(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)
(page 7) Ces pages n'ont pas la prétention d'être une biographie ou un portrait politique de Léopold II. D'excellents outrages ont déjà été consacrés à l'histoire du règne de ce grand Roi, et notamment la remarquable étude du Comte Louis de Lichtervelde. Le lecteur ne trouvera ici qu'un recueil d'observations personnelles, complétées par des lettres et par des notes prises au jour le jour. Pour les grouper avec quelque méthode elles ont été présentées, autant que possible, suivant l'ordre chronologique.
C'est en 1901 que commença mon service auprès du Roi. Invité à dîner au Palais de Bruxelles, j'y trouvai une réunion peu nombreuse : une dizaine de couverts. Ayant eu l'honneur d'être présenté au Roi en 1897, lors du Congrès Colonial de Bruxelles, dont j'étais un des secrétaires, il parut s'en souvenir ; pendant le « cercle », après qu'on eut rejoint le salon, il se dirigea vers moi, et trois quarts d'heure durant m'interrogea sur mes études, mes voyages, au sujet d'un livre sur les Grandes Compagnies à Charte que je venais de publier, bref, me retourna en tous sens. Je quittai le Palais fort intrigué. Un mois plus tard, il me fit venir dans sa « chambre à écrire » et me tint encore une fois, pendant une (page 8) heure, sous un feu serré de questions, me demandant ce que je pensais de toutes sortes d'affaires.
Je me sentais assez embarrassé par cet examen lorsque, changeant de ton, il me dit : « Vous savez que le chef de mon Cabinet est mort. Je voudrais quelqu'un de jeune et de travailleur pour le remplacer. Voulez-vous accepter de travailler chez moi ? C'est un rôle assez délicat, il faut être l'intermédiaire entre moi et l'autre côté du parc (c'est ainsi qu'il désignait souvent le Gouvernement et le Parlement). Il faut aussi recevoir les diplomates étrangers et rester avec eux sur la frontière qui sépare la confidence de l'amabilité, accueillir les journalistes et leur laisser savoir le moins possible.
« Notre politique extérieure doit s'orienter dans une voie nouvelle : beaucoup de nos voisins nous aiment peu. Je crois que nous gagnerions à nous rapprocher des Etats-Unis. Nous devons diriger nos efforts à l'extérieur, du point de vue économique, sur trois points : le Congo en Afrique, la Chine en Extrême-Orient et le Brésil en Amérique méridionale. »
Il poursuivit ces considérations dans une conversation à bâtons rompus, se plaignant d'avoir toujours trouvé et de trouver encore en Belgique beaucoup de résistance à ses idées d'expansion au dehors des frontières et beaucoup d'injustice à son égard :
« On connaît fort mal, dit-il, mon rôle financier. Mon devoir est assurément d'appuyer les entreprises belges à l’étranger et de m'y intéresser, mais je n'ai fait aucun placement personnel au Congo. »
Il me fit quelques compliments sur le bien qu'on lui avait rapporté de moi et me congédia en me tenant longuement la main (page 9) et en ajoutant : « Réfléchissez à ce que je vous ai dit et donnez cotre réponse au Grand Maréchal. »
Je me retrouvai à la porte du Palais, partagé entre des sentiments complexes, de surprise et d'émotion pour ce témoignage de bienveillance et de confiance d'un homme que je plaçais si haut. Je décidai d'aller prendre l'avis de M. Beernaert, l'ancien ministre, qui, depuis ma sortie de l' Université, s'était intéressé à moi avec une grande bonté et m 'associait à certains de ses travaux. Il avait été, pendant de longues années, un Premier Ministre très apprécié et très aimé de Léopold II, mais une brouille profonde, née de divergences de vues au sujet du Congo, les séparait maintenant.
Je lui racontai ce qui m'arrivait : il manifesta son extrême surprise par quelques interjections et en grattant le bout de son nez immense. Il conclut en disant : « Il vous pressera comme un citron, et puis vous rejettera au ruisseau. Mais n'importe : on ne décline pas une demande du Roi : vous devez accepter. »
Ayant fait savoir au Grand Maréchal que j'étais ordres du Roi, je donnai ma démission de professeur à l' Université de Louvain, où j'arais été nommé récemment, et de secrétaire de la Caisse Générale de Reports et de Dépôts, qui avait été mon début dans la carrière financière.
Il m'a été permis de servir Léopold pendant près de dix ans : ces souvenirs écrits en toute sincérité sont, en même temps qu'un témoignage, un tribut de reconnaissance et d'admiration.
E. C. W.