(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)
(page 41) Malou s'était trouvé maintes fois en rapport avec Auguste Beernaert à l'occasion de l’une ou l'autre question d'affaires. Bon connaisseur d'hommes, il n'avait pas manqué d'apprécier, chez ce juriste et ce praticien réputé au Barreau, des qualités d'esprit et de caractère qui complétaient en lui les dons du savoir et du bien dire. En 1871, au moment de former son cabinet, il avait déjà souhaité son concours pour le portefeuille de la Justice, mais ses premières invites étaient demeurées sans succès. En 1873, la démission de M. Moncheur le détermina à revenir à la charge, cette fois pour le département des Travaux publics.
Au préalable, il convenait de s’assurer que ce choix aurait l'agrément du roi. Léopold II prenait quelque repos à Biarritz. Ce fut de là-bas qu'il répondit à Malou que le nom de Beernaert rencontrait ses sympathies, mais qu'il se demandait s'il aurait « l'énergie désirable ». La réserve ainsi formulée mérite d'être soulignée, car elle rejoint un reproche qui a été fait souvent à Beernaert au cours de sa vie gouvernementale : celui d'être l'homme de la temporisation et des accommodements, plutôt que celui de la fermeté rigide.
Malou s'empressa de rassurer le souverain : « L'énergie, (page 41) écrit-il dans une lettre du 3 octobre, ne lui fera point défaut ; avec les formes les plus exquises, il a toute la fermeté et l'esprit de résolution désirables. Comme talent, comme aptitude aux affaires, comme rectitude de jugement, j'ai pu l'apprécier bien des fois. » La lettre ajoutait : « Je me suis attaché à exposer avec une complète franchise tous les motifs qui peuvent déterminer M. Beernaert à accepter cette grande et belle mission ; mon interlocuteur, un peu surpris, comme je devais m'y attendre, n'a point élevé de ces objections qui sont le présage ou l'indice d'un refus. Il m'a demandé à réfléchir et m'a promis de venir me voir avant mon départ. Il ne m'est pas possible de dire, d'après ce premier entretien, si la tentative réussira, mais il me semble qu'il y a des chances assez sérieuses. »
Ces chances ne tardèrent point à se préciser, ainsi que l'apprit au Roi une nouvelle lettre de son Premier ministre en date du 19 octobre : « Aucune objection radicale, je pourrais dire même aucune objection réelle ne s'est produite. Je n'ai guère eu qu'à lever des doutes ou de prudentes hésitations qui se produisent naturellement lorsqu'il s'agit de changer de carrière. Mon interlocuteur m'ayant témoigné le désir de consulter M. Hubert Dolez, son ancien patron, et qui l'aime beaucoup, je n'ai pas cru qu'il fût convenable de m'y opposer ; mais j'ai insisté sur la position de la question. Ce n'est pas l'homme politique qu'il faut consulter, lui ai-je dit, c'est à un ami personnel qu'il faut demander un bon conseil... L'acquisition de M. Beernaert sera, j'en suis convaincu, un fait très heureux pour la bonne direction des affaires du pays, une force nouvelle et grande pour le gouvernement du roi. »
Que cette prédiction fût judicieuse, l'avenir allait le démontrer éloquemment. Rendue officielle le 23 octobre, la désignation de M. Beernaert accentuait très nettement la tendance du cabinet Malou à une politique de modération et renforçait ainsi habilement son crédit auprès de (page 42) cette masse flottante de l'opinion qu'on appelle les gens du juste milieu.
Le parti libéral n'y fut pas trompé. Ceux qui, dans ses rangs, avaient toujours tablé sur les exagérations des « pointus » de la droite pour étayer leur propre position et déchaîner au besoin contre les cléricaux les mouvements de la rue, - la « politique de grande voirie », ainsi que l'appelait Malou, - ne trouvaient pas leur compte dans le choix d'une personnalité notoirement éloignée de tout fanatisme. La presse libérale dénonça le machiavélisme de Malou et traita Beernaert de transfuge.
A droite non plus, cette nomination n'était pas vue de très bon œil par les exaltés du parti, ceux que la phraséologie à la mode qualifiait d'ultramontains. Beernaert n'avait jamais donné aucun gage à leurs idées. Bien plus, il ne faisait partie d'aucun groupement catholique. On ne l'avait pas vu en 1863, en 1864 ni en 1867, participer aux fameux Congrès de Malines qui avaient mobilisé les forces du parti.
Que fallait-il penser des opinions intimes du nouveau ministre ? A la vérité, aucun mystère ne planait sur ses conceptions libérales, non plus que sur ses convictions religieuses. Il suffit d'écouter Woeste qui, beaucoup plus tard, donne ainsi son avis dans ses Mémoires : « Pour moi, je crois rester dans la vérité en disant qu'il n'appartenait pas précisément ni au parti libéral, ni au parti conservateur ; cependant, au Barreau, nous le considérions comme étant plutôt des nôtres ; aussi, en 1872, lui demandai-je d'accepter une candidature sur la liste catholique à Bruxelles. Il me répondit que cela était impossible, attendu « que, s'il était d'accord avec nous sur certaines questions, il ne l'était pas sur d'autres. »
Quoi qu'il en soit, l'étonnement provoqué par cette nomination imprévue fut assez long à s’apaiser. A la séance de la Chambre des Représentants du 30 avril 1874, au cours d'un grand débat sur la politique générale du gouvernement, Beernaert fut mis sur la sellette par les orateurs de la gauche et il s’expliqua (page 43) lui-même, non sans humour : « On sait à peine ce que je suis, à peine ce que je pense. Suis-je seulement catholique ou libéral ? Et la question a paru plaisante ; car plusieurs honorables membres de la gauche l'ont soulignée de leurs sourires... Pourquoi donc suis-je ici ?... Pour être modérées, mes opinions n'en sont pas moins arrêtées. J'ai vu à l'œuvre la politique de l'honorable M. Frère-Orban. »
Conquis par cette bonhomie qui doublait beaucoup d'habileté, la droite pardonna à Beernaert d'avoir tardé à la rejoindre. Toutefois, il restait au nouveau ministre, pour obéir à l'usage et s'encadrer définitivement dans le parti conservateur, d'obtenir la consécration d'un mandat parlementaire. Dès le mois de juin 1874, M. Beernaert se présenta comme candidat à la Chambre dans l'arrondissement de Soignies. Mais ce coup d'essai fut un échec. Echec bientôt réparé, car le 4 août, la circonscription de Thielt lui en donna la revanche en le choisissant comme député.
En ce temps-là, l'esprit de clocher n'avait point encore fait prévaloir l'exclusivisme qui, dans la suite, devait réserver de plus en plus le monopole des mandats parlementaires aux candidats de la région, quitte à écarter, au profit de quelque célébrité locale, des personnalités de grande valeur et dont le seul tort était de n'avoir point d'intérêts ou d'attaches dans l'arrondissement. Donnant tout son sens à l'article 131 de la Constitution qui précise que « tout mandataire au Parlement représente la nation », maint arrondissement, notamment en pays flamand, au risque de se voir stigmatisé du terme de « bourg pourri », s'honorait alors du choix de l'un ou l'autre leader politique qui bornait à des contacts très intermittents ses relations avec ses commettants. M. de Lantsheere était de la sorte député pour Dixmude, M. Woeste pour Alost, M. Alphonse Nothomb pour Turnhout et M. Malou, sénateur pour Saint-Nicolas.
La paisible ville de Thielt devait demeurer fidèle à M. Beernaert sa vie durant. Elle lui garda toute sa (page 44) confiance, même lorsque la fin du régime censitaire ouvrit à tous l'accès aux urnes. Il lui suffisait que, de loin en loin, le député qu'elle avait adopté fît acte de présence à quelque grande fête ou quelque grande assemblée et y prononçât un discours de circonstance, déployant au besoin de louables efforts pour s'exprimer dans la langue de ses commettants. M. Beernaert ayant épousé Mlle Mathilde Borel, qui était la fille du consul de Suisse à Bruxelles, l'usage s'établit à Thielt qu'à la fin des banquets auxquels assistait le ministre, quelque baryton du cru entonnât de sa plus belle voix un des grands airs de Guillaume Tell : « Mathilde, idole de mon âme ! » Et cette plaisanterie renouvelée achevait d'envelopper la fête d'une sympathique atmosphère familiale.
Le département que M. Beernaert venait d'être appelé à diriger était d'importance. A cette époque, il n'existait que six ministères : Justice, Intérieur, Finances, Affaires étrangères, Guerre, Travaux publics, et ce dernier comptait non seulement dans ses attributions les travaux publics de toute espèce, mais aussi les chemins de fer et la marine, et tout ce qui concernait, soit les intérêts de l'industrie et de l'agriculture, soit l'activité économique du pays. Ce département était celui que Frère-Orban avait occupé lui-même lorsque, en 1847, il avait fait ses débuts et ses preuves dans la vie gouvernementale.
Depuis que Charles Rogier avait fait accepter, non sans de vives résistances, la création des chemins de fer par l'Etat (l'inauguration de la première ligne du continent : celle de Bruxelles à Malines remontait au 5 mai 1835) le réseau belge avait pris un essor magnifique, au point de pouvoir revendiquer le titre de plaque tournante de l'Europe. Son développement n'avait pas médiocrement contribué au progrès d'une industrie nationale, que la guerre franco-prussienne de 1870 et ses lendemains avaient brusquement favorisée.
Pour échapper à tout ce que cette prospérité (page 45) pouvait avoir de précaire, rien de mieux que de compléter et de perfectionner l'outillage des chemins de fer et des canaux, dont les avantages pour l'économie générale du pays importaient beaucoup plus encore que le montant des recettes directes que son exploitation pouvait assurer au Trésor. Dans le discours du Trône prononcé le 11 novembre 1873, à l'ouverture de la session, Beernaert avait introduit le passage que voici : « Le réseau que l'Etat exploite s'est accru par la reprise des lignes du Grand-Luxembourg, par l'ouverture de la ligne de Welkenraedt et d'autres, il s'étendra encore dans de fortes proportions à mesure que les chemins concédés de 1870 à 1873 sous réserve de l'exploitation par l'Etat, et dont l'ensemble comporte plus de neuf cents kilomètres, lui seront successivement livrés. Mon gouvernement espère vous présenter dans la session actuelle une loi sur la comptabilité ou l'organisation financière des chemins de fer. » Se mettant aussitôt à l'œuvre, le nouveau ministre s'attache à développer ce réseau ferroviaire, en même temps qu'il dote de nouveaux quais les ports d'Anvers et d'Ostende.
Par la transformation du canal de Terneuzen, il contribue à faire de Gand un autre port maritime. Il relie le bassin de la Sambre à l'Escaut par le canal du Centre. Par le barrage de la Gileppe, il assure à l'industrie verviétoise une précieuse réserve d'eau. Enfin, il entreprend l'exécution d'un vaste programme de voirie vicinale. Aux côtés de Léopold II, si attentif à faire de Bruxelles une capitale digne de son royaume, il s'occupe du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, - aujourd'hui le Musée ancien, - du parc de Laeken et du monument de Léopold Ier. Il s’intéresse à la construction du Conservatoire et de la Synagogue, à l'aménagement du Petit Sablon et à d'autres travaux d'embellissement.
Les aspects techniques de ces travaux ne sont nullement pour le rebuter, car ils conviennent à la fois à son goût naturel pour les questions pratiques et à ses rares facultés d'assimilation. C'est ainsi qu'en ces (page 46) cinq années de ministère le mérite de sa gestion s'imposa à ses adversaires politiques eux-mêmes, au point qu'au retour. des libéraux au pouvoir en 1878, M. Sainctelette, son successeur au département des Travaux publics, lui rendit publiquement hommage en confessant à la Chambre qu'il n'était pas facile de remplacer un Beernaert. Comme Malou l'avait souhaité, toute cette période fut marquée par des réalisations dans l'ordre administratif et économique plutôt que par une activité politique proprement dite. En dehors des questions d'affaires et des problèmes matériels, le cabinet se borna à peu près à faire aboutir une loi qui assurait le secret du vote, ainsi qu'une réforme dans l'enseignement supérieur qui supprimait l'examen de gradué ès-lettres et octroyait désormais aux universités elles-mêmes le droit de conférer des grades académiques, droit qui avait été réservé jusqu'alors à des jurys mixtes nommés par le gouvernement.
A peine Beernaert s'écarta-t-il de la tâche spéciale que lui imposait la direction de son département pour participer au débat que provoqua la loi de 1877 sur le secret du vote. Il y soutint brillamment le droit électoral des religieux, et son intervention fut même relevée par Frère-Orban comme un « discours de provocation/ »
Quelques mois plus tard, secondé par M. Kervyn de Lettenhove, il voulut, à l'occasion d'une loi sur le travail dans les mines, tenter une réforme que les abus de l'industrialisme justifiaient surabondamment : l'interdiction du travail pour les garçons de moins de douze ans et les filles de moins de treize ans. Pour modeste qu'elle fût, cette réforme, nous l'avons dit, heurtait les idées qui dominaient alors au Parlement et elle y rencontra tant sur les bancs des libéraux que sur ceux des conservateurs une résistance qui la fit échouer au Sénat.
Cependant, la méthode d'extrême modération que le cabinet avait adoptée n'était pas faite pour rallier (page 47) toute la droite. Dans ses rangs, beaucoup d'ardélions taxaient de timidité excessive cette politique de M. Malou. Celui-ci, prenant la parole à Saint-Nicolas à la veille des élections législatives de 1878, ne s’était-il pas avisé de reprendre, pour lui et ses collègues, le mot de Sieyès après la Terreur : « On nous demande ce que nous avons fait, s'était-il écrié. Nous avons vécu. »
A la vérité, cette modestie avait pu démontrer à ceux qui persistaient à leur contester la qualité de parti de gouvernement que les catholiques étaient parfaitement à même d'administrer le pays sans que les principes constitutionnels eussent à souffrir de leur soumission aux enseignements de l'Eglise. Mais le succès de l'expérience ainsi faite ne devait point suffire à créer un courant de popularité dans les masses que les formules de combat entraînent plus aisément que la neutralité.
Au scrutin de 1878, la balance joua en faveur du libéralisme anticlérical, et la majorité dans les Chambres ayant passé de droite à gauche, M. Malou et ses collègues envoyèrent, le 19 juin 1878, leur démission collective au roi. Celui-ci chargea Frère-Orban de former un nouveau cabinet.