux d'embellissement.


(page 38) Avec une ardeur de plus en plus vive, la gauche socialiste réclamait une nouvelle révision de la Constitution afin de faire disparaître le système du vote « plural » qui accordait une ou deux voix supplémentaires à certains électeurs, et d'établir le suffrage universel, dit pur et simple : c'est-à-dire « un homme, une voix ».

Le Roi n'avait jamais été favorable à l'extension sans limite du droit électoral. D'autre part, lors de la révision constitutionnelle en 1893, il n'avait pas caché ses ardentes sympathies pour le referendum populaire qu'il désirait voir introduire dans notre législation. Il espérait obtenir, par ce mode de consultation directe, l'appui de la nation tout entière contre les partis politiques en faveur de quelques grandes causes qui lui tenaient au cœur, notamment la réforme de l'armée et le soutien des entreprises coloniales. Jusqu'à la fin de son règne. il resta attaché au referendum et ne renonça jamais à l'espoir de le faire adopter par le pays.

En mars 1902, Emile Vandervelde, le chef socialiste, appuyé par Paul Janson, chef du groupe libéral progressiste, déposa une proposition de révision constitutionnelle en vue d'établir le suffrage universel. En même temps, les socialistes firent appel à la violence, les manifestations et les émeutes furent organisées dans toutes les provinces : il y eut des troubles graves que la troupe dut réprimer et qui causèrent plusieurs morts, notamment à Bruxelles et Louvain. Le Roi était très calme et très ferme ; il encourageait le gouvernement à ne pas céder à la rue, et ses ministres, particulièrement le comte de Smet de Naeyer, chef du Cabinet. et Jules de Trooz, ministre de l'Intérieur, furent énergiques sans nervosité.

Je me souviens de la soirée du 10 avril, à Bruxelles, qui donna vraiment l'impression d'un début de révolution. Ce qu'on (page 39) appelait alors la « zone neutre », c'est-à-dire le quadrilatère entourant le parc de Bruxelles, était fortement gardé par l'armée renforcée des gardes civiques et l'entrée en était sévèrement interdite : le Palais Royal et ses environs étaient donc plongés dans un silence profond, mais qui faisait résonner davantage les clameurs et les coups de fusil éclatant de tous côtés au delà de la zone neutre.

Les socialistes proclamèrent aussi la grève générale, à quoi le gouvernement répondit par un rappel de plusieurs classes de milice. Au débat de la Chambre sur la proposition de révision, le comte de Smet de Naeyer déclara nettement que le gouvernement s'y opposait, que le système du suffrage plural, résultat d'un compromis loyal entre les partis, n'avait pas encore eu le temps de faire ses preuves, et qu'une modification de la Constitution n'était pas dans les vœux du peuple. La proposition fut rejetée par quatre-vingt-quatre voix contre soixante-quatre. Les socialistes durent mettre fin à la grève générale et le calme revint dans le pays après cet orage assez artificiel.


Vers la fin de l'été, le Roi, qui souffrait de la gorge, se rendit à Luchon pour y faire une cure. En principe, je ne l 'accompagnais pas dans ses voyages, et il n'emmenait avec lui qu'un officier d'ordonnance. Je restais à Bruxelles, chargé d'assurer la liaison entre le souverain et les ministres, et n'allais le retrouver que de temps à autre, lorsqu'une affaire spéciale demandait des instructions verbales de sa part. Pendant le séjour du Roi à Luchon, la reine Marie-Henriette, qui était à Spa, devint subitement assez souffrante et mourut inopinément le 19 septembre. Par suite de la longue retraite de la (page 40) reine, qui l'avait fait presque oublier, cette mort était un événement qui n'aurait dû avoir aucun retentissement politique et cependant, il fut l'occasion d'une des plus violentes et des plus injustes campagnes contre le Roi.

De ses trois filles, l'aînée, la princesse Louise, avait épousé le prince Philippe de Cobourg, qui la rendit extrêmement malheureuse et dont elle se sépara. C'était une femme faible et bonne, qui devint la victime d' intrigants. Sa vie privée et ses dettes criardes l'avaient mise en marge de sa famille.

L'archiduchesse Stéphanie, veuve de l'archiduc Rodolphe, prince héritier d'Autriche, venait de se remarier, contre le gré du roi et de la reine, avec un gentilhomme hongrois, le comte de Lonyay. Son père en était d'autant plus outré qu'après avoir, disait-il, reçu de sa fille l'assurance que ce mariage ne se ferait pas, il en avait lu l'annonce officielle dans les journaux, deux jours plus tard. Une rupture complète s'en était suivie entre la princesse et ses parents.

La princesse Clémentine était la consolation de ceux-ci : elle vivait parfois avec la reine, Spa, plus souvent à Laeken, avec le Roi, qu'elle accompagnait dans les cérémonies et qu'elle aidait à recevoir avec une grâce souveraine dont il était très fier.

Dès qu'il fut prévenu Luchon de la mort de la reine, le Roi revint immédiatement en Belgique, mais il y avait été précédé par la princesse Stéphanie, comtesse de Lonyay, qui vint s'installer à. Spa au chalet royal. Cette démarche était sans aucun doute inspirée par la dévotion filiale, mais elle fut considérée par certains comme une tentative de forcer son père à l'accueillir avec son nouvel époux. A son arrivée à Spa, le Roi fut prévenu que la princesse se trouvait dans la chambre mortuaire ; il n'était point homme à se laisser imposer son (page 41) attitude et il fit dire à sa fille qu'il n'entrerait pas dans la chambre avant qu'elle ne se fût retirée. Elle quitta aussitôt Spa et descendit à l'Hôtel de Belle-Vue, à Bruxelles. Son entourage fit ou laissa communiquer aux reporters des informations extrêmement déplaisantes pour son père, disant que la princesse avait été jetée à la porte, etc. Les journaux socialistes, et même certains journaux moins avancés, étaient tellement disposés à accueillir toute critique contre le Roi qu'ils renchérirent encore et firent de ce triste incident familial qui aurait dû rester secret un esclandre dont s'empara une bonne partie de la presse européenne et américaine. Il contribua beaucoup à créer cette légende de méchanceté et de cruauté qu'on a forgée autour de Léopold II.


La suite et la consécration de ce scandale fut le procès que la princesse Stéphanie, ainsi que la princesse Louise - celle-ci contrainte par ses créanciers - intentèrent peu après à leur père, au sujet du partage de la succession de la reine.

J'étais avec le Roi qui se promenait au bord de la mer à Ostende, quand on lui apporta une lettre annonçant l'assignation de la princesse Stéphanie. Je me souviens de sa colère et de son indignation : « Que doit-on penser, s'écria-t-il, d'une fille qui attaque le contrat de mariage auquel elle doit sa naissance ? »

La situation était la suivante : lorsque le Roi, alors duc de Brabant, avait épousé l'archiduchesse Marie-Henriette, fille de l'archiduc Joseph, palatin de Hongrie, ce mariage, brillant comme alliance, ne l'était nullement au point de vue de la fortune, la fiancée n'apportant au contrat que son nom, sa grâce et ses (page 42) dix-sept ans. Elle était une amazone intrépide, et la légende qui l'a souvent représentée comme une douce créature dominée par un époux tyrannique s'accommode assez mal d'une réflexion qu'on trouve dans les Mémoires de la duchesse de Dino.

La nièce de Talleyrand raconte, à la date du 14 octobre 1853, au moment des fiançailles du duc de Brabant : « On me mande que le roi Léopold, arrivé à Vienne avec son fils, est plus enchanté de sa future belle-fille que ne l'est l'épouseur. Mme de Metternich, avec sa rudesse habituelle, dit que c'est unir un palefrenier à une religieuse, mais que c'est le duc de Brabant qui est la religieuse. » (Duchesse de Dino., Chroniques de 1831 à 1862, t. IV, p. 112.) Il est vrai qu'un peu plus loin, la duchesse raconte : « On m'écrit de Claremont que le duc de Brabant y a fait la plus mauvaise impression au point de vue de sa santé : il est fort menacé de la poitrine. » (Idem, p. 423). Ceci permet de contrôler la sûreté des informations de Mme de Dino.

Mme de Metternich était certainement injuste, car Marie-Henriette, si elle ne fut pas une femme exceptionnelle, était, de l'avis de ceux qui la connurent avant sa vieillesse, une princesse qui savait unir la majesté à un charme véritable. Le Roi l'avait épousée pauvre et sans dot et le contrat de mariage, établissant la séparation de biens, avait été passé, comme il est d'usage pour les princes de la Maison royale de Belgique, devant le ministre de la Justice, faisant fonction de notaire.

Les avocats des princesses prétendirent que cet acte était nul, le ministre de la Justice n'étant pas habile à instrumenter en cette qualité et que, par suite de cette nullité, les époux étaient présumés mariés sans contrat, c'est-à-dire sous le régime de la communauté légale. La (page 43) moitié de la fortune du Roi devait appartenir en conséquence aux héritiers de la reine : les princesses ou leurs créanciers. L'indignation du Roi devant une telle prétention était d'autant plus compréhensible qu'il se voyait ainsi réclamer le partage d'un patrimoine en grande partie constitué par ses efforts personnels, et dont il se considérait comme simple fidéicommissaire, puisqu'il avait résolu d'en laisser la plus grande part à la nation.

Si le Roi avait manqué de tendresse paternelle, il faut reconnaître que son attitude n'était pas sans excuses, et dans l'affaire du procès de la succession de la reine, les torts n'étaient certes pas de son côté ; cependant, l'opinion publique se montra singulièrement malveillante envers lui, et ce fut une nouvelle et grave atteinte à sa popularité dont il se flattait d'ailleurs de n'avoir cure. Dénaturant entièrement les faits, la plupart des bonnes gens étaient persuadées qu'il avait voulu dépouiller ses filles.

Après que ce procès eut été perdu par les princesses, comme il devait l'être, le Roi me dit un jour : « J'ai recueilli à la succession de mon père environ quinze millions. Je veux que mes filles les retrouvent dans mon héritage. Mais le surplus de ma fortune, que je ne dois qu'à moi-même, m'appartient sans réserve. Mes filles et les princes étrangers qu'elles ont épousés ou épouseront n'y ont pas de droits et je le donnerai au pays. » A la vérité, lors de la mort du Roi, les trois princesses recueillirent environ vingt et un millions de francs, ce qui ne permet pas de prétendre que le Roi les ait « dépouillées », mais il n'en est pas moins vrai que la nation, par la Donation royale de 1903 et par des actes ultérieurs, reçut de son roi des libéralités magnifiques, qui auraient dû provoquer des manifestations universelles de gratitude. Et cependant, (page 44) de ceci encore on le critiqua sévèrement, car son destin fut d'être toujours méconnu, incompris et injustement jugé.


Les questions de politique intérieure et les incidents de la vie familiale du souverain qui avaient occupé l'attention publique achevaient de rendre celle-ci assez indifférente aux affaires du dehors. Il n'en était pas ainsi du Roi qui observait, avec un soin extrême, tout ce qui se passait à l'étranger et voyait dans le cours des événements une justification de ses préoccupations au sujet de notre établissement militaire. Il se tenait informé par les rapports de nos diplomates, par la presse étrangère, par la correspondance suivie qu'il entretenait avec certaines personnalités étrangères et surtout par les nombreuses conversations qu'il avait avec elles, car il se déplaçait facilement et souvent. Chaque après-midi, le train Ostende-Bâle jetait au passage, devant la petite gare du parc royal de Laeken, un exemplaire du Times du matin, soigneusement emballé ; un valet de pied le ramassait, le dépliait, le repassait au fer chaud et l'apportait à son maître qui en faisait une lecture attentive.

Un jour d'août 1902 me parvint un télégramme chiffré de notre ministre à Berlin, le Baron Greindl, annonçant une rencontre prochaine de l'empereur Guillaume et du tsar à Reval. Dans le ciel à ce moment assez chargé de la politique européenne, cette entrevue paraissait un gage de paix et, avec un zèle de novice, je crus devoir porter immédiatement cette heureuse nouvelle au Roi. Il rafraîchit un peu mon enchantement en observant d'un ton caustique : Voyez-vous, moi, je n'aime pas beaucoup quand les grands s'embrassent. (page 45) C'est, le plus souvent, pour étouffer les petits. » Parole profonde et que j'ai évoquée plus d'une fois dans la suite.

Il n'était pas très indulgent pour les souverains, ses collègues. Il se méfiait particulièrement de l'empereur Guillaume II. Néanmoins, il le ménageait, sachant ce que nous avions à en redouter et il ne manquait aucune occasion de lui manifester beaucoup d'égards. Etant en cure à Gastein en 1907, il m'écrivait : » Veuillez vous informer quand le prince Albert se rend aux manœuvres allemandes et me renseigner. J'ai l'intention de prier mon neveu de renouveler à l'empereur l'expression de tout mon attachement. Si le temps devait manquer pour que j'écrive d'ici au prince, veuillez alors écrire de ma part au prince de le faire. »

Il témoignait toujours d'un grand respect pour la mémoire de la reine Victoria, tandis qu'il ne faisait presque jamais mention du roi Edouard VII. Il avait cependant été fort lié d'amitié avec celui-ci mais une série de malentendus avait depuis quelques années refroidi les rapports entre ces deux brillantes intelligences que tout paraissait devoir rapprocher.

Je ne me souviens de l'avoir entendu parler avec sympathie que d'un seul chef d'Etat : le jeune roi d' Espagne, Alphonse XIII, qui venait d'être couronné, et dont il admirait alors le courage et l'entrain : « Il est vraiment très bien, ce petit Alphonse », disait-il.

Il était attentif à conserver de bonnes relations avec les souverains et les personnages jouant un rôle dans le monde. Chaque année, vers le 15 décembre, j'étais chargé de lui présenter une série d'une cinquantaine de télégrammes qu'il prenait l'initiative d'envoyer, non seulement aux souverains et chefs d'Etats des pays offrant quelque intérêt pour la Belgique au (page 46) point de vue politique ou économique, mais aussi certains hommes influents de ces pays, tels que Lord Salisbury, Joseph Chamberlain, Théophile Delcassé et Gabriel Hanotaux, le prince de Bulow, le comte Mouravieff, etc. Les projets étaient revus avec le plus grand soin ; les termes pesés pour chacun d'eux, de manière à bien indiquer le degré de cordialité imposé par les circonstances, à ne pas répéter les termes employés l'année précédente. Cette épreuve corrigée était encore révisée une seconde fois et finalement les télégrammes étaient expédiés vers le vingt-six ou le vingt-sept décembre, en vue d'arriver bons premiers et de témoigner d'un particulier empressement.

J'ai déjà parlé de la traditionnelle lettre de Noël au Saint Père qui était l'objet d'une préparation et d'une attention toutes spéciales, le Roi y prodiguant, à côté de commentaires d'ordre politique, les protestations d 'une profonde et déférente piété.

Le désir qu'avait le Roi de se ménager, par des égards, l'amitié des autres souverains n'était pas sans limites. Il éprouvait une grande antipathie pour un de ses « collègues ». Celui-ci était cependant son proche cousin ; dans sa façon d'être, même dans son aspect physique, il cherchait visiblement à ressembler au Roi Léopold et répétait volontiers que, sous son égide, son pays devait devenir une autre Belgique C'était d'ailleurs un homme fort intelligent, mais assez dépourvu de scrupules. S'étant fait orthodoxe par raison d'Etat, il épousa une princesse catholique ; suivant la règle, il promit, au moment du mariage, que ses enfants seraient élevés dans la religion catholique. Il méconnut cette promesse ct fit de ses enfants des orthodoxes, au désespoir de sa femme qui en souffrit cruellement et l'indignation de tous les gens d'honneur. Le roi Léopold (page 47) ne lui avait jamais pardonné ce parjure et lorsqu'il parlait de lui, l'appelait : « le renégat. »

J'eus, dans une autre circonstance, l'occasion de constater que le Roi, qu'on prétendait être seulement d'esprit pratique et utilitaire, n'hésitait pas placer avant tout certaines considérations d'ordre moral. Le lendemain de l'assassinat d'un souverain européen, assassinat organisé, prétendit-on, avec quelque connivence d'un de ses proches parents, je reçus à l'adresse du Roi un télégramme signé d'un prénom inconnu. Il me fallut un moment pour comprendre que cette signature était celle du cousin du Roi défunt, qui venait de prendre la couronne ensanglantée. J'apportai aussitôt ce télégramme au Roi. Le nouveau souverain annonçait son avènement au trône et formait des vœux pour la continuation des bonnes relations entre les deux pays. Je demandai les ordres du Roi, qui se borna à ces mots : « Je ne répondrai pas. »

Deux jours plus tard, le Baron de Favereau, ministre des Affaires Etrangères, me demanda si le Roi n'avait pas reçu un télégramme du nouveau monarque. Je lui rapportai la réflexion de Sa Majesté. Le ministre me dit qu'il comprenait parfaitement ses répugnances, mais me pria d'insister auprès d'elle, de la manière la plus pressante, pour qu'elle acceptât de faire cependant une réponse, fût-elle brève et dépourvue de cordialité. Il désirait épargner au nouveau souverain un affront qui pourrait être ressenti et faire du tort à nos relations économiques avec ce pays, où nous possédions d'assez importants intérêts commerciaux.

Je retournai donc chez le Roi et lui fis part des observations du ministre. Il me répondit : « J'aime beaucoup le baron de Favereau et je ne voudrais pas le désobliger ; puisqu'il y tient tant, vous pouvez lui soumettre ce projet de réponse que je suis (page 48) disposé à envoyer. Il écrivit au crayon au dos de la dépêche les mots suivants : « Je remercie Votre Majesté de son télégramme et je fais des vœux pour la prospérité de son pays et pour la civilisation. »

Le ministre des Affaires Etrangères n'insista point et le télégramme ne partit jamais.


Le 15 novembre 1902, le Roi, qui revenait d'un service funèbre célébré à Sainte-Gudule pour les deux reines, faillit être victime d'un attentat. Un anarchiste italien nommé Rubino tira deux coups de revolver sur le cortège royal. Il atteignit seulement la voiture du Grand Maréchal de la Cour, qui ne fut heureusement pas blessé.

Il suffit de cet incident pour valoir au Roi un retour de sympathie contrastant avec les manifestations hostiles qui s'étaient produites au lendemain de la mort de la Reine. Indifférent à la faveur comme à la défaveur populaire, il n'y prêta d'ailleurs aucune attention.