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Beernaert et son temps
CARTON DE WIART Henri - 1945

Henri CARTON DE WIART, Beernaert et son temps (1945)

(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)

Chapitre X. Le cabinet Beernaert dans ses rapports avec le Parlement. Sa démission en mars 1894

(page 96) Les dix années de vie gouvernementale dont cette retraite marquait le terme avaient été magnifiquement remplies. Aux heureuses réalisations. dans l'ordre économique, colonial, militaire et social qui avaient jalonné ce décennat, à l'œuvre de la révision constitutionnelle, qui avait renouvelé l'atmosphère du pays, de nombreuses lois d'affaires avaient ajouté leurs bienfaits : loi sur le droit d'auteur, loi modifiant la législation des sociétés par actions, réforme du code rural, etc. Une loi sur l'enseignement supérieur, promulguée le 10 août 1890, avait donné aux universités le moyen d'élargir leurs programmes et de s'adapter aux exigences des carrières techniques.

En parfaite communauté de sentiments avec Beernaert, le ministre de la Justice, Jules Lejeune, avait introduit d'excellentes réformes dans le domaine juridique et dans celui de l'assistance publique. Il avait établi la condamnation et la libération conditionnelles et fait voter une loi importante sur le vagabondage. Il avait réorganisé les colonies et les écoles de bienfaisance et créé, dans chaque arrondissement, le patronage des condamnés libérés et des enfants moralement abandonnés, en superposant à l'action de ces comités locaux, pour orienter et pour coordonner leurs efforts, la Commission Royale des Patronages.

(page 95) Beernaert avait été bien inspiré en appelant dans son équipe gouvernementale son ami Jules Lejeune, que son admirable éloquence et la noblesse de sa pensée avaient placé au premier rang du barreau belge. Lejeune avait remplacé, en 1887, au département de la Justice, M. Devolder qui avait pris le département de l'Intérieur, où il avait eu pour successeurs M. Ernest Mélot en 1890, puis M. Jules de Burlet en 1891. Deux autres modifications avaient été apportées en cours de route à la composition du cabinet. En 1888, le chevalier de Moreau, ayant quitté la vie politique, avait cédé le portefeuille des Travaux publics à un industriel avisé et sympathique, M. Léon De Bruyn, député de Termonde. En 1892, le comte Henri de Mérode-Westerloo avait remplacé le prince de Chimay au ministère des Affaires étrangères où il avait révélé ses hautes qualités de compétence et de conscience. Il était partisan de l'annexion immédiate du Congo, et cette raison détermina sa retraite, qu’il opéra discrètement au départ de Beernaert.

Pendant ces dix ans, le pays s'était senti bien et sûrement gouverné. Il savait gré au premier ministre de la prudence qu'il avait apportée tant à l'apaisement du conflit scolaire qu'à la gestion des finances publiques. Sans avoir alourdi d'une façon sensible les charges fiscales, en dégrevant même les modestes propriétaires d'immeubles, il avait mis fin à une série de déficits et bouclé en boni tous ses exercices budgétaires. La prospérité nationale s'était rapidement accrue. La Belgique était reconnue comme le pays le mieux cultivé et le plus productif de l'Europe. De bons traités de commerce étaient intervenus. En encourageant la grande entreprise coloniale, en rompant avec l'oligarchie et l'égoïsme du régime censitaire, Beernaert avait soustrait l'Etat belge aux écueils et aux bas-fonds d'une politique côtière où il risquait de s’enliser. Il avait hardiment poussé le navire vers la haute mer.

Depuis les temps antiques jusqu'à nos jours, les hommes n'ont pas cessé de se quereller au sujet des (page 96) formes de gouvernement. Qu'est-ce qui distingue un bon et un mauvais gouvernement ? Au Palazzo Publico de Sienne, le visiteur admire les fresques d'Ambroglio Lorenzetti, qui illustrent à merveille cet éternel problème. Le mauvais gouvernement y est représenté par une sorte de mégère, qui est la Tyrannie, autour de laquelle apparaissent la Cruauté, le Mensonge, la Fraude, la Fureur, la Discorde, la Perfidie, la Cupidité et l'Orgueil. Dans le fond, se déroulent les scènes de violences et de guerres, de rapines, de dévastations et d'assassinats. En contraste avec ces affreuses visions, voici le bon gouvernement : un vieillard au visage amène occupe le centre du tableau, entouré, lui aussi, de figures symboliques, qui sont la Magnanimité, la Modération, la Justice, la Prudence, la Force et la Paix. Au lieu des scènes d'horreur dont le mauvais gouvernement offre le spectacle, voici les travaux des champs, l'activité des métiers et des négoces, voici des moissonneurs, des pêcheurs, des chasseurs, des voyageurs en cavalcades et des jeunes filles qui dansent en se tenant par la main.

Pour l'imagination d'un poète ou d'un artiste, il serait aisé de s'inspirer de ces évocations naïves en opposant au souvenir cruel des années que la Belgique a connues sous le pouvoir de maîtres passagers et étrangers à sa mentalité, le consolant spectacle des années heureuses qui marquèrent le règne de Léopold II, notamment sous ce gouvernement de dix ans auquel Beernaert présida.


Certes, la réalité est plus compliquée et moins sommaire qu'un tableau allégorique, et les difficultés n'avaient point fait défaut à ce bon gouvernement de 1884 à 1894. Comme il est fatal dans un régime d'opinion, l'opposition ne lui avait pas ménagé les critiques ni les assauts personnels.

Le plus violent de ceux-ci fut sans doute celui qu'elle tenta en 1889 et en 1890 à l'occasion d'un épisode en lui-même bien insignifiant : l'imprudence que commit Beernaert (page 97) en recevant un soir de 1889, à son cabinet ministériel, la visite d'un indicateur de la Sûreté publique qui lui avait demandé audience. Suivant un procédé trop familier à des « officieux » de ce genre, cet indicateur, du nom de Pourbaix, avait imaginé, - pour grossir l'importance de son rôle, - de lancer dans le Borinage une affiche excitant la population au désordre. Jamais il ne fut établi que Beernaert eût approuvé directement ou indirectement l'emploi d'un procédé aussi odieux. Tout ce qu'on savait de son caractère protestait contre un tel soupçon, et Beernaert, en révoquant sur-le-champ le directeur général de la Sûreté publique, - qui avait documenté l'opposition dans toute cette campagne, - prouva bien qu'il ne redoutait aucune révélation compromettante. Mais la passion politique aidant, l'incident déchaîna au Parlement une série d'interpellations et de discussions véhémentes.

L'appréciation la plus exacte du rôle de Beernaert dans cet incident paraît bien avoir été formulée par un écrivain d'opinion libérale, M. Gérard Harry, connu pour la loyauté de son jugement : « Beernaert d'ailleurs, si naturellement charitable et accueillant, ne savait résister à aucune sollicitation, fût-ce à celles des compromettants intrigants dont il n'avait pas eu le temps de mesurer la mentalité. Ce qui explique peut-être telle ou telle erreur qu'on ne lui pardonna pas et qui venait, en premier lieu, d'un fond de grande bonté, incapable de fermer la porte au nez d'un indigne ou de refuser l'aumône au faux pauvre. »

Mais les obstacles les plus sérieux avec lesquels Beernaert eut à compter ne lui vinrent pas du côté de l'opposition : il les rencontra dans les rangs mêmes de son parti. L'homme du juste milieu est toujours exposé aux reproches de complaisance et de pusillanimité. Ceux que domine la passion partisane l'accablent volontiers de leurs critiques ou de leurs sarcasmes. Sainte-Beuve a écrit dans Volupté : « Juste milieu. C'est le chemin des crêtes. Entre les deux abîmes. Le plus difficile à tenir. »

Un homme de parti tel que Woeste ne pouvait comprendre ni goûter cette (page 98) modération. Non seulement ses idées personnelles se heurtaient à celles de Beernaert au sujet de la législation du travail, du service personnel, de la réforme électorale, mais son tempérament, flegmatique et bilieux, contrastait avec la personnalité de Beernaert sanguine, sensible et généreuse, et ce contraste devait forcément s'accuser, en dépit de la politesse des formes, dans un contact qui était quasi quotidien. Voici, dans les Mémoires du comte Woeste le portrait qu'il trace de son rival : « Orateur remarquable, habile à manier les affaires, doué d'un talent d'assimilation extraordinaire, bien vu dans les milieux divers où il prenait soin de conserver des relations cordiales, il n'était pas exempt de défauts. Son impressionnabilité était excessive et elle devait se développer sous l'aiguillon des contrariétés ; mobile à l'excès, il était prompt à prendre des résolutions graves sans en avoir pesé les conséquences ; très dévoué à son parti, il n'en possédait guère la tradition et, sans peut-être s'en rendre compte, il était plus porté à lui donner satisfaction dans les questions d'intérêt matériel que dans celles d'intérêt moral et religieux. »

Cette appréciation contient assurément une grande part de vérité, mais elle prend sa vraie signification dans le trait insidieux qui la termine. Cette « tradition du parti » telle que Woeste l'entendait, était avant tout combative. Elle pouvait se justifier dans l'opposition où elle venait de faire ses preuves de 1878 à 1884. Mais du jour où la droite avait été appelée au pouvoir, l'âpreté et l'intransigeance n'étaient plus de mise. Les procédés agressifs qui donnent à une minorité parlementaire des chances d'influence sur l'opinion ne peuvent que diminuer l'autorité d’un parti gouvernemental, surtout dans un pays qui ne s'est jarnais plié à la dictature d'un homme ou d'un groupe.

Certes, si l'esprit de modération et de discrétion qui lui était naturel avait entraîné Beernaert à une sorte d'inertie ou de neutralité, s'il lui avait fait oublier ou négliger le programme essentiel du parti catholique, Woeste aurait eu raison dans son reproche. Mais ce (page 99) programme essentiel, tel que Woeste lui-même le résumait volontiers en cette formule lapidaire : « Religion, Famille, Propriété » qui ne voit, avec le recul du temps, que ses chances ont été mieux garanties par les idées et les méthodes de Beernaert, qui valurent à la droite trente années continues de gouvernement, qu'elles ne l'eussent été par de Woeste, avec le choc en retour que ses tendances rétrogrades eussent bientôt provoqué dans la masse du corps électoral ?

Cependant, Woeste ne désarmait pas. Toujours d'attaque, toujours assidu aux débats parlementaires, il exerçait sur la droite une sorte de domination faite de son talent, de son désintéressement, de sa connaissance approfondie de tous les précédents et de tous les problèmes soumis à l'examen des commissions, des sections et de l'assemblée. Cette hégémonie ne s'affirmait pas seulement à la Chambre, Où tant de droitiers se reposaient volontiers sur lui des destinées de leur parti. On en retrouvait l'influence dans les comités électoraux, au sein de la « Fédération des cercles catholiques » dont Woeste avait pris la présidence, ainsi que dans les congrès et dans la presse « bien pensante ».

Celle-ci était à ce moment surpassée en importance, et de beaucoup, par les journaux libéraux. Certes, elle comptait dans ses rangs des écrivains de grande valeur, tels qu'un Guillaume Verspeyen, un Prosper de Haulleville, un Joseph Demarteau. Mais soit défaut d'organisation technique, soit toute autre vause, son rayonnement était peu étendu. En 1888, l'assemblée générale du Journal de Bruxelles avouait un gros déficit et, en 1890, Haulleville, qui le dirigeait depuis un quart de siècle, en abandonna pratiquement la direction, qui fut assumée par Jules de Borchgrave, puis par Félix Hecq. On continuait à reconnaître en ce journal le moniteur officieux du Govvernement, mais on le lisait peu.

A côté de cette feuille vénérable, le Patriote, rédigé avec une verve et une véhémence dans la polémique qui n'étaient pas toujours du meilleur goût, voyait (page 100) monter son tirage. Sans largeur d'idées, fougueusement hostile au service personnel, à la politique coloniale et à la plupart des réformes démocratiques, il jouissait des préférences de la moyenne et petite bourgeoisie, dont il défendait les intérêts. Le gouvernement trouvait en lui plus de critique que d'appui. Souvent, Beernaert se plaignait d'être si mal soutenu et se disait prêt à laisser tomber les bras. « Je me sens envahi par le découragement, écrivait-il en 1889, et éprouve un immense désir d'échapper à la vie publique que je n'ai jamais aimée. Nous n'avons aucun concours dans la presse et dans le Parlement. C'est tout au plus si nous sommes subis. »

La lassitude qu'il confessait ainsi s'était traduite plusieurs fois, au cours de ces dix ans, par des menaces de démission que Woeste lui reprochait aussitôt comme une tactique, sinon comme une sorte de chantage vis-à-vis de la droite. Mais cette tentation de retraite était sans doute sincère. Beernaert n'était pas de ces hommes qui aiment le pouvoir pour le pouvoir et s'y accrochent avec ardeur.


Lorsque sa décision fut connue, l'émotion fut grande. Le roi se trouvait à Montreux. Il en revint aussitôt et convoqua le conseil des ministres sous sa présidence. Un procès-verbal de cette délibération fut rédigé par M. Jules de Burlet. On y voit en quelque sorte percer le caractère du souverain et celui du premier ministre démissionnaire, leur souci commun de respecter l'esprit et la lettre de nos institutions. On y voit aussi combien le roi s'était attaché à Beernaert et combien profonde était sa confiance en lui.

« A la suite du rejet en sections, à une grande majorité, du principe de la représentation proportionnelle, le cabinet présidé par M. Beernaert donna, le 17 mars 1894, sa démission collective au roi. Sa Majesté, qui voyageait à ce moment en Suisse et en Italie, rentra le 23 mars à Bruxelles, et un conseil des ministres eut lieu sous sa présidence, au Palais de (page 101) Bruxelles, le 24 mars à 11 heures du matin. Dès le 20 mars, une déclaration lue par M. Beernaert avait fait connaître aux deux Chambres la résolution du ministère.

« Au Conseil tenu au Palais, le roi exprima tout d'abord son désir très vif de voir rester aux affaires tous les membres investis de la pleine confiance et de l'affection de Sa Majesté : Deux questions, dit en substance le roi, paraissent dicter la résolution de M. Beernaert : celle de la représentation proportionnelle, à laquelle il attache, non sans raison, la plus haute importance, tous ses collègues en sont partisans, et ce principe salutaire verra son avènement retardé si M. Beernaert ne peut plus le défendre au moment opportun avec toute l'autorité et les forces d'un chef du gouvernement. Dans la seconde question, celle d'une légère protection économique à accorder à l'agriculture et qui se rattache à la loi des feux et fanaux, il n'y a pas la même unanimité parmi les ministres. Je me permets, dit le roi, de dire au ministre des Finances qu'il est un peu trop intransigeant dans cette question ; je me mets à ses pieds pour qu'il fasse quelques concessions qui permettent sans doute d'écarter la crise et de maintenir selon le désir du roi M. Beernaert à la tête du cabinet.

« M. Beernaert exprime son profond regret de devoir persister dans sa résolution. Il l'a depuis longtemps annoncée, pour le cas, devenu réalité, où la majorité aurait fait à la réforme proportionnaliste l'accueil que celle-ci vient de recevoir en sections. Et puis, le courant protectionniste grandit : une politique protectionniste est contraire aux intérêts du pays. L'amendement de M. Mélot réclame des droits sur l'orge, le houblon, la farine, les avoines, le beurre, la margarine, etc. ; On ira aux extrêmes ; le ministère Malou a supprimé les anciens droits. « Je reconnais, dit M. Beernaert, qu'actuellement il est difficile de ne pas commettre la faute, mais je supplie le roi de ne pas insister pour qu'elle se commette sous ma présidence. » »

(page 102) « Une courte discussion s'engage alors entre le roi et le chef du cabinet sur les conséquences possibles de l'établissement des droits réclamés : « La France, dit M. Beernaert, peut faire de ces expériences ; en Belgique c'est une question de vivre ou de ne pas vivre. Les questions de prix de vente sont pour nous questions d'existence.

« M. Van den Peereboom fait remarquer que les industriels belges sont protégés et demandent à l'être davantage.

« Le roi insiste et combat les objections de M. Beernaert : Votre résolution de démissionner, dit-il à celui-ci, est contraire aux intérêts que vous défendez dans l'une ou l'autre de ces questions, votre présence au pouvoir sera pour le pays une garantie qu'on n'ira point aux exagérations dans la question protectionniste ; que voulez-vous que l'on fasse sans général en chef ?

« M. Beernaert objecte : « Le roi est propriétaire terrien... Cette observation, faite d'ailleurs sur le ton de la plaisanterie, provoque l'hilarité de Sa Majesté, qui répond sur le même ton que ses intérêts privés sont étrangers à ses instances et qu'Elle est résignée depuis longtemps à voir ses tenanciers payer peu et régulièrement. Le roi, ému visiblement de la résistance du chef du cabinet et de la constatation que sa résolution paraît bien arrêtée, redouble d'instances et répète à M. Beernaert : « Encore une fois, je me mets à vos pieds pour que vous vous rendiez à mes instances. » M. Beernaert répond : « Sire, c'est pour moi une question de dignité et d'honneur politiques. Je suis désolé de ne pouvoir me rendre au désir du roi, mais il m'est impossible de fouler aux pieds mes opinions anciennes et basées sur d'inébranlables convictions. » »

« Ces paroles furent suivies d'un long silence et l'émotion du roi allait croissant. Sa Majesté interrogea successivement tous les membres du cabinet, qui durent reconnaître que si M. Beernaert restait inébranlable sur la question économique, la divergence de vues (page 103) avec la majorité, jointe au sentiment de dignité personnelle invoqué par le premier ministre, ne permettait point de conseiller le maintien de M. Beernaert au pouvoir. Cet échange de vues terminé, un nouveau et long silence s'ensuivit. Le roi, fort pâle, baissa la tête, des larmes coulèrent de ses yeux et, ne pouvant davantage contenir son émotion, il sanglota pendant plusieurs minutes. L'émotion gagna tous les ministres. M. Beernaert, très pâle aussi, et vivement impressionné, dit au roi : « Sire, je ne sais comment exprimer à Votre Majesté le chagrin que j'éprouve de l'émotion dont je suis pour le roi la cause involontaire. »

« A ce moment, le roi prend la parole et dit : « Je ne rougis pas devant mes ministres des larmes que je verse en ce moment ; le Conseil comprendra cette émotion, puisqu'il la partage ; elle n'est que trop naturelle, et je ne trouve pas de mots qui puissent exprimer suffisamment ma reconnaissance pour les services éminents que, durant ces dix années consécutives, M. Beernaert a rendus à son pays et à son roi par son travail, son talent et son incomparable dévouement. Puisqu'il abrite sa résolution sous sa dignité et son honneur politiques, je ne me crois pas autorisé à insister davantage. M. le ministre de la Justice Le Jeune sait qu'il a sa bonne part dans les sentiments de gratitude et d'affection que je viens d'exprimer au chef du cabinet. Il m'a fait connaître depuis longtemps sa résolution inébranlable de suivre le chef du cabinet dans sa retraite. Je prie leurs collègues de rester à leur poste ; je n'accepte pas leur démission et je demande à M. de Burlet de venir me voir à deux heures. Nous avons à causer et à aviser ensemble aux mesures à prendre pour reconstituer le cabinet. »

« Le Conseil se sépara alors, la séance fut levée, après de nouveaux témoignages prodigués par le roi aux deux ministres démissionnaires. »

Au sortir de cette séance, Beernaert écrivit ces lignes qui mettent fin à l'abondante correspondance qu'il n'avait cessé, depuis dix ans, d'échanger avec le (page 104) chef de l'Etat : « Sire, je sors de chez Votre Majesté profondément bouleversé et touché, au delà de tout ce que je pourrais dire, des sentiments qu'Elle a bien voulu me marquer. Que le roi me permette de répéter que s'il ne s'agissait pour moi que d'un amoindrissement personnel, je m'y résoudrais pour satisfaire Ses désirs, mais j'ai la conviction que je n'aurais plus aucune autorité à mettre à Son service, soit au Parlement, soit dans le pays. Il faut compter d'ailleurs avec le sentiment hostile exprimé par le vote des sections et qu'aucun acte postérieur n'a ni expliqué, ni adouci.

« J'exprime de nouveau au roi mes sentiments d'inaltérable dévouement et serais heureux, Sire, de pouvoir Lui en donner la preuve.’

Au cours des débats auxquels cette démission ne manqua pas de donner lieu au Parlement, Beernaert ne se borna pas à rattacher sa détermination au rejet de la représentation proportionnelle. Il fit clairement allusion au désaccord, d'ailleurs ancien, qui existait entre lui et une grande partie de sa majorité au sujet du protectionnisme agraire. On devine aussi, dans les explications qu'il donna de sa décision, un certain sentiment de lassitude, que justifiait sans aucun doute l'attitude adoptée à son égard par cette partie de sa majorité dont M. Woeste avait pris la direction :

« Messieurs, dit-il, c'est un devoir pour moi de remercier mon honorable successeur de l'appréciation qu'il a bien voulu faire de ma carrière ministérielle, et je suis touché de l'accueil que la droite a bien voulu faire à ses paroles. Quant aux fleurs que l'honorable M. Woeste a cru devoir jeter sur ma tombe ministérielle, je crois, pour différentes raisons, qu’il vaut mieux que je n'en dise rien (Hilarité prolongée)...

« En matière de représentation proportionnelle, où ma conviction est absolue, profonde autant qu'elle peut l'être, j’ai toujours demandé qu'on voulût bien en tenir compte au point de vue des devoirs qu'elle m'imposait, mais jamais, ni sous aucune forme, je n'ai tenté d'imposer ma manière de voir à d'autres. (page 105) (Très bien, à droite.) Vous voudrez bien reconnaître, Messieurs, que j'ai même mis une sorte de coquetterie à n'entretenir aucun d'entre vous d'une question qui cependant me tenait tant à cœur (marques d'assentiment), alors que ceux qui pensaient autrement que moi n'épargnaient pas leurs peines. Je me suis borné à réclamer pour moi-même une liberté d'opinion que je respectais chez les autres, et ce n'est point là, je pense, vouloir réussir « contre vents et marées »

« Pourquoi suis-je parti ? Mais on le sait, on le savait d'avance. Il n'est personne dans le pays qui ne sache l'importance énorme que j'attache à une répartition plus juste des mandats parlementaires.

« ... J'estime que le gouvernement n'a pas à intervenir pour entreprendre de relever artificiellement le prix des choses, de même que je ne crois pas qu'il ait à tenter de régler d'autorité le taux des salaires ou de protéger les adultes qui sont en état de défendre eux-mêmes leurs intérêts. Et toutes ces choses se tiennent de près. Si je tiens ces idées pour vraies et justes en elles-mêmes, elles me paraissent, en Belgique, d'une application plus impérieuse, plus indispensable qu'en aucun autre pays. Le bon marché de la vie est vraiment ici une question d'existence. Six millions d'âmes ne peuvent trouver à vivre, sur un territoire aussi exigu que le nôtre, qu'à condition de trouver à vendre au dehors une grande partie du produit de leur activité. Exporter est pour nous une question d'être ou de ne pas être, et ce qui fait notre puissance d'exportation, ce sont des pris de revient très bas.

« Si nous continuons à prospérer, au moins relativement, malgré les barrières douanières dont on nous a entourés, c'est grâce à cela. Qu'importent de forts droits d'entrée à la frontière de France, par exemple, si, d'autre part, et par suite de ces mêmes droits, la vie a renchéri et si les salaires se sont relevés dans la même proportion ?

« Ces idées, je les ai toujours défendues et, au point (page 106) de vue économique, je ne les crois pas moins importantes qu'une plus équitable répartition de la représentation nationale au point de vue politique.

« ... Mes idées politiques paraissent condamnées par la majorité actuelle. Que faire en semblable occurrence, sinon renoncer aux responsabilités du pouvoir ? »