(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)
La politique de neutralité - Visites à Paris - Le yacht Alberta - Séjours dans le Midi - La lettre aux secrétaires généraux du Congo - Préparation de la reprise du Congo - Le cardinal Mercier - Visite au roi d'Italie - Abandon de l'enclave de Lado
(page 125) Il est bien difficile à un petit pays de se maintenir dans une politique de stricte neutralité sans s'exposer aux critiques de l'une des grandes Puissances qui l'entourent. Le Roi a toujours été extrêmement attentif à tenir la balance égale entre nos voisins malgré sa très grande et ancienne sympathie pour la France qui ne s'est jamais démentie. Le comte de Wallwitz, Ministre d'Allemagne, vint cependant me trouver certain jour pour se plaindre avec amertume de la germanophobie de L'Indépendance Belge, que sa vigoureuse campagne de défense du Congo faisait passer, disait-il, pour un journal inspiré par la Cour. Elle n'était nullement un journal de Cour, mais peut-être n'était-elle pas sans subir l'influence du Quai d'Orsay.
Je fus chargé de voir Roland des Marès, directeur de L'Indépendance, pour lui demander de modérer son ton agressif envers l'Allemagne. Il me promit d'être moins acerbe. Comment empêcher cependant nos journaux de donner consciemment ou inconsciemment la « note » française ? La plupart des journalistes de chez nous à cette époque cherchaient leurs idées dans les quotidiens parisiens ; très peu d'entre eux connaissaient l'anglais ou l'allemand et étaient capables de lire la presse de langue étrangère. Un fil téléphonique spécial entre Paris et Bruxelles leur (page 126) permettait de décrire aux lecteurs belges le moindre démêlé de la belle Otéro avec sa couturière, alors que notre presse était muette sur les affaires les plus importantes de nos autres grands voisins.
Par une curieuse coïncidence, le lendemain de cette démarche du ùinistre d'Allemagne, plusieurs journaux français reprirent leurs attaques contre la prétendue germanophilie de notre Roi et l'on en donnait comme preuve une lettre qu'il aurait écrite au Roi de Prusse après Sedan pour le féliciter de sa victoire. Le Roi me prescrivit de faire des recherches dans sa correspondance avec Guillaume pour s'assurer si quelque phrase équivoque avait pu donner naissance à cette légende. Je relus attentivement les minutes de ces lettres : toutes témoignaient de la plus grande circonspection et on n'y trouvait pas un mot qui aurait pu donner au chauvin le plus chauvinisant prétexte la moindre critique.
Tout en étant extrêmement soucieux de sauvegarder la dignité du pays, le Roi n'était pas moins attentif à ce que celui-ci gardât la réserve que lui imposaient la fois son régime de neutralité et sa situation de petite Puissance. Il lui était insupportable de voir ses compatriotes se livrer à des manifestations publiques au sujet de la politique intérieure d'autres pays. Lors des meetings antirusses qui eurent lieu à cette époque, il m'écrivait : « Ces sortes de démonstrations sont très inconvenantes et ridicules. Si nous nous mêlons des affaires des grands, ils se mêleront des nôtres. »
L'automne précédent, il avait fallu abandonner, après de longues luttes, le chemin de fer de Hankow à Canton. De nouvelles informations de la légation de (page 127) en Chine nous apprirent qu'il faudrait renoncer aussi à l'espoir de l'établissement d'une concession Belge à Hankow. Les Chinois se refusaient absolument à tolérer de nouvelles concessions étrangères, dotées de privilèges d'exterritorialité et, dès lors, les immenses terrains qu'avait achetés le Roi dans cette ville, afin de préparer la création de cet organisme, n'offraient plus d'autre intérêt que celui d'une spéculation immobilière fort risquée.
Ces déconvenues en Extrême-Orient ne décourageaient d'ailleurs pas le Roi dans sa politique d'expansion. Repoussé de Chine, il s'intéressa de plus en plus à l 'Asie Mineure où il pensait que la Belgique aurait peut-être quelque chose à recueillir, du moins au point de vue économique, dans la succession de l'Homme Malade.
Vers la fin de janvier 1906, après avoir encore secoué fortement ses ministres afin d'obtenir d'eux le vote des projets d'Anvers, et m'avoir envoyé travailler certains membres des gauches, notamment Warocqué et Tonnelier, dont j'obtins des promesses d'appui qui réjouirent le Roi, celui-ci résolut de s'éloigner pendant quelque temps du pays et d'aller faire un séjour dans le Midi, à bord de son yacht Alberta, mouillé dans la baie de Villefranche. près de Nice. Comme on était en pleine session parlementaire, au plus chaud des discussions sur les questions militaires et congolaises, il décida de m'emmener. Généralement, je restais à Bruxelles lorsqu'il voyageait, afin d'assurer la liaison avec le gouvernement, mais cette fois il y avait beaucoup de correspondances avec Bruxelles prévoir et d'importants documents relatifs au Congo à préparer.
(page 128) Le Roi fit un court arrêt à Paris, dont il profita pour aller saluer le président Loubet qui terminait son septennat. La réception à l'Elysée fut fort simple. Le Roi affectait de donner à ces démarches un caractère seulement amical et dépouillé de tout apparat. Il n'avait d'autre suite que le comte Louis Cornet de Ways Ruart, officier d 'ordonnance et moi-même.
En sortant de l'Elysée, il s'avisa tout à coup qu'il serait assez adroit d'aller faire également une visite sans façons M. Fallières, président du sénat, qui venait d'être élu président de la République quelques jours plus tôt, mais ne devait entrer en fonctions que le 18 février. Cet hommage royal serait certainement pour lui une primeur. Dès le retour à l'hôtel, on téléphona donc au palais du Luxembourg pour annoncer l'arrivée du Roi des Belges qui prodigua ses amabilités au Président élu.
Si M. Loubet, qui comptait déjà sept années de fonctions et d'expérience, ne manquait pas d'une certaine distinction, le contraste entre Léopold II et le « père » Fallières, qui faisait penser un pharmacien retiré des affaires, était plaisant. Pour achever de le conquérir, le Roi demanda s'il ne lui serait pas permis de saluer Madame Fallières : on fut la chercher et elle arriva ayant fait quelques hâtifs apprêts de toilette, très embarrassée par son hôte qui lui baisa galamment la main ce qui la troubla au point que je vis le moment où elle allait lui rendre la pareille. La démarche chez MM. Loubet et Fallières fut complétée par une visite chez le président du Conseil M. Rouvier, à qui le Roi fit simplement passer sa carte, toute petite, portant : « Le Roi des Belges. » L'huissier, un peu interloqué d'abord, s'empressa d'introduire le visiteur chez M. Rouvier, figure assez peu sympathique d'homme d'affaires plutôt qu'homme d'Etat.
Le soir, le Roi me donna un témoignage de l'intérêt (page 129) qu'il savait prendre à ceux qui le servaient : il me demanda ce que le président m'avait « envoyé ». J'avais trouvé, en rentrant à l'hôtel, un écrin à mon nom contenant la croix de chevalier de la légion d'honneur. Le grade correspondait sans doute plus à mon âge qu'à ma fonction, mais je n'avais pas songé m'en étonner. Je dis ce que j'avais reçu, sans faire aucune remarque. Il me répondit simplement : « Ce sont des malheureux. Je reverrai cela ! » Traiter quelqu'un de malheureux était pour lui le comble de la commisération méprisante. Je n'entendis plus parler de rien et ne songeais plus à cet incident lorsque, quelques mois plus tard, le Roi en rentrant de Paris, me remit, avec quelques mots très aimables, la croix de commandeur qu'il avait réclamée pour moi à l'occasion d'une affaire concernant le Congo que j'avais réglée à sa satisfaction avec le gouvernement Français : « J'ai remercié moi-même M. Bourgeois, ajouta-t-il, d'avoir si aimablement accueilli ma demande. »
Nous repartîmes ce même jour pour le Midi par le rapide de nuit. La princesse Clémentine, à Saint-Raphaël, et le prince et la princesse Albert, à Cannes, vinrent saluer le Roi au passage du train qui nous arrêta trois heures à Beaulieu, d'où une voiture nous conduisit à la darse de Villefranche-sur-Mer où attendait l'Alberta. Ce long séjour dans le Midi, car il dura près de trois mois, ne manqua point d'intérêt en dépit de quelque monotonie. Le Roi y rencontra ou y reçut bord de son yacht de très nombreuses personnalités politiques, et il y travailla sans relâche à la préparation des documents relatifs au transfert du Congo à la Belgique, dont (page 130) il prévoyait l'éventualité prochaine, et particulièrement sa fameuse lettre au secrétaires généraux du Congo exposant les conditions de la reprise.
La vie à bord était très réglée. Le yacht était ancré dans le centre de la magnifique baie de Villefranche, abritée par le promontoire du Cap Ferrat. C'était un des beaux yachts européens et parmi les plus grands. Construit pour le confort plutôt que pour la vitesse, sa décoration intérieure était luxueuse, surtout dans les appartements de réception et la grande salle à manger.
Le Roi était matinal et nous déjeunions avec lui à huit heures, parfois plus tôt. Il m'émerveillait par son appétit, absorbant cinq ou six œufs, une montagne de rôties, un pot entier de marmelade. Le repas terminé, j'accompagnais le Roi dans son bureau lui apportant le courrier arrivé de Bruxelles le matin et je recevais ses instructions pour la correspondance générale et pour les notes adresser aux ministres, aux secrétaires généraux du Congo. Puis il me laissait à mes papiers et allait à terre examiner les travaux en cours dans ses propriétés, ne revenant que pour le lunch d'une heure. L'après-midi. il travaillait encore, après quoi nous partions avec lui pour faire des visites, quelquefois une excursion, et souvent il me donnait ma liberté jusqu'au soir. Il prenait ensuite son dîner avec nous, et pas une fois de tout le temps de ce séjour, il n'a manqué un seul repas à bord.
Je savais bien qu'il y avait au Cap Ferrat un grand jardin, et dans ce grand jardin une villa, et dans cette villa, une dame qu'on appelait la baronne Vaughan. Cette villa joignait des terrasses étagées vers la baie et que le Roi m'avait dit appartenir à son médecin, le professeur Thiriar qui avait eu la grande obligeance de lui permettre d'en disposer pendant son séjour Il (page 131) m'avait décrit, à plusieurs reprises, l'agrément de ces parterres fleuris où je crois qu'il eût préféré travailler, assis sur un banc au soleil plutôt que dans la cabine du bateau qui roulait et tanguait parfois assez fort. Devinant ses intentions, je ne voulais pas m'exposer à une rencontre qui m'eût obligé à des politesses ou à une rupture que je désirais également éviter.
A la troisième ou quatrième description des merveilles du professeur, j'avais répondu que je n'avais, hélas, aucun goût ni intérêt pour l'horticulture. C'était la mise en pratique, dont je me suis toujours bien trouvé, d'un vieux dicton fort sage : Principiis obsta, qui ne doit pas s'entendre : « Oppose-toi aux princes », mais, en langage familier : « Freine dès le début de la pente. »
Le Roi, fin comme l'ambre, ne m'offrit jamais d'aller dans les fameux jardins, et un jour, comme il proposait d'y conduire un invité qui avait déjeuné à bord, ne pouvant résister au désir de lui montrer les admirables fleurs qu'il y avait plantées, il dit : « Nous ne prendrons pas M. Carton de Wiart, car il n'aime pas les jardins. » Il était un peu vexé, mais jamais, pendant tout le temps que nous passâmes dans le Midi, il ne me mit dans une situation embarrassante. Je dois reconnaître qu'il ne le fit pas une seule fois durant les longues années que je passai auprès de lui.
Un des plus beaux spectacles que nous eûmes fut la présence pendant plusieurs jours dans la baie de Villefranche d'une escadre française et d'une escadre américaine qui encadrèrent le yacht de leurs magnifiques bâtiments. L'escadre française de la Méditerranée, très homogène, composée d 'une dizaine de cuirassés et (page 132) de croiseurs, était commandée par le Vice-Amiral Touchard, type classique de l'amiral « à côtelettes », petit homme spirituel et courtois, très dur pourtant dans le service, disait-on. Le Roi reçut tous les officiers à sa table en deux dîners très brillants. Le matin et le soir, lorsque les couleurs sont hissées ou descendues, l'amiral faisait jouer la Brabançonne après la Marseillaise sur les navires amiraux tandis que sur les autres les clairons sonnaient aux champs. C'était un moment très émouvant que celui où tout le vaste cirque de la baie de Villefranche résonnait des échos de notre hymne national.
Nous eûmes avec l'amiral Touchard et ses officiers de longues et fort intéressantes causeries. Des politesses semblables furent échangées avec l'amiral Sigsbee et les officiers américains.
Une nuit, l'escadre française nous donna le divertissement d'une manœuvre d'attaque nocturne. Des torpilleurs devaient pénétrer dans la rade pour y faire sauter les navires occupés à faire du charbon. Nous étions partis, le comte Cornet et moi, à leur rencontre vers le large, avec le canot vapeur, mais la houle était très forte et nous obligea à regagner Villefranche. Au retour, toutes les batteries de terre nous prenant pour l'ennemi dirigèrent leurs projecteurs et leurs feux sur nous. Ces immenses faisceaux de lumière éblouissante et glacée convergeant sur notre petit canot l'inondaient de clarté et c'était une impression assez singulière de servir de cible à tous ces canons - encore qu'inoffensifs - braqués sur nous, et secouant la montagne de leurs détonations. L'erreur reconnue on nous laissa passer et nous attendîmes le « vrai ennemi ». Il arriva au bout de quelques instants : 5 ou 6 contre-torpilleurs lancés à toute vapeur, leur sillon d'écume éclairé par les projecteurs électriques allongeant démesurément le fuseau (page 133) de leur coque grisâtre, l'artillerie de côte et celle des cuirassés en rade tirant dessus sans discontinuer. C'était un spectacle magnifique pour les badauds, et assez inutile, paraît-il, pour la formation des équipages.
Parmi les nombreuses personnalités que le Roi rencontra et dont beaucoup vinrent à bord déjeuner ou dîner, il y eut quelques « royalties », comme le prince et la princesse Albert, la princesse Clémentine, le roi de Suède, le grand-duc et la grande-duchesse de Bade, le prince de Monaco ; des hommes politiques comme Joseph Chamberlain, le duc et la duchesse de Devonshire, lord Curzon, le prince de Hohenlohe, sir William Mackinnon, sir Ernest Cassel. Toutes ces visites et ces invitations se rattachaient toujours à quelque projet royal pour lequel un appui était recherché. Il y eut aussi beaucoup de visites et de déjeuners sur les yachts voisins, la magnifique Margarita américaine de M. Drekel, la Yolaire britannique de sir Donald Currie, le grand armateur, et aussi dans les belles résidences de la Riviera, tel le château Eleonor et les admirables jardins de lord et lady Brougham
Ce long séjour à l'étranger n'était pas sans soulever en Belgique des critiques assez vives ; et j'en trouvais l'écho dans mon courrier particulier. J'avais déjà glissé quelques discrètes insinuations à ce sujet, mais le Roi affectait de ne rien comprendre ; par contre, il me répétait sur un ton de bienveillant intérêt, dont je devinais l'ironie, « que j'avais beaucoup meilleure mine depuis que j'étais dans le Midi », comme s'il voulait me donner à croire que c'était pour le plus grand bien de ma santé qu'il m'avait fait venir. Un jour, je me décidai à lui (page 134) parler plus ouvertement de l'impression fâcheuse que causait en Belgique sa longue absence, ajoutant que je n'y aurais pas fait allusion s'il ne s'était agi que des propos de journalistes malveillants, mais qu
« Comment, s'exclama-t-il, j’ai consacré tout l'été dernier, par des chaleurs suffocantes, et à mon âge, à parcourir le pays pendant les fêtes nationales, ne ménageant rien pour ouvrir les yeux à la nation sur ses devoirs ! A quoi cela m'a-t-il servi ? A propos des affaires d'Anvers, on m'a traité de tyran, d'autocrate, et dernièrement, à propos du Congo, dont je veux faire cadeau à la Belgique, on m'a traité de voleur. Tous les Belges sont, d'ailleurs, au fond, républicains. d'Oultremont aussi est républicain et vous aussi, vous êtes républicain. » Je me mis rire, ce qui était la seule attitude à prendre devant cette sortie : « Si le Roi n'a pas de pires républicains pour le servir que le comte d'Oultremont et moi, dis-je, il peut être bien rassuré. »
A part moi, je réfléchis après coup qu'il avait raison en un certain sens. Tout en étant parmi ses serviteurs les plus dévoués, nous n'avions pas ce fétichisme d'autrefois pour la personne royale qui faisait aveuglément accepter et accomplir sans discussion le bon plaisir du Roi ; notre dévouement allait avant tout au chef de l'Etat comme tel et comme symbole de la patrie. Mais un pareil dévouement ne lui était-il pas plus utile, parce que plus éclairé et n'était-il pas aussi sûr ?
Pendant ce temps, à Bruxelles, l'on discutait âprement à la Chambre le rapport que la Commission d’enquête avait rapporté de son inspection en Afrique. Il y (page 135) eut, au cours des débats, des critiques violentes de la part des gauches à l'égard du Roi et celui-ci estima que les ministres ne l'avaient pas défendu assez énergiquement. On envisageait de mettre à l'ordre du jour l'examen du projet de loi élaboré jadis pour l'administration des possessions coloniales de la Belgique, ce qui impliquait l'éventualité d'une annexion prochaine.
A Villefranche, le Roi consacrait une grande partie de son temps à la rédaction de documents importants qu'il désirait publier, à son retour. Les principaux étaient son projet de message aux secrétaires généraux du Congo sur les conditions générales de la reprise et les premières ébauches des actes constitutifs de trois grandes compagnies qui devaient devenir les entreprises les plus considérables de la colonie. Tout en stimulant l'initiative privée par certains avantages accordés à leurs actionnaires, ces actes consacraient un contrôle très effectif de l'Etat sur leur gestion. Ce sont les compagnies qu'on a appelées « les Sociétés de 1906 » : l'Union minière du Haut-Katanga, la Société internationale forestière et minière du Congo (Forminière) et la Compagnie du chemin de Fer du Bas-Congo au Katanga.
Le séjour dans le Midi était loin d'être uniquement une villégiature oisive !
Le cardinal Goossens, archevêque de Malines, mou-ut au cours de cet hiver et la désignation de son successeur était une affaire d'importance. En Belgique où n'existe pas de concordat, la nomination des évêques est faite par le souverain pontife en toute liberté mais il est cependant d'usage, surtout sous un gouvernement catholique, que le Vatican sonde officieusement celui-ci (page 136) au sujet du choix à faire. Je reçus une lettre du ministre des Affaires Etrangères signalant que deux candidatures étaient envisagées pour le siège de Malines : celle de monseigneur Heylen, évêque de Namur, et celle de Monseigneur Mercier, professeur à l'université de Louvain ; le gouvernement désirait savoir si le Roi avait une préférence pour l'une d'entre elles.
Léopold II n'aimait guère monseigneur Heylen, dont il avait peu goûté certaines manifestations de tendances antimilitaristes, mais il ignorait tout de monseigneur Mercier. « Que savez-vous de lui ? », me demanda-t-il. L'annonce de cette candidature tout à fait inattendue m'avait rempli de joie. Je connaissais depuis longtemps ce prélat, et bien que j'appartinsse à l'université au groupe de Van den Heuvel qui avait eu quelquefois des discussions avec celui de Mercier sur des questions purement scientifiques d'ailleurs, j'avais pour celui-ci la plus profonde admiration. Je ne dissimulai pas mon enthousiasme au Roi qui me fit répondre au ministre que ses préférences allaient à Monseigneur Mercier. Je ne sais dans quelle mesure ce désir du Roi a influencé le choix du Saint Père, mais l'avenir a montré combien celui-ci avait été heureux.
Vers la fin d'avril, le Roi s'avisa que le roi d'Italie devait aller inaugurer l'Exposition de Milan le 28 et que ce serait une occasion favorable pour lui d'avoir une conversation avec ce souverain qu'il lui était interdit, comme catholique, d'aller voir à Rome sa capitale. Il désirait régler avec lui certaines questions, notamment au sujet de la collaboration italienne au Congo. Suivant son habitude il voulait éviter toute espèce d'apparat et (page 137) donner même cette entrevue le caractère d'une rencontre fortuite. J'échangeai plusieurs lettres avec le comte Bonin Longare, ministre d'Italie, à propos de ce projet qui ne plaisait qu'à moitié à Rome, le programme étant déjà surchargé pour la visite à Milan, la première qu'y faisait le roi Victor-Emmanuel depuis son avènement.
Le yacht nous conduisit Gênes : le temps était adorable, la mer comme un lac, et cette lente revue de la Riviera de Ponente qui défilait devant nous était un spectacle parfait. Nous logeâmes Gênes, et bien que nous dussions prendre le train à huit heures, dès avant sept heures du matin déjà, le Roi nous entraînait par les rues, car il n'aurait pas voulu passer à Gênes sans y faire son pèlerinage coutumier au palais de l'université qui était un de ses monuments favoris. Dès qu'il passa la porte, le concierge qui le reconnut s'empressa aussitôt et le conduisit au grand escalier qu'il ne se lassait pas d'admirer. Partis ensuite pour Stresa, nous y employâmes l'après-midi à visiter les îles Borromées et les jardins des horticulteurs de Pallanza, dont le Roi était un fidèle et important client.
Le lendemain, nous prîmes de très bonne heure un train pour Milan. Il m'avait été défendu d'alerter la police : à notre arrivée dans la gare de Milan celle-ci était remplie d'une multitude d'ouvriers et de paysans venus de tous les coins de la Lombardie pour la cérémonie du jour et il était très difficile de frayer un passage au Roi qui, tout en désirant formellement garder son incognito, n'aimait pas du tout qu'on le bousculât comme un simple passant. De plus, dans cette population italienne assez mélangée, je n'étais pas sans quelque inquiétude quant au risque d'un attentat. Heureusement j'aperçus bientôt dans notre voisinage les physionomies bien caractéristiques de policiers en (page 138) bourgeois qui ne trompent personne.
Il faisait une chaleur torride. Le Roi voulait d'abord aller au Dôme pour la messe dominicale à laquelle il n'aurait eu garde de manquer et prétendait faire la route à pied. Nous étions tous trois en redingote et chapeau haut de forme. Après quelques moments, vexé d'être coudoyé, il décida de prendre une voiture, mais il avait interdit qu'on en réservât d'avance. Un misérable fiacre découvert fut trouvé, non sans difficulté ; nous pouvions à peine y tenir à trois et c'est dans cet équipage vraiment comique et à l'ahurissement des badauds, qui n'avaient pas tardé à reconnaitre Léopold II, que nous partîmes cahin-caha à travers les rues de la ville.
Après la messe, lestés d'un simple consommé, nous nous rendîmes à l'Exposition où le Roi se promena au milieu des caisses peine déballées et se rangea avec la foule sur le passage du cortège du roi Victor-Emmanuel qu'il salua d'un grand de chapeau. Celui-ci feignit la surprise, vint lui serrer la main et le pria de venir au palais royal prendre le thé. La réception y eut un caractère qui contrastait un peu avec la simplicité des heures précédentes. Le palais était vaste, assez beau ; des deux côtés de l'escalier d'honneur les gardes du corps, véritables géants, faisaient la haie. Au haut de l'escalier, le Roi Victor-Emmanuel accueillit notre Roi, qui alla ensuite saluer la Reine. Les deux souverains se présentèrent leurs suites et se retirèrent pour causer dans un salon voisin.
Pendant ce temps, la reine nous parla avec beaucoup de bonne grâce. Quand les deux rois revinrent, au moment où ils se séparaient, Léopold II demanda s'il ne lui serait pas permis de revoir « la belle salle des cariatides qu'il avait toujours tant admirée. » Le Roi Victor-Emmanuel, qui venait, je pense, pour la première fois dans ce palais. parut assez embarrassé, ne sachant pas (page 139) où se trouvait cet appartement. Il se tourna vers son aide de camp, le général Brusati, qui fut encore plus embarrassé que lui et qui s'adressa à son tour, sans plus de succès, à un autre officier. Léopold II s'apercevant de leur détresse, offrit obligeamment de les y mener. Et l'on vit ce spectacle plaisant du roi des Belges conduisant le roi d'Italie et toute sa suite dans son propre palais. Malheureusement le guide suivait l'itinéraire ordinaire des touristes, auquel il était habitué, qui obligea le cortège traverser les dégagements de la grande salle déjà préparés pour le banquet du soir et encombrés de vaisselle qu'il fallut enjamber pour passer. C'est de cette salle que Léopold Il s'est beaucoup inspiré lors de la reconstruction du palais de Bruxelles pour la galerie du grand buffet donnant vers le parc.
Nos aventures n'étaient point finies. Nous n'eûmes que le temps de sauter, sans avoir dîné, dans le train de Turin, où nous arrivâmes en pleine nuit, pour ma part affamé et exténué de cette longue et inconfortable journée : quant au Roi, il ne montrait pas la moindre trace de fatigue. Le lendemain, au lever du jour, nous montions en auto pour regagner Villefranche par la route, mais à Coni une panne irréparable nous obligeait à abandonner la voiture. Après avoir changé cinq ou six fois de train sur de petites lignes d'intérêt local, de Coni à Savone et de Savone à Vintimille, nous débarquions, après douze heures de voyage, à Nice, sustentés seulement d'un bâton de chocolat et d'une bouteille d'eau minérale. Le lendemain de cette équipée, le Roi était aussi frais et dispos qu'à l'ordinaire.
Il est curieux de voir combien les princes, habitués à une vie conventionnelle et d'étiquette, sont souvent dépourvus, et c'est compréhensible, d'idées pratiques pour l'organisation de la vie courante. Lorsqu'ils (page 140) veulent s'évader de la grande mise en scène d'apparat et qu'ils se mettent à ordonner eux-mêmes le trantran d'une existence banale, ils sont ignorants de ces mille riens qui la rendent aisée et confortable.
L'approche du printemps décida le Roi remonter vers le Nord. Il fit un court arrêt à Paris. C'est là que je le vis, pour la seule fois, montrer quelque apparence de découragement. Un télégramme de Londres l'y attendait, signé du baron van Eetvelde. Il avait envoyé l'ancien secrétaire d'Etat du Congo négocier avec le gouvernement anglais qui réclamait la remise de l'enclave de Lado sur le Nil, concédée à bail par lui au roi Léopold.
On se rappelle qu'en 1894 1'Angleterre qui, par suite de la prise de Khartoum par les derviches. avait été complètement coupée de la région du Bahr-el•-Gazal sur Haut-Nil, avait cédé celle-ci à bail à l'Etat indépendant du Congo. Ne prévoyant pas pouvoir avant longtemps la reconquérir, craignant d'autre part que les Français ne cherchassent à s'y établir en pénétrant par la vallée du M'Bomu, le gouvernement britannique avait laissé aux Belges la tâche de débarrasser cet immense territoire de l’occupation des derviches. La convention conclue accordait à l'Etat du Congo une vaste zone d'influence et un accès au Nil, mais en échange, le Roi donnait à bail à l'Angleterre un corridor de vingt-cinq kilomètres de largeur s'étendant de ln pointe sud du lac Albert à la pointe nord du Tanganika, ce qui lui permettrait la construction rêvée par Cecil Rhodes du Cape-Cairo railway. Les protestation du gouvernement français, soutenu par l’Allemagne, firent abandonner cette dernière clause, et la zone d'influence (page 141) dans les territoires du Bahr-el-Gazal, concédée au roi par les Anglais, fut limitée à sa partie la plus méridionale, dite l’« l’enclave de Lado ». Elle assurait encore cependant l'accès au Nil.
Lorsque le baron van Eetvelde fut envoyé à Londres pour la négociation de la reprise de l'enclave, il s'y rendit avec des pouvoirs restreints qui, en raison de l'intransigeance anglaise, lui étaient, dès son arrivée, apparus insuffisants. C'est ce qu'il avait fait savoir à Villefranche d'où je lui avais télégraphié par ordre du Roi qu'il devait tout prix obtenir des conditions plus favorables. Etait-ce indifférence, lassitude ou certitude d'avoir été à la limite des possibilités, toujours est-il que van Eetvelde, sans en référer à nouveau, avait tout abandonné et l’enclave de Lado était perdue jamais. Or. le Roi y attachait un prix immense, car elle constituait la seule base de l’Etat du Congo sur le Nil navigable. Il fut exaspéré d'abord, atterré ensuite et pendant toute la journée il resta silencieux, ne laissant échapper que ces quelques mots : « C'est notre Fachoda ! »
Cet abandon méritait-il tant de regret, alors que l'enclave paraissait bien ne pouvoir jamais être pour nous qu'une possession précaire ? Non peut-être, mais quand on connaissait ses rêves de jadis qui, au delà de l'enclave, embrassaient le Bahr-el-Gazal, le Soudan. voire l'Egypte, on comprenait son amertume devant une renonciation qui consacrait la ruine de si grandes espérances !