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La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie
BUFFIN Camille - 1925

BUFFIN Camille, La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie

(Paru en 1925 à Bruxelles, chez A. De Wit)

Chapitre X. Voyage de l’impératrice au Yutacan. Echec de la mission du général L’Heriller en Belgique et en France. Maladie de l’impératrice

(page 195) Depuis longtemps, les habitants de la péninsule du Yucatan, insistaient pour que l'empereur les visitât. La date de ce voyage avait été fixée au mois de novembre 1865, mais, au dernier moment, Maximilien fut retenu par diverses affaires urgentes, et Charlotte s'y rendit seule.

Elle quitte Mexico le 6 novembre, accompagnée de M. Ramirez, Ministre d'Etat, de M. Blondeel de Cuelenbrouck, ministre de Belgique, du marquis de Rivèra, ministre d'Espagne, du général Uraga, du conseiller Eloin, de M. Negrete, secrétaire des cérémonies, et de deux dames d'honneur. Une forte escorte de cavalerie la protège. La souveraine passe par Puebla et Orizaba, où la réception n'est guère enthousiaste, car le parti conservateur qui y domine, manifeste son mécontentement par son abstention.

Il en est tout autrement à Vera Cruz, dont on augurait mal. Le peuple de toutes les classes, avec une (page 196) unanimité et un élan indescriptible, s'est élancé au devant de l'impératrice. Les artisans avaient construit, à leurs frais, un immense char de triomphe ; malgré sa répugnance, Charlotte s'y place et la population, en masse, la traîne jusqu'au palais. Bals. concerts, illuminations, ovations de toutes espèces ne discontinuent pas pendant trois jours et, à bon droit, Charlotte est fort émue d'une réception, qui dépasse en témoignage d'attachement et d'amour, tout ce qu'on pouvait espérer d'une ville aussi exceptionnelle que Vera Cruz, qui a toujours été le siège du gouvernement révolutionnaire.

« Il faut en attribuer l'honneur en grande partie, écrit M. Blondeel de Cuelenbrouck, le 9 novembre au ministre des Affaires Etrangères de Belgique, à la douce et puissante séduction de S. M., qui sans hyperbole ni flatterie, a le grand art de gagner le de tous ceux, qui l'approchent. Pour la pacification, sa présence vaut une armée. »

Une relation inédite de son voyage dans le Yucatan, adressée par Charlotte à Maximilien, et dont je donne le traduction, montrera que partout, elle fut accueillie avec le même enthousiasme :

« Merida, 23 novembre 1865.

« Le 20 novembre, nous nous embarquons de bonne heure sur le Tabasco. Le temps paraissait beau, mais la mer était houleuse. Le bateau tanguait et roulait fortement et il nous fallut payer l'honneur de naviguer sous notre pavillon par la traversée la plus agitée que j'ai jamais faite. Seules les trois couleurs de notre drapeau étaient mexicaines. Le capitaine et les officiers étaient des Espagnols, qui fumaient et bavardaient toute la journée ; les matelots formaient en ramassis de toutes les nations, des Italiens. des Français, des Grecs, et même un Bohémien, tous sales et déguenillés, sauf qu'au départ et l'arrivée, ils revêtaient des vêtements propres. Parmi eux se trouvaient également des Maures. Le roulis était si violent, en partie à cause de l'agitation de la mer, et en partie à cause de la (page 197) mauvaise structure du navire, qu'au bout d'un quart d'heure, nous étions tous souffrants. Je suis restée sur le pont jusqu'au soir, atteinte de mal de mer, et en proie à des nausées continuelles, que ni vin, ni eau, ni rien au monde ne pouvait calmer.

« A cela s'ajoutait le contretemps que le Dandolo, la corvette autrichienne qui nous escortait, ne parvenait pas nous suivre et nous faisait perdre infiniment de temps. Madame Pactero fut terrassée dès la première heure ; quant à moi, je passai la deuxième journée au lit et commençai à me nourrir comme un oiseau malade, de purée et de soupe.

« Le ciel était noir comme de l'encre. J'appelai Morin à mon chevet et lui déclarai que je désirais, si possible, arriver le lendemain. On signala donc au Dandolo, que nous proposions de naviguer à toute vitesse. et le 22, à midi, après avoir abandonné notre compagnon, nous arrivâmes devant Sisal.

« C'est une rade ouverte, une plage unie, sur laquelle se dressent quelques maisons blanches, aux toits couverts de feuilles séchées de maïs. De loin, on distinguait sur le seuil des portes des personnages blancs, car au Yucatan, tout est blanc, même la terre. Quelques hauts palmiers formaient le fond de ce paysage. Salazar, commissaire impérial, en robe brodée, avec le général Severo Castillo et quelques officiers en tenue, vinrent me saluer à bord et m'escortèrent à terre. Là, m'attendait Madame Salazar (à qui je donnai un rebozo) et quelques dames de Mérida, ainsi que Regil y Poan, tous rayonnant de joie et pleurant d’émotion, en sorte que la dame désignée comme porte-parole ne parvenait plus à parler. Un prêtre (le clergé ici est enthousiaste) déclama un discours enflammé, dans lequel il m'appelait l'ange de la paix, qui avait traversé la mer, portant dans ses bras la prospérité.

Marchant sur un tapis de coquillages blancs, nous nous rendîmes à la maison destinée à notre repos. Dès notre entrée, la foule grimpa sur les fenêtres et, cramponnée aux grillages, nous regardait avec des yeux curieux et aimables. Ici, la population ne porte plus de sombreros mais de grands chapeaux ronds. Les gens du port me semblent de la même race que (page 198) ceux de Vera Cruz ; bientôt nous apprendrons à connaître les Indiens.. Dans un excellent landau appartenant à Salazar et construit aux Etats-Unis (j'en commanderai un pareil pour les voyages prochains), nous parcourûmes la contrée, couverte d’un taillis court toujours vert, d'où émergent de nombreux palmiers du genre éventail, ce qui forme un bois ininterrompu jusqu'à Merida. Le chemin, tout uni, est tracé dans une pierre calcaire très dure. Le sol est donc tout différent du terrain humide de la Sierra Caliente et des Antilles, où l'on roule constamment sur une terre végétale. Une ligne télégraphique suit, depuis un peu plus d'une semaine, la route jusqu'à Sisal : c'est la première de la presqu'île. Les Meridiens racontent que de mauvaises langues auraient dit tout d'abord : « Oh ! les inventions de ces Mexicains, cela ne vaut pas le diable », et après, ils télégraphiaient si assidûment toute la journée, que l'on dut installer dans le bureau des chaises pour les dames.

« Les Indiens s'habillent d'une façon toute particulière, On se croirait au temps de Montezuma, et les femmes, semblables à des vestales, conviendraient. comme sujet de peintures à fresque. Comme vêtements, elles ont une jupe de toile blanche, ornée dans le bas de broderies multicolores, et par dessus une chemise également brodée. décolletée en carrée, qui tombe tout droit autour du corps. Sur la tête, elles ont un voile blanc, ainsi que des nonnes. Les hommes portent de beaux chapeaux de paille ronds, très finement travaillés avec des mosaïques noires, une camisole blanche et une espèce de pantalon. Le tout ressemble à un costume de nuit.

« Les fenêtres n'ont pas de rideaux et, de l'extérieur on aperçoit les hamacs et ce qui se passe à l'intérieur. Nous avons passé la nuit et le curé, un Sambo. qui avait préparé notre logement et notre repas, criait d'une façon assourdissante. La population est remarquable par sa beauté. Pas de physionomies renfermées ou hypocrites comme chez les Garillarestan de Palmar.

« A 7 heures, le lendemain, nous partîmes pour Mérida. C'était une matinée dorée et rayonnant (page 199) d’une telle lumière que l'on pouvait à peine regarder la végétation tropicale, encore toute couverte de rosée. Le long de la rue, on avait tendu des guirlandes de verdure avec comme point central des éventails de palmiers. Toute la population m'acclamait et lançait des fleurs dans ma voiture.

« Le taillis s'élève davantage aux environs de Mérida, quoiqu'en restant toujours insignifiant ; le chemin continue a être uni et bon. Enfin apparurent des Genetio qui entourèrent la voiture en hurlant atrocement ; ils étaient habillés exceptionnellement à la mode mexicaine, que l'on ne connait pas ici. A la porte de la ville, une députation de dames m'attendait pour me présenter un album magnifique de « Careg » couvert de beaucoup de signatures. Après, s'avancèrent des fillettes chargées de fleurs et de compliments, enfin les caciques de la municipalité des faubourgs : tous tenaient des bâtons et jouaient des instruments divers, et on les accompagnait, en frappant sur un tronc d'arbre. Ensuite, vint la partie poétique : des milliers de jeunes filles. indiennes et métisses, toutes vêtues de jupes de dentelles blanches et dont les voiles étaient transparents, s'approchèrent de la voiture et me présentèrent des petits bouquets, composés de fleurs roses et rouges très odorantes. Alors d'immenses acclamations s'élèvent, les hommes se hissent l'un sur l'autre, quelques-uns grimpent sur les toits, d'autres se tiennent sur des chaises. Des poésies multicolores sont lancées et la profusion de fleurs est telle que j'en suis toute couverte comme autrefois à Cholula.

« Les uns criaient : « Vive l' Empereur ! Vive la protectrice du Yucatan. » On cria même : « Vive le roi Léopold ! Pas un mot du Mexique. Tout est donc dynastique, la dynastie du pays.

« Près de la Garita se dressait un arc de triomphe avec une dédicace à l'Empereur. Je descendis de voiture et l'alcade municipal me présenta les clefs d'argent de la ville, marquées d'armoiries : une tour et comme celles de Castille et de Leon, j'y plaçai la main et les laissai sur le coussin. A pied, nous allâmes à la cathédrale construite en pierres jaunes, et d'un style mauresque, comme celle de Malaga et de de Raguse. L'intérieur est bien arrangé ; l'autel est dispose d'une façon spéciale et entouré d'un espace beaucoup plus large que chez nous, la profusion des bougies, des lampes verre mat est un très joli effet.

(page 200) « Tout ressemble plus à l'ancienne Espagne qu'aux colonies ; en un mot rien n'est américain et tout donne une image du Moyen-Age. Un clergé nombreux en chasubles d'or, ou en surplis, dont quelques-uns tenaient en main des Nazas nous précédaient. Le Te Deum fut chanté dignement et du chœur s'élevait comme d'un rêve lointain le chant des jeunes filles. On s'entend, ici pour organiser les cérémonies. A droite, s'agenouillèrent le commissaire et les officiers mexicains, corrects et d'un aspect plus robuste que les particuliers habillés en blanc et qui, sans doute à cause des uniformes, avaient l'air d'Européens très élégants. Parmi ces militaires, tu pourrais choisir de beaux officiers d'ordonnance. L'adjudant de Castillo ressemble à un flamand : il est complètement blond, quoique mexicain et sans aucune parenté étrangère. J'oubliais de mentionner que le devant de l'autel est en argent massif. ce qui donne une idée de la richesse des églises avant la spoliation.

« A ma rentrée, j'eus une belle vue de maisons d'une blancheur aveuglante, entourées d'arcades, derrière lesquelles s'élèvent de hauts palmiers. Au centre, entouré de grillages élégants, on voit un jardin délicieux, coupé d'allées blanches avec des arbres d'un vert splendide, couverts de perroquets et d'oiseaux multicolores : c'est un square mauresque en Europe méridionale. Toutes les rues sont ornées de drapeaux et de pavillons, dont les nuances chatoyantes augmentent encore la beauté du coup d'œil. Le soir tout est éclairé, par une quantité de petites lampes en papier de couleurs variées. réunies en guirlandes, C'est d'un effet ravissant, c'est une vraie fête, comme je n'en ai plus vue depuis Venise.

« Le 24.

« De bonne heure, j'ai visité l'hôpital, l'église de la Nejorade, qui rappelle celle de Raxuse, la Casa de Benefisencia, et deux écoles pour jeunes filles. Il est très remarquable que toutes les femmes et les jeunes filles ont des vêtements de mousseline des plus simples mais toujours très propres et sont habillées et coiffées coquettement. et cela dans toutes les classes de la société. On ne voit aucun pauvre, personne ne demande l'aumône et je n'ai pas reçu une seule (page 201) supplique.

« A l'école, les enfants lisent des poèmes de leurs auteurs nationaux, dont certains ont formé un cercle intellectuel d'amateurs de poésie. Le soir, dîner de 40 couverts, auquel assistent quelques belles femmes, d'une pâleur excessive. Un vieil indigène ressemblait à Gutierrez, avec ses yeux ardents et ses cheveux blancs. Les hommes sont vraiment les Gachupines du Mexique, vifs comme des Andalous, joyeux avec une nuance de galanterie. Ils sont monarchistes de nature, estiment l'autorité et, quand ils ont de quoi vivre, ils s'occupent peu des théories démocratiques. Ils savent unir la poésie à la prose pratique.

« Chaque jour, je suis couverte de fleurs et de « vivas », et à chaque coin de rue, cela recommence pour ainsi dire à nouveau. Ils sont comme fous. Après le dîner, le soir, il y avait un gala, qui fut très brillant. Sans cesse, j'entendais de nombreux « vivas » qui m 'appelaient constamment à la fenêtre ; c'est alors seulement que l'enthousiasme débordait ; les gens hurlaient et jetaient leurs coiffures en l'air. A la fin ils criaient : « Salga S. M. parultima rey » ce que je fis, et le hurlement continua jusqu'à ce qu'on fermât la fenêtre.

« Le 25.

« J'ai vu un collège et l'église merveilleuse de St. Cristobal. La ville est ravissante avec ses belles rues unies, bien entretenues, et ses marchés. On me jeta un pigeon dans la voiture. avec des poésies tricolores aux pattes. Le soir il y eut bal et beaucoup d'enthousiasme.

« Le 26

« Une députation de Ayentamiento vint me remercier pour le rappel de la loi. Les gens sont émerveillés. Tous les Artesanos défilèrent musique en tête et en poussant des vivats. Cette fois-ci le cri : « Vive le Mexique » et vive « l'Empereur mexicain » constitua une différznce avec les jours précédents.

« J'ai vu la mère d'Escutdero, une vieille femme ayant beaucoup de bon sens, très expérimentée en affaires politiques. (page 202) L'après-midi, la rue principale présente un coup d'œil ravissant. Tous les hommes et les femmes sont assis devant leur maison ou derrière les fenêtres à grillage, en atours légers, la plupart dans des fauteuils roulants ; les autres par couple se promènent en volante comme à la Havane. Ces voitures n'offrent que deux sièges et sont très recourbées. sans vitres. Elles sont tirées par un cheval queue liée, comme ceux des Xajos, sur lequel se trouve un jockey. Les dames portent des vêtements décolletés sans rien au cou et ont des fleurs fraiches dans les cheveux. La rue ressemble à une corbeille de fleurs, tout rappelle une poésie éternelle, le bonheur et des mœurs simples et pures, Je ne sais de quoi les habitants meurent ici, mais ce n'est de chagrin ni de douleur : la vie passe comme un printemps continuel et l'on comprend que les gens aiment leur pays. Quand le vieux Gutierrez reverra cela, il tombera faible, malgré ses cheveux gris. Des deux côtés, la rue qui est très longue se termine dans des jardins de palmiers et de cocotiers de sorte que la végétation forme le fond du tableau comme à Orizaba. »

En dehors des fêtes. l'impératrice se livrait à un travail considérable, étudiant la colonisation, l'état de la justice, la situation commerciale et financière. Elle examinait les moyens d'améliorer l'agriculture, d'augmenter la culture du coton et du tabac, etc. etc.

Avide de tout voir, de tout contrôler, de tout perfectionner, l'active souveraine se surmena. Dès son retour à Mexico, elle tombe malade. Elle se prétend empoisonnée. Est-ce exact ? C'est un mystère. En tout cas, cette crainte du poison ne la quitte plus, et devient même l'année suivante une sorte de phobie.

A son arrivée, Charlotte trouve une lettre du général L'Heriller, du 27 novembre 1865, rendant compte de ses différentes démarches à Bruxelles et à Paris.

« C'est par votre Auguste père, écrivait-il que j'ai d'abord été reçu... L'audience a entièrement roulé sur la grave question de la pacification du Mexique. Ainsi que je l'avais promis à V. M. et à l'Empereur, j'ai dit (page 203) au Roi, avec toute la franchise que je lui devais, mon opinion sur cet important sujet.

« Le Roi a semblé partager mes idées, lorsque je lui ai dit que je croyais que la France ne faisait ses sacrifices qu'à demi, quelques grands qu'ils fussent déjà ; qu'on arriverait plus vite, plus sûrement et même plus économiquement la pacification, si, pendant quelques années encore, on augmentait l'effectif du corps expéditionnaire, au lieu de le diminuer ; et si l'on imposait à la presse l'obligation de ne parler qu'avec une extrême réserve des affaires du Mexique. Rien, en effet, à mon sens, ne jette plus de trouble dans les esprits, de discrédit sur l'Empire, que d'émettre constamment des doutes sur sa vitalité future...

« S. M. m'ayant demandé si j'avais foi en l'avenir, je n'ai pas hésité à lui répondre affirmativement. à condition toutefois qu'on se montrerait moins impatient de tous côtés... »

Le général L'Heriller avait pour mission aussi de demander une augmentation du contingent belge, fort amoindri par les combats et les maladies.

« J'ai cru remarquer, dit-il, dans mon entretien avec M. Rogier, ministre des affaires Etrangères, qu'il n'était point partisan d'un nouvel envoi de soldats, m'a fait mille objections, m'a parlé de l'opposition que soulèverait cette mesure dans les Chambres ; et il s'est appuyé surtout sur la partie financière, en me demandant qui, en définitive, payerait toutes ces dépenses. A une pareille question, je n'étais pas autorisé répondre...

« Dès mon arrivée à Paris, mon premier soin a été de me rendre au ministère de la Guerre. Malheureusement, le maréchal Randon était absent, et je ne l'ai vu que beaucoup plus tard. J'ai plaidé la cause du Mexique aussi chaleureusement que possible, J'ai trouvé partout l'idée bien arrêtée de ne pas augmenter le corps expéditionnaire. Toutefois, on m'a donné l'assurance que l'envoi des contingents. qui devaient remplacer les libérables, dépasserait de beaucoup le chiffre de ces derniers, qu'ainsi il y aurait, par le fait, augmentation d'effectif d'une couple de mille hommes : qu'on ne ferait rentrer aucun corps constitué ; (page 204) qu'enfin, on négocierait avec le vice-roi d'Egypte une levée de mille soldats nègres. J'ai vivement insisté sur le service que rendait, dans les Terres chaudes, le bataillon égyptien, afin qu'on tâchât de surmonter les difficultés qu'on rencontrait...

« L'audience que j'ai eue du ministre de la Guerre, à son retour de Grenoble, n'a pas duré moins de deux heures. Il me serait impossible d'énumérer à V. M. tous les sujets qui ont été successivement discutés ; V. M. le soupçonne. J'en signale cependant deux sur lesquels j'ai d'appeler l'attention de V. M.

« Le premier est relatif à la réorganisation de l'armée mexicaine. Le maréchal trouve qu'elle marche avec une lenteur désespérante, et j'ai subi un long interrogatoire sur les voies et moyens, dont dispose l'Empereur pour arriver la reconstitution de son armée. V. M. n'ignore pas de quelles difficultés est entourée cette question ; je les ai indiquées au ministre qui s'en étonne, parce qu’il est trop éloigné pour le bien apprécier. Entre autres situations pour les surmonter, le ministre émet le désir que le ministère de la Guerre soit confié au commandant en chef du corps expéditionnaire ; il pense que cette mesure couperait court à tous les tiraillements. A toutes les irrésolutions. La haute position du commandant en chef ne soulèverait, il l’espère du mois, (mais je n'ose partager son espoir), ni obstacle de part des généraux mexicains.

« L’expérience de l'Empereur, les renseignements que seul il peut avoir sur les généraux, sur l'état des esprits dans son armée, le mettront à même d'apprécier à sa juste valeur l'opportunité s'une semblable décision que je recommande très humblement aux prudentes réflexions de S. M.

« Le deuxième sujet, qui était pour moi fort délicat à traiter, était de savoir dans quelle situation se trouvait M. le maréchal Bazaine vis-à-vis de l'Empereur. Je n'aborde aujourd'hui cette question qu'avec le respect que je dois à V. M., je le fais, surtout, que parce qu'Elles ont daigné quelquefois m'en entretenir. Le Ministre suppose donc que les rapports entre l'Empereur et le Maréchal doivent parfois être tendus ; S. E. connaît toute la bienveillance de l'Empereur, comme aussi elle juge délicate la position du maréchal Bazaine. « L'Empereur, m'a dit le Ministre, est Empereur. Il veut et doit (page 205) l'être. D'un autre côté, le maréchal a descendu au lieu de monter, par le seul fait de l'intronisation de l'Empereur ; et comme après tout, il est un de ceux qu'on peut appeler satisfait, n'ayant plus, pour dire crûment le mot, rien à gagner, peut-être n'apporte-t-il pas dans ses relations avec S. M. toute la déférence convenable, peut-être ne serait-il pas fâché de rentrer en France. » Tel est, peu près, le sens des paroles du Ministre. Il m'était bien difficile, V. M. le comprendra, d'éclairer S. E., sur des points si délicats : J'ai cru, cependant, pouvoir dire qu’il y avait du vrai dans les suppositions de S. E., que j’étais persuadé que jamais l’Empereur n’aurait toléré que le Maréchal manquât au respect qu'il devait à S. M., que j'en croyais d'ailleurs, le Maréchal incapable ; mais qu'enfin, il y avait dans cette situation des nuances presque insaisissables, qu'on soupçonnait. mais qui ne se révélaient par aucun acte ostensible, ou que le public ignorait. Quant à la question de l'occupation prolongée du Mexique par nos troupes, le Ministre semble l'envisager avec terreur. Il se demande quel en sera le terme ? « Comment nous en sortirons et à quoi aboutiront tous les sacrifices en hommes et en argent, faits par la France ? J'ai trouvé S. E. très opposée à l'envoi de gendarmes au Mexique. Elle n'a pas foi dans l'organisation d'une gendarmerie nationale...

« J'arrive maintenant aux audiences que j'ai eu l'honneur d'obtenir de LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice, après leur retour de Biarritz.

« L'Empereur, comme le sait V. M., est peu communicatif. J'ai été interrogé par Lui pendant plus d'une demi-heure, sans qu'il m'ait été possible de saisir dans les réponses de S. M. un fil qui put me donner une idée exacte de ses pensées. Je dois la vérité de déclarer à V. M. que l’Empereur m'a paru très préoccupé au point de vue de la durée de notre occupation, et des énormes sacrifices qu'elle entraîne. Chez S. M., comme chez le Ministre de la Guerre. l'idée dominante est la prompte réorganisation de l'armée mexicaine, armée sans laquelle la solidité du trône de l'Empereur Maximilien et, par suite, la pacification du Mexique Lui semble gravement compromise. Que V. M. me permette de le lui dire très respectueusement : Le Roi Léopold et l’Empereur Napoléon se sont rencontrés d'accord sur un même point, à savoir qu'il fallait à (page 206) toute force que l'Empereur déployât une grande vigueur dans la répression du brigandage, que le temps de la clémence était passé, qu’il était plus sage de faire moins de décrets, qui seraient vigoureusement exécutés, que d'en édicter une foule qui restent lettre morte...

« Ma conversation avec S. M. l'impératrice a été fort longue. minutieuse. Pendant plus de deux heures S. M. a passé en revue presque tous les sujets les plus intéressants de la question mexicaine. V. M. sait quelle auxiliaire dévouée Elle a dans l'impératrice Eugénie ; Elle ne saurait donc douter de la sympathie qu'a témoigné S. M. à tout ce qui intéresse le trône de Vos Majestés.

« L'impératrice ne partage pas les vues de l'Empereur Maximilien sur la question du clergé et elle considère comme prématurées, impolitiques, les mesures prises contre ce corps, dont elle redoute l'influence, que personne ne peut nier. Les sentiments religieux de l’Impératrice ne sont pas propres, à mon avis, à lui donner une idée nette et très exacte de cette question épineuse ; et quelque bien renseignée qu'ait pu être S. M. sur le clergé mexicain, je doute qu'Elle puisse l-jamais se figurer dans quelle abjection, dans quelle ignorance vivent les prêtres et les ordres monastiques au Mexique. J'ai donc glissé légèrement sur cette partie, désirant ne pas froisser des sentiments, que j’honore et qui sont dignes de respect.

« L'Impératrice, qui a lu et médité l'histoire du Mexique est profondément enthousiasmée de la conquête du Mexique par Fernand Cortez : et. partant de ce principe que c’est avec une pognée de braves que ce héros a conquis ce vaste empire, Elle se demande s’il est bien nécessaire que, pour pacifier le Mexique, nous y ayons autant de monde.

« J'ai essayé de faire comprendre S. M.. que les situations étaient essentiellement différentes ; qu'elles ne pouvaient en rien être comparées l'une à l'autre, soit en raison des moyens de guerre dont disposaient alors les conquérants et les vaincus, soit en raison des auxiliaires que Cortez avait trouvés dans la race indienne, auxiliaires qui, jusqu'à ce jour ont complètement manqué à l'Empereur.

« La pensée dominante de l'impératrice est également (page 207) la prompte organisation de l'armée nationale qui, seule, permettra la rentrée totale ou partielle de nos troupes.

« Je me suis efforcé de résumer dans ce rapport. dont je prie V. M. d'excuser la longueur, les opinions si diverses que j'ai recueillies sur le Mexique. J'ignore si j'aurai réussi dans ma tâche : mais ce que je puis affirmer à V. M., c'est que j'ai cherché, par tous les moyens en mon pouvoir, à détruire cette tendance des esprits, qui n'ont aucune foi dans l'avenir du Mexique, à tout nier, à tout dénigrer ; tendance fâcheuse, qui fait plus de mal la cause mexicaine que de véritables revers. »

Cette lettre, qui exposait la ferme détermination des gouvernements belge et français de ne plus envoyer de contingents au Mexique, cause à Charlotte un profond découragement. Et comme la chaleur et la fatigue de son voyage au Yucatan l'avaient fort déprimée, elle est atteinte de neurasthénie.

Contrainte à un repos prolongé, elle abandonne le soin des affaires à Maximilien, ne s'occupant plus que de la bienfaisance. Sa charité est inépuisable : En moyenne. elle distribue 10,000 francs par semaine en aumônes et prélève ainsi plusieurs millions sur sa fortune personnelle. Le 4 mars survient un incident qui affecte aussi vivement la souveraine : la mission belge, composée du général Fouré, de son aide de camp maréchal. du major Altwies. de MM. d'Huart. de Dorlodot et d'Alcantara, qui était venue annoncer à Maximilien l'avènement au trône de Léopold Il, repartit pour l'Europe. Soit par insouciance, soit pour cacher l'insécurité des routes, on ne leur donne pas d'escorte ; seul un officier d'ordonnance de l'Empereur les accompagne de Mexico à Vera Cruz. La berline gravissait la côte de la Cordillère. près du Rio Fria. lorsque des bandits surgissent du maquis et font feu. Un officier belge, le baron Frédéric d'Huart, (page 208) officier d'ordonnance du comte de Flandre, est tué ; les survivants quoique blessés bondissent hors de la voiture et à l'aide de leurs revolvers et de leurs sabres repoussent les agresseurs. Puis, ils remontent dans leur véhicule, qui part au galop, emportant le corps de la victime. Dès que le danger est conjuré, sort de la bâche l'aide de camp de Maximilien, qui s'y était blotti... (Blanchot, ouvrage cité, t. IL, p. 95.)

Dès lors, l'impératrice s'isole, Elle, auparavant si gaie, si active, si courageuse, devient triste et rêveuse. Elle se plaît à voguer le soir sur les grands lacs de Mexico, assise en une pirogue indienne, ou bien elle prie longuement devant la petite chapelle établie au faubourg San Cosme, sur le tronc de l'arbre de la triste nuit, débris vétuste, déchiqueté par les ans, où Fernand Cortez, chassé de, Mexico et accablé de désespoir, vint pleurer.

Faut-il donner comme cause à la transformation du caractère de l'impératrice, le surmenage, les préoccupations, les désillusions ? Avec sa haute intelligence, sa compréhension des choses et des gens, elle doit s'apercevoir que son trône branlait avant d'avoir été fondé. Le peuple, qui gardait intact dans son cœur la rancune contre l'étranger qui, pendant des siècles. l'avait opprimé sans jamais chercher à le relever et à l'instruire, ne pouvait pas tout à coup s'attacher à une dynastie nouvelle. Sa déception dut être cruelle. Peut-être même fut-elle mélangée de remords. car elle a souhaité l’empire, elle a poussé Maximilien à l'accepter.

Cette responsabilité morale suffit justifier sa nervosité, sans qu'il soit nécessaire d'ajouter foi à la croyance qu'elle fut, ainsi que l'Empereur, empoisonnée à Orizaba en 1865, par une infusion de « Toloacha » (datura Stramonium). Le toxique, dit-on, aurait produit chez (page 209) chacun d'eux des effets différents. A l'égard de l’impératrice, son action détermina des troubles cérébraux ; chez Maximilien, il causa une dysenterie qui ne quitta plus le malheureux souverain.