(Paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)
Affection du roi pour la princesse Victoria - Sa méthode d'éducation - Un de ses moyens : la physiognomonie - Les projets de Léopold pour le mariage de sa nièce - Première visite du prince Albert en Angleterre en 1836 - Son séjour à Bruxelles pour compléter son instruction - Paroles du roi Guillaume IV : L'invasion de la Belgique serait un casus belli pour Angleterre - Couronnement de la reine Victoria - Sa résistance contre une trop grande emprise du roi - Metternich essaie d'influencer Victoria par l'intermédiaire de Léopold - Le comte Mensdorff choisi comme médiateur - Relations amicales du roi Léopold avec la reine Victoria en 1837 - Léopold en conçoit de l'orgueil - Différends territoriaux entre la Belgique et la Hollande en 1838-1839 - Attitude hostile de l'Angleterre, de la France et des autres puissances - L'affaire du général polonais Skrzijnecki - Amertume du roi Léopold à suite de sa défaite diplomatique - Les hésitations de Victoria propos de son mariage - Soucis du roi Léopold - Ses neveux se rendent de nouveau en Angleterre - Changement soudain des sentiments de la reine - Ses fiançailles - Conséquence de ce succès pour le roi
(page 109) Lors de l'avènement de Victoria, le roi vit que beaucoup d'intrigues seraient mises en jeu afin d'acquérir de l'influence sur la reine. Dans cette lutte, malgré ses liens de famille et les mandataires qu'il enverrait de Belgique, il succomberait avec le temps, à cause de son éloignement. Toutefois, ce serait faire injure à Léopold que de croire qu'il agissait uniquement par intérêt. Il s'était intéressé à sa nièce depuis sa naissance et une tendre amitié les unissait avant qu'il ne fût question pour elle de monter sur le trône. Il voulait surtout aider de son expérience et de son habileté une jeune fille qui n'était pas à même de gouverner un vaste empire et il cherchait à la protéger contre les dangers de toute sorte qui la menaçaient.
Avant que personne ne songeât à un projet de ce genre, il avait examiné la possibilité d'unir la princesse à un membre de la branche régnante de Cobourg : C'était le meilleur moyen d'atteindre le double but - protection et influence - qu'il poursuivait. Mais le futur époux devait posséder (page 109) de l'intelligence, du caractère et de l'instruction, hautes qualités requises pour devenir prince-consort de la souveraine d'Angleterre.
En lisant le journal quotidien que Victoria tenait dans sa jeunesse, nul ne peut échapper au charme émanant de cette rédaction pure, naïvement enfantine et en même temps hautement observatrice. (Note de bas de page : Toute sa vie, la reine Victoria a tenu son journal : il comporte environ cent volumes et est en grande partie resté inédit. Seul, son journal de jeune fille est publié : Journal de la reine Victoria depuis la treizième année (1832) jusqu'à son mariage en 1840. Edité sur autorisation du roi Georges, par Lord Esher.) Ce document, ainsi que les lettres dont des extraits, malheureusement incomplets, ont été publiés (The letters of Queen Victoria, 1907), indiquent en de nombreux endroits la profonde influence que le roi posséda sur la princesse et qu'il conserva, en partie plus tard, sur la reine.
Léopold commença de bonne heure son œuvre éducatrice ; déjà en mai 1832, à l'occasion de ses souhaits pour le treizième anniversaire de la naissance de Victoria, il lui expose qu'elle doit, dès ce moment, accorder plus d 'attention aux choses sérieuses (Letters, t. I, p. 43, 22 mai 1832). Un an plus tard, en la même circonstance, il continue à veiller à la formation de son caractère et à lui prodiguer de bons conseils. Cette lettre (Letters, t. 1., p. 46) offre un intérêt tout particulier et nous découvre la mentalité de Léopold, car les principes qu'il développe révèlent son expérience personnelle et permettent d'en tirer des données sur sa propre personnalité.
Il recommande spécialement deux questions : la connaissance de soi-même et l'art d'estimer les choses à leur valeur réelle.
« Rien ne prouve, affirme-t-il, avec autant d'évidence l'incapacité d'accomplir des actes grands et nobles que le fait de s'occuper de bagatelles. La valeur de l'intelligence humaine se révèle dans la distinction entre l'important et le futile. »
(page 110) Placer de tels conseils à la base de l'éducation d'un enfant témoigne d'une profonde sagesse et il est bien rare qu'on vous enseigne, dès la jeunesse, que dans la vie, tout tourne autour de ces principes. Dès l'école, l'esprit des hommes est envahi par une foule de détails insignifiants, dont l'observation leur est imposée, et il n'est donné qu'à peu de maîtres de faire ressortir la portée des choses en termes concis et frappants.
Plus tard, dans la vie, le même fait se reproduit : l'importance des objets est voilée par une infinité d'accessoires, par des petits riens qui obscurcissent les grandes lignes et empêchent de discerner le sérieux à travers son enveloppe superflue.
Il n'appartient qu'aux génies de percer le brouillard entourant toutes choses et d'en deviner la partie essentielle ; les autres humains n'arrivent à cette sagesse que par le travail et par l'expérience, de sorte que, pour y parvenir, il faut autant de volonté que de persévérance.
Le roi possédait ce don et il s'empressa de le communiquer à sa nièce. Personne au monde n'a plus besoin d'observer ces règles qu'un souverain, placé dans une position dominatrice et réunissant dans ses mains les fils conducteurs d'un immense Etat. Et les fautes de ces êtres se mouvant dans une sphère supérieure entraînent toujours de funestes conséquences.
L'histoire contemporaine noué en a fourni de tragiques exemples. Vouloir tout lire, tout faire et tout décider soi-même et, par suite, perdre la vision des points essentiels, ainsi que le pouvoir de distinguer l'important de l'accessoire fut souvent l'erreur de gens qui, malgré un travail opiniâtre, un haut sentiment du devoir et une conception idéale de la vie, ont lamentablement échoué.
Pour Victoria, Léopold ne se contenta pas d'un enseignement moralisateur et aride ; il avait le talent d'animer ses leçons par des images vivantes, leur donnant de la couleur. Il prouvait à cette jeune âme, par des exemples tirés de l'histoire, la justesse de ses considérations. En lisant ses lettres, on est étonné, non seulement du sens (page 111) pédagogique du souverain, mais encore de sa compréhension de la science historique. Selon lui, c'est en étudiant les causes des faits survenus dans le monde et en suivant leur enchaînement, c'est en examinant les périodes du passé et en constatant le renouvellement des événements que la jeunesse puise un enseignement, qui est à la fois une sauvegarde contre les méprises et un moyen de réussite. Tirer de l'histoire des conclusions soit pratiques, soit spéculatives, dégager du passé les lois qui régissent le sort des peuples, telle fut la caractéristique de la personnalité du roi et la cause de ses succès. « L'histoire est pour vous la plus importante des études, écrit le souverain à sa nièce » (Letters, t. I, p. 48) et il joint aussitôt à cette recommandation l'exemple d'une époque de l'histoire de France, où la jeune princesse constatera l'influence exercée sur le bien-être ou la misère du peuple par la fermeté ou la faiblesse du monarque, la mise en œuvre à la Cour d'intrigues ou de favoritisme. Il est curieux de voir que le roi agit sur l'esprit de la jeune fille par des exemples négatifs, comme lorsqu'il lui signale le règne de la reine Anne d'Angleterre, faible de corps, insignifiante d'esprit et livrée aux influences de son entourage (Letters, t. I, p. 50).
La princesse s'aperçut de ce fait et elle demanda aussitôt à son oncle, après lui avoir indiqué ce qu'une reine doit éviter, de vouloir bien lui montrer ce qu'elle doit faire. Le roi le lui promit dans une de ses lettres et le fit très certainement. Malheureusement, cet enseignement nous est inconnu et c'est dommage, car il nous permettrait de jeter un regard plus perçant encore sur les jugements et le degré de pénétration du roi ainsi que sur son caractère.
Victoria avait été, dès sa prime jeunesse, profondément attachée à son bienfaiteur. En de nombreux passages de son journal, elle parle de son très cher oncle, du bonheur qu'elle éprouve à se jeter dans les bras de celui qui lui a (page 112) tenu lieu de père et qu'elle aime si tendrement (Son journal de jeune fille, I, p. 111.). Sa complète confiance en lui se révèle lorsque, après avoir lu les « Directions and advices » rédigés par Léopold pour son neveu Ferdinand de Portugal, elle écrit, enthousiasmée : « Ferdinand doit réussir avec les conseils de l'oncle. » (Son journal de jeune fille, I, pp. 97-98.)
En de telles circonstances, on ne peut dire que le Belge bâtit sur le sable en rêvant d'unir la future reine à Albert, deuxième fils du duc Ernest Ier. La duchesse douairière de Cobourg, grand mère d'Albert et de Vic±toria, déclarait souvent qu'ils étaient destinés l'un à l’autre. (Saint René-Taillandier, Le roi Léopold et la reine Victoria, t. I, p. 318.) Sans se leurrer d'illusions, le roi avait suivi avec intérêt le développement physique de son neveu, qui devenait adroit et éveillé. Il s'était bientôt dit que le jeune homme était merveilleusement approprié par son caractère et sa personnalité à devenir l'époux de l'héritière d'Angleterre.
La beauté était une qualité à laquelle Léopold, avec sa connaissance des femmes, tenait beaucoup et à ce point de vue le prince Albert était remarquable. Même le baron de Stockmar, qui d'abord avait donné la préférence au prince Ernest de Cobourg comme époux éventuel de la petite princesse, avoue dans une lettre : « Albert a donc extérieurement tout ce qui plaît aux dames, ce qui doit leur plaire en tout temps et dans tous les pays. Il me paraît prévoyant, circonspect, animé déjà d 'un esprit de sagesse. » (Stockmar, Denkwürdikeiten, p. 310.)
Avant de rien entreprendre, Léopold s était confié à sa sœur, la duchesse de Kent, qui, à l'inverse de Guillaume IV, accueillit le projet avec enthousiasme. Cet encouragement détermina, en 1836, le roi à envoyer, pour la première fois, son neveu en Angleterre. En réponse à cette attaque, Guillaume IV invita son candidat, le fils du roi des Pays-Bas et, dans son mécontentement, il menaça d'interdire au Cobourgeois l'accès de l'Angleterre, menace qui contraria vivement Léopold, car il poursuivait la réalisation de son plan de mariage avec toute la force de son intelligence et la (page 113) tendresse de son cœur. Au surplus, les prétendants ne manquaient pas. En juin 1833, Palmerston écrit déjà : « Un déluge de princes allemands se déverse sur nous : Le duc de Brunswick, le prince de Solms, deux ducs de Wurtemberg, le prince de Reuss-Loebenstein-Gera, tous sont pris d'un soudain désir de visiter l'Angleterre. » (Sir Henry ytton Bulwer, The life of Viscount Palmerston, Tauchnitz Edit., t. II, p. 142, le 25 juin 1833). Il y avait en outre, comme candidats, un prince danois et un cousin de Victoria, le prince Georges de Cambridge.
Dès l'âge de seize ans, la princesse Victoria fut mise au courant de ces combinaisons et elle savait que Léopold la verrait volontiers épouser son cousin. Le roi n'avait, semble-t-il, pas cherché à lui cacher son projet. Toutefois ces plans produisirent, en ce moment, un résultat opposé à celui qu'on espérait et déterminèrent chez la princesse une certaine défiance. Cependant, lorsque le cousin arriva et que la princesse eut fait la connaissance de ce jeune homme, si gai, si sain, ce sentiment involontaire fut vite réprimé.
« Albert est merveilleusement beau, écrit-elle dans son journal, le 18 mai 1836, ses cheveux ont peu près la couleur des miens, ses yeux sont grands et bleus et il a un beau nez, une bouche très douce avec de belles dents, cependant tout son charme se trouve dans son expression qui est simplement ravissante, si pleine de bonté, de douceur et en même temps si intelligente. »
Ernest, frère ainé d'Albert, qui l'accompagnait, ne s'en tire pas aussi bien : « Albert est extraordinairement beau », peut-on lire dans une lettre au Roi, « ce qui n'est certainement pas le cas d'Ernest, mais celui-ci a l'air très bon, honnête et intelligent. » Pour une jeune fille qui pouvait choisir, ces dernières qualités avaient peu de poids ; le roi Léopold en avait tenu compte dans ses calculs et c'est ainsi que son plan reçut un premier soutien solide.
Peu après la visite de son parent, la princesse avait prié Léopold « de veiller avec le plus grand soin sur la santé (page 114) d'Albert, qui lui est déjà si cher et de le prendre sous sa protection spéciale. » (Letters, t. I, p. 62.) Les princes n'étaient restés que trois semaines en Angleterre et la séparation, le 10 juin 1836, avait été très pénible pour la princesse qui, ainsi que le renseigne son journal (p. 116 de l’édition allemande), pleura amèrement.
En septembre, le roi se rendit en Angleterre auprès de sa nièce et ses relations d'amitié avec la jeune princesse devinrent plus étroites encore. Dans de longues conversations sur l'art de gouverner, sur le rôle de l'épouse et de la mère, ainsi que sur des questions scientifiques et artistiques, il perfectionna le développement de la princesse qui, en de nombreux endroits de son journal, parle avec reconnaissance « du si bon, si aimable, si cher, si distingué et si aimé oncle. ». (Journal de jeune fille, p. 127.) Dès ce moment, le roi conçut l'espoir que ses plans de mariage se réaliseraient et il s'occupa activement de compléter de toute façon l'éducation d'Albert.
Dans ce but, en juin 1836, il l'installa avec son frère Ernest dans une villa, entourée d'un jardinet, située au boulevard de l'Observatoire, à Bruxelles. Et sur le désir du roi, autour des jeunes gens se forma un cercle d'élite, composé du baron de Gerlache, président de l'Académie, de Charles et d'Henri de Brouckère, chefs du parti libéral, de van de Weyer, ambassadeur à Londres, de Devaux et Van Praet, du cabinet du roi, de Sir Henri Bulwer Lytton, l'économiste, à ce moment secrétaire de la Légation d'Angleterre à Bruxelles, etc. Quant à leur instruction, elle était encyclopédique. Le grand Quetelet leur apprit les mathématiques et la statistique, le capitaine Borman l'art militaire, le poète Drury la littérature anglaise, le professeur Bergeron les langues française et anglaise, etc. (Duc Ernest de Saxe-Cobourg, Aus meinem Leben und meinen Zeit, pp. 62 et suiv.)
Les résultats ne, furent pas brillants et le roi, plus tard, dans un de ses voyages en Angleterre, sermonna le prince consort pour qu'il étudiât davantage. « Le peu qu'Albert sait, dit Sa Majesté à Conway, c'est à Bruxelles qu'il l'a (page 115) appris. Il est très ignorant en histoire et en géographie. Pendant notre séjour à Windsor, il s'est terriblement fourvoyé un jour avec la reine Louise. Personne, heureusement, n'était présent. On parlait du départ du gouverneur de la Nouvelle-Ecosse. « La Nouvelle Ecosse, dit Albert, croyant apprendre quelque chose à la reine, est dans les environs de la Jamaïque. ». Le lendemain, le roi, ayant amené la conversation sur la géographie, examina avec son neveu plusieurs cartes nouvelles. Albert sentit le coup et avoua son erreur. Léopold recommanda au prince de s'appliquer à l'histoire et à la géographie, à celles de l'Angleterre surtout. Selon Sa Majesté, Victoria est aussi fort ignorante, elle ne sait rien de l'histoire. » (Journal inédit du vicomte de Conway, vendredi 4 octobre 1840.)
Entretemps, la santé du roi Guillaume IV était de plus en plus chancelante et l'heure approchait où la princesse serait appelée à monter sur le trône. Léopold s'occupa donc particulièrement d'elle durant les premiers mois de 1837 et ses innombrables lettres témoignent de sa crainte de la voir devenir l'instrument de l'un ou de l'autre. (Letters, t. I, p. 91.)
Déjà au mois de mai de la même année, le roi, avec l'acquiescement de sa nièce, avait placé à ses côtés son ancien médecin, devenu son homme de confiance et son secrétaire privé, le baron de Stockmar, afin de lui servir de boussole. (Stockmar, Denkwürdikeiten, p. 310.) En même temps, il commence, dans ses lettres, à lui donner des conseils politiques : « Il est nécessaire, lui recommande-t-il, de maintenir l'influence des principes conservateurs et de protéger l'Eglise », et ensuite, à propos de la politique étrangère : « J'espère que, dans la Péninsule, vous soutiendrez les deux reines, Christine d'Espagne et Marie de Portugal, qui sont si profondément malheureuses. » Toutefois, en donnant ces indications, le prudent roi avait soin d'en affaiblir la partie extérieure, car il se rendait bien compte que ces (page 116) avis rencontreraient de l'opposition chez les gouvernants d'Angleterre.
Il essaya d'écarter toute interprétation défavorable de sa visite en Angleterre, effectuée précisément au moment décisif, en se défendant de chercher, dans une telle circonstance, « à gouverner le Royaume-Uni, dans l'intérêt du sien. ». (Letters, I, p. 94.) De jour en jour, s'aggravait la maladie de Guillaume IV ; lorsqu'il vit Léopold pour la dernière fois à Windsor, il lui dit : « Si jamais la France ou toute autre puissance envahissait votre pays, ce fait constituerait pour l'Angleterre un casus belli ; nous ne pourrions pas le permettre. »
Le roi répondit qu'il était bien aise de l'entendre s'exprimer ainsi et que quant à lui il s'opposerait toujours à ce qu'une puissance étrangère envahît son territoire. (Letters, I, p. 148.)
Le 20 juin 1837, Guillaume IV rendit le dernier soupir et la princesse Victoria, âgée seulement de dix-huit ans, monta sur le trône. C'était là, dans la vie intérieure et extérieure de la jeune fille, un immense changement. A l'instant, les manières enfantines et confiantes, avec lesquelles elle avait, jusqu'alors, accueilli tout le monde, firent place à une grande discrétion, à une sorte de méfiance vis-à-vis de quiconque nourrissait l'intention d'utiliser sa jeunesse et son inexpérience, pour acquérir sur elle de l'influence.
L'enseignement de Léopold avait trouvé un terrain favorable et il se produisit même un fait sur lequel il n'avait certainement compté, c'est que ses conseils se retournèrent contre lui-même. Ainsi, il avait dépassé les limites de la prudence, en écrivant à la reine, trois jours après son avènement au trône (Letters, I, p. 102.) :
« Cela me ferait plaisir, avant de prendre une décision dans une question grave, que vous me demandiez conseil ; et cela aurait aussi l'avantage de vous donner le temps de la réflexion. »
(page 117) La réponse de la reine fut très réservée. Elle déclare bien : « vos avis ont toujours pour moi la plus grande valeur », mais elle est loin de promettre qu'elle consultera toujours son oncle dans les circonstances importantes. Cela n'excluait toutefois pas la possibilité de demander de temps en temps un conseil de ce genre. Lord Melbourne, qui était premier ministre et qui avait sur la reine une influence intelligente et impartiale, évita, avec tact, de lui parler de ses relations familiales avec le roi Léopold et il évita aussi de se déclarer nettement son adversaire.
Il trouvait chez la reine une intelligente compréhension des rapports qui devaient exister entre elle et son oncle. Elle conserva son indépendance, sans s'astreindre à recourir à son concours et sans s'obliger à suivre ses avis. Elle les adoptait ou non, suivant son jugement et selon qu'elle ou les hommes d'Etat le jugeaient bon. Par contre, la reine observa toujours la recommandation que lui avait faite Léopold de ne jamais prendre de décision immédiate et de ne jamais résoudre les questions sur-le-champ.
Sur ce point et sur cet autre que lui avait signalé le roi, que « la confiance dans la réussite implique souvent et très souvent la réussite même », la reine ne varia pas et elle suivit cette règle de conduite pendant tout son règne. Ces principes étaient le résultat de la propre expérience de Léopold et c'est grâce à leur observation qu'il gouverna heureusement son pays et qu'il amena son incomparable développement.
Il est très compréhensible que, dans la situation actuelle, le roi désirait acquérir de l'influence sur sa nièce. En mettant toute raison égoïste de côté, par suite des services qu'il avait rendus à la princesse depuis son jeune âge, il était certainement plus en droit d'être écouté par elle que nul autre. En réalité, même en agissant adroitement, on ne pouvait exercer sur elle qu'une influence relative. Léopold avait l'impression que toute tentative de subordination non seulement rencontrerait en Angleterre une vive opposition, mais, encore, ne serait pas tolérée. Il se rendait compte que la position du baron de Stockmar, son homme (page 118) de confiance, qui se trouvait alors en qualité de mentor aux côtés de la reine, ne se maintiendrait pas longtemps. Stockmar était un étranger et malgré tout son tact et son désintéressement, il serait, tôt ou tard, considéré en Angleterre comme une sorte d'espion ou tout au moins comme un intrus qui devait être expulsé.
Pour ces raisons, le roi s'attacha de plus en plus à la réalisation du mariage qu'il projetait et qui arrangerait les choses. Il espérait que sa parenté avec Albert ne serait pas une cause d'opposition. Le caractère de la reine, la Constitution anglaise et enfin la surveillance des ministres étaient des facteurs qui, même si le prince consort devenait l'instrument de son oncle, empêcheraient celui-ci d'exercer une trop profonde action sur le gouvernement de l'Angleterre.
En attendant, les négociations n'avançaient guère : la reine gardait obstinément le silence sur ses intentions et Léopold soupçonnait des intrigues de toute sorte. C'est sous l'empire de cette crainte qu'il écrit à sa nièce : « Je vous prie encore une fois de ne permettre à personne, pas même à votre premier ministre, de vous entretenir de choses qui vous intéressent personnellement, sans que vous en ayez auparavant exprimé le désir. » Il y avait deux ans que la reine n'avait vu le prince Albert ; l'éloignement avait affaibli sa première inclination et de nombreuses préoccupations s'étaient présentées à elle depuis lors.
La situation du roi vis-à-vis de sa nièce, devenue la souveraine du puissant royaume anglais, avait été examinée en Europe. Metternich fut un des premiers à essayer, par l'intermédiaire de Léopold, d'acquérir de l'influence sur la reine, et cela naturellement dans un intérêt de propagande conservatrice. Le chancelier jugeait que le moment d'un changement de règne était particulièrement favorable à la réintroduction en Angleterre des principes réactionnaires. Déjà le 14 juillet, à peine un mois après le couronnement de Victoria, il tâche de gagner Léopold à cette idée. Maintenant qu'il a quelque chose à lui demander, il consent à oublier ses rancunes contre le roi des Belges. Contrairement à ses espérances, Léopold n'était pas devenu rapidement son ami.
« Votre Majesté, écrit le chancelier Celcissimus, comme on nommait Metternich à la Ballplatz (le 14 juillet 1837. Archives de l'Etat), conduit son gouvernement, malgré de nombreux obstacles, dans la voie conservatrice, la seule qui soit profitable. Je souhaite du fond du cœur que vous puissiez propager cet exemple autour de vous ; le roi Louis-Philippe vous comprendra et il est vraisemblable que la reine d'Angleterre suivra la direction qu'au début de son règne vous lui aurez indiquée. »
Metternich donna à son intervention, par un détour, l'insistance nécessaire. Il employa à cet effet le feld-maréchal autrichien comte Emmanuel de Mensdorff- Pouilly qui avait épousé la sœur du roi Léopold, la princesse Sophie de Saxe-Cobourg. Celui-ci fut chargé de transmettre les désirs de Metternich, qui voulait frapper d'une pierre deux coups et obtenir deux choses qui lui tenaient à cœur : le maintien des principes conservateurs au Portugal et en Angleterre. Pour atteindre ce but, il comptait sur les relations du roi Léopold avec Victoria et avec Ferdinand de Cobourg, l'époux de la reine Maria II da Gloria.
Dans une conversation que Metternich eut avec le comte de Mensdorff, au sujet de la communication à faire au roi, il lui exposa que la jeune reine de Portugal devait se rapprocher des puissances conservatrices de l'Est. Celles-ci, en Espagne, appuyaient le prétendant, don Carlos, qui semblait l'emporter sur la reine Marie-Christine ; par contre, au Portugal, elles étaient prêtes à soutenir la reine et à faciliter l'établissement d'un gouvernement permettant de reprendre les relations diplomatiques qui avaient été interrompues. Il rappelait que ces relations avaient été suspendues par l'Autriche, parce que des principes (page 120) révolutionnaires dominaient au Portugal, malgré la souveraineté purement nominale de Maria da Gloria et que continuer des rapports dans ces conditions serait reconnaître la révolution « ce qui ne pouvait se faire. » (21 juillet 1837.)
Il existait, au Portugal, une Constitution qui avait été extorquée par la force à la reine le 9 septembre 1836, et qui, aux yeux de Metternich et des nations de l'Est, était une abomination. Néanmoins, ce pays était le moindre des soucis de Metternich, son but principal était d'acquérir de l'influence sur la reine Victoria ; l'intervention du comte de Mensdorff auprès du roi Léopold rend très compréhensible les vues du chancelier à cet égard.
« Du Portugal, dit Mensdorff dans sa lettre au roi le 21 juillet 1837, la conversation passa à l'Angleterre et à sa situation actuelle. Je trouvai le prince mieux renseigné que moi. Il parla de Conroy et de son pouvoir sur la reine. Il énonça la crainte que, sous sa pression, elle ne se détournât du bon chemin et ne se jetât dans les bras des ultra-libéraux ou radicaux. Le prince rappela ses relations amicales avec toi, invoqua l'horreur qu'il a pour les opinions avancées et montra son désir de trouver un ami adroit et bien intentionné, qui prévint la reine en temps et la mît en garde contre l'ambition de Conroy, homme obscur. qui veut jouer un rôle et ne reculera devant aucun sacrifice pour atteindre son but. Cette préoccupation de voir la reine Victoria tomber dans de mauvaises mains suggéra au prince la pensée que tu devrais être son ange gardien et comme je sais par ton frère et par feu mon épouse l'influence que tu exerces sur elle et la confiance illimitée qu'elle met dans tes conseils, je me suis empressé de te communiquer cette opinion.
« Le chancelier me dépeignit encore les tristes conséquences qui résulteraient de l'égarement de la reine, avec des couleurs si sombres et avec la sagesse si prévoyante (page 121) que tu connais, que je considère comme un devoir d'attirer ton attention sur ce point. Les moments sont précieux et, d'après l'avis du prince, la voie dans laquelle la reine s'engagera, doit être, dès son avènement au trône, nettement déterminée et fixée. »
Mensdorff était persuadé que Léopold suivrait, sans hésiter, les conseils de Metternich. « Car, écrit-il plus loin au roi, il n'est pas douteux que tu approuveras cette suggestion. Si, dès le début, tu te déclares conservateur et que tu soutiennes leurs principes, tu combats, selon moi, dans tes propres intérêts. »
Léopold répondit évasivement le 4 aout 1837 à son beau-frère, mais d'une manière adroite et réservée, sans s'engager en aucune façon et sans même prononcer le nom des deux reines, sur lesquelles il était question d'exercer son influence. Il se contente d'assurer, en général, qu'il partage les vues du chancelier et qu'une partie de ce qu'il désire s'est déjà produit. Bien des choses peuvent se réaliser encore et il agit fortement en ce sens. Pour le surplus, il rappelle la prudence imposée par la violation fréquente de la correspondance et il se reporte une lettre explicative qu'il écrira dans quelques jours.
Naturellement, ainsi que le comte de Mensdorff le prévoit déjà, et ainsi que le prince de Metternich le prédit dans sa réponse du 10 septembre 1837, la seconde lettre complémentaire n'arriva jamais. Léopold était trop préoccupé de sa position et du maintien de sa propre influence sur la reine, influence qui était grandement surfaite par tous et particulièrement par Metternich, pour hasarder cette démarche. En outre, il était trop avisé pour se brûler les doigts pour les autres et pour affaiblir, avant le mariage de la reine, son pouvoir sur elle, en essayant de s'immiscer dans la politique intérieure de l'Angleterre au profit de puissances étrangères, ce qui était, somme toute, le dessin que Metternich poursuivait.
Ensuite Léopold avait ses projets personnels et ne (page 122) laissait pas volontiers voir dans ses cartes. Vers la fin de septembre 1837, il se rendit de nouveau en Angleterre. Il faut noter que le peuple belge ne voyait pas avec plaisir ces fréquents séjours à l'étranger de son souverain, bien que toutes les classes de la population se sentissent flattées par la pensée, généralement admise, que leur chef possédait une influence prépondérante sur la souveraine de l'empire britannique.
On disait dans les cercles de la capitale belge, ainsi que l'ambassadeur autrichien l'écrit, « que le roi userait de son crédit sur la reine, pour lui donner le conseil d'éviter toute politique extrême et d'amener insensiblement une fusion des éléments modérés des wighs et des torys. » (Comte Rechberg à Metternich, le 24 septembre 1837. Archives de l’Etat.)
Le séjour du roi à Windsor, dont Victoria écrit une relation dans son journal, resserra encore si possible les liens existant entre la reine et Léopold. Après la séparation, elle fut toute attristée du départ de son bien-aimé oncle « qu'elle considère et aime comme un père et dont la compagnie et la conversation lui manquent extraordinairement. » (Journal de la reine Victoria. « édition allemande, p. 166.)
La confiance, qui résulta de cette entrevue, fut si grande que le roi remit la question du mariage sur le tapis. Cela ressort d'une remarque que fait la reine, dans une de ses lettres, d'après laquelle une sorte d'accord aurait été conclu, appropriant l'éducation du prince Albert à sa position future. (Letters, I, p. 140, où la reine écrit : « Il y a encore autre chose dont je voudrais parler et qui me tient au cœur. c'est que vous interrogiez Stockmar au sujet de l'achèvement de l'éducation d'Albert ».)
Comme la reine parle déjà de la fin de cette éducation, elle paraît considérer la célébration du mariage comme devant s'effectuer à une époque peu lointaine.
Enorgueilli par le succès de ses démarches, Léopold acquit une trop grande confiance en soi et il paraît s'être un peu illusionné sur sa situation, maintenant qu'il avait assuré sa position auprès de la reine d'Angleterre et qu'il (page 123) voyait Metternich adopter une attitude amicale. Or cette amabilité n'était que passagère et ne se présentait que lorsque Metternich avait besoin de quelque chose. Cela, il est vrai, arrivait assez fréquemment, car, de même que pour Léopold, il évaluait beaucoup plus haut qu'elle n'était en réalité l'influence de la reine des Belges sur son père, Louis-Philippe. Louise-Marie servait parfois d'intermédiaire entre les deux souverains, mais son occupation c'était la charité. Les pauvres surtout étaient l'objet de sa sollicitude.
Aucune exécution n'avait été donnée au traité du 15 novembre 1831 au sujet des parties du Limbourg et du Luxembourg, qui devaient revenir à la Hollande.
Les Hollandais avaient refusé d'évacuer deux forts se trouvant encore en leur possession aux environs d'Anvers, les Belges, par contre, occupaient entièrement le Limbourg et le Luxembourg. C'était d'autant plus naturel que, jusqu'à ce jour, le roi des Pays-Bas s'était obstinément refusé à reconnaître les traités établissant l'indépendance de la Belgique, que ces traités lui fussent avantageux ou non. Toutefois, comme la Belgique, de cette manière, était restée depuis huit ans en possession de parties de provinces indûment retenues, il en résultait un droit qui présentait un danger pour le roi Guillaume. Comme conséquence de son obstination, il atteignait un but opposé à celui qu'il s'était proposé et, en fin de compte, la Belgique conservait, en échange de quelques forts des environs d'Anvers, des contrées d'une valeur bien autrement grande. Aussi se décida-t-il à sortir de sa position désavantageuse et il se déclara prêt, le 14 mars 1838, à accepter les vingt-quatre articles qui avaient été fixés, le 15 novembre 1831, par la Conférence de Londres. Seulement, c'étaient maintenant Léopold et son peuple qui n'étaient plus disposés à admettre ces anciennes stipulations. On s'était habitué à considérer que les deux provinces tout entières faisaient partie de la Belgique et on en tirait trop d'avantages pour les céder. D'autre part, le roi pensait obtenir, grâce à la situation mondiale qu'il (page 124) avait acquise ces dernières années, une révision des vingt-quatre articles élaborés sous l'influence des succès hollandais de 1831.
Le souverain, poussé par la population et par les Chambres, se décida, dans l'intérêt de son pays, à mettre pour la première fois, à une sérieuse épreuve ses relations avec sa nièce d'Angleterre. Il devait éprouver une cruelle désillusion et s'apercevoir que les ministres anglais étaient sur leurs gardes et que la reine était loin d'être un instrument entre les mains de son oncle, à qui elle devait une profonde reconnaissance et pour qui, dans le fond du cœur, elle avait une vive affection.
En dépit de ses sentiments et ses inclinations, elle montra, dès sa prime jeunesse, sa fidélité aux principes qu'elle observa durant son règne et qui la rendait véritablement une reine constitutionnelle. Léopold avait longtemps hésité avant d'écrire ; cependant, avant que la décision réglant la question des frontières belgo-hollandaises ne fût prise, il s'y décida et pria Victoria, en lui rappelant leurs bonnes relations, de bien vouloir exprimer à ses ministres et en particulier à Melboume « que, pour autant que ce soit compatible avec les intérêts de ses propres Etats, elle désire que son gouvernement ne prenne pas l'initiative de mesures qui entraîneraient la ruine de la Belgique, tout en faisant le malheur de son oncle et de sa famille. » (Letters, t. I, p. 48.)
Le roi dépeignait la situation comme plus sombre qu'elle n'était en réalité, afin de décider plus sûrement sa nièce à agir sur ses ministres et afin qu'ils acceptassent les modifications qu'il proposait au traité, modifications consistant en un rachat des territoires qui devaient être cédés à la Hollande. Le ministère anglais accueillit avec la plus grande froideur la tentative de Léopold de changer une convention conclue à Londres et ratifiée par les puissances. La démarche du roi eut donc un résultat tout autre que celui qu'il espérait, car le cabinet anglais la considéra comme une (page 125) pression anticonstitutionnelle sur la jeune reine jalousement entourée.
L'envoyé de la Prusse à Londres, Bülow, se signala par son opposition. Il entraîna Palmerston, qui avait pensé un moment à admettre le rachat proposé et qui finalement abandonna complètement le roi. La reine Victoria, par une lettre extrêmement cordiale, fut contrainte de déclarer à son oncle que le traité était un acte formel et qu'il était « impossible de l'envisager autrement, d'en négliger une partie. » Cet amer breuvage était adouci par une phrase dans laquelle la reine assurait que la Belgique était « un anneau de la chaîne assurant le maintien de la paix et que par l'heureuse circonstance de la double parenté du roi Léopold avec elle et avec le roi de France, la Belgique, qui, dans les temps passés, avait été si souvent un brandon de discorde, serait maintenant un trait d'union entre les deux puissances. » (Letters, t. I, p. 152.)
La prise de position de l'Angleterre étonna grandement et fit une profonde impression sur le continent. Elle fut considérée comme une preuve que l'influence tant vantée de Léopold sur la reine d'Angleterre n'existait pas. Cela fut d'autant plus cruel pour le roi que, pour augmenter sa situation dans le monde, il se vantait parfois de l'ascendant qu'il exerçait sur sa nièce. Il avait même écrit à son ami, l'archiduc Jean : « La reine est très jeune et l'expérience ne s'apprend que par soi-même, mais elle est naturellement modeste et a la compréhension facile. Elle est attentive aux affaires de l'Etat, elle les étudie elle-même et a, par-dessus tout, une volonté ferme. Elle voit en moi l'ami qui s'est consacré à elle depuis qu'elle a l'âge de neuf mois et je jouis de sa plus entière confiance. Mais comme les Anglais sont très jaloux, j 'agis avec la plus extrême prudence ; toutefois, je dois dire que tous les partis voient volontiers mes voyages en août-septembre, ce qui en Angleterre, où (page 126) l'on est si passionné, veut dire beaucoup. » (Léopold à Jean, Laeken, 2 décembre 1837. Archives de Méran.) Ces mots étaient écrits en décembre 1837 et en 1838 devaient être cruellement démentis !
Lorsqu'à la fin Palmerston déclara à la Prusse, qui intercédait en faveur de la famille royale hollandaise, que l'Angleterre s'en tenait aux clauses du traité des vingt-quatre articles, l'attitude de presque toutes les puissances continentales vis-à-vis de la Belgique changea brusquement.
Léopold était profondément mortifié et il écrivit à la reine d'Angleterre qu'elle l'avait « mis de côté, comme un meuble dont on n'a plus besoin. »
« La déclaration de Palmerston, ajoute-t-il, m'a plus blessé en ma qualité d'Anglais que de Belge, car si je suis venu d'Angleterre et si j'ai été élu en Belgique c'est précisément à cause de cette nationalité. » (Letters ? t. I, p. 152.)
Ce que le roi ne disait pas, c'était la profonde désillusion et la tristesse que lui causait cette ingratitude. Ainsi, il avait subvenu à l'entretien de sa nièce et de sa mère pendant plusieurs années, il avait soigné son instruction, éveillé ses premières notions de moralité, rédigé pour elle un vrai manuel de droit constitutionnel, choisi ses conseillers, désigné et formé son mari ; ainsi, pendant des années, il s'était astreint à Se rendre régulièrement en Angleterre pour veiller lui-même sur la princesse et la mettre à l'abri de toute influence néfaste, et tout cela, pour aboutir à quoi ? A ce qu'elle restât sourde à son premier appel et l'abandonnât à la première difficulté.
Du côté de la France, le roi ne trouva aucun appui. Il n'avait pas échappé Louis-Philippe et au gouvernement français que Léopold, depuis son élévation au trône, s'était comporté avec beaucoup d'indépendance. Ceci ne répondait pas au but poursuivi par son mariage avec la fille du roi. En effet, on comptait par cette alliance gagner de l'influence sur la Belgique et on désapprouvait le procédé de Léopold d'employer sa femme pour agir sur son père, le roi des Français. C'était un renversement des rôles. En outre, les relations jusque-là si amicales de Léopold (page 127) avec la reine Victoria avaient éveillé les jalousies de la France, qui craignait de voir l'Angleterre prendre une importance prépondérante en Belgique. Cela semblait d'autant plus grave qu'en ce moment les cabinets anglais et français, séparés par la question d'Orient, avaient des rapports peu bienveillants.
Aussi, lorsque le roi fut abandonné par l'Angleterre dans l'affaire du traité des vingt-quatre articles, une véritable joie éclata chez Louis-Philippe, et aussi paradoxal que cela paraisse, l'opposition des politiques anglaise et française cessa un instant et les deux puissances occidentales se mirent d'accord pour refuser d'accéder aux désirs de la Belgique.
Léopold, du reste, discernait clairement les sentiments et les intentions de sa voisine du Sud. « La France, écrit-il l'archiduc Jean, est pour nous le plus dangereux ennemi politique. On emploie contre nous deux moyens : invasion et amitié. Le premier ne sera pas admis par l'Angleterre, mais le second est bien autrement inquiétant et le meilleur obstacle à y opposer, c'est l'amour du peuple pour son indépendance. » (Lettre de Laeken, le 27 mars 1839. Archives de l'Etat.)
Le roi ne se faisait sans doute pas l'illusion que la Belgique pût entrer en lutte contre toute l'Europe, mais il lui convenait de s'associer aux sentiments de son peuple et de ne pas abandonner la défense du territoire. Il fit des levées d'hommes et d'argent, concentra ses troupes comme pour entrer en campagne. A l'ouverture de son Parlement, le 13 novembre 1838, il annonça solennellement « que dans le règlement des difficultés avec la Hollande, les droits de la Belgique seraient défendus avec persévérance et courage. »
De son côté, la Hollande prenait des mesures analogues. Mais les puissances, l'une après l'autre, abandonnèrent Léopold et bientôt les Etats de l'Est lui témoignèrent ouvertement leur hostilité. C'était naturel. Du moment où les nations occidentales se détournaient de lui, les (page 128) contrées orientales et surtout l'Autriche, dirigée par Metternich, n'avaient plus aucune raison de ménager un roi « d'origine révolutionnaire », tandis que leurs principes les obligeaient à soutenir Guillaume Ier, roi par la grâce de Dieu.
« Si les puissances, note le vicomte de Conway dans son journal, insistent si fort pour qu'on en finisse avec la question belge, ce n'est point en considération du danger dont elle menace la paix européenne (ce danger n'existe plus et pendant huit ans qu'il était bien réel, on n'en a tenu aucun compte), c'est uniquement pour sauver le roi Guillaume des difficultés que sa politique de résistance lui a créées chez lui. C'est par suite d'un système de partialité, dont les Cours du Nord ne se sont point départies, qu'elles veulent aujourd'hui finir le différend aux dépens de la Belgique.
« Il est évident, en effet, que si les réclamations de la Belgique étaient écoutées et qu'on apportât en sa faveur quelques modifications aux vingt-quatre articles, la Horlande ne retiendrait plus son indignation et reprocherait hautement à Guillaume ces huit années de statu quo. Les modifications seraient un aigument irréfutable fourni à la nation contre la politique égoïste du roi.
« Au contraire, le traité non modifié sauvait le roi Guillaume de ce mauvais pas. Ce serait un palliatif d'autant meilleur pour sa conduite passée que la Belgique aurait fait plus d'efforts pour entamer les vingt-quatre articles : « Les sacrifices que vous vous êtes imposés jusqu'ici, dirait Guillaume à la Hollande, nous ont permis de conserver intacts tous nos droits et d'attendre les chances qui pouvaient nous être très favorables. Vous n'avez donc rien perdu à suivre ma politique. »
Léopold s'aperçut bientôt de la malveillance des Cours du Nord et l'affaire dite de « Skrzynecki » fournit un prétexte qui fut saisi avec empressement par la Prusse et par l'Autriche pour se séparer complètement du roi. C'était en même temps une occasion pour ces deux Etats de désapprouver les tendances révolutionnaires de la Pologne auxquelles le czar était si sensible.
(page 129) L'ex-général polonais Jean Boncza Skrzynecki, qui avait exercé le commandement suprême des armées polonaises, après la défaite d'Ostrolenka et la chute de Varsovie, avait dû se réfugier en Autriche.
L'asile qu'il y trouva était loin d'être enviable, étant données les opinions du tout-puissant Metternich. Il fut interné et traité comme un prisonnier ; sa correspondance, même avec sa femme, fut interceptée (les lettres confisquées se trouvent aux archives de l'Etat à Vienne) et l'autorisation qu'il sollicita, à de nombreuses reprises, d'effectuer un voyage en Angleterre et en France, lui fut refusée.
L'armée belge nouvellement formée manquait d'officiers supérieurs connaissant la guerre, circonstance qui, depuis l'accession au trône de Léopold et en présence de l'attitude constamment hostile du roi Guillaume, n'était pas sans causer beaucoup de soucis. Comme la France n'aurait plus permis à ses généraux de servir dans l'armée belge, il fallait chercher un autre remède.
Par le comte de Montalembert, le roi apprit la situation pénible du général polonais ainsi que ses talents militaires. Bien que sortant de l'armée russe, Léopold était mal vu par le czar depuis qu'il avait refusé le trône de Grèce, qui lui avait été proposée par la Russie. En outre, Nicolas Ier le considérait comme un ingrat et, en toute circonstance, il manifestait tant d'inimitié vis-à-vis de la Belgique que Léopold crut n'avoir aucun motif de lui témoigner des égards particuliers.
Le général Skrzynecki, à qui le gouvernement autrichien avait toujours refusé la permission de s'absenter, quitta secrètement la ville de Prague. Il gagna Bruxelles, afin d'y prendre éventuellement un commandement dans l'armée belge. Cette fuite fournit à Metternich l'occasion de dépeindre la Belgique comme le quartier général des aventuriers.
Et comme il n'avait en ce moment aucun besoin de la ménager au point de vue politique, il considéra l'accueil fait au général polonais comme un acte anti-amical envers (page 130) l'Autriche, nécessitant la rupture des relations diplomatiques avec Léopold Ier.
La Prusse, sous l'influence du chancelier, adopta la même attitude et les comtes de Rechberg et de Seckendorff, les ministres autrichien et prussien, quittèrent Bruxelles le 5 février 1839.
Metternich, de même que le souverain prussien, suivait avec attention la marche des événements et il avait vu avec mécontentement les sympathies du roi des Belges envers la France et envers l'Angleterre, puissances libérales et peu bienveillantes pour les races germaniques. Il était aussi froissé de ce que son projet d'intervention près la reine Victoria, tenté par l'intermédiaire de Mensdorf, eût échoué, et, pour donner une leçon au roi des Belges, il saisit l'instant où les puissances occidentales l'abandonnaient.
Il s'était donc mis d'accord avec le roi de Prusse pour infliger un camouflet au roi « révolutionnaire ». Il sembla un moment que la Belgique allait avoir toute l'Europe contre elle et qu'une nouvelle solution de la question belge rétablirait la situation créée par les traités de 1815.
Cette conclusion aurait été agréable à l'Autriche et à la Prusse, qui considéraient que ce serait un bon exemple de supprimer un Etat issu d'une révolution et fondé contrairement aux stipulations du Congrès de Vienne. Quoiqu'elles eussent reconnu le gouvernement belge et qu'elles eussent accrédité des représentants auprès de lui, elles étaient prêtes à saisir avec empressement toute occasion de se libérer de leurs engagements.
L'arrivée en Belgique du général Skrzynecki fournissait un prétexte plausible et l'affaire fut aussitôt amplifiée de manière à justifier la rupture diplomatique souhaitée. Metternich accompagna son acte d'une lettre à Léopold (le 17 février 1839. Archives de l’Etat), disant que l'Autriche tenait à dissiper l'opinion qu'elle n'oserait jamais, en sa qualité de puissance conservatrice, entreprendre quelque chose contre la Belgique catholique et qu'elle ne permettrait pas à la (page 131) faction radicale de ce pays de tabler sur des rivalités supposées entre l'Autriche, la Prusse et la Russie. » Il ajouta ces paroles menaçantes : « Si la Belgique oppose de la résistance, elle subira le sort réservé aux entreprises qui appellent la révolution à leur aide. » Metternich montre donc clairement qu'à cette époque, il doutait de la continuation de l'indépendance belge.
L'abandon de la Prusse et surtout l'hostilité de l'Autriche, que Léopold avait toujours ménagée, l'avaient impressionné désagréablement et douloureusement. Ses sentiments se reflètent dans sa réponse au prince de Metternich. Il y résume toutes les questions soulevées par son refus d'exécuter les clauses du traité du 15 novembre 1831.
Le roi s'était rendu compte qu'il lui était impossible de lutter seul contre le monde et il avait consenti, à regret, les cessions territoriales exigées, n'ayant en compensation que quelques avantages financiers. On admit des erreurs dans les comptes de liquidation et la part contributive de la Belgique dans le partage des dettes fut réduite de 3,400,000 florins.
Léopold défend auprès de Metternich le choix du général polonais, en expliquant qu'il ne peut augmenter le nombre des généraux français servant dans l'armée belge et dont la présence soulevait autant de mécontentement en Belgique qu'en Angleterre. En cas de besoin, continua Léopold, on désire avoir un chef expérimenté, « ce qui est d'autant plus naturel que l'on possède à La Haye une foi punique, à laquelle on ne peut guère se fier, ainsi que l'attaque de 18311'a prouvé. On sait que le cabinet hollandais travaille à provoquer une guerre générale, avec la douce espérance qu'elle se terminera exactement comme en 1814. » (Léopold à Metternich, Bruxelles, le 3 mars 1839.)
Le roi se plaint du départ des envoyés autrichien et prussien endéans les vingt-quatre heures qui suivirent leur demande de renvoi du général polonais. Ils n'ont pas eu la moindre considération pour « l'importance du (page 132) changement de ministère. » Il conclut en disant que les Belges sont extraordinairement jaloux de leurs droits et que de nouveau sont remis en question tous les résultats qu'il a atteint dans la consolidation de l'Etat, malgré la faible autorité que lui donne la Constitution.
« J'étais, écrit-il, complètement débarrassé de la canaille anarchique et le principe monarchique avait fait ici de grands progrès, bien plus grands qu'en France, quand la décision aussi brutale qu'imprévoyante de la Conférence réveilla toutes les passions. Les sentiments des habitants, ainsi cédés à la Hollande, sont analogues à ceux qu'éprouverait, chez vous, une partie de l'Autriche si elle était cédée à la Bavière. L'association des provinces a duré trop longtemps et cela par la faute même du roi Guillaume, pour qu'il soit possible, par de simples ordres, de calmer quelques centaines de milliers de personnes.
« Ma position est très pénible et très ingrate et je fais un grand et douloureux sacrifice la tranquillité de l'Europe, en admettant la décision des puissances et en cherchant la faire accepter par le pays. Il y aurait un grand danger pour le peuple à refuser, mais pour les puissances elles-mêmes l'affaire pouvait devenir également dangereuse et cette inconcevable exécution cache en son sein des conséquences incalculables.
« Mon opinion, qui est aussi celle de Votre Excellence, est toujours la même : Toute grande crise européenne sera beaucoup plus avantageuse au principe démocratique qu'aux vieilles monarchies. »
Le cœur du roi était rempli d'amertume et il dit à Metternich qu'il était, personnellement, très indépendant et pouvait facilement se procurer une situation autrement agréable que celle qu'il occupait en Belgique, « où vraiment les peines et les ennuis s'accroissent dans des proportions trop considérables. » La mauvaise humeur qui s'était naturellement emparée de Léopold, après la grande défaite politique qu'il avait subie devant toute l'Europe, ne se montre pas moins ouvertement dans ses relations et dans ses lettres à la reine Victoria.
(page 133) Dans une épître très amère, il lui expose que son pays est dégoûté de la soi-disant indépendance qu'il a plu à la Conférence d'établir. « Je crois, ajoute-t-il, que le vieux Pirson avait raison, quand il a dit à la Chambre que si le traité était exécuté, je serais probablement le premier et. le dernier roi des Belges. Le jour où cette solution se produira, ce sera pour l'Angleterre un embarras qu'elle aura bien mérité. » (Letters, t. I, p. 192.)
La reine, sans se laisser toucher, cesse toute discussion de la question belge, car elle voit avec regret , dit-elle le 30 avril, que, sur ce point particulier, elle n'est pas d'accord avec le roi. (Letters, t. I, p. 192.)Bien qu'elle présente la divergence d'opinion comme n'existant que sur ce seul fait, la mésintelligence politique jette cependant une ombre véritable sur les relations entre l'oncle et la nièce. Ce trouble pouvait être particulièrement nuisible à la question du mariage, la reine commençant à montrer de l'indépendance dans ses affaires personnelles, comme dans la politique, et à adopter des principes qu'elle suit d'une manière absolue.
Lorsqu'un jour lord Melbourne lui apprit qu'aucun membre de la famille royale ne pouvait se marier sans l'autorisation du souverain, elle trouva la mesure trop sévère. Mais quand, dans la conversation, on lui signala que beaucoup de jeunes filles laissaient à leurs parents le choix de leur époux, la reine répondit que « dans ces questions-là, il était nécessaire de se décider soi-même. » (Journal de jeune fille, 8 octobre 1836.) La reine parlait avec d'autant plus de conviction qu'elle était à ce moment secrètement amoureuse d'un jeune gentilhomme anglais, plein de qualités, mais à qui sa naissance n'aurait pas permis de monter sur le trône sans soulever un tollé général. Victoria espérait cependant, avec le temps, arriver à aplanir les obstacles et conclure, au moins, un mariage morganatique. Elle se trompait. Ni dans sa famille, ni chez aucun ministre, elle ne trouva d'appui. Elle manifesta alors une profonde antipathie pour le mariage.
(page 134) Une autre fois, en s'entretenant avec lord Melbourne du projet d'union avec le prince des Pays-Bas, que le feu roi avait tant souhaité, elle demanda « si le pays désirait réellement la voir mariée, car elle voulait rester quelque temps encore célibataire. » (Journal de jeune fille, 11 mars 1839.)
D'Angleterre, on avait prévenu Léopold qu'un léger refroidissement s'était manifesté dans l'amitié de la reine à la suite du conflit sur le règlement du territoire belge. Il craignit que cela n'amenât l'échec de la candidature du prince Albert. En véritable homme d'Etat, il ne voulut pas que sa défaite politique, définitivement subie et acceptée, après avoir entraîné la cession de parties du Limbourg et du Luxembourg, causât encore de plus grands maux en anéantissant ses autres espoirs.
On commençait en Belgique à se réconcilier avec le fait accompli, le pays se tranquillisait et la reprise des relations diplomatiques avec l'Autriche et avec la Prusse, après le règlement de la question hollandaise, avait contribué à calmer les esprits. Aussi le roi se décida-t-il à reporter son attention sur sa combinaison préférée, le mariage de la reine Victoria, combinaison qui était attaquée de tous côtés.
A ce moment, d'après le désir de Victoria, le prince Albert, après avoir passé une année à l'Université de Bonn, parcourt l'Italie en compagnie du baron de Stockmar et de M. Seymour, officier anglais, chargés de lui exposer la situation de l'Angleterre et de le préparer ainsi à son futur champ d'action. Bien que cette décision eût constitué une sorte de consentement de la reine, elle n'en avait pas moins déclaré au roi qu'elle ne se prononcerait pas avant d'avoir revu son cousin et que tout dépendait des circonstances. Par la duchesse de Kent et ainsi que par d'autres personnes, le roi ne manquait pas de maintenir toujours vivace le souvenir d'Albert auprès de la jeune souveraine. Il était aidé par le fait que Victoria, quoique toujours (page 135) éprise de son jeune Anglais, commençait se rendre compte de l'impossibilité de réaliser l'union rêvée. Elle comprenait aussi que l'intérêt de l'Etat l'obligeait à donner un héritier au trône. D'autre part, elle se rappelait avec plaisir le belle et noble stature, la gaieté et l'amabilité de son jeune parent. Une pensée toutefois lui déplaisait, c'est qu'elle accorderait sa main un homme qui lui avait été destiné d'avance et qui avait même été prévenu de ce projet avant de l'avoir vue. Le roman d'amour qu'elle avait rêvé devenait un banal mariage d'arrangement.
Son indécision se montre dans ses nombreuses conversations avec son ami, son conseiller et son ministre, l'adroit et érudit Melbourne, qui était doué d'un tact rare. Un matin elle rassembla son courage et parla au lord du désir de son oncle de la voir épouser son cousin Albert. Celui-ci présenta quelques objections, il parla du peu d'affection ressentie en général pour les Cobourg et signala aussi qu'un étranger épousant sa cousine ne serait pas bien vu en Angleterre ; mais, après avoir examiné les autres prétendants, il admit, comme Victoria, qu'aucun d'eux n'avait de mérite équivalent. En somme, cet entretien ne décida pas la reine et elle déclara qu'elle ne se marierait pas avant deux ou trois ans. « J'expliquai, écrit-elle le 18 avril 1839 dans son journal, que je redoutais le mariage, parce que je suis habituée à agir selon ma volonté et que je pariais à dix contre un que je ne pourrais m'entendre avec personne. »
Par suite de ces hésitations, l'opposition augmenta notablement dans les cercles ministériels d'Angleterre et ce mouvement ne fut pas dissimulé à Léopold, qui, par sa sœur, était tenu au courant de tout d'une manière très exacte. Il se dit qu'il était temps de risquer les dernières chances, en essayant l'influence personnelle du prince Albert, qui s'était heureusement développé intellectuellement et physiquement et constituait un splendide spécimen de beauté et de force.
(page 136) Il écrivit donc à sa nièce que ses cousins Ernest et Albert lui rendraient visite sous peu. (Journal de jeune fille, 17 juin 1839.) La reine ne s'y opposa pas, mais à mesure qu'approchait l'époque fixée pour l'arrivée de ses cousins, elle se sentit anxieuse. Elle comprenait qu'une décision s'imposait. Le 12 juillet 1839, dans une conversation avec Melbourne, elle lui avoua son ennui de revoir Albert, car le jeune homme, bien qu'ils ne fussent pas fiancés, savait que leur union était envisagée.
« Je dis, écrit-elle dans son journal, que c'était très désagréable pour moi de le rencontrer et que cela me mettait dans une situation très délicate. » Il ne vint pas à l'idée de lord Melbourne, à qui la reine terminait cette conversation en déclarant qu'elle ne se marierait jamais, de lui conseiller d'épouser le prince Albert, mais l'intention annoncée par la jeune souveraine lui déplaisant, il ne se gêna pas pour la combattre de façon énergique.
Cet entretien et ces sentiments contradictoires engagèrent Victoria à écrire à son oncle qu'elle ne songeait guère à se marier avant plusieurs années, qu'elle ne ressentait d'ailleurs pour Albert que les sentiments que l'ont éprouve pour un ami, un frère ou un cousin, et qu'enfin elle n'avait pas promis de l'épouser et qu'elle ne le promettait pas encore. (15 juillet 1839. Letters, t. I, p. 224.)
Cette lettre troubla grandement Léopold. Elle était la conséquence des influences qui avaient agi sur la reine durant son absence et celle de Stockmar.
Le roi venait d'ailleurs d'éprouver un autre échec. Son beau-père, désirant rendre visite à la Cour de Londres, l'avait chargé de négocier ce voyage, mais ce projet ne reçut pas l'approbation des ministres et la reine déclina la proposition. Il comprit que sa combinaison matrimoniale était en danger ; les brillantes espérances qu'il y avait attachées, chancelaient sur leurs bases. Trop de temps s'était écoulé depuis que Victoria n'avait plus vu son beau et aimable cousin et l'impression qu'il lui avait produite en 1836 s'était évanouie ; des fêtes splendides, la dignité royale et ses (page 137) devoirs, le nouvel entourage, tout s'était réuni pour la diriger vers d'autres idées et effacer en elle, de plus en plus, le souvenir de son jeune prétendant.
Léopold crut qu'il devait jouer sa dernière carte et qu'envers et contre tous son neveu devait entrer en scène pour essayer de détruire, par le charme de sa personne, les hésitations de la reine. A ce moment suprême, c'était à lui à combattre et à remporter la victoire. Après avoir surmonté diverses résistances, les deux neveux du roi s'embarquèrent pour l'Angleterre dans les premiers jours du mois d'octobre 1839.
Dès la première rencontre toutes les résolutions de Victoria fléchirent.
Charmée des changements que les dernières années avaient apportés à l'apparence et à l'allure du jeune homme, elle écrit dans son journal : « J'ai revu Albert avec émotion, il est remarquablement beau. » Le lendemain, elle note : « Albert est vraiment ravissant et a l'air si extraordinairement bon, il a de si beaux yeux bleus, un nez fin et une si jolie bouche avec une petite moustache. Il a une belle figure, est large des épaules et malgré cela sa taille est mince. Je dois retenir mon cœur. »
Dès le 14 octobre, la décision de la reine est prise et ses hésitations se sont envolées. Elle ne demande plus à Melbourne quels sont les vœux du pays, elle a oublié son intention de gagner encore trois ou quatre ans, toutes ses pensées et tous ses espoirs sont rassemblés dans ce seul désir : Devenir la femme de son « très cher » Albert.
Sa nature impulsive se montre dans cette décision rapide. Avec la violence d'un ouragan, l'amour s'est abattu dans le cœur de la puissante souveraine et lui a rapidement arraché sa maitrîse de soi, d'une manière dont jamais ses oncles, ses ministres, ses dames de la Cour et ses parents n'auraient été capables. Radieuse, elle annonce ses fiançailles à son oncle, en ajoutant qu'elle désire que le mariage se célèbre le plus tôt possible, c'est-à-dire vers la fin de février.
C'est avec la plus grande sincérité que Léopold lui répond que « rien ne pouvait lui être plus agréable ». Après ses amères désillusions c'était enfin un triomphe de ses (page 138) idées. Ce succès amenait un tournant dans la vie du roi, car, dès lors, il commença à tenir dans le Conseil européen le grand rôle auquel il avait toujours aspiré et auquel l'appelait la sûreté de son jugement, ses relations familiales et sa position à la tête d'un pays qui, en raison de sa richesse, était toujours menacé par les puissances les plus fortes.