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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

Chapitre X

Le ministère des Colonies - Léopold II et la Chine - Menaces de guerre - La réforme militaire - Le prince Albert au Congo - Souvenirs du prince Baudouin

(page 205) L'annexion du Congo à la Belgique imposait la mise sur pied d'une administration belge pour assurer la gestion de la nouvelle colonie. On créa un ministère des Colonies. Je m'étais élevé contre ce pluriel assez ridicule ; il eût été plus logique d'appeler ce département : « Ministère du Congo », comme on dit l’India Office pour le ministère des Indes, en Angleterre. Mais il semblait qu'on fût honteux d'associer trop directement le nom du Congo à celui de nos possessions coloniales. Le ministère des Colonies fut offert Jules Renkin. Il avait été avec beaucoup de talent le porte-parole du gouvernement dans les longs débats sur les lois coloniales.

La création de toutes pièces du nouveau département qu'il fallait diriger dans ses débuts, pris entre le Roi, ancien souverain absolu, et un parlement soupçonneux et défiant, constituait une tâche difficile et très lourde. Renkin hésita quelque temps. J'étais assez lié avec lui. J'avais pu constater qu'il avait su, fortune rare pour un parlementaire, gagner la confiance du Roi, condition indispensable pour inaugurer le nouveau régime. Il me fit part de ses scrupules et de toutes mes forces je l'engageai à accepter, en insistant sur l'honneur et sur l'importance exceptionnelle de la mission qui lui était échue d'être le premier à (page 206) conduire les affaires coloniales de notre pays. Il fut remplacé au ministère de la Justice par Léon de Lantsheere qui, depuis quelques années, avait acquis une grande influence dans les milieux politiques.

La prise de possession par la Belgique ne suffit pas, comme nous le verrons plus loin, à faire taire les ennemis du Congo, mais elle désarma cependant la majorité d'entre eux qui, étant de bonne foi, estimaient équitable de permettre un loyal essai à la nouvelle administration. D'autre part, l'opinion britannique fut, ce moment, fortement secouée et détournée des choses d'Afrique par un discours sensationnel, à la chambre des lords, du vieux lord Roberts, l'ancien commandant en chef des forces impériales, qui jouissait d'une immense popularité. Il y exposait la possibilité d'une tentative d'invasion en Angleterre, les facilités de transport et de débarquement dont disposait l'Allemagne, la pauvreté de la défense et la menace que constituaient les nombreux sujets allemands habitant l'Angleterre, ce que l'on a appelé depuis « la cinquième colonne ».

Le 14 novembre mourut l'empereur de Chine, et, le lendemain, la vieille impératrice douairière, qui, pendant tant d'années, avait exercé un pouvoir sans limites dans l'empire du Milieu. C'était, pour les grandes entreprises européennes qui y étaient établies, le signal définitif d'une transformation et d'une abdication entre les mains des Chinois, Le temps des vastes concessions de chemins de fer, dans lesquelles les Belges avaient pris une part si prépondérante sous l'inspiration et avec l'aide persévérante et énergique de Léopold II, était passé. Celui-ci avait toujours cultivé l'amitié de (page 207) la vieille impératrice. Elle lui avait témoigné la sienne en lui envoyant, par une faveur exceptionnelle, son portrait en pied, et cet envoi n'avait pas été une mince affaire. Le portrait - une photographie agrandie et coloriée, entourée d'un affreux cadre doré en faux Louis XV - avait été apporté à la légation de Belgique à Péking, escorté par la moitié de la garnison de la capitale et remis en cérémonie à notre ministre, le Baron Edmond de Gaiffier. Celui-ci me le fit parvenir plus discrètement par colis postal.

Lorsque je le reçus, je le fis déballer et l'apportai au Roi qui, après avoir considéré, avec une curiosité amusée, l'image de la grande Catherine céleste, n'hésita pas s'en séparer et me la confia. Je la remis moi-même un de mes fonctionnaires, et personne n'en parla plus jusqu'à ce qu'un beau jour arriva à Bruxelles une mission chinoise conduite par un prince impérial à qui le Roi accorda une audience solennelle. Le matin de celle-ci, il me recommanda de placer, à côté de sa table de travail, le portrait oublié. Il ne fut pas retrouvé sans quelque peine, son encadrement avait un peu souffert et une inscription chinoise - sans doute une dédicace autographe - qui s'était détachée, dut être replacée sans qu'on sût fort bien dans quel sens il fallait le faire. Lorsque le prince fut introduit, le Roi, après les salamalecs d'usage, s'inclina profondément vers le portrait sur un chevalet côté de lui et, avec une imperturbable gravité, fit remarquer à son hôte que l'image de l'illustre et vénérée souveraine était toujours devant ses yeux. Le prince prodigua ses plongeons respectueux dans la direction de la photo, et celle-ci, après son départ, reprit le chemin des bureaux du cabinet où elle sommeille sans doute encore.

L'amitié et l'admiration du Roi pour la Chine et les (page 208) Chinois étaient d'ailleurs très sincères et dataient de loin, c'est-à-dire de son voyage en Extrême-Orient en 1865, lorsqu'il était duc de Brabant. A cette époque où la Chine était fort peu connue des hommes d'Etat européens, Léopold II avait déjà la prescience de l'immense développement de cet empire et avait décidé d'y envoyer ses compatriotes. Les Belges peuvent - sans parler de l'admirable œuvre spirituelle de leurs missionnaires - revendiquer l'honneur d'avoir contribué, autant et plus peut-être qu'aucun autre peuple, à la transformation économique de ce pays et celui-ci a bien quelque dette de reconnaissance envers eux.


Il n'est guère de Belge qui, dans les temps modernes, ait joué en Chine un rôle aussi considérable que Jean Jadot. Ce fut lui qui construisit, dans des conditions exceptionnellement difficiles, l'important chemin de fer de Péking à Hankow, lequel devait établir la liaison entre les provinces du Nord et celles du Sud. Il jouissait, auprès de la vieille impératrice et des autorités chinoises, qui sentaient en lui un véritable ami de leur pays, d'une confiance et d'un prestige inégalés. Lorsqu'il eut terminé la construction du gigantesque pont du fleuve Jaune, long de trois kilomètres, le Roi désira l'honorer d'une façon toute spéciale et me chargea d'aller demander au ministre des Affaires Etrangères, pour celui qu'il appelait « le grand Jadot », la croix d'officier de l'Ordre de Léopold. Jean Jadot n'avait pas encore la croix de chevalier. Le Baron de Favereau, très bien disposé pour lui, car il l'aimait et l'admirait beaucoup, ne voulut pas, cependant, prendre de décision sans l'avis du directeur dénéral qui avait DES DER NIERES (page 209) les Ordres dans ses attributions. Celui-ci était un ancien fonctionnaire fort estimable, mais rempli d'un respect superstitieux pour les errements administratifs. Sa façon de marcher était assez ridicule. A l'idée d'une telle violation des usages : promouvoir d'emblée un citoyen belge, quels que fussent ses mérites, à une classe supérieure d'un ordre national, il protesta avec tant de véhémence que le ministre me demanda si le Roi ne consentirait pas à reconsidérer la question.

Quand je m'acquittai de mon message, le Roi, qui avait peu de sympathie pour ce chef de service, eut un de ses mots terribles : « Ce pauvre M. X..., fit-il, il a toujours marché avec les pieds et les idées en dedans »

Ces scrupules routiniers des bureaux l'agaçaient prodigieusement. C'était le même fonctionnaire qui, une autre fois, s'était opposé à l'octroi d'une petite décoration demandée par le Roi pour le célèbre chanteur Caruso. Celui-ci avait gracieusement prêté son concours à une fête de bienfaisance belge à Paris. Les « bureaux » objectaient que Caruso avait été poursuivi quelques années auparavant, à New-York, pour outrage aux mœurs n. A la vérité, une dame s'était plainte d'avoir été pincée par le fameux ténor au zoo de cette ville et les journaux américains s'étaient longuement occupés de ce burlesque incident. Le Roi me répondit : « Veuillez faire remarquer au ministre des Affaires Etrangères qu'il n'est pas du tout certain que Caruso ait pincé une dame au zoo. C'était près de la ménagerie des singes. Caruso prétend qu'une dame s'est trop approchée et a été pincée par un singe et non par lui. Le fait reste douteux. Ce qui ne l'est pas, c'est que Caruso, quoique étranger, a chanté gratis pour les Belges malheureux de Paris et leur a procuré 110.000 francs. Son concours a été sollicité et accepté avec empressement. (page 210) Nous n'avons pas nous occuper si Caruso a pincé ou non cette dame dans l'autre hémisphère, mais bien si oui ou non il a mis son talent au service des Belges malheureux. Ce serait une plus grande saleté de ne pas le reconnaitre que ce qui est reproché à Caruso. »


Au cours de l'automne de cette année, j'avais dû me rendre à Vienne pour assister, comme témoin, au mariage de mon neveu à la mode de Bretagne, Adrien Carton de Wiart, qui épousait la fille aînée du prince Fugger-Babenhausen et de la princesse, née Hohenlohe. Il était alors jeune lieutenant aux Dragoon Guards dans l'armée anglaise et sa belle conduite dans la guerre d'Afrique du Sud permettait de pressentir la magnifique carrière qui devait le mettre, pendant la Grande Guerre, à la tête d'une division à l'âge de 38 ans et lui obtenir la Victoria Cross, sans parler de ses aventures de guerre plus en Pologne, à Narvik, en Italie et en Chine. Ce mariage, qui se déroula avec beaucoup de solennité à la cathédrale de Saint-Etienne, me fit rencontrer de nombreuses personnalités politiques et militaires autrichiennes et allemandes, et je fus frappé du ton d'irritation contre l'Angleterre qui, en dépit de cette occasion de rapprochement germano-britannique, perçait dans les conversations.


La grande affaire de l'annexion du Congo à la Belgique terminée, après tant de heurts et de vicissitudes qui avaient assombri le climat de cet événement si important de notre vie nationale, le Roi estima le (page 211) moment venu de reprendre l'examen du problème militaire. Celui-ci avait été, depuis le début de son règne, l'une de ses principales préoccupations et il ne voulait pas disparaître sans une dernière tentative pour le résoudre.

La loi de 1902, en cherchant la solution de l'augmentation de nos effectifs dans un développement du volontariat, avait été, de l'avis de toutes les autorités militaires, un fiasco complet. Le Roi avait pu, au prix d'efforts exceptionnels, faire voter, en 1906, les projets qui renforçaient la défense d'Anvers, qui était, certes, un résultat considérable, comme les événements de 1914 le prouvèrent, mais la question des effectifs restait dangereusement ouverte. C'était un terrain sur lequel le parlement se montrait extrêmement ombrageux et rétif. Il s'était bien laissé arracher quelques dizaines de millions de francs pour des travaux de fortifications, mais obtenir de lui quelques dizaines de milliers d'hommes en plus pour notre armée, évidemment trop faible, paraissait une entreprise tout à fait irréalisable. On avait provoqué, dans le pays, des manifestations hostiles contre ce que l'on appelait « toute aggravation des charges militaires. » Il est permis de se demander si ces sentiments étaient vraiment ceux des électeurs ou si ce n'étaient pas plutôt ceux des parlementaires eux-mêmes qui, allant au-devant de ce qu'ils supposaient devoir être les tendances de leurs électeurs, rivalisaient de zèle pour ne heurter en rien les préjugés qu'ils leur prêtaient.

Le calme avec lequel fut accueilli le vote de la nouvelle loi militaire, quelques mois plus tard, témoigne que cette seconde hypothèse était la mieux fondée et que le sens populaire, en Belgique, était plus sage et plus conscient des nécessités réelles du pays que ne le croyaient certains de ses interprètes officiels.


(page 212) Le Roi n'avait point renoncé à réaliser une réforme qu'il poursuivait depuis son avènement et que des échecs répétés n'avaient jamais fait abandonner par son esprit opiniâtre : la suppression du remplacement à l'armée et l'établissement du service personnel. Il considérait comme impossible de réclamer du pays une augmentation importante du nombre des citoyens appelés sous les drapeaux si les plus fortunés d'entre eux pouvaient se soustraire à ce devoir patriotique en payant un mercenaire pour les remplacer. C'était une question d'ordre social plus qu'une question d'ordre militaire peut-être, mais les deux considérations réagissaient l'une sur l'autre, et on ne pouvait guère envisager la solution de la seconde. sans avoir résolu la première que le Roi avait converti ses idées, soutenu par quelques membres de son cabinet, décida de prendre le taureau par les cornes.

Pour amorcer le débat, il pria un ancien parlementaire très respecté et très écouté. le baron Georges Snoy, d'interpeller le gouvernement sur la situation créée par l'application de la loi militaire de 1902 et de proposer la désignation d'une commission spéciale qui serait chargée d'enquêter sur les résultats de celle-ci. Cette interpellation fournit au ministre de la Guerre, le Lieutenant Général Hellebaut, l'occasion de faire connaitre son opinion sur la faillite du régime instauré en 1902 et sur l'impérieuse nécessité d'une amélioration de notre établissement militaire ayant pour corollaire inséparable l'instauration du service personnel.

Ce fut, comme on le pense bien, un fameux hourvari sur les bancs de la Chambre. La vieille droite, surtout, conduite par Woeste, était déchaînée et engagea d'abord tout son effort sur le rejet de la proposition de nommer une commission spéciale ; elle échoua en dépit des manœuvres de toute espèce et des (page 213) violentes diatribes de Woeste contre Schollaert. La création de la commission fut finalement votée une faible majorité des voix. La réforme militaire était cependant entamée et le Roi ne dissimula pas sa satisfaction.


Dans son ministère, Renkin avait entrepris, avec beaucoup de résolution et d'énergie, l'organisation du régime nouveau. Le Roi feignait d'avoir oublié les amertumes des négociations de la reprise, soutenait le ministre et l'aidait généreusement de ses conseils. Il l'engagea à faire un voyage d'inspection en Afrique pour se familiariser avec la colonie. Ce fut alors que Léopold II, qu'on avait si souvent accusé de transformer le Congo en un domaine privé, songea, pour la première fois, à y faire un placement de capitaux à titre personne,. et encore était-ce dans un but d'intérêt général. Voici ce qu'il écrivait à Renkin le 3 avril 1909, à la veille de son départ pour l'Afrique :

« Le Roi, mon père, tout au commencement de notre ère d’indépendance, avait, dans l'intérêt du développement de la prospérité de la province de Namur et de celle de la Campine, et pour servir de modèle, créé les domaines d'Ardenne et de Rethy, Je vous demande. lorsque vous serez au Congo, d'avoir la bonté de me signaler quelques surfaces fertiles que je pourrais acquérir en vue d'y faire que le feu Roi avait fait en Belgique. »

De son côté, le prince Albert eut la très heureuse initiative, approuvée par le Roi, d'entreprendre un grand voyage d'études an Congo, et cette visite d'un membre de la famille royale eut un grand retentissement. Ces deux prises de contact du prince héritier et du ministre avec le Congo, en consacrant solennellement (page 214) les liens qui rattachaient désormais celui-ci à la Belgique, produisirent la meilleure impression sur l'opinion publique.

Dès le 23 janvier, d'autre part, le ministre des Colonies du Reich von Schiin, avec un empressement assez surprenant, avait annoncé au Reichstag la reconnaissance de l'annexion par l'Allemagne ; elle fut la première grande Puissance à le faire et l'on imagine bien que c'était moins le désir de nous être agréable que de déplaire d'autres qui l'avait inspirée.


Le Roi avait toujours été extrêmement attentif à soutenir tous ceux qui l'avaient servi dans son entreprise africaine. Les officiers de notre armée avaient été au premier rang de ceux-ci. Avec un dévouement, une abnégation, un courage et une intelligence magnifiques, ils avaient assuré, en moins d'un quart de siècle, l'exploration, l'occupation et l'administration de cet immense territoire, grand comme quatre-vingts fois la Belgique. Jamais le Roi ne méconnut l'importance de leur concours. Les sentiments de gratitude qu'il leur exprimait, soit de vive voix lorsqu'il les recevait en audience, soit dans des documents écrits, tels que l'admirable lettre adressées par lui chacun de ses collaborateurs africains, témoignent qu'il n'oubliait pas leurs services, comme on l'a quelquefois prétendu.

Lorsque l'Etat Indépendant fut devenu colonie belge. il donna des preuves nouvelles de cette sollicitude. Les nominations et promotions dans l'armée faisaient l'objet des fameux « cahiers bleus » qui m'étaient envoyés à (page 215) la fin du trimestre par le ministre de la Guerre. On y trouvait toutes les propositions d'avancement et les notes concernant chaque officier. Le Roi les examinait lui-même très attentivement, mais j'avais l'ordre de surveiller surtout ce qui intéressait les anciens « Congolais », afin que leurs titres fussent scrupuleusement respectés. Si quelque passe-droit ou quelque oubli paraissaient devoir les atteindre, le Roi les défendait énergiquement, et il continua de le faire après l'annexion comme précédemment.


A cette époque, le cabinet du Roi était l’agent de transmission pour beaucoup d'affaires concernant l'armée. Les plus importantes étaient débattues personnellement par le Roi avec son ministre de la Guerre, au cours des fréquentes audiences qu'il lui accordait, Mais de très nombreuses affaires militaires, du caractère le plus varié, passaient par le cabinet : nominations dans le cadre des généraux ou des officiers supérieurs, maintien des droits respectifs des diverses armes, que le Roi faisait toujours observer strictement, travaux des fortifications d'Anvers, ménagements à prendre pour ne pas fatiguer inutilement la troupe, sujet sur lequel il revenait constamment. Lors des troubles de 1902, ayant appris qu'on avait chargé les militaires, déjà exténués par un service d'ordre intensif, de garder la gare de Laeken et les voies ferrées proches du parc Royal, il me mandait : « Vous informerez le ministre de la Guerre que j'approuve les mesures d'ordre qu'il a prises, mais sous réserve de ne pas fatiguer la troupe. Je n'ai pas beaucoup approuvé, ajouterez-vous, que l'on ait mis de la troupe dans la gare de Laeken et au chemin de fer de ceinture. Je préfère qu'une gare souffre et soit endommagée que de voir la troupe être exténuée. »

Quelquefois il s'agissait simplement de détails d'uniformes. (page 216) On s'est souvent étonné des uniformes surannés que conserva notre armée jusqu'en 1914 : la vérité est que le Roi trouvait parfaitement ridicule qu'on voulût procéder à des modifications dans les équipements avant d'avoir réalisé les réformes essentielles concernant l'organisation même de l'armée. A propos d'un rapport du ministre de la Guerre relatif un projet de nouveaux uniformes, en mai 1908, il m'écrivait : « Vous voudrez bien faire remarquer au ministre de la Guerre que, depuis quarante-trois ans, le Roi a toujours été contraire aux changements d'uniformes quels qu'ils soient et que Sa Majesté ne concevrait pas qu'elle pût changer d'attitude. On devrait s'occuper sérieusement de l'armée, lui procurer, dans l'intérêt du pays, tout ce qui lui est nécessaire pour qu'elle puisse le servir efficacement. Voilà qui devrait préoccuper les autorités. Voilà qui est une nécessité nationale. Le Roi sait bien qu'il est très difficile d'obtenir du parlement le nécessaire. Spécialement dans ces circonstances, il y aurait plus que petitesse de mettre son amour-propre s'occuper de détails insignifiants. Toutefois, Sa Majesté ne se refuse pas à des changements qui seraient vraiment nécessaires et justifiés par les circonstances. Vous pouvez assurer le ministre que le Roi compte beaucoup sur lui pour rendre à l'armée, à l'artillerie et au pays les grands services que l'intérêt national commande. »


On eût dit qu'un pressentiment de sa fin prochaine commençât à le hanter. Lors de l'annexion du Congo, il avait déjà ordonné une destruction massive des dossiers de l'ancien Etat Indépendant. Il n'avait aucun respect pour ce qu'il appelait « les vieux papiers », qu'il (page 217) considérait comme fatras inutile. Dans ces autodafés ont péri, malheureusement, d'innombrables documents qui été des plus intéressants pour l'histoire des premières années de la colonie.

Les archives du Cabinet du Roi ne trouvaient pas davantage grâce à ses yeux. Il me chargea, cette époque, d'en faire disparaître beaucoup. En classant, d'après ses ordres, sa correspondance avec différentes personnalités, j'avais remarqué que, dans les lettres très nombreuses de son frère, le comte de Flandre, quelques-unes présentaient un réel intérêt historique. C'étaient, notamment, celles écrites peu avant et immédiatement après la mort du prince Baudouin. On sait que ce jeune prince, fils aîné du comte de Flandre, destiné à devenir l'héritier de la couronne et qui jouissait dans le pays d'une grande popularité, mourut en 1891, des suites d'une grippe. Cette fin prématurée avait, on ne sait pourquoi, paru mystérieuse dans certains milieux, et une légende s'était bientôt créée d'après laquelle le prince aurait été tué dans un duel. Cette fable n'avait aucun fondement, mais elle n'en était pas moins fortement accréditée auprès de quantité de personnes appartenant toutes les classes de la population et il eût été inutile d'essayer de la combattre par une simple dénégation.

Les lettres sur lesquelles j'avais mis la main étaient précieuses, car elles permettaient de ruiner complètement ces inventions absurdes et attentatoires une noble mémoire. La première d'entre elles, adressée au Roi par le comte de Flandre, parlait de questions de service militaire ; elle signalait, incidemment, que Baudouin avait pris un refroidissement et ne pourrait assister, avec ses parents et ses frère et sœurs, à un dîner de famille qui devait avoir lieu le surlendemain au château de Laeken. Puis, quelques jours plus tard, (page 218) nouvelle lettre disant que « Baudouin est souffrant avec une assez forte fièvre. » Et les lettres se succédaient, de plus en plus inquiètes, marquant la progression de la pneumonie. Le prince mourut le 23 janvier et, au lendemain des funérailles, le comte de Flandre écrivait au Roi, en des termes vraiment émouvants, pour le remercier de ce qu'il avait été pour lui et pour son fils :

« Depuis plus de cinquante ans, tu as été pour moi le meilleur et le plus affectueux des frères, le meilleur conseil, le guide le plus éclairé et le plus bienveillant... Jamais il n'y a eu le plus petit nuage entre nous, preuve de ton indulgence pour moi... Notre si cher Baudouin t'aimait comme un père et grâce à ta direction si bienveillante était devenu ce qu'il était. »

L'intérêt de cette correspondance était de prouver, d'une manière irréfutable, l'inanité des récits fantaisistes répandus après la mort du jeune prince, en même temps qu'elle révélait l'affection qui unissait les deux frères. A ce titre, j'en fis spécialement rapport au Roi et lui demandai l'autorisation de la faire publier pour extirper une bonne fois la légende sacrilège. Le Roi, indifférent, comme il l'était toujours, aux propos calomnieux de ce genre, n'approuva pas l'idée de livrer ces lettres à la publicité, mais il me permit de ne pas les détruire. Afin d'assurer leur conservation, je les portai au ministre de la Justice, Léon de Lantsheere qui, à ma demande, les renferma dans le coffre-fort où sont gardés les plus importants papiers d’Etat, les contrats et testaments de la famille royale, etc. Elles y restèrent oubliées pendant de longues années, puis, un jour, on en fit paraître des extraits dans une biographie peu connue de la comtesse de Flandre, par M. Biermé, Elles ont été encore reproduites par la suite, mais, malgré ces preuves péremptoires, telles qu'il est rare d'en (page 219 posséder pour démontrer la fausseté d'une légende, celle-ci, absurde autant que méchante, a continué à circuler.