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La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie
BUFFIN Camille - 1925

BUFFIN Camille, La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie

(Paru en 1925 à Bruxelles, chez A. De Wit)

Chapitre V. Comment se forme un empire

(page 81) « Je suis plein de confiance dans la solution pacifique prochaine de la question mexicaine, affirme le général Bazaine au ministre de la guerre, et j'ai assez de troupes pour la mener à bon terme.

« On ne parle plus de Juarez et de son gouvernement ambulant, et je ne sais pas, quant à présent, où ils sont. »

Napoléon reçoit ces nouvelles avec joie. Il était en relations avec l'archiduc par l'intermédiaire de M. de Arrangoiz, homme fort intelligent, qu'une aventure fâcheuse a contraint de quitter le Mexique. Chargé de vendre aux Etats-Unis la Vallée de Mecilla, il a, sur la somme payée, gardé 68.000 piastres (310.000 francs). Comme on lui reprochait un jour ce fait, il répondit avec désinvolture : « c'est une goutte d'eau. » Depuis lors, ce mot est resté accolé à son nom.

Napoléon charge donc Arrangoiz de décider Maximilien à partir pour le Mexique. De son côté l'impératrice écrit à Charlotte : Dans ce beau pays, il n'y a que des hommes de partis, ardents à poursuivre leurs haines et leurs vengeances, ayant effacé de leur langue le mot conciliation et (page 82) incapables de sacrifier leur passé devant l'intérêt du pays. La Régence est malheureusement imbue de ces idées et l'archevêque, sur qui nous comptions pour adoucir les aspérités, n'est venu que pour rallumer la discorde. Cependant, nous espérons que les prochaines nouvelles seront de nature à presser le départ de V. A., car une main forte et énergique pourra seule mener à bonne fin la régénération du pays. » (Archives. de Vienne : lettre de l'impératrice à l'archiduchesse du 9 décembre 1863.)

Dans l'entourage de l'archiduc, la résistance de Puebla et la froideur de l'Angleterre ont produit un revirement d'opinion. L'archiduchesse Sophie, sa mère, estime que la conquête d'un trône, à l'aide d'une armée étrangère, est un acte de lèse-nationalité. (Archives. de Vienne, lettre du 1er septembre 1863)

Léopold Ier transmet aussi ses inquiétudes :

« On avait pu espérer, écrit-il, que le gouvernement, qui est assez mauvais, serait tombé à la première secousse ; cela n'a malheureusement pas eu lieu. Une question se pose, quels sont ces gens, qui se sont si bien battus ? Si l'on a toujours ce monde sur les bras, on n'occupera pas facilement un aussi vaste pays. » (Archives. de Vienne : lettre du roi à l'archiduchesse du 11 juillet 1863.)

Maximilien hésite. Il se rend compte qu'une armée étrangère, qui envahit un Etat avec la prétention avouée de modifier ses institutions, est assurée d'exciter plus ou moins d'antipathie. Les émigrés seuls peuvent rêver un accueil cordial pour l'étranger qui se présente les armes à la main.

Cependant, comme l'indépendance du pays n'est pa, compromise, que l'intégrité de son territoire n'est pas menacée, il espère que la majorité des Mexicains se ralliera à ce nouvel ordre de choses. (M. Chevalier, ouvrage cité, p. 516.)

(page 83) A Mexico, on attend impatiemment le sauveur. A chaque courrier, Almonte implore Napoléon : « Que l'Archiduc arrive et aussitôt les difficultés disparaîtront et le pays pacifié renaîtra à la prospérité. » (Lettre d’Almonte à l’Empereur.)

Pour en finir, l'Empereur envoie secrètement à Miramar le général Frossard, un de ses aides de camp, avec mission d'accorder au prétendant toutes les garanties qu'il demande. Devant ces promesses, Maximilien cède : il fixe son départ pour Vera Cruz à la fin du mois de mars.

Il reste encore à régler la question successorale. Bien que François-Joseph ait un fils, l'Archiduc Rodolphe, Maximilien, aîné des frères de l'Empereur, a des droits éventuels au trône incompatibles avec la souveraineté mexicaine. L'archiduc est disposé à renoncer à ses droits pour lui et pour les siens, tant qu'ils règneront au Mexique. Il va lui-même traiter à Vienne avec son frère les termes d'un pacte de famille ; puis il rejoint Charlotte, qui l'attend à Bruxelles au milieu de ses principaux partisans : Gutierrez de Estrada, Velazquez de Leon, de Arrangoiz, Murphy, etc.

De Bruxelles, il se rend avec Charlotte à Paris, afin de remercier l'Empereur et de régler définitivement les clauses du traité projeté. Ils sont reçus comme des souverains et logés au Palais des Tuileries.

Dans la matinée, les deux chefs d'Etat confèrent : les bases d'un emprunt à lancer en Angleterre sont discutées avec Fould, Ministre des finances ; les questions politiques sont examinées avec Drouyn de Lhuys, Ministre des Affaires Etrangères. On est vite d'accord. Deux traités sont conclus : Le premier, qui sera rendu public, stipule que le corps expéditionnaire, réduit à 25.000 hommes, restera à la disposition de Maximilien pendant 6 ans, et devra être payé par lui à raison de (page 84) 1.000 francs par homme et par an. En dehors de ces sommes, le gouvernement mexicain versera à la France 270 millions pour les frais de l'expédition jusqu'au 1er juillet 1864, plus 66 millions, en titres de l'emprunt qu'il a l'intention de contracter, et enfin, il indemnisera les résidents français des préjudices qu'ils ont subis. On se rappelle que Dubois de Saligny avait réclamé de ce chef 60 millions et en outre les 68 millions de bons Jecker encore impayés. Une commission mixte créée à Mexico, une commission de révision, instituée à Paris, procéderont à la liquidation.

Le second qui restera secret se résume ainsi :

1) L'empereur du Mexique ratifie les promesses contenues dans la proclamation du général Forey en date du 12 juin 1863, ainsi que les mesures prises par la Régence et par le commandant en chef français.

2) L'empereur des Français déclare que l'effectif du corps français de 38.000 hommes ne sera réduit que graduellement, de façon à atteindre : 28.000 en 1865, 25.000 en 1866, 20.000 en 1867.

Maximilien, qui craint que la concession de la Sonora à la France, ne soit considérée au Mexique comme une aliénation de territoire, et comme le prix de sa couronne, obtient que la clause relative à cet accord soit supprimée.

Plus on étudie cette Convention, plus elle semble incompréhensible. Maximilien, en la signant, se rendait insolvable avant d'avoir régné ; quant à Napoléon, en l'imposant, il consommait la ruine du pays, qu'il prétendait régénérer. (P. de la Gorce, Histoire du second Empire, t. IV, p. 328.) Quelques soient ses pensées secrètes, l'Empereur ne cherche pas à dissimuler sa satisfaction. (page 85) Pendant l'après-midi, il emmène ses hôtes visiter les musées, les palais de Versailles et de Fontainebleau, le soir, ils assistent ensemble à des soirées aux Tuileries et à des représentations de gala.

L'archiduc plaît beaucoup. Il a des mots heureux. Comme on le plaignait du surmenage de ses journées : « Je ne sens pas la fatigue, répond-il, c'est pour le Mexique que je travaille ». (Archives du ministère des affaires étrangères de Belgique. Lettre du Baron Beyens à Ch. Rogier du 12 mars 1864.)

L'archiduchesse montre la même activité. Tout son temps étant occupé, elle a le courage de poser pour Winterhalter le matin avant 9 heures. Son portrait est achevé en trois séances et jugé fort ressemblant.

L'expédition du Mexique, commencée d'une façon si fâcheuse, se termine, avantageusement pour la France : On annonce le retour des troupes, ainsi que le paiement des indemnités réclamées, on fait valoir les grands avantages commerciaux qu'elle retirera de son alliance avec le nouvel empire. Napoléon triomphe. Il a imposé silence aux chefs de l'opposition, à Favre, à Thiers, à Berryer, ainsi qu'au cousin terrible, le prince Napoléon, dont on cite ce mot : « On peut tout faire avec des baïonnettes, excepté s'asseoir dessus. »

« J'ai beaucoup parlé avec l'empereur, l'impératrice et l'archiduc, écrit Metternich le 14 mars. Deux points m'ont le plus frappé pendant cette semaine de tiraillement. C’est d'abord la souplesse et le tact empreint d'une grande finesse déployé par l'archiduc...

« Il a obtenu de l'Empereur tout ce qu'il voulait et, notamment au sujet de l'indemnité et du chiffre des troupes françaises, qui resteront encore au Mexique, des concessions que je regardais comme impossibles. Reste à savoir si l'archiduc réussira aussi bien sur les lieux mêmes qu'il l'a fait à Paris ; j'avoue que plus je suis en état d'examiner la chose de près, moins je (page 86) me sens le courage de consigner des prédictions favorables. Il est hors de doute que c'est une entreprise colossale, dont les chances de réussite échappent encore à l'examen... » (Revue de Paris, Salomon, article cité.)

Ainsi que le dit l'ambassadeur d'Autriche, le sort réservé au jeune souverain et à sa courageuse compagne est entouré de tant de nuages que les partisans les plus résolus de l'empire mexicain en sont troublés. Le public contemplait avec curiosité ce prince à l'espoir robuste « nouveau Jason partant pour la conquête de la Toison d'Or ». Ce qui semblait aux uns hardiesse et vaillance paraissait aux autres crédulité et sottise. Ce n'est pas un archiduc, mais une archi-dupe, murmuraient tout bas plusieurs familiers des Tuileries (P. de la Gorce, ouvrage cité. t. IV. p. 325.)

« L'impératrice, observe le baron Beyens, ministre de Belgique à Paris, sans doute à cause de la responsabilité directe qui pèse sur elle, est en proie à de vives inquiétudes, elle les cache naturellement, mais dans ses conversations intimes, elle montre son extrême agitation. Elle est, comme tout le monde d'ailleurs, fort irritée contre l'Angleterre, qui refuse de reconnaître le nouvel empereur avant son couronnement, se bornant à admettre le fait accompli, comme tous les autres. » (Archives du ministère des Affaires Etrangères, lettre du 21 mars 1864.)

L'accord étant établi, l'archiduc et l'archiduchesse quittent la France, et se rendent en Angleterre. Le but officiel de leur voyage est de faire leurs adieux à la reine Marie-Amelie, veuve de Louis-Philippe et grand-mère de l'archiduchesse Charlotte, qui vit à Claremont depuis 1848. Avec l'autorité de son grand âge, de son expérience et de sa tendresse, elle avait déconseillé l'acceptation de la couronne mexicaine. Quand ses enfants vinrent (page 87) prendre congé d'elle, elle dissimula ses appréhensions, mais après leur départ, la reine dit à plusieurs reprises en pleurant : « Ils seront assassinés »

Quant au but secret de ce déplacement, qui consiste à tenter une dernière démarche pour obtenir l'appui de l'Angleterre, il échoue. Palmerston ne se laisse pas influencer. Il se borne à assurer le futur souverain de ses sympathies : « Nous ne marchanderons pas notre bon vouloir au prince, affirme-t-il ». Et il ajoute après une pause : « s'il réussit ». La presse anglaise approuve son attitude. « Moins nous interviendrons dans cette affaire, écrit le Times, plus nos compatriotes seront satisfaits. » Suit une énumération des futurs embarras du prétendant.

A leur retour, Maximilien et Charlotte s'arrêtent deux jours à Bruxelles. Ils organisent avec les généraux baron Chazal et Chapelié un corps de 2.000 volontaires belges, qui s'intituleront « Gardes de l'impératrice » ; ensuite ils retournent à Vienne.

L'empereur et l'impératrice les reçoivent avec affabilité. Un grand dîner est donné le 20 mars en leur honneur et tout marche à souhait, jusqu'à ce que le comte de Rechberg présente à Maximilien le « Pacte de famille » préparé. Par cet acte, l'archiduc, indépendamment de la renonciation à ses droits éventuels à la couronne d'Autriche pour lui et ses descendants, fait aussi abandon de son rang d'archiduc et de sa fortune personnelle. C'est une sorte de mort civile. (l)

Maximilien se fâche. Il déclare qu'il ne signera jamais cette pièce. Accompagné de sa mère l'archiduchesse Sophie, il va trouver l'empereur. François Joseph maintient sa décision. Et comme Maximilien s'écrie que s'il lui est interdit de partir sur une frégate autrichienne, avec les honneurs dus à un membre de la famille (page 88) impériale, il ira s'embarquer à Anvers sur un navire français, l'Empereur réplique que si ce scandale se produit, son frère sera rayé de la liste des princes de la famille Impériale.

Blessée de cette attitude, l'archiduchesse Sophie sort du cabinet de l'empereur et se retire au château de Laxenbourg, où dans la soirée du 24, Maximilien et Charlotte la rejoignent. Le lendemain, ils rentrent Miramar.

Les membres de la délégation mexicaine étaient arrivés à Vienne le 24. Le départ subit de l'archiduc les contrarie d'autant plus, qu'ils ont fixé au 27 mars, jour de Pâques, la cérémonie dans laquelle Maximilien acceptera la couronne. Très embarrassés de leur situation, ils gagnèrent Trieste, d'où Gutierrez de Estrada, Hidalgo et Velasquez de Leon vont aux renseignements à Miramar.

Là, en présence de l'Archiduchesse, de ses secrétaires, M.M. de Pont et Schertzenlechner, Maximilien, sans dissimuler sa violente irritation, leur apprend les exigences de son frère. Il confirme son refus et annonce son intention de se rendre à Rome, pour demander au Pape d'intervenir dans cette question. (Gaulot : ouvrage cité, t. l, p. 295.)

) Tous désapprouvent cette démarche. L'archiduchesse conseille de s'embarquer secrètement à bord de la frégate française, qui est à Trieste, et de gagner Alger ou Rome, où se ferait officiellement l'acceptation du trône mexicain. De cette manière, les droits héréditaires de l'archiduc seraient sauvegardés. (Papier d’Eloin : télégramme chiffré de l’archiduchesse au roi Léopold.) Avec beaucoup de bon sens, Hidalgo rappelle que le nouvel empire est l'œuvre de Napoléon et, qu'avant de prendre une décision, il serait opportun, indispensable même, de le mettre au courant des difficultés qui surgissent. Cette opinion finit par (page 89) prévaloir. Pendant que l'archiduc télégraphie à Napoléon, Charlotte écrit à l'impératrice la lettre suivante :

« Miramar, le 28 mars 1864.

« Madame,

« C'est le cœur rempli des plus pénibles émotions, mais dominé toujours par l'affection vraie et vive que Votre Majesté à su nous inspirer, que je prends aujourd'hui la plume. Le ciel par un secret impénétrable, nous prive du doux bonheur de contribuer à l'accomplissement des généreux désirs de Votre Majesté vis à vis d'un pays, pour lequel nous étions prêts à sacrifier tout ce qui se donne, tout même nous. Nous étions entrés joyeusement dans cette voie ardue sans autre mobile que le bien, et nous étions heureux de consacrer notre jeune ardeur, d'apporter le tribut de notre bon vouloir à une cause difficile, mais grande. Les conditions apportées à la dernière heure à l'acceptation de cette mission, si laborieusement amenée au but depuis trois ans, sont de telle nature que le noble cœur de Votre Majesté comprendra, qu'elles étaient incompatibles avec l'honneur de l'archiduc et même avec l'honneur du nouvel Empire.

« C'est le cœur brisé qu'il se prépare à recevoir de main la députation mexicaine et à lui dire que la promesse du 3 octobre n'aura jamais son effet, mais en même temps il dégage solennellement sa responsabilité des suites de cette grave démarche, où il se voit contraint, suites qui, à mon avis, tout incalculables. Que Votre Majesté soit persuadée, quoiqu'il arrive, que nous lui sommes dévoués à la vie et à la mort. Notre première pensée, lorsque cette fatale combinaison s'est dévoilée à nous, a été pour Elle, pour l'Empereur ; nous avons gravé dans nos cœurs en lettres impérissables, les adieux du 12 mars, et notre reconnaissance pour tant de bontés et d'affection durera autant que nous-mêmes. Je prie Votre Majesté de se faire l'interprête de ces sentiments auprès de l'Empereur, et si j'osais y ajouter une humble requête, c'est qu'en souvenir de la bienveillante hospitalité des Tuileries, il me soit permis de posséder une photographie de lui et du (page 90) Prince Impérial pour les grouper autour du portrait si cher que Votre Majesté m'a promis.

« Puisse t-elle voir dans ce désir une nouvelle expression de nos sentiments pour Elle et me croire toujours

« De Votre Majesté

« La dévouée servante et Cousine Charlotte »

Il est aisé de se figurer la profonde irritation de l'empereur et de l'impératrice et leurs cruelle inquiétudes en présence d'un événement si grave pour la France, et capable d'amener une rupture avec l'Autriche. Eugénie pleure devant l'effondrement de sa grande conception politique. Napoléon, agité et nerveux, multiplie les démarches. Il fait réveiller Metternich dans la nuit du 27 au 28 mars, pour le prier de dire à Vienne le scandale que causera le refus de l'archiduc. Il télégraphie lui-même à Maximilien :

« Je suis consterné de la nouvelle qui nous arrive. V. A. est engagée d'honneur envers moi, envers le Mexique, envers les souscripteurs de l'emprunt. Les dissentiments de famille ne peuvent pas empêcher V. A. I. de remplir des devoirs plus élevés. Qu'elle pense à sa propre gloire. Un refus me paraît maintenant impossible. »

Et en même temps, qu'il prie le roi Léopold d'agir sur son gendre, il envoie son aide de camp Frossard à Vienne et à Trieste. Le général arrive à Vienne le 30 mars. Il visite aussitôt le Comte de Rechberg, qui lui expose que François-Joseph a déjà un fils et qu'il en aura sans doute d'autres, que par conséquent les droits personnels de Maximilien à la couronne sont très aléatoires, que, ceux de ses descendants le sont encore davantage, puisqu'ils sont appelés à devenir mexicains et que si, dans quelques siècles, ils perdent leur trône, ils pourront difficilement venir régner en Autriche, pays avec lequel ils auront sans doute perdu tout contact.

(page 91) François-Joseph reçoit ensuite le général et lui avoue : « C'est un peu ma faute ; mon frère savait avant d'aller à Paris qu'il aurait à faire une renonciation, mais j'aurais dû l'exiger avant ce voyage, qui l'a engagé. J'ai eu tort de ne pas le faire. »

Frossard ayant assuré qu'il y avait là pour l'Archiduc une question d'honneur : « Oui, confirme l'Empereur, une question d'honneur pour nous. Il faut que cela s'accomplisse. J'y fais tous mes efforts, il faut que mon frère se soumette aux conséquences de sa nouvelle situation, en ce qui regarde son propre pays. »

Frossard se rend le lendemain à Miramar, ou l'archiduc Léopold, le Président du Conseil d'Etat et le sous-secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, s'efforcent de calmer Maximilien. Le général lui remet une lettre de Napoléon III qui est ainsi conçue :

« J'écris à V. A. I. sous le coup d'une vive émotion causée par les nouvelles que j'ai reçues hier soir de Vienne et de Trieste. Il ne m'appartient pas de discuter les questions de famille qui ont pu être traitées entre Vous et Votre Auguste frère, mais je dois Vous représenter tout ce que la situation actuelle a de grave pour Vous comme pour moi.

« Par le traité que nous avons conclu et qui nous engage réciproquement, par les assurances données au Mexique, par la parole échangée avec les souscripteurs de l'emprunt, V. A. I. a contracté des engagements qu'Elle n'est plus libre de rompre.

« Que penserait-elle, en effet, de moi, si une fois V. A. I. arrivée au Mexique, je lui disais que je ne puis plus remplir les conditions que j'ai signées ? Non, il est impossible que Vous renonciez à aller au Mexique et qu'à la face du monde, Vous disiez que des intérêts de famille vous obligent à tromper toutes les espérances que la France et le Mexique ont mises en Vous. Il faut absolument que dans l'intérêt de votre (Em. Ollivier, ouvrage cité, p. 176.) (page 92) famille et de Vous-même les choses s'arrangent, car il y va de l'honneur de la maison de Habsburg.

« Je vous demande pardon de ce langage un peu sevère, mais les circonstances sont trop graves pour que je ne Vous dise pas toute la vérité ! Comptez toujours sur les sentiments de haute estime et de sincère amitié avec lequel je suis de V. A. I. le bon frère ;

« Napoléon.

« Paris, le 28 mars 1864. »

Cette lecture semble émouvoir vivement Maximilien.

« - Mon honneur d'archiduc, objecte-t-il, me fait un devoir d'agir comme je le fais. »

« - Mais, répond le général, au dessus de votre honneur privé, il y a votre honneur politique engagé vis à vis de l'Empereur Napoléon, de la France et du monde. » Et il annonce que François-Joseph cède sur la question des biens de famille.

L'archiduc et Charlotte ne trouvent pas cette concession suffisante. Comme Frossard observe que l'engagement du prince vis à vis de la France doit prédominer toute autre considération, l'Archiduchesse s'écrie :

« - Nous savons bien que nous rendons un service à l'empereur Napoléon III, en partant pour le Mexique. »

« - V. A., réplique Frossard, reconnaîtra que les services sont au moins réciproques. »

Si je relate en détail ces discussions, c'est pour répondre aux historiens, qui accusent Charlotte d'avoir, par son ambition, entrainé Maximilien à accepter la couronne. Certes, elle s'enthousiasma pour l'aventure et sa jeunesse l'excuse. Mais que penser de l'insistance des chefs d'Etat expérimentés à pousser le malheureux prince dans une entreprise si périlleuse ? Survint un courrier de LéopoldI1er, qui engageait à ne pas céder :

(page 93) « Plus Max sera indépendant disait le Roi, plus cela lui sera utile au Mexique. Il faut que les Mexicains soient bien pénétrés qu'ils ont besoin de lui, mais qu'il n'a pas besoin d'eux, qu'ils regardent toujours son départ comme un sacrifice de sa part. » (Archives de Vienne : Conversations avec Cher Papa.)

Charlotte, alors, part pour Vienne. Dans deux entretiens, François-Joseph lui expose les raisons politiques pour lesquelles la succession à l'empire ne peut être ni incertaine, ni conditionnelle. (P. Gaulot, ouvrage cité, p. 296.) Il s'efforce d'être persuasif et, pour atténuer la rigueur de son refus, il propose d'aller signer l'acte au château de Miramar, où l'Empereur d'Autriche ne sera que l'hôte de l'Empereur du Mexique. Charlotte finit par céder.

Dans la matinée du 9 avril, François-Joseph arrive à Miramar. Les deux frères s'enferment dans la bibliothèque. L'entretien est orageux. A un moment donné, Maximilien sort brusquement et marche fiévreusement dans le parc. Après quelques instants, un de ses officiers, le Comte de Bombelles va le chercher et le ramène près de l'empereur. Enfin vers 11 heures, les deux souverains entrent dans le salon, où se trouvent rassemblés plusieurs archiducs et de nombreux dignitaires. Ils signent sans mot dire le Pacte de famille et les assistants les imitent.

Après cette formalité, Charlotte paraît et préside un grand déjeuner. A une heure de l'après-midi, a lieu le départ de l'empereur. En quittant le château, en uniforme comme toujours, il se borne à faire à l'archiduc un salut militaire, mais, à la gare, au moment de quitter ce frère qu'il ne devait plus revoir, il modifie son attitude. A-t-il un regret de sa conduite ? Ou veut-il montrer au public la bonne entente qui règne dans sa famille ? Toujours est-il, qu'avant de monter en wagon, il se retourne (page 94) et ouvre les bras, en s'écriant : Max ». Et les deux frères s'embrassent.

Le lendemain, 10 avril, à 11 heures du matin, quatre voitures de gala, précédées de piqueurs, amènent la délégation mexicaine ; l'archiduc, en grande tenue d'amiral, l'archiduchesse en robe de soie rose, entourés du général Frossard, du comte O'Sullivan, ministre de Belgique à Vienne, de M. Herbette, délégué du gouvernement français, les reçoivent dans le grand salon du rez-de-chaussée.

Sur une table sont déposés les procès-verbaux d'adhésion, envoyés du Mexique.

M. Gutierrez de Estrada, en français, expose les vœux des Mexicains, appelant le prince au gouvernement de leur pays et l'archiduc lit son acceptation écrite en espagnol, langue de sa nouvelle patrie.

Pendant qu'éclatent les cris « Vive l'Empereur ! Vive l'impératrice ! » l'aumônier de Miramar, Mgr. Rachich, mitre en tête, entre accompagné de quatre prêtres, dont l'un de nationalité mexicaine porte le livre des Evangiles. Alors, au milieu d'un profond silence, l'archiduc étendant la main vers la Bible :

« - Moi, Maximilien I, Empereur du Mexique, je jure à Dieu par les Saints Evangiles d'assurer, par tous les moyens qui sont en mon pouvoir, le bien-être et la prospérité de la nation, de défendre son indépendance et de conserver l'intégrité de son territoire. »

Au même instant, le pavillon mexicain, vert, blanc et rouge est hissé sur la tour du château.

Après la célébration d'un Te Deum, chanté dans la Chapelle, l'empereur revient dans le salon, où il signe divers décrets, nommant le général Almonte, lieutenant de l'Empire et MM. Hidalgo, de Arrangoiz, Aguilar et Murphy, ambassadeurs à Paris, à Londres, à Rome et à Vienne.

(page 95) D'autres arrêtés ratifient :

a) l'emprunt de 250 millions à 6 p.c., émis à Londres par M.M. Glyn Mills et C., et qui n'a rapporté que 96 millions.

b) la levée d'une légion de 7.500 hommes en Autriche et d'un corps de 2.000 volontaires en Belgique.

Enfin, sont approuvés les deux traités, dont les termes avaient été discutés à Paris le mois précédent.

Est-ce la tristesse de quitter un pays, où il a vécu si longtemps, d'abandonner une population qui lui a toujours témoignée de l'affection, est-ce le pressentiment des difficultés presque insurmontables qui l'attendent ? Le nouveau souverain est sombre et abattu. Il ne peut s'empêcher d'avouer à son entourage : « Si l'on venait m'annoncer que tout est rompu, je m'enfermerais dans une chambre pour y danser de joie. »

L'empereur et l'impératrice s'embarquent à Trieste le 14 avril sur la Novara » qui, escortée du navire de guerre français « La Thémis », fait voile vers Civita-Vecchia. Avant de partir, Maximilien tient à recevoir la bénédiction du Saint-Père et à causer avec lui des questions ecclésiastiques en suspens au Mexique. Les souverains descendent au palais Marescotti habité par M. Gutierrez de Estrada et, le lendemain matin, ils sont reçus par Pie IX. Le Saint Père « promet à l'empereur toute l'aide qu'il sera en son pouvoir de lui donner » et il ajoute à cette promesse celle « d'envoyer très prochainement à Mexico un représentant, investi des pouvoirs suffisant pour aplanir les difficultés et mettre fin à tous les embarras que l'anarchie et l'irréligion ont semés. » Dans ses entrevues avec Pie IX, de même que dans ses entretiens avec le cardinal Antonelli, secrétaire (page 96) d'Etat, Maximilien a le tort de ne pas exiger plus de précision. Il aurait dû proposer et discuter les bases d'un accord, d'autant plus que l'allocution du Souverain Pontife, prononcée le lendemain, à la messe, à laquelle assistent les souverains mexicains, est inquiétante : « Je vous recommande, dit-il au nom de Dieu, le bonheur des peuples catholiques qui vous sont confiés. Grands sont 'les droits des peuples, et il est nécessaire de les satisfaire ; mais plus grands et plus sacrés sont les droits de l'Eglise... ». Cette affirmation de la supériorité des droits de l'Eglise sur les droits des peuples contient une allusion aux querelles religieuses du Mexique et indique l'approbation par le Pontife des prétentions émises par l'archevêque de Mexico. Il existe donc entre Pie IX et Maximilien un malentendu et c'est une lourde faute de ne pas le dissiper. Plutôt que de voir l'archiduc renoncer à la couronne, le pape aurait cédé, ne pouvant pour une question d'argent, retarder le rétablissement du culte catholique au Mexique.

Après la messe, un déjeuner est servi dans la bibliothèque. Trois tables sont dressées : à la première prennent place Pie IX, Maximilien, Charlotte et le cardinal Antonelli, aux autres s'installent les invités. (Gaulot, ouvrage cité p. 324.)

Dans l'après-midi, le pape, en grande pompe, vient au palais Marescotti rendre au couple impérial sa visite. Puis ces cérémonies terminées, Maximilien et Charlotte quittent Rome et se réembarquent sur la Novara qui, à 9 heures du soir, lève l'ancre. La suite des souverains est nombreuse et composée de personnages déjà promus à de hautes fonctions : Velasquez de Léon, Ministre d'Etat ; le général Woll, premier aide de camp ; le Comte Zichy, grand-maître de la maison ; le de Rombelles, gentilhomme de la Chambre ; (page 97) le marquis de Coria, gentilhomme de l'impératrice ; le conseiller d'Etat Schertzenlechner, directeur de la liste civile ; MM. Eloin, secrétaire particulier, Iglésias, sous-secrétaire d'Etat, de Kuachevich, trésorier de la couronne, plus trois aides de camp, un aumônier, un médecin, le docteur Illeck, et des serviteurs divers.

Grisé par la splendeur de la cour de Napoléon III, Maximilien a pris un personnel trop nombreux, oubliant la recommandation de Léopold Ier : » Il ne faut créer que peu de charges de cour. Cela coûte cher et ne sert à rien. Moi, je n'ai amené d'Angleterre que trois personnes. » (Archives de Vienne : notes de l'Archiduchesse Charlotte : Conversations avec Cher Papa.)

Sur le bateau se trouvent également 8 millions. C'est la minime partie de l'emprunt destiné au Mexique. Sur les 96 millions reçus, 28 ont été donnés aux porteurs anglais de la dette mexicaine, et 60 remis à la France, à valoir sur ses réclamations. Maximilien ne s'est évidemment pas rendu compte des charges financières qui l'attendent. Il s'est laissé leurrer par les descriptions des richesses du nouvel empire, il n'a pas songé que pour mettre ces produits en valeur, il faut de l'argent, il faut du temps. Il a donc commis une nouvelle faute, plus irréparable que la précédente, en n'exigeant pas que la souscription entière soit consacrée à la réorganisation du pays.