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La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie
BUFFIN Camille - 1925

BUFFIN Camille, La tragédie mexicaine. Les impératrices Charlotte et Eugénie

(Paru en 1925 à Bruxelles, chez A. De Wit)

Chapitre IX. L’armée. La colonisation

(page 175) La question militaire ne donne guère de satisfaction.

L'armée mexicaine, qui doit progressivement remplacer le corps français, a eu pour noyau les 3.000 soldats du général Marquez. Ces troupes se sont grossies de déserteurs et de prisonniers, ainsi que d'un contingent amené par le général Méjia. Des officiers de guerrillas se présentent chaque jour ; mais comme tous prétendent être généraux ou tout au moins colonels, on ne trouve pas d'officiers subalternes. (G. Niox, ouvrage cité p. 333.) L'uniforme est devenu le costume habituel des habitants et l'on voit des colonels, en grande tenue, pesant dans leur boutique du sucre ou de la vanille.

Les soldats sont des Indiens enrôlés par la « leva », méthode simple et expéditive. Un beau matin, on barre les rues d'une ville, et on s'empare de tous les hommes en état de porter les armes. Liés les uns aux autres, ils sont dirigés sur les dépôts de leurs futurs régiments. Malgré ce recrutement, les Mexicains sobres, infatigables marcheurs, combattent souvent avec courage, mais mal armés, mal nourris, mal payés, montés sur de (page 176) petits chevaux efflanqués, suivis de leurs femmes également à cheval, qui aux haltes font la cuisine, ils désertent à la première occasion. Aussi est-on obligé de les parquer dans les cours des casernes, dont les issues sont soigneusement gardées. Bien plus, le général mexicain Casanova refusa de conduire sa troupe au Yucatan, à moins qu'on ne le fasse accompagner par une force au moins égale.

Comme on le pense, cette armée rend peu de services et coûte de 25 à 30 millions par an, les généraux présentant souvent des effectifs imaginaires et s'appropriant l'argent. Cédant à la pauvreté de ses ressources, Maximilien, sur le conseil de Corta, licencie ces forces le 1er février et les remplace par des gardes rurales, dont l'entretien est à la charge des habitants. Ceux-ci restreignent l'effectif de ces nouveaux corps ou ne les organisent pas du tout, et le pays redevient la proie de bandes armées composées des officiers et des soldats congédiés. Dans sa correspondance Charlotte nous explique comment se forment les guérillas.

« Un homme sort d'une ville quelconque avec un cheval et un fusil, bien décidé à s'enrichir de toute manière, excepté par le travail. Il a suffisamment d'audace, il exposera même sa vie, si c'est nécessaire ; dans tous les cas, il lui est égal d'être fusillé, il est ennuyé, cet il a soif d'aventures, de gain et d'émotions.

« Cet homme en embauche cinq ou six autres du même acabit dans la population flottante. qui a les dispositions voulues. Ils s'emparent du bétail de la première haciendra, c'est le baptême du métier ; ils sont armés guérillos.

« Aussitôt les journaux rapportent que la bande tel rôde dans les environs de... Ensuite la « cuadrilla » se met à l'affut des diligences. enlève un ou deux individus riches contre une rançon et s'en va par les chemins détournés des sierras dans un autre district, jusqu'à ce qu'elle rencontre une autre bande avec laquelle elle se fusionne. On arrive ainsi de un ou six hommes à un chiffre de deux ou trois mille, selon (page 177) les circonstances. Lorsque la bande est bien grosse, alors elle s'établit dans un quartier général ; le plus souvent c'est à Zitaenaro, que l'armée française a malheureusement à plusieurs reprises évacué, ce qui a occasionné, le retour instantané des bandes, sans compter les rançons qu'elles ont exigées et les amendes infligées par les troupes françaises chaque fois qu'elles sont rentrées.

« On peut se figurer la position d'une compagnie française dans une petite ville isolée, ou d'une colonne en marche, si elle est faible, car les bandes savent parfaitement l'arithmétique, et sont sensées au dernier degré. Si la garnison d'une ville sort pour poursuivre la bande, celle-ci entre par l'autre porte ou bien lui prépare une embuscade. Au contraire. devant une forte garnison, la bande fuit, et s'en va ailleurs où il n'y en a pas. »

Et comme Eugénie désapprouve la suppression de l'armée mexicaine, Charlotte lui explique :

« Votre Majesté dans une de ses dernières lettres exprimait du regret de voir licencier l'armée mexicaine craignant que cela n'augmentât les guerillas. Qu'ii me soit permis de lui rappeler que le seul danger intérieur, que l'on peut se créer, serait justement cette armée.

« Si l'on y avait réfléchi plus tôt, bien de l'argent eût été économisé. Il est tout-à-fait impossible de maintenir une armée avec les éléments qui ont fait toutes les révolutions. Avec le temps, on pourra peut-être organiser des régiments d'Indiens, avec des officiers étrangers.

« Les troupes actuelles étaient, à l'exception de ce qui subsiste, du plus mauvais aloi et quand même elles iraient grossir des bandes, cela serait toujours moins fâcheux que des pronunciamentos de gens, qu'on aurait sa solde, ce qui a l'apparence d'une levée de boucliers politiques. » (Archives de Vienne : lettre de l'Impératrice Charlotte à l'Impératrice Eugénie du 14 avril 1865.)

(page 178) On remarquera les mots « avec le temps ».

Charlotte semble oublier que le départ des corps expéditionnaires approche et qu'il faut de toute urgence constituer une armée ou une police nationale. Loysel, chef du cabinet, s'y emploie vainement :

« Je ne puis m'empêcher de revenir sur la nécessité, écrit-il le 25 avril, d'organiser une armée nationale et de faire un noyau modèle. Vous aurez beau faire dans toutes les autres branches, l'armée est une base indispensable. Si vous n'avez pas une bonne armée indigène, qui vous permette de vous débarrasser de toutes les milices étrangères, vous ne fonderez rien au Mexique. » (Papiers E

En France, on croyait qu'à l'avènement de Maximilien, les troupes rentreraient rapidement. Pour donner une légère satisfaction à l'opinion publique, Napoléon rappelle une brigade. Celle-ci est remplacée par un corps de 4,000 Autrichiens, commandé par le général comte de Thun et par une légion de 1.600 volontaires belges. sous les ordres du lieutenant colonel baron Vander Smissen.

Malgré les lettres rassurantes de Bazaine, il reste encore à pacifier le Michoacan, chasser Juarez du territoire, à occuper les ports de l'océan Pacifique, et à se rendre maître de la province d'Oaxaca, où se trouve le général Porfirio Diaz avec des troupes nombreuses. Mis au courant de la situation, les Belges renoncent à leurs fonctions honorifiques de gardes de l'impératrice et se mettent à la poursuite des guérillas avec leurs compagnons d'armes français. Leur corps, mal organisé, mal équipé, a beaucoup souffert. Il s'est bravement battu, il a été tour à tour vainqueur et vaincu. Finalement, les combats et les maladies le déciment tellement qu'au commencement de 1866, il est devenu peu près nul. (Domenech. ouvr. cité. p. 163.) Quant à son chef van der Smissen, le (page 179) général Brialmont l'avait défini à Maximilien : « Cœur d'or, bras de fer, tête de linotte. » Il justifia parfaitement ce jugement. (Papiers Eloin.)

Malheureusement, dans les opérations militaires, il n'y a aucun plan d'ensemble. Cela résulte de la fausseté de la position de Maximilien et de Bazaine. D'un côté, un empereur souverain et sans armée, de l'autre, une armée dépendant d'un autre empereur. Maximilien reproche son apathie au maréchal « qui n'est occupé que de sa jeune femme. » Peu après son arrivée, Bazaine s'est amouraché d'une jeune fille et ne tarde pas à l'épouser.

« Mademoiselle Josefa Pena, écrit Charlotte, a dix-sept ans, une jolie figure, de beaux cheveux. C'est une petite miniature de beauté espagnole ; elle a infiniment d'aplomb et de grâce dans les manières. Entraînée par Cupidon, le commandant en chef s'est remis à danser et ne manque pas une habanera. » (Archives de Vienne. Lettres des 28 mars et 23 août 1865.)

Il n'est donc pas étonnant qu'au milieu de ses préoccupations amoureuses, le maréchal oublie parfois sa mission. Il est d'ailleurs aigri. Des froissements se produisent quotidiennement entre les deux autorités. Bazaine arrête des journalistes et les condamne. Maximilien les gracie. Certains généraux français frappent les populations d'amendes, Maximilien en fait remise. A la suite du second combat de Tacambaro, l'impératrice invite le colonel de Potier et les officiers du 81ème de Ligne à dîner à Chapullepec. Bazaine inflige 4 jours d'arrêt à Potier pour s'y être rendu sans autorisation.

Bientôt un éclat se produit. Le colonel Dupin qui a commandé au Mexique une contre-guerilla et dont j'ai signalé la cruauté, était parti pour la France. Il vient d'en revenir.

(page 180) A la réception du lundi 15 janvier lorsque l'Empereur arrive devant M. Dano, ministre de France, il élève la voix de façon à être entendu par les groupes voisins et s'écrie : « J'ai été étonné d'apprendre le retour du colonel Dupin, alors que je l'avais expressément défendu. Je vous prie d'en transmettre tout mon mécontentement au maréchal. Après tout, il se trouve sous mes ordres. C'est la première fois qu'on me désobéit depuis que je suis Empereur. »

M. Dano est si interdit, qu'il ne trouve pas un mot de réponse. Après la réception, le maréchal, à qui Maximilien n'avait pas adressé la parole, écrivit la lettre suivante :

« Mexico, 19/20 janvier

« Sire.

« S. E. le Ministre de France, m'a fait part des expressions de mécontentement et de blâme, que V. M. l'a chargé de me transmettre, sur une décision prise par notre ministre de la Guerre et qui est complètement du domaine de la discipline de l'armée française qui m'est confiée. Leur publicité me fait un devoir de protester, car un maréchal de France ne relève que de son souverain et comme je considère ce blâme infligé devant tout le corps diplomatique comme immérité et pouvant, en outre, porter atteinte à la considération qui m'est due de la part de l'armée et aussi pour la mission que je remplis auprès de V. M., j'at l'honneur d'informer l'Empereur que lesdites expressions seront transmises à qui de droit, en manifestant la pénible impression qu'elles ont produite sur celui qui a toujours servi V. M. avec zèle et loyauté.

« J'ai l'honneur d'être...

« Le maréchal de France, Bazaine. »

Maximilien renvoie cette lettre au ministre de France, qui en empêche la transmission à Paris.

(page 181) A ce moment arrive la lettre de Napoléon annonçant la détermination qu'il a dû prendre en présence de toutes les difficultés que lui suscite la question mexicaine.

« L'impossibilité, dit-il, de demander de nouveaux subsides au corps législatif pour l'entretien du corps d'armée du Mexique et celle où se trouve V. M. de ne pouvoir plus y contribuer elle-même, me force de fixer définitivement un terme à l'occupation française. A mes yeux, ce terme doit être le plus rapproché possible. »

A Chapultepec. on ne met pas en doute que cette décision de Napoléon est conseillée par Bazaine. L'hostilité contre lui s'accroît.

Depuis longtemps Charlotte désire le rappel du maréchal, et, dans sa correspondance, elle n'a pas manqué de faire à l'impératrice l'éloge des généraux aptes à le remplacer :

« Que V. M. veuille bien se rappeler, écrit-elle le 8 mars 1865, que le triumvirat, dans lequel je mets toute ma confiance pour les intérêts de la France et les nôtres, devrait se composer du général Douay. et des généraux Brincourt et L'héritier. Avec ces trois hommes. nous serions ferrés à glace contre toute éventualité du dedans et du dehors, et je suis sûre que l'amitié de Vos Majestés nous facilitera ce résultat. Nous nous dévouons corps et âme au Mexique ; d'y avoir trois amis pour donner de la gloire à la France et de la sécurité au nouvel Empire, serait une belle et tranquillisante perspective. » (Archives de Vienne.)

Et successivement dans d'autres lettres, elle parle du caractère consciencieux, honorable et de l'énergique amour du devoir du général L'Heriller :

« Pendant les (page 182) deux mois qu'il a géré les affaires, la plus grande activité n'a cessé d'être déployée. Le général L'Heriller serait tout disposé à continuer ses services au Mexique. Les Mexicains l'aiment beaucoup, c'est tout dire. »

Ou bien, elle s'inquiète des sentiments de l'impératrice pour le général Donay :

« Peut-être V. M. a-t-elle des préjugés contre le général Douay, les Mexicains ne l'appréciaient pas au commencement ?

« C'est un homme bien capable, très droit, très énergique, et qui ne paraît avoir aucune petitesse. Il aime l'action par besoin et non par ambition. Il est pratique et sans illusion, quoique doué d'une imagination qui se prête à tout, et d'une ardeur infatigable... Si l'Empereur renvoie le général Douay au Mexique, il fera merveille. C'est l'homme qu'il faut, volonté ferme et main de fer, avec justice et droiture. Ce sera un fidèle interprète des volontés de son souverain, il ne déguisera rien et il fera tout. Dans ce pays-ci, il faut expéditionner sans cesse ; un jour de répit et l'affaire est gâtée. Quand les jeunes officiers ne sont pas tenus en haleine, cela ne leur vaut rien... » (Archives de Vienne. Lettre de l’Impératrice Charlotte à l’Impératrice Eugénie du 3 février 1865.)

Ou bien encore elle se plaint de l'injustice commise à l'égard du général Brincourt :

« Ce n'est encore arrivé qu'à cet officier d'être loué aussi généralement. Je ne saurais que renouveler mes regrets qu'il ne soit pas employé plus activement, car plusieurs personnes qui le connaissent de près, m'ont confirmé dans l'opinion qu'il a des capacités militaires hors ligne. » (Archives de Vienne. Lettre de l’Impératrice Charlotte à l’Impératrice Eugénie du 24 février 1865.)

Cependant, elle ne parvient pas à convaincre l'impératrice des Français :

(page 183) « V. M. peut-être sûre, répond celle-ci, que le maréchal Bazaine est un des meilleurs soldats que nous ayons. C'est un fait incontestable et il sait trop le prix de l'honneur de la France pour vouloir risquer de le compromettre. Mais il est impossible pour grande que soit une armée d'occupation de garder tous les points d'un si grand empire ; par conséquent, il faut s'attendre à voir de temps en temps se produire des petits mouvements partiels. Votre Majesté me trouvera sans doute optimiste, mais je crois qu'il le faut être un peu, car souvent, c'est d'après la contenance qu'on a en haut que les difficultés s'augmentent ou diminuent, et je ne doute pas que le calme dont Vos Majestés font preuve n'aide au bon résultat des affaires. » (Arch. de Vienne : Lettre sans date.)

Et le 1er avril, elle insiste à nouveau :

« Je ne saurais trop recommander à Vos Majestés le maréchal Bazaine. Il est non seulement un bon militaire, mais un esprit pratique, et qui vous rendra, j'en suis sûre, de bons et loyaux services. Le général Brincourt est aussi très bon soldat. mais il faut laisser celui qui a la responsabilité d'une affaire de guerre le choix de se servir des hommes où il les croit utiles. » (Archives de Vienne.)

Charlotte se livre aussi à des critiques des rapports optimistes de Bazaine :

« J'espère que l'Empereur n'opèrera plus de réductions, avant d'avoir entendu le général Douay. Je crois que pour bien faire cette année-ci, nous aurions besoin, toutes les nationalités comprises, d'un effectif de 40.000 hommes. Cela fait que s’il pouvait nous en venir de France quelques milliers de plus, en continuant les enrôlements ailleurs, avec l’argent, que je ne sais où nous prendrions, on arriverait peut être ce chiffre.

Quant à ce que le bon Maréchal a dit qu'il avait plus de bandes organisées depuis Vera Cruz jusqu'à (page 184) San Olas et de Durango à Monterrey, V. M. croirait que je lui fais de faux rapports si c'était vrai : mais il n'y a rien de moins exact à l'heure qu'il est, et le général L'HeriIler est obligé d'expéditionner avec la plus grande vigueur tout autour de Mexico, tant il y a de bandes.

« Je ne doute pas un moment que Vos Majestés regretteront les réductions, lorsqu'elles sauront ce qui se passe. Aussi je me repose avec la plus grande confiance sur la main qui a pressé les nôtres le 12 mars et qui, le 10 avril. a tracé ces lignes, qui sont l'expression d'une grande puissance comme d'une souveraine amitié :

« Comptez toujours sur mon amitié et mon appui.

« Je me fie à cette main, au cœur de Vos Majestés et en celui qui a dit : « Aide toi, et Dieu t'aidera. » (Arch. de Vienne : Lettre du 3 février 1865.)

Aucune amélioration ne se produit, malgré les diverses expéditions de Bazaine, et ses victoires constantes. Le Michoacan a été 14 fois occupé et abandonné, Monterrey 5 fois. Chichihua, à 400 lieues de Mexico deux fois. Aussi dans les lettres de l'impératrice du Mexique, on constate un certain découragement :

« Les bandes circulent à cœur joie. Et notre excellent maréchal ne veut pas le croire. Je lui demandais, il y a huit jours, lors d’une première alerte à Folnea, s'il n'enverrait personne contre Romero, il me répondit avec son sourire fin : « tout cela était exagéré. » Cela nous eût épargné lui et à nous l'humiliation de l'ennemi aux portes de la capitale. mettant en danger la vie des gens qui nous ont acclamés ; avec de pareilles éventualités il n y a pas de sympathie qui tienne. » (Lettre à l'Impératrice Eugénie.)

Elle indique aussi les mesures à prendre :

« Ce qu'il faudrait, ce serait de détruire les « cuadrilas » dès qu'elles se forment et de les poursuivre l'épée dans les reins, car lorsqu'on les a mises seulement en fuite, (page 185), elles se reforment et reviennent comme par le passé. Je crois qu'en déployant la dedans une grande activité cet une grande énergie, sans se préoccuper d'anciennes idées militaires européennes, mais seulement d'en finir avec le brigandage, on obtiendrait à peu de frais des résultats sérieux. Il est vrai qu'il ne faudrait pas s'arrêter un instant et poursuivre ce but avec une persévérance de fer. Celui qui, ayant dans la main, une si belle armée, voudra s'en servir consciencieusement, pacifiera le Mexique en moins de temps que la plus grande capacité militaire, qui négligerait de s'en occuper. » (Archives de Vienne. Lettre du 14 avril 1865.)

Malgré tout, Eugénie persiste dans son opinion :

« Que V. M. soit persuadée, répète-t-elle, que le Maréchal est notre meilleur soldat. Il a pour moi de plus le mérite de n'avoir jamais été découragé un seul instant. Il a foi dans tout ce qui existe et son retour attrait d'ailleurs l'inconvénient de faire croire que l'intérêt diminue, du moment que l'importance de celui qui est la tête des troupes est moindre. Je crains que quelque faute de forme ne soit venu donner à V. M. une mauvaise idée de lui, mais si V. M. pouvait lire sa correspondance, elle verrait avec quel esprit droit, avec quelle fermeté, il juge les événements... » (Archives de Vienne. Lettre du 15 juillet 1865.)

A vrai dire, la position de Bazaine est malaisée et Charlotte juge trop sévèrement ses opérations militaires. C'est moins une guerre qu'une course perpétuelle, dans tous les sens, à travers une immense surface, à la poursuite de troupes improvisées, sans cesse dispersées et se reformant sans cesse. Nulle part, on ne trouve d'armée ; mais des bandes s'organisent partout, sous des chefs énergiques. Il y en a toutes les extrémités du territoire, dans tous les recoins des montagnes. Elles n'attendent guère le combat, et reparaissent sitôt les français disparus. (Grande Encyclopédie, t. V, p. 291.)

(page 186) Juarez montre une indomptable fermeté. Chassé de ville en ville. menacé par les dissensions des siens comme par la conquête française, il ne fléchit pas une minute. Il doit reculer successivement de Monterrey à Chihuahua, de Chihuahua à Paso del Norte. Il possède à peine, au fond de l'immense territoire mexicain, un lambeau de terre, les bandes improvisées qui le couvrent sont battues et dispersées, il n'en continue pas moins à représenter, sans une défaillance, la patrie en face des envahisseurs. (Grande Encyclopédie, t. V, p. 961.)

A d'autres demandes pressantes pour le maintien du corps, l'impératrice Eugénie répond avec sécheresse :

« Le maréchal Bazaine n'est pas alarmé d'une diminution qui l’exposerait à un échec. s'il n'était pas parfaitement sûr de faire face au besoin. » (Lettre du 16 novembre 1864.)

Puis, dans une lettre suivante, elle ajoute :

« J'ai dit à V. M. que le départ des troupes était arrêté pour le moment : j'espère que vous aurez vu en cela une preuve de l'intérêt que l'Empereur porte à la pacification du Mexique...

« La prise d'Oaxaca est venu donner un coup à ce fantôme d'armée qui restait aux dissidents et V.M. a vu par elle-même que les troupes étaient suffisantes. En effet, s'il s'agissait d'occuper tous les points de ce vaste empire, ce n'est pas une division qu'il faudrait. mais 300.000 hommes.

« Il faut prendre son parti sur les guerillas et ne pas leur donner plus d'importance qu'elles ne comportent ; la grosse affaire, c'est de donner confiance en Europe, afin que les capitaux soient attirés. Chaque fois qu'une mesure sera suivie d'exécution et qu'on se verra en face d'un fait accompli, je crois que la résistance sera moindre. Je dis ceci à V. M. parce que je connais cette race, qui au fond n'est autre que la race espagnole. Après la guerre civile, on a eu des guerillas pendant plus de dix ans. et ce n'est que depuis (page 187) l'introduction de la gendarmerie et la construction des chemins de fer, qu'elles ont disparu petit à petit. Mais tout en disant ceci, je conçois la lourde tâche de Vos Majestés et les difficultés avec lesquelles, on doit lutter. » (Archives de Vienne.)

L'empereur et le maréchal ayant offert au général L'Heriller le commandement du Michoacan, cet officier refuse, disant qu'avec les forces qui se trouvent dans cette province, il est impossible de rien entreprendre. En effet, les Juaristes, renforcés par des déserteurs européens, ont appris à combattre. Le temps n'est plus où le préfet de Morélia demandait 25 soldats français pour défendre la ville, menacé par 2.000 dissidents !

Comme il n'y a aucun commandement à lui donner, L'Heriller retourne en France ; Charlotte le charge d'exposer la situation à Napoléon, à Eugénie, aussi qu'au roi Léopold, et de chercher à obtenir de l'argent et des soldats. Et elle lui remet la note suivante :

« Je comprends le plaisir que fera en France le rapatriement de certaines troupes. Je désire qu'il en rejaillisse sur le gouvernement et la personne de l'Empereur tout le prestige que mérite sa généreuse conduite à l'égard de ce pays-ci ; mais d'un autre côté, on ne saurait oublier que le Mexique a une superficie immense et qu'il est peuplé de gens, auxquels il faut tout inspirer, jusqu'au sentiment de la défense et de conservation.

« En général, lorsqu'il y a un combat entre des Français et des bandes, ces derniers sont du double plus considérables, et il suffit d'une charge à la baïonnette pour les mettre en fuite. Mais quand ces Français n'y sont pas, et qu'il se présente, comme dernièrement à Vera Cruz, Où il n'y a que quelques noirs de la Martinique, 200 guerillos, on dirait que c'est la fin du monde, il n'y a ni force rurale, ni rien qui tienne. Personne n'est sorti pour les chasser. Le colonel Tourre, des zouaves, me disait l'autre (page 188) jour que dans un village indien de la Sièrra, on l'avait prié de laisser au moins un sous- lieutenant.

« Dans une situation comme celle du Mexique, où tout est créer, il serait impossible de le faire et de trouver des gens qui vous aidassent seulement à demi, sans une grande force matérielle et morale ; cette force. c'est l'armée française, aussi peu réduite que possible.

« Je voudrais que mon Père et l'Empereur Napoléon vissent ce pays de leurs propres yeux. car malgré la plus grande sagacité, la plus grande connaissance des hommes et du gouvernement, l'instruction la plus approfondie, quand même on n'aurait tait autre chose que voir en Europe des Mexicains et lire tous les livres publiés sur le Mexique, on ne se figurerait jamais la 100ème partie de l'état réel du Mexique. Ceci, je puis l'affirmer, la main sur conscience, et vous savez que je n'exagère pas. C'est ce qui me fait répéter une fois de plus, que si le bon Dieu se chargeait ici du gouvernement, il ne le pourrait pas, sans appui suffisant de la part de l'armée française.

« Le pays se verrait de nouveau en proie au brigandage et l'insécurité et son organisation, qui fait complétement défaut. serait impraticable, Juarez, chassé de Monterrey, possède encore Sinaloa, la Sonora et Coahaila. qu'il existera, il y aura un pouvoir qui s'est une fois appelé national ; ce mot va surtout au cœur des Mexicains.

« Cependant le sentiment en lui-même est plutôt une sensation. aussi ne doit-on pas croire en Europe que l'enthousiasme ici soit une force et une base ; c'est tout bonnement un symptôme ct un instrument. La force ne peut être que matérielle et la base est dans l'avenir. La race indienne se réveille, il est vrai ; mais on sait ce que sont les races esclaves, dégradées, dominées, pendant des siècles ! Quel courage, quelle initiative. quel dévouement ont-elles ? Elles ont de l'amour de la confiance, de l'inertie, voilà tout pour le moment. » (Archives de Vienne.)

A cette époque, deux autres questions attirent (page 189) l’attention de l'impératrice : D'abord un rapprochement se fait avec la cour de Rome. Le nonce est rentré et a adopté une attitude moins intransigeante.

« Votre Majesté, mande Charlotte à Eugénie le 14 avri1 1865, sera bien aise d'apprendre que le Nonce nous dira demain jour de Pâques, la grande Messe. C'est la première fois que nous le reverrons. Le Jeudi Saint, l'archevêque est venu à pied de son palais voir l'Empereur, le remercier de sa grand'croix. Ses cheveux ont grisonné, mais il était aimable et gai. Je lui ai dit qu'en ce jour anniversaire de l'Empire, auquel tous avaient contribué, on n'aurait pas voulu l'oublier... »

En même temps, Velasquez de Leon, toujours à Rome, annonce que le concordat sera prochainement signé. Cette question présente de moins en moins d'intérêt, tout le mal que le clergé peut faire à l'empire, étant fait.

Un autre problème occupe surtout Charlotte : la colonisation. Par suite de la fertilité du sol, le travailleur agricole peut, assurer sa subsistance et celle des siens par un travail, qui n'exige pas plus de 30 jours par an. Le reste du temps se passe dans une oisiveté nuisible au bien-être général. En effet, il existe au Mexique des haciendas possédant chacune des centaines de milliers d'hectares. dont la plus grande partie est inculte. Il faudrait donc obtenir que les grands hacenderos cèdent une partie de leurs terres à des colons chinois ou Américains, qui les mettent en valeur. Si cette mesure se réalisait, le Mexique serait transformé.

Dans ce but, Eugénie recommande à Charlotte un agriculteur compétent, le commodore Maury, qui propose d'amener de Virginie et d'autres Etats, familles, dont les chefs riches et intelligents, avaient transformés les déserts du Sud en jardins. Il demande des concessions de terre, des avances pour les émigrants ruinés, des exemptions d'impôts et de service militaire pendant les premières années. Maximilien et Charlotte approuvent ces projets (page 190) et Maury naturalisé Mexicain, est chargé de la colonisation.

Il se heurte à l'hostilité des Etats-Unis. au mauvais vouloir des hacenderos et n'obtient que quelques terres entre Vera Cruz et Cordova, dans une région propre à la culture du coton. Plusieurs familles américaines s'y établissent. mais, découragées par les tracasseries des fonctionnaires mexicains er par les vexations continuelles des guerillas, elles quittent bientôt le pays.

Un autre projet de colonisation relatif à la Sonora avait été présenté par le Dr. Gwin, ancien sénateur de Californie, et l'exécution en était assumée par Napoléon. Cette tentative échoue, autant par crainte des remontrances des Etats-Unis. qui convoitent cette contrée, que par la méfiance des Mexicains, qui considèrent l'octroi de la concession la France comme une annexion déguisée. (G. Niox, ouvr. cité, p. 753.)

Charlotte eut alors la satisfaction d'élaborer et de faire adopter, malgré la résistance des propriétaires. une loi qui améliorait considérablement le sort des Indiens.

Lors de leur arrivée au Mexique. l'empereur et l'impératrice avaient été touchés de l'enthousiasme avec lesquels ces déshérités les avaient accueillis. De nombreuses lettres de Charlotte signalent ce loyalisme :

« Nous nous sommes promenés dimanche dernier à la Niga à pied, au milieu du peuple, le long du canal que sillonnaient des pirogues. montées par des Indiens, couronnés de pavots et dansant le « jarabe. » A peine, ces hommes ont-ils reconnu l'Empereur, qu'ils ont crié frénétiquement « Vive notre Empereur » et certes ce n'était ni factice, ni préparé. La population a été fort touchée de cette promenade, nous avons suivi l'allée des piétons pendant que tous les grands seigneurs et les voitures se pressaient dans celle du centre, car l'Empereur disait qu'il voulait que le peuple (page 191) vît que c'était à lui qu'il s'intéressait et pas aux carrosses dorés. Nous ne sommes remontés dans le nôtre que pour rentrer en ville. » (Archives de Vienne. Lettre de l'impératrice Charlotte à l’Impératrice Eugénie du 28 novembre 1865.)

Si les Indiens des villes sont libres, quoique fort pauvres. ceux des haciendas sont de véritables serfs, entièrement sous la dépendance d'un maître, qui peut les punir des fers, de la prison ou du fouet. Ils sont astreints à un pénible travail et ne reçoivent qu'un salaire insuffisant à les nourrir. Ils doivent donc emprunter à leur maître, dont ils dépendent alors complètement. De plus une loi odieuse, rendant les fils responsables des dettes du père, perpétue l'esclavage dans la famille.

Par un décret du 10 avril 1865, l'Empereur avait chargé une junte, composée moitié d'européens, moitié de Mexicains, tous grands propriétaires fonciers, de préparer les mesures propres à améliorer la conditions des Indiens, « afin, disait Maximilien, d'affranchir les sept millions de peaux rouges opprimés par un million de blancs. » (Lettre de l’Empereur Maximilien du 17 avril 1865.-

Ce décret produisait une révolution dans les haciendas, mais cette révolution est urgente, nécessaire. Burnouf, un ingénieur français. qui dirige de grandes exploitations agricoles, écrit à l'empereur Maximilien, le 19 août 1865 :

« Pendant l'année entière que j'ai passé dans les haciendas. j'ai vu les Indiens de très près, j'ai vécu de leur vie, et si j'ai pleuré sur leur sort, je me suis indigné contre la barbarie de leurs maîtres et les exactions de toutes sortes exercées par eux. J'ai vu des hommes nus frapper de verges jusqu'au sang, j'ai littéralement mis mon doigt ans les cicatrices ; j’ai nourri des familles mourant de faim et conduites au travail sous le fouet du' majordome j'ai vu des hommes exténués d'épuisement, chargés de chaînes, se (page 192) traînant au soleil pour achever leur vie sous l'œil de Dieu, puis jetés dans un trou, comme un chien mort. Eh bien, tout cela n'est rien ! L'haciendero spécule encore sur la nourriture de ces pauvres gens et sur les haillons qui les couvrent à demi. Ils les oblige à acheter chez lui tous leurs aliments et à un prix supérieur à celui du marché de la ville ; il leur vend avec usure toutes les pauvres étoffes, dont ils ont besoin, sorte que, tout compte fait, l'Indien ne reçoit pas plus d'un réal pour un travail de quatorze heures. Il faut donc que le malheureux s'endette de plus en plus ; en cela le maître est puissamment aidé par les prêtres, qui font tous payer à un prix exorbitant les formules de la religion et exploitent à outrance la crédulité superstitieuse de l'Indien. » (G. Niox, ouvrage cité. p. 753.)

Les ministres, craignant le mécontentement des hacienderos, refusaient d'examiner les mesures propres la libération des indigènes. L'impératrice se charge de ce travail et prépare un projet. Elle profite aussi d'une absence de l'empereur, dont elle craint les hésitations, pour présenter au Conseil le décret que abolit les châtiments corporels, limite les heures de travail, garantit le payement du salaire, réduit à six piastres le chiffre des prêts à consentir par les propriétaires et décharge le fils des dettes du père.

Charlotte consacre à cette œuvre humanitaire toute l'ardeur, toute l'énergie de son caractère. Elle combat les objections des ministres, réfute leurs arguments, et par son éloquence, elle obtient l'adoption de la loi. Dans sa joie, elle écrit Maximilien :

« Je viens de remporter le triomphe sur toute la ligne ; tous mes projets sont passés. Celui des Indiens, après avoir excité un frémissement au moment de la présentation, a été accepté avec une sorte d'enthousiasme. Il n’y a eu qu'un seul avis contraire. Forte de ce succès, je leur ai développé des théories sociales sur la (page 193) cause des révolutions au Mexique, qui ont procédé de minorités turbulentes, s 'appuyant sur une grande masse inerte, sur la nécessité de rendre l'humanité à des millions d'hommes, au lieu d'appeler de si loin des colons et de faire cesser une plaie à laquelle l'indépendance n'avait apporté qu'un remède inefficace, puisque, citoyens de fait, les Indiens étaient pourtant restés dans une abjection désastreuse. Tout cela a pris, à mon vif étonnement, et je commence à croire que c'est un fait historique ! »

Sans diminuer la grandeur de l'œuvre de l'impératrice, il faut reconnaître que sa réforme, au point de vue politique. est insuffisante. Pour gagner définitivement les Indiens, pour se présenter à eux comme le libérateur tant attendu, l'empereur aurait dû rayer d'un trait de plume les dettes qui les rendaient esclaves des hacienderos. En outre, il aurait du déclarer propriété de l'Etat toutes les terres qui n'auraient pas été mises en culture dans le délai d'un an, et les distribuer gratuitement aux Indiens. Dans leur joie d'être redevenus maîtres de ces champs, dont ils avaient été dépouillés jadis, ceux-ci auraient défendu jusqu'à la mort, leur bienfaiteur, leur empereur aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Et l'empire aurait été appuyé sur une base solide : sur l'amour du peuple. Malheureusement cette conception d'un gouvernement démocratique échappa à Charlotte, qui ne vit dans sa loi qu'une œuvre humanitaire et ne songea pas à l'étendre et à la transformer en système politique.