(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)
(page 135) Comment une intelligence de cette envergure, à laquelle rien d'humain n'était étranger, se fût-elle désintéressée de la vie internationale ? Si l'action de la Belgique, avant 1914, demeurait très discrète dans le domaine de la diplomatie politique, en revanche ce pays n'était-il pas qualifié, plus que d'autres nations, pour aider à faire régner dans les relations d'Etat à Etat le respect du droit. « Dans la société universelle, les petits Etats, a dit justement Thiers, représentent des voix toujours acquises au droit, puisqu'elles sont toujours acquises à la faiblesse. »
Le juriste consommé qu'était Auguste Beernaert devait apporter un concours singulièrement précieux à cette entreprise de rapprochement constant entre les peuples qui s'appelle l'unification du droit.
Libéré du pouvoir, et plus maître de son temps, il s'attacha d'abord à promouvoir cette unification dans le domaine du droit maritime et dans celui des lettres de change. Après trois sessions d'une conférence diplomatique qu'il présida, un grand nombre d'Etats signèrent, le 23 septembre 1910, deux conventions relatives, l'une à l'abordage, l'autre à l'assistance et (page 136) au sauvetage maritimes, et j'ai souvenir de la joie qu'il éprouva lorsque, en ma qualité de ministre de la Justice, je fis introduire les dispositions de ces conventions dans le code de commerce belge par la loi du 12 août 1911.
Quant à l'unification du droit de change, elle demeura plus longtemps en suspens et ne devait triompher qu'après la guerre de 1914-1918. En 1908, le gouvernement néerlandais reprit l'œuvre interrompue et pria Beernaert de présider la commission chargée de préparer une convention internationale sur la lettre de change. Une première conférence fut réunie à La Haye en 1909, une seconde en 1912. Beernaert dut y interrompre sa présence, rappelé à Bruxelles pour ouvrir, en sa qualité de doyen d'âge, la session extraordinaire que la Chambre des Représentants tint en juillet 1912, au lendemain d'une élection législative qui avait été particulièrement ardente et qui avait valu au cabinet de Broqueville une éclatante victoire sur le « cartel » des gauches.
Il devait élargir son activité au service du droit international dans les rangs de l'Union Interparlementaire qui, en organisant un contact permanent et des relations d'études entre les mandataires des nations à régime représentatif, s'efforçait de maintenir ou de rétablir la paix en préconisant la conciliation et l'arbitrage.
Lorsque le Bureau Interparlementaire avait tenu une de ses premières réunions à Bruxelles, en 1893, afin d'élaborer un projet de statuts et de règlement de l'Union que Randal Cremer et Ferdinand Passy avaient fondée en 1889, Beernaert exerçait encore les fonctions de premier ministre. S'il jugea à ce moment que sa charge officielle ne lui permettait pas de participer directement aux travaux de l'institution nouvelle, il n'en avait pas moins compris toute l'utilité. Aussi, ne se fit-il point faute de témoigner dès lors aux pionniers de l'Union une sympathie qu'il allait (page 137) pouvoir manifester bientôt de façon plus efficace. En effet, Bruxelles ayant été choisi comme siège de la Conférence de 1896, Beernaert accepta de présider cette session et s'occupa de sa préparation. Au dernier moment, une indisposition l'empêcha, à son grand ennui, d'exercer cette présidence.
Ce fut en 1896, à Budapest, qu'il assista pour la première fois à une session plénière de l'Union. Après Budapest, il vint à Paris en 1900, à Vienne en 1903, à Londres en 1906 et enfin à Genève en 1912. Il avait, dans l'entretemps, présidé les trois conférences qui furent réunies à Bruxelles en 1897, 1905 et 1910. Lorsque le Conseil Interparlementaire fut créé en 1899, il fut appelé à le présider et c'est ainsi qu'il dirigea depuis lors, et jusqu'à sa mort, les travaux du Comité exécutif et du bureau.
Les deux causes qu'il s'appliqua surtout à défendre dans les délibérations de l'Union n'ont rien perdu de leur actualité. Je veux parler de l'institution légale de l'arbitrage obligatoire et de la limitation conventionnelle des armements.
Ce qu'il voulait, c'était l'arbitrage et non le jugement. L'arbitrage, c'est-à-dire la solution du litige par des arbitres désignés par le libre choix des Etats en conflit. Quant au jugement, notamment par l'intervention d'une Cour de justice internationale, il en demeura toujours l'adversaire, redoutant, dans la création d'une telle juridiction, avec l'autorité souveraine qui lui serait impartie, un danger pour les petits ou les moyens Etats.
Cette conception, il chercha ensuite à la faire triompher aux deux grandes conférences de la Paix réunies à La Haye en 1899 et en 1907 et auxquelles il représenta officiellement la Belgique. Il s'y fit le défenseur des droits des neutres et des petites puissances. A la suite de la première conférence qui avait proposé l'établissement d'une commission internationale permanente d'arbitrage, il fut désigné par la Belgique, le 6 octobre 1900, comme membre de cette commission. Lors de la seconde conférence, il eut le regret de voir écarter sa thèse favorite, et cette déception (page 138) lui fut d'autant plus amère qu'il se trouvait en désaccord sur cette thèse avec le souverain dont il avait si longtemps secondé la politique et qui était beaucoup moins féru que lui des bienfaits de l'arbitrage obligatoire.
Aux espérances généreuses de Beernaert et à son action pacifiste, l'esprit plus réaliste de Léopold II opposait les nécessités de la défense d'une Belgique à laquelle les dangers de sa situation géographique et les leçons de l'histoire ne permettaient pas de s'endormir sur l'oreiller de la neutralité, celle-ci lui eût-elle été à la fois imposée et garantie par les grandes puissances de l'Europe.
Quant à la limitation des armements, Beernaert, qui avait présidé, à la première Conférence de la Paix, la commission chargée d'étudier la proposition russe sur une réduction de charges militaires et navales, en avait emporté une profonde impression du fardeau terrifiant, et combien accru depuis ! sous lequel ploient tous les peuples. Soucieux d'arrêter cette « course à l'abîme » il ne négligea dès lors aucune occasion de freiner sur la pente fatale, faisant appel à la fois à l'opinion publique et au concours des Etats.
Pour commencer, ne pouvait-on tout au moins s'engager à ne pas transporter dans le domaine des airs une concurrence dont on ne connaissait que trop les charges et les risques sur terre et sur mer ? Ne pouvait-on, sinon prohiber, du moins réglementer la guerre aérienne ? Certes, depuis les envolées de Santos Dumont, en 1906, la conquête de la troisième dimension avait pris un tel développement qu'il était déjà chimérique de réclamer l'interdiction radicale des avions et des aérostats pour un but militaire. Mais ne pouvait-on du moins espérer que l'utilisation de l'aviation fût limitée à des services d'observation, de liaison ou d'estafette ? Que les armées fissent usage de ces nouveaux engins pour surveiller les mouvements de l’ennemi, pour régler le tir de leur artillerie, passe encore ! Mais qu'elles les utilisassent directement dans la guerre sur terre ou sur mer, d'une façon indépendante, comme une nouvelle force destructive, par la mitrailleuse (page 139) et la bombe, une telle perspective, avec les conséquences qu'il fallait en redouter, indignait l'esprit généreux de Beernaert et il appliqua tout son effort à la conjurer.
Hélas ! même dans cette position de repli, les déceptions l'attendaient. Tandis que la Conférence de la Paix de 1899 avait admis l'interdiction de lancer des projectiles et des explosifs du haut des ballons, la seconde conférence, celle de 1907, se refusa à renouveler cette défense. Mais Beernaert ne se déclara pas battu. « En politique surtout, disait-il, il y a des portes, et même beaucoup, qui ne s'ouvrent que quand on y heurte souvent. La première des vertus politiques et le premier élément de succès, c'est la persévérance. »
Cette persévérance, qui complétait chez lui tant de conviction et tant d'autorité, devait lui valoir, en 1909, le Prix Nobel pour la Paix. Il jugeait que l'Union Interparlementaire lui offrait, pour ses tentatives répétées, un théâtre particulièrement favorable. C'est ainsi qu'il présenta à la conférence que l'Union organisa à Genève en 1912, la dernière à laquelle il devait assister, un rapport sur la prohibition de la guerre des airs. Il arriva à Genève, mal rétabli des fatigues que lui avait causées la dernière session de la Chambre.
Le malaise dont il souffrait s'aggrava au point qu'il dut interrompre son séjour et qu'il gagna Stresa pour y prendre quelque repos, abandonnant à ses amis le soin de défendre son rapport et d'en faire triompher les conclusions. En son absence, le débat s'engagea surtout entre M. d'Estournelles de Constant, lord Weardale, le comte Goblet d'Alvie11a et M. Gustave Ador. Le premier combattit l'idée de la prohibition : « Pourquoi interdire la guerre des airs, disait M. d'Estournelles de Constant, quand on autorise et qu'on perfectionne constamment celle sur terre et celle sur mer ? Pourquoi s'en prendre à un seul progrès de la science quand on en accepte tant d'autres, les perfectionnements de la chimie et particulièrement des explosifs, l'électricité, la navigation sous-marine, les torpilles, les mines, la télégraphie sans fil, etc., etc. ? (page 140) L'aviation servira la paix bien plus que la guerre ; elle sera un trait d'union entre les peuples, un remède inespéré contre l'ignorance qui les divise et élève entre eux des fortifications qui perdront leur raison d'être. Il faut encourager l'aviation ; tant mieux si les ministres de la guerre s'en chargent et se décident à la subventionner. C'est autant de gagné pour le progrès. Pourquoi refuser à la navigation aérienne les sacrifices prodigués aux cuirassés ? Pourquoi tant de complaisance aux mastodontes, tant de sévérité pour les oiseaux ? Vous sacrifiez la défense à bon marché à l'ostentation ruineuse. Pourquoi interdire une arme de défense qui est à la portée des pays les plus pauvres et les moins peuplés, s'ils veulent défendre leur liberté ? Pourquoi laisser toute latitude aux Etats militaires les plus puissants ? Vous favorisez par avance l'envahissement au détriment des pays qu'il peut menacer. En enlevant une force ou même une espérance aux plus faibles, vous découragez leur résistance, vous les livrez et vous abandonnez en même temps, sous prétexte d'humanité, la justice et la liberté. Vous désarmez la civilisation sous prétexte de la protéger et vous compromettez la paix que nous sommes ici pour servir ! »
Pour ingénieuse qu'elle fût, cette argumentation ne convainquit pas la Conférence et la proposition de Beernaert, à peine amendée, fut adoptée à la grande majorité des voix.
Ce fut le dernier succès, bien précaire d'ailleurs, de celui que ses amis s'étaient habitués à appeler de ce nom de « Great Old man » que les Anglais avaient donné naguère à l'illustre Gladstone, dont il rappelait, par plus d'un trait, la physionomie intellectuelle et morale.
Après quelques semaines passées à Stresa, Beernaert avait déjà repris le chemin du pays natal lorsque, en cours de route, à Lucerne, son état s'aggrava soudain. Voici comment un de ses biographes a raconté sa mort :
« Un prélat italien de ses amis est de passage en cette ville et se rend à son chevet. Beernaert le (page 141) reconnaît et le remercie, et comme il sent sa fin prochaine, il lui dit : « J'ai besoin de me préparer au grand voyage, mais il me faudra bien quelques heures, vous comprenez, après une vie aussi longue. Il est dix heures. Revenez donc tantôt à trois heures. » Le prêtre se rendait compte qu'à trois heures il serait sans doute trop tard et il ne fit qu'une courte absence : » - Monsieur Beernaert, il est trois heures. » « - Il est trois heures ? Je suis prêt », dit Beernaert, et il se confessa. »
Peu après, il tombait dans le coma et le lendemain, 6 octobre 1912, il rendait l'âme.
Ainsi s'éteignit, à l'avant-veille d'une grande tragédie mondiale qui devait si cruellement déjouer ses espérances pacifistes, un grand homme d'Etat qui fut aussi un de ces types de grand bourgeois et de grand parlementaire dont le XIXème siècle fut très riche et dont la tradition se perd peu à peu. Grand laborieux, il avait fait sienne la devise du Taciturne : « Repos ailleurs. »
Un excellent philosophe, au prestige duquel les fléchettes du Monde où l'on s'ennuie ont fait quelque tort, a justement écrit : « Le principe le plus arrêté dans mon esprit est qu'il n'y a jamais d'époque dans la vie où l'on puisse se reposer. L'effort est aussi nécessaire et même plus nécessaire à mesure qu'on vieillit que dans la jeunesse. La grande maladie de l'âme, c'est le froid. » Cette réflexion d'Alexis de Tocqueville s’applique fort bien aux dernières années de Beernaert. Demeuré imperturbablement fidèle à son idéal, n'ayant pas cessé d'espérer et de servir le rapprochement des individus et des peuples dans la paix et dans le droit, il a jusqu'au bout bien mérité de la civilisation.
Quant à son pays, cette Belgique d'avant 1914, dont il reflète la figure en ce qu'elle a de plus noble et de plus attrayant, la gratitude qu'elle lui doit, et qu'elle a mesurée trop avarement à sa mémoire, (page 142) se dégagera de mieux en mieux à mesure qu'au rétroviseur du passé, la comparaison s'établira entre tous les ministres qui dirigèrent successivement son gouvernement. Le métier de gouverner n'est point facile, surtout avec notre esprit de fronde, dans un régime représentatif où celui que le choix du souverain appelle tout à coup à la barre de l'Etat sait que chacun de ses mouvements sera épié et critiqué par une opposition qui ne s'assigne le plus souvent que ce rôle négatif, tandis que l'équipe sur laquelle il doit compter, c'est-à-dire sa majorité, et parfois ses collègues eux-mêmes, n'entendent point abdiquer leurs vues propres pour accepter ses consignes.
Entouré d'adversaires et de rivaux, il tient son autorité de sa sagesse et de son habileté bien plus que de l'adhésion et du dévouement de son équipage. Quelles vertus un peuple doit-il souhaiter chez un tel pilote ? Avant tout, la connaissance exacte de ce peuple dans son histoire, dans sa géographie, dans ses qualités et ses défauts. Avec la volonté de bien faire, avec une doctrine politique, avec des idées personnelles sur l'agencement des pouvoirs, il faut que le chef ait à la fois le sens de la solidarité nationale et la notion du possible. S'il demeure l'homme d'un parti ou s'il gouverne au profit d'une classe, s'il sert la bourgeoisie plutôt que les ouvriers ou s'il flatte ceux-ci aux dépens de celle-là, les réactions de la classe sacrifiée se retournent contre la tranquillité intérieure ou la prospérité commune. Il doit tenir compte de l'opinion publique, mais non pas pour la suivre aveuglément. Il lui appartient de la conduire, de la transformer, en donnant au navire le coup de barre nécessaire, souvent à l'insu même des marins et des passagers.
C'est ainsi que Beernaert a modifié nos institutions, en engageant la Belgique dans la voie d'une grande démocratie ordonnée et dotée d'une législation sociale qu'elle attendait. Il y a réussi.
Sans aucun plan prétentieux et sans autre système que ce souci constant d'économie et d'honnêteté qui ajuste les dépenses d'un Etat à ses (page 143) facultés, il a mis un ordre parfait dans les finances de la Belgique, développé sa production, assuré sa sécurité. Il a aidé Léopold II à doter son pays d'une magnifique colonie et mérité que ce grand souverain lui écrivît, en 1894, à sa sortie de charge : « Si le Congo existe, c'est grâce à vous. » Enfin, voyant par-dessus les problèmes de l'ordre matériel, il a veillé avec sollicitude aux forces spirituelles de la nation, attentif à cultiver en elle son attachement traditionnel à la vie de famille. et le goût qu'elle éprouve pour la liberté individuelle et la propriété privée.
Cette fidélité à des principes plus hauts que la tâche immédiate, il l'a commentée lui-même dans quelques lignes admirables d'un discours de 1903 où vibre le meilleur de sa sensibilité : « Oui, il faut un idéal. Il en faut un pour illuminer la vie. C’est là ce qui nous élève au delà de la terre et de ses boues. C'est là ce qui fait accepter la loi du travail, les ingratitudes de la vie, la douleur. C'est là ce qui nous fait regarder le ciel en recommençant chaque matin cet effort quotidien dont le terme est la mort. »
Parce qu'il a obéi à son idéal, parce qu'il avait à un haut degré la connaissance de l'homme et surtout de l'homme de son pays, parce qu'il a modifié nos institutions en tenant compte toujours de notre mentalité et en suivant, comme le ferait un bon charpentier, le fil même de nos traditions, parce qu'il avait, enfin, suivant le mot de Talleyrand, « de l'avenir dans l'esprit » et que ses vues portaient au loin et au large, il a dignement servi la Belgique indépendante et les longues années pendant lesquelles il exerça le pouvoir ont laissé à la nation le souvenir de la période où elle s'est sans doute sentie le mieux et le plus sûrement gouvernée.