(Paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)
Le Congrès de Vienne - Metternich - L'archiduc Jean, le prince national - Relations de Léopold avec ces deux personnages - Il défend l'indépendance de la Saxe - Son mécontentement contre la Prusse - Fin du Congrès - Les Cent jours - Le mariage de Léopold avec la princesse Charlotte - Visite de l'archiduc Jean en Angleterre en 1816 - Contraste entre l'archiduc et Metternich - Leur influence sur Léopold - Position de celui-ci en Grande-Bretagne - Sa réserve vis-à-vis des partis politiques du pays - Mort de la princesse Charlotte. Nouvelle existence de Léopold. Son anglomanie. Mariage du duc de Kent avec la princesse Victoria de Cobourg - Procès en divorce du roi Georges IV - Rôle de Léopold - Brouille entre Georges IV et son gendre - Désir de Léopold d'employer son activité - Projet de mariage morganatique - Sa candidature au trône de Grèce - Son refus et ses motifs - Ses chances de devenir régent d'Angleterre
(page 28) L’Europe venait de traverser un quart de siècle de révolutions, de guerres, de souffrances et de misères. Napoléon, après avoir dominé le continent et avoir rêvé de surpasser Alexandre le Grand, était tombé victime de son ambition, plus vaste encore que son génie. A Vienne se réunirent les plénipotentiaires des Etats vainqueurs, afin de régler la situation des pays bouleversés par les conflits et d'établir la paix sur des bases solides. En un mot, on voulait se comporter comme si la Révolution française n'avait jamais eu lieu et comme si les vingt-cinq dernières années n'avaient été qu'un cauchemar.
Bien que l'Angleterre fût la seule puissance restée en guerre avec la France pendant toute la période napoléonienne, bien que, par sa ténacité, elle eût déjoué les plans conçus contre sa vitalité et qu'elle fût même sortie de la lutte plus forte qu'auparavant, le Congrès se réunit à Vienne, plutôt qu'à Londres. Alors, comme en 1918, les Anglais croyaient préférable que le partage de la terre s'effectuât en dehors des murs de leur capitale, puisqu'une part importante du butin leur revenait. Au milieu de la (page 29) magnificence d'une ville étrangère, le monde remarquerait moins l'accroissement de puissance que la victoire donnait à l'empire britannique. (Note de bas de page : Après le Congrès de Vienne, l'Angleterre ajouta à son empire colonial, la Guyane, le Cap, Ceylan, les Comptoirs de l'Inde, l'île de France, les Sagitelles, Sainte-Lucie, Tabago et la Trinité.)
Vanter par vaine gloriole les avantages obtenus, de façon à exciter la haine des vaincus, ainsi que la jalousie des vainqueurs moins bien partagés, n'aurait pas été d'une politique intelligente et adroite. Comme toujours, les hommes d'Etat anglais évitèrent cet écueil.
Vienne devint donc, en 1815, le théâtre du Congrès chargé d'organiser une nouvelle Europe, comme en 1918. Paris fut le siège du Conseil suprême, qui non seulement partagea et divisa l'Europe, mais encore la moitié du monde. De même qu'aujourd'hui la France et Clemenceau ont eu les honneurs et la plus grosse part de responsabilité des décisions de Wilson, de même alors l'Autriche endossa la paternité des remaniements effectués à la plus grande gloire de son chancelier Metternich, derrière lequel s'effaçait discrètement l'empereur François. L'homme d'Etat autrichien écrivait un jour au comte Apponyi : « Je me trouve au milieu de la famille impériale aussi à l'aise que dans ma propre famille. » Déjà, on le voit, se manifestait l'importance de Metternich, que son rôle prépondérant au Congrès de Vienne étendit ensuite dans toute l'Europe continentale et auprès de tous les souverains. Le czar Alexandre seul opposa quelques obstacles au chancelier, puis plus tard, avec le temps, il adopta également ses vues. (Papiers de Metternich, Vienne, 1880-1884, t. VI, p. 145/)
A cette époque, les intérêts de l'Angleterre étaient pour ainsi dire identiques à ceux de l'Autriche. En conséquence, ces deux pays s'entendirent pour faire admettre les combinaisons suivantes : restauration de la monarchie en France, fusion de la Hollande et de la Belgique, contrées différant totalement par la langue, la religion, la race et les intérêts économiques, morcellement de l'Italie et de l'Allemagne, (page 30) l'adjonction de Venise et de la Lombardie à l'Autriche, ce qui augmentait encore la diversité des peuples constituant cet empire.
Pendant la session du Congrès, quelques membres, plus prévoyants que les autres, critiquèrent ces arrangements, notamment l'archiduc Jean, frère de l'empereur François II. Il était âgé alors de 32 ans et son esprit vif et travailleur voyait beaucoup plus loin dans les questions politiques, économiques et sociales que la plupart des hommes d'Etat et surtout que les souverains. Nous avons la preuve de l'indépendance de ses idées dans ses plans d'affranchissement du Tyrol en 1813, dans sa contribution au projet de la Fédération des Alpes, à laquelle devaient participer tous les pays alpins autrichiens. Avec l'aide de l'Angleterre, l'archiduc voulait réorganiser ces Etats, les associer à la politique autrichienne et les remettre à François II. (A. Schlossar, L'archiduc Jean d'Autriche, p. 43.)
Par suite de la duplicité d'un membre de la Fédération, le projet fut dénoncé à l'empereur comme une manœuvre de Jean, exécutée dans un but d'ambition personnelle. La méfiance de François fut telle, qu'il chargea, par une lettre autographe (lettre du 7 mars 1813, archives de Méran), l'adjudant général, comte Nimptsch, de surveiller son frère.
L'archiduc détestait les fêtes de la Cour et la vie mondaine de Vienne. Il se sentait d'autant plus dépaysé dans l'atmosphère du Congrès qu'il était en désaccord avec les décisions adoptées. A la date du 20 septembre 1814, il écrit ces mots dans son journal : « Oh, si je pouvais communiquer à tous mes sentiments, l'Europe aurait la paix pour longtemps ; aujourd'hui il faut oublier. Plus d'égoïsme, plus d'ambitions ! L'humanité a souffert affreusement et il est temps de lui donner du bien-être. » (Du journal de l'archiduc Jean d'Autriche, 1810-1815, publié par le chevalier von Kronec, p. 20.) (Du journal de l'archiduc Jean d'Autriche, 1810-1815, publié par le chevalier von Kronec, p. 20.) Ces nobles paroles restaient sans écho.
Cependant d'autres princes, partageant les idées et les (page 31) opinions de l'archiduc, se concertèrent avec lui et se lièrent par une amitié qui, quoique plus ou moins intéressée, eut néanmoins une influence sur la conduite des affaires et sur la politique générale. Parmi ces princes, il faut citer surtout Guillaume, frère du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III et Léopold de Cobourg. (Du journal de l'archiduc Jean d'Autriche, 24 mars 1815.) Entre eux et l'archiduc se nouèrent des relations cordiales, qui acquirent, dans la suite, une grande importance.
Grâce à sa beauté et à la distinction de ses manières, le prince Léopold aurait eu de nombreux succès féminins, s'il n'avait eu dans le cœur le souvenir de la princesse Charlotte. Des rumeurs relatives à son mariage couraient déjà parmi les diplomates accrédités au Congrès. Seulement, nul ne savait encore, pas même Léopold, si ce projet se réaliserait.
Voici, d'après le témoignage d'un plénipotentiaire, quel était l'aspect du siège de la conférence :
A Vienne, tout est en fête, les peuples célèbrent leur délivrance. La diplomatie européenne se livre à une valse effrénée. Un dîner, une partie de chasse, un spectacle mettent seuls un temps d'arrêt à ce zèle chorégraphique, mais entre deux plats, entre deux danses, entre deux coups de fusil, on intrigue, on jase et on potine. (Revue de Paris, du 15 juillet 1914. Ed. Chapuis, Empereurs, rois et ministres au Congrès de Vienne.)
L'amour avait une large part dans les occupations des vainqueurs et une lettre de Léopold à sa sœur Sophie nous donne de piquants détails sur les flirts du Congrès :
« Le czar partage ses faveurs entre Julie Zichy et Gabrielle Auersperg. Cette dernière est gentille et semble lui plaire, de sorte que sa famille va l'envoyer en Bohême, ce qu'elle regrette fort. Le roi de Prusse, qui a toujours imité l'empereur, a d'abord fait une cour assidue à la Bathiany, ensuite à Julie Zichy et en ce moment à la Souran, qu'il aurait dû négliger. Il parle beaucoup et se montre fort galant avec elles. Il produit grand effet dans son uniforme de hussard et même en habit. Le prince héritier de Bavière, s'imaginant être un (page 32) « roué » s'occupe de la comtesse Caroline Széchenyi et de quelques autres. Il danse d'une façon incroyable. A part cela, il est bon enfant, mais étonnamment gauche. Il adresse des compliments aux gens et après leur demande leur nom. Le prince Carl est un beau garçon. Il débuta par s'occuper de la Bagration, dans le but, je crois, d'acquérir toutes sortes de connaissances, mais ce flirt fut éphémère. De mauvaises langues prétendent qu'une expérience tentée dans sa chambre échoua, par suite de l'extrême chaleur qui y régnait et qui, chose étrange, amena leur refroidissement. Le prince Guillaume de Prusse, dont les dames trouvent, à juste titre, la figure fort belle, vit complètement retiré. Le prince Auguste de Prusse, qui m'est fort antipathique, voltigea d'abord, comme un gros papillon et sembla vouloir butiner sur toutes les fleurs. A son grand dépit, il les trouva inaccessibles. Une seule l'aimait et il la planta bientôt là : c'est miss Emilie Rumbold, qui le suivait avec des yeux langoureux. Enfin, après avoir trouvé l'une trop amère, l'autre trop douce, et après s'être piqué à la troisième, il retourna auprès de la fidèle fleur bleue, qu'il avait abandonnée.
« Le grand-duc Constantin s'est spécialement adonné à la Bagration, qui l'amuse. Quant au pauvre roi de Danemark, tout ce qu'on peut dire de lui, c'est qu'aux bals toujours très encombrés, il se poste sur le seuil de la porte et se laisse pousser et bousculer par la foule, qui ne le remarque pas et qui d'ailleurs ne le prendrait pas pour un souverain. Le prince héritier de Wurtemberg est un rusé renard. Il faisait la cour à Catherine et, comme celle-ci croyait qu'il allait l'épouser, elle lui rendit des services signalés dans toutes les affaires où il avait besoin de son influence.
« Et maintenant, dit en terminant Léopold, à mon tour de faire ma confession. Au commencement, je n'étais pas encore habitué à la société et je me figurais devoir faire l'aimable auprès de Caroline Széchenyi, ou de Mme Paul Esterhazy, qui ne se souciait pas de moi. Alors, mon regard tomba sur la belle, belle Gabrielle, qui n'était pas aussi en vogue (page 33) qu'aujourd'hui. Plus je la vis, plus elle me plut ; sans être d'une beauté régulière, elle séduit par son aménité. A l'instant, toutes les vieilles tantes se liguèrent contre moi et elles allèrent jusqu'à me calomnier, m'imputant toutes sortes de propos mensongers. Le résultat en fut épouvantable et je la vis tout à fait changer à mon égard. » (Archives du comte de Mensdorf. lettre du 8 février 1815.)
En réalité, le prince se souciait peu des plaisirs mondains et s'attachait surtout améliorer ses relations avec la maison impériale d'Autriche et spécialement avec l'archiduc Jean qui lui était sympathique. En même temps, il s'efforçait de tout son pouvoir d'influencer les décisions du Congrès dans l'intérêt de son pays d'origine. Une des questions les plus discutées fut l'existence de la Saxe. La Russie, se dédommageant sur la Pologne, admettait que la Prusse s'emparât de la Saxe, mais cet accroissement de la puissance prussienne ne plaisait guère à Metternich, désireux de voir l'Autriche s'élever au premier rang et qui, pour cette raison, voulait le morcellement de l'Allemagne.
Naturellement les princes de Saxe-Cobourg et, à leur tête, le duc Ernest, frère de Léopold, s'opposaient de toutes leurs forces à l'annexion et ils firent tout ce qui était possible pour contrecarrer les plans de la Prusse.
A cette occasion, comme l'archiduc Jean le mentionne dans son journal, le prince Léopold eut un important entretien avec l'empereur de Russie et lui prouva la nécessité du maintien de son pays natal. (V. Krones. Journal de l'Archiduc, p. 192.) Cette tentative d'accaparement n'augmenta pas la sympathie, déjà très faible, du Cobourgeois pour la mentalité et pour les procédés des Prussiens. Au contraire, elle créa chez lui une antipathie, une véritable haine même contre tout ce qui émanait d'eux et il donna libre cours à ses sentiments dans une lettre confidentielle à l'archiduc Jean :
« Altesse Impériale, j'ose vous prier de bien vouloir vous occuper de mon pauvre frère (Ernest) que les Prussiens tracassent et qui doit encore (page 34) expier aujourd'hui son opposition à ce peuple de pillards, qui convoitent la Saxe. Je remercie Dieu d'être à l'abri de cette bande d'impies : il n'y a que Guillaume qui est une perle égarée au milieu de ces pourceaux, car, à l'exception du prince héritier, on peut dire que le reste ne vaut rien ! » (Prince Léopold l'archiduc Jean, Brighton, le 3 avril 1816. Archives de Méran à Graz.)
Son aversion s'explique et jamais il ne put maîtriser complètement sa rancune contre la Prusse. Il est même probable que, dans la question de l'unification allemande, son attitude amicale envers l'Autriche, qui était en opposition avec les sentiments de son homme de confiance Stockmar et de son neveu, le duc Ernest II a, eut son origine dans cet ancien ressentiment, que son amitié pour le prince Guillaume n'avait pu apaiser. (Note de bas de page : Stockmar (baron de), d'abord médecin, puis secrétaire de Léopold Ier. Homme d'une haute capacité, d'un immense savoir et sans ambition. Ses mémoires ont été publiés par son fils.) Sur ce point, Met-ternich était complètement d'accord avec lui, car le tout-puissant chancelier avait supporté une Prusse conservatrice et autocrate, mais il n'admettait pas une Prusse agrandie et il n'eut jamais appuyé un Etat allemand cherchant à dominer les autres.
Pendant le Congrès, Metternich ne s'occupa guère du jeune prince cobourgeois, bien que leur conformité de vues touchant la question saxonne eût créé un lien entre eux. Léopold, jugeant que la position du chancelier devenait prépondérante, s'efforça de se faire bien voir de lui et cette tactique lui fut fort utile plus tard ainsi qu'on le verra.
Si le prince de Metternich se maintint sur la réserve, la nouvelle amitié de Léopold pour l'archiduc Jean se développa considérablement. Les deux jeunes gens se voyaient fréquemment et se rendaient parfois, ainsi que le prince de Prusse, à la forteresse de Lechenstein, près de Thernberg, où un fermier gentilhomme, Antoine-David Steiger, qui se complaisait par fantaisie et par goût dans le passé, avait fondé une société : « Les Chevaliers de la Terre bleue. »
(page 35) Cette association avait pour but de faire revivre en un mirage fidèle la chevalerie du moyen âge par l'observation de ses mœurs et de ses coutumes. Au commencement, cet enfantillage ne plut guère à l'archiduc (voir Journal de l'archiduc Jean, IX, 1814), mais bientôt il s'en amusa et il invita ses meilleurs amis du Congrès, Guillaume de Prusse, le duc de Weimar et Léopold, à une cérémonie qui se célébra dans un château voisin de sa propriété de Thernberg. Là, leur amitié fut solennellement scellée et, d'après la coutume chevaleresque, chacun en devenant chevalier de la Terre bleue reçut une dénomination spéciale. Léopold fut surnommé « Frédéric le Belliqueux de Meisen. » (Ancêtre du prince Léopold, gratifié du duché de Saxe et de la dignité électorale le 1er août 1425.)
Peu après, l'ordre de chevalerie, à la tête duquel avait été placé l'archiduc, acquit une fâcheuse réputation auprès de l'empereur François et de la société viennoise, mal disposés à l'égard de toute innovation et de toute idée originale. On soupçonnait l'association de professer les principes de la franc-maçonnerie et ce qui fortifia cette opinion, c'est qu'elle était dirigée par le démocrate et populaire Jean, dont on connaissait les tendances libérales. Le caractère de l'archiduc, sa piété, sa fidélité à l'empereur, qui se manifeste à chaque page de son journal, enfin l'absence d'allusions à la franc-maçonnerie dans ce recueil intime et secret, écrit en toute sincérité, ne permettent pas de croire que son auteur fût partisan d'une société de ce genre, dont souvent les idées eussent pu lui plaire. Il était trop enraciné dans les principes de la maison impériale, dans les traditions de ses ancêtres pour faire un acte qui aurait pu le mener si loin de sa sphère habituelle. Néanmoins, le 30 avril 1823, le président du gouvernement prit une mesure blessante pour lui : sur le désir de l'empereur, il ordonna la dissolution de la société. Ce décret montrait l'influence à la cour de Metternich, qui voyait partout des conspirations et des révolutions. Il avait si bien imprégné de ses idées François II qu'il (page 36) donna à son propre frère une preuve publique de défiance.
Peu après cette excursion de Léopold à Thernberg, le Congrès fut interrompu par le débarquement de Napoléon en France. Cette nouvelle tomba comme la foudre au milieu de ces princes et de ces hommes d'Etat, qui n'étaient d'accord que sur un point : se berner l'un l'autre.
Léopold quitta Vienne et se rendit à l'armée, où il prit le commandement d'une division de cavalerie russe, mais comme la campagne ne dura que cent jours et finit avec la bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, son corps ne prit aucune part aux combats. Il obtint de se rendre à Paris de nouveau occupé par les alliés. Ainsi eut-il l'occasion d'assister aux négociations politiques relatives à sa patrie. De Paris, le prince gagna Berlin, afin de terminer un échange accepté par les Prussiens au Congrès et qui donnait au duché de Cobourg des localités saxonnes en compensation de régions situées sur le Rhin. Ses démarches échouèrent : La Prusse n'était nullement disposée à exécuter ses obligations et cette mauvaise foi augmenta encore l'antipathie du Cobourgeois pour ce pays.
Quoiqu'un temps assez considérable se fût écoulé depuis que Léopold avait quitté l'Angleterre et quoique le régent Georges eût persévéré dans son opposition, la princesse Charlotte, malgré la cour que lui faisait le prince Auguste de Prusse (Lytton Strachey, Queen Victoria, Londres. 1921, p. 3.), n'oubliait pas son fiancé. Elle était soutenue d'abord par le parti qui estimait qu'une union avec la maison de Nassau était un danger pour l'existence et pour la politique de l'Angleterre, et ensuite par les amis de sa mère répudiée par le régent. Elle trouva aussi des forces dans son amour pour le jeune et beau prince et dans son caractère volontaire, de sorte qu'elle parvint à vaincre toutes les difficultés. Léopold fut pour ainsi dire sommé par le régent lui-même de revenir en Angleterre et d'être son hôte. Cette invitation que le prince, pour des motifs de santé et d'affaires, ne put accepter avant le mois de février 1816, indiquait que ses désirs seraient bientôt réalisés. Déjà on (page 37) désignait le 2 mai comme jour de la célébration du mariage. En attendant, le fiancé reçut la naturalisation anglaise, le grade de feld-maréchal et le titre de duc de Kendal, qu'il ne porta jamais, car ce nom avait été rendu tristement célèbre par la maîtresse de Georges Ier, Thiengarde de Schulenbourg, créée duchesse de Kendal en 1719.
Après la Russie et l'Autriche, le prince allemand nouait des relations avec une troisième grande nation européenne. Il n'avait pas encore de rapport avec la famille royale de France, mais la présence du duc et de la duchesse d'Orléans à son mariage peut être considérée par la postérité comme le signe précurseur des liens amicaux qui allaient s'établir dans l'avenir.
Par son union, Léopold entrait dans une voie qui promettait de le conduire à la plus haute position, car la loi anglaise n'interdisait pas à la reine d'appeler au trône le prince son époux. S'il ne ceignait pas lui-même la couronne, il acquerrait une profonde influence sur le sort de l'empire britannique, le plus puissant de la terre. Intérieurement il devait se dire fièrement que cette influence serait exercée par un petit prince allemand, à peine naturalisé Anglais, et qui s'élèverait ainsi beaucoup au-dessus de son rang.
Par la lutte que soutint la princesse pour obtenir le consentement de son père, par son opposition aux combinaisons d'un groupe de politiciens, elle avait montré la force de sa volonté et la grandeur de son amour. Elle désirait également flatter la nationalité de son époux et, au mois de janvier 1816, elle déclare au prince Esterhazy, ambassadeur d'Autriche à Londres, qu'elle a beaucoup de sympathie pour la Germanie et qu'elle se considère autant comme Allemande que comme Anglaise. (Prince Esterhazy à Metternich, Brighton, le 6 janvier 1816. Archives de Vienne.) Elle atténuait ainsi sa nationalité pour être agréable à son mari. Léopold, obéissant au même sentiment, s'efforçait d'être aussi (page 38) Anglais que possible et se gardait de rappeler son origine allemande. Ceci fut le début de cette assimilation qui, après dix années, fit du prince un véritable Anglais.
Au mois de mars 1816, l'archiduc Jean fut chargé par l'empereur François d'aller en Angleterre étudier la politique du pays ainsi que sa situation économique. Il ne limita pas sa mission à ces deux points, il examina la position du souverain et de la famille royale. II consignait ses observations dans un volumineux journal, dont l'exactitude et les nombreux détails témoignent du soin qu'il apportait à son travail ainsi que de l'intérêt qu'il prenait aux diverses affaires.
Ses tableaux peu flatteurs de la Cour ont de la valeur, puisqu'ils proviennent d'un témoin impartial, doué du don d'observation. Ils soulèvent un coin du rideau du théâtre sur lequel le prince Léopold évoluait depuis son mariage. « Sur un prince autrichien, note l'archiduc Jean, habitué à une vie de famille régulière et convenable, imbu du désir de se conformer à son temps, d'acquérir des connaissances utiles son pays, de donner le bon exemple, de se montrer fidèle, obéissant, respectueux envers son souverain et de condamner l'intrigue, la cabale, l'opposition, l'ambition, l'égoïsme ; sur un homme accoutumé à une existence comme il faut, la Cour anglaise produisait une impression profonde et semblait plus étrange qu'aux habitants coutumiers de tels spectacles.
« Le vieux roi (Note de bas de page : Georges III, atteint de maladie mentale, céda la régence son fils en 1810), qui est respecté par le peuple autant qu’on peut l'être, est aveugle et fou. Seule sa robuste constitution le tient en vie et le fera peut-être survivre à son fils, le régent (Note de bas de page : Devint roi en 1820, Sous le nom de Georges IV. Sa jeunesse fut extrêmement orageuse et, pour payer ses dettes, il consentit à épouser, en 1795, sa cousine, Caroline de Brunswick, dont il se sépara l'année suivante). Ce dernier, plein de bon sens, mais affaibli par des excès, se signale par sa promiscuité avec des gens de (page 39) mauvaises mœurs, par ses expressions grossières, par son goût extravagant pour les chinoiseries, par ses discordes de ménage.
« On raconte sur lui d'étranges histoires, qui lui aliènent la considération publique. Les succès des dernières guerres, la gloire des armées anglaises ont évidemment compensé le discrédit du prince ; on ne doit cependant pas s'y tromper, les députations, les félicitations qui lui sont envoyées s'adressent au chef du pouvoir, non à sa personne. Un séjour de quelques jours Brighton nous révéla son caractère. C'est un bon garçon, se levant tard, déjeunant seul et ne reparaissant qu'à 7 heures du soir, moment où il réunit autour de sa table une nombreuse compagnie de dames et de seigneurs. Il fait les honneurs très gracieusement, pérore, raconte des histoires qui ne sont pas toujours du meilleur goût.
« Il parle couramment anglais, français et allemand et se moque souvent de ce qui se passe dans son pays. Il professe certaines théories imprudentes et expose des idées fixes qui sont parfois enfantines. Les conversations sérieuses ou scientifiques ne sont pas admises ; tout au plus peut-on, de temps autre, parler politique, sujet où son esprit naturel lui fait parfois prononcer des mots heureux, mais il retombe bientôt dans des propos extravagants, de sorte que ses ministres l'interrompent et remettent ses allégations au point.
« Les questions du duc de Clarence sont insupportables, toujours identiques, et dénotent une telle ignorance que nous ne savions souvent que répondre. Ce qu'il y a de plus curieux, ce sont les rapports du régent avec Lady Hertfort, femme d'environ soixante ans, qui doit avoir été très belle et se trouve toujours à Brighton. Elle remplit le rôle de maîtresse de maison, sans le paraître. Discrète, gracieuse, intelligente, elle dit au prince ses petites vérités. Cette liaison, quoique très platonique, déplaît au peuple ; de là naissent de nombreuses caricatures, qui ne ménagent ni le régent, ni la dame.
(page 40) « Parmi les idées bizarres du régent, il faut citer son projet de détrôner Bernadotte et de mettre un prince autrichien à sa place. C'est flatteur pour nous. Du reste, son attachement pour l'Autriche est tout à fait particulier. L'empereur ne pouvait lui causer de plus grande satisfaction, qu'en lui envoyant le bâton de maréchal et la Toison d'or. Il la porte constamment et ne parle que de sa prochaine visite à Vienne. Il désirait aussi avoir la croix de Thérèse et demanda, si pour l'obtenir, il fallait avoir servi. Sur la réponse affirmative, il s'imagina qu'un séjour Vienne pourrait être considéré comme service militaire. Nous nous efforcions de fortifier sa sympathie envers notre pays, exposant qu'un accord entre l'Angleterre et l'Autriche serait avantageux et assurant que cette entente serait encore plus profitable si l'on y adjoignait la Prusse. Cette alliance serait aussi utile contre la France que contre l'arrogance russe.
« Le régent hait la Russie. Le czar Alexandre et la grande Catherine ont dépassé les bornes de ce qui était tolérable pour lui et pour la nation. Le prince dissimule si peu son animosité que le comte de Lieven, l'ambassadeur russe, doit s'en apercevoir souvent.
« Les intrigues, les cabales, la rupture des fiançailles de la princesse Charlotte avec le prince d'Orange, lui causent de nombreux mécontentements. A notre départ de Brighton, il nous exprima ses regrets de ce qu'un obstacle infranchissable - la religion - l'empêchât d'avoir un des nôtres comme gendre. Et il disait ceci en présence de l'ambassadeur russe... Il ne s'occupe que du présent et n'a ni fermeté de caractère, ni force d'âme. »
Tel était le jugement de l'archiduc sur le père de la princesse Charlotte, avec laquelle il eut l'occasion de faire connaissance bientôt après, lors d'une visite à la reine Sophie-Charlotte de Mecklembourg, épouse du roi Georges III, qu'il relate ainsi :
« La reine, qui est très petite, fut très aimable, parlant notre langue et nous exprimant son affection pour l'Allemagne, sa patrie. On dit que c'est une méchante femme, (page 41) qui embrouille tout. Ses filles, toujours oisives, l'aideraient dans cette tâche. La réception eut lieu à Trogmore, près de Windsor, en présence de la princesse Charlotte. Le Cobourgeois était à Londres en ce moment et le mariage était décidé. La reine, intelligente et fine, habituée aux usages de la Cour, et la princesse, ingénue, simple, libre d'allures, présentent un violent contraste. Elles ne sont pas d'un caractère à pouvoir s'entendre, et la franchise de la dernière cause de grands émois à la première. S'il est exact que le port de la princesse est un peu masculin, elle est néanmoins bien faite et sa figure est agréable. Il paraît qu'elle a beaucoup d'intelligence, beaucoup de savoir et un bon cœur, mais qu'elle possède une volonté voisine de l'entêtement. Tout le monde prédit que le prince Léopold aura du fil à retordre. Lord Helens, homme d'expérience, répliqua avec son esprit mordant à la trop grande liberté de la princesse. Nous ne pûmes causer que très peu avec elle, car on la surveillait soigneusement, elle n'en tint aucun compte et nous adressa la parole.
« En ce moment, il y a des intrigues innombrables, contre lesquelles lutte le Cobourgeois et c'est grâce à son sang-froid et à son bon sens qu'il en triomphe. Beaucoup de membres de la famille royale, craignant de se compromettre, affectent d'ignorer le mariage. Cumberland, qui est écouté par le régent et qui est jaloux d' York, s'indigne de ce que Léopold soit aussi empressé auprès de la duchesse d' York 1, en laquelle Charlotte a toute confiance. »
« Les fiançailles de la princesse sont très populaires, malgré la résistance du régent et de ses partisans. Elle s'est montrée très clairvoyante dans le choix de son époux. C'est mon ami et tout ce que je dirai sur son compte sera élogieux. D'ailleurs il le mérite réellement et fera honneur à l' Allemagne.
« Les ministres dirigent les affaires selon leurs sentiments et, comme ils sont responsables, le régent est obligé de les écouter. Du reste, ils ne nient nullement leur autorité. r. Frédérique de È•use, mariée le 16 août 1791 Frédéric, duc d 'York.
(page 42) « A un dîner chez le prince le premier jour de notre séjour, j'entendis lord Sydrnouth répliquer énergiquement et publiquement au régent et une autre fois, à l'occasion de la maison de bois donnée à Napoléon à Sainte-Hélène, comme le régent avouait ignorer qui l'avait commandée : « C'est moi ! » s'écria Bathurst, ce qui nous choqua fort. »
En même temps, l'archiduc écrit à Metternich : « Vous savez, sans doute, que le prince Léopold est arrivé ici, il y a douze à quinze jours. Depuis le Congrès, nous sommes par lui bons amis et j'ai l'occasion de le voir souvent et d'apprendre quelques nouvelles. Il comprend très bien sa position et encore mieux le caractère changeant de son futur beau-père : heureusement que la princesse l'aime beaucoup et semble disposée à l'écouter. En attendant, la plus grande discorde règne à la Cour : la reine, femme de la vieille école, veut être flagornée. On lui reproche d'être méchante et elle n'est rien moins qu'aimée. Sa deuxième fille, déjà âgée, paraît intrigante. La princesse Marie est la seule qui s'entende avec Charlotte.
« Le duc de Cumberland, complètement brouillé avec sa fille, à cause de son mariage, est bien vu par le régent, mais sur son compte courent des bruits fâcheux, auxquels on ajoute foi et qui le rendent odieux. Il s'efforce d'entretenir une jalousie constante entre le régent et le duc d'York. La princesse de Galles n'est pas du tout estimée par sa fille, la princesse Charlotte ! »
Quant à cette dernière, l'archiduc complète ainsi ses impressions : « Elle étonnera tous ceux qui ne seront pas prévenus de sa manière d'être. C'est une jeune et belle femme, bien faite, ayant les gestes et les attitudes d'un homme ; elle est intelligente, savante, spirituelle dans sa conversation et avec cela d'une gaîté exubérante et d'une rudesse surprenante. Elle semble bienveillante, mais n'en fait qu'à sa tête, et son éducation de grande dame, destinée à vivre dans le monde, a été complètement négligée. C'est un singulier mélange. »
(page 43) La princesse Charlotte n'avait aucune affection pour sa mère, par conséquent on ne devait pas s'attendre à ce qu'elle subît son influence. Ainsi que le jugeait l'archiduc Jean, la position de Léopold ne fut certainement pas enviable, au milieu de ces rapports de famille si difficiles. Il était en butte à l'animosité persistante de son futur beau-père et de ses autres parents, jaloux de sa proximité du trône. Aussi, sur le désir du fiancé, le mariage eut-il lieu le plus tôt possible. Dans sa correspondance, l'archiduc décrit toutes les difficultés que le prince avait déjà vaincues et toutes celles qui lui restaient à surmonter.
« Le prince Léopold, écrit-il à Metternich, accélère les formalités de tout son pouvoir ; il comprend la nécessité de hâter la célébration et juge que, tant que le mariage n'est pas fait, personne ne peut le garantir contre un changement d'idées. D'autant plus que c'est malgré lui que le régent a donné son consentement et qu'il continue son opposition. Il veut garder sa fille sous sa surveillance, craignant qu'elle ne prenne parti contre lui, comme il l'a fait contre son père. Toutefois, il y aurait cette différence que ce serait cette fois lui le perdant. La princesse ne s'entend ni avec son père, ni avec sa grand'mère, ni avec ses oncles ou ses tantes : Léopold se trouve donc placé d'un côté entre sa future femme et beaucoup de personnes qui lui sont sympathiques ; de l'autre, en face du père, de la grand'mère, des oncles et tantes, envers lesquels il doit se comporter d'une manière différente pour chacun. Il a pour lui le rôle très délicat de conciliateur et de gardien de la paix. Réellement, je ne l'envie pas ! » »
« Castlereagh, par sa franchise, a gagné l'estime de la princesse, à la suite d'une explication violente. C'est lui et le raisonnable marquis d'Anglesea qui ont obligé le régent céder au désir de sa fille. Le prince Léopold est un Saxon, donc rien moins qu'un Prussien ou un Russe, il est très porté vers notre empereur François et, par conséquent, c'est (page 44) pour nous, le candidat le plus avantageux. Son attitude tranquille, sa politesse, sa connaissance de la langue du pays, lui gagnent beaucoup de partisans. Il est heureux que le régent n'insiste plus sur son projet d'établir les mariés en Allemagne. Léopold m'invite à un échange de correspondance et j'ai accueilli cette offre avec joie. Je crois qu'à beaucoup de points de vue, cette intimité sera utile et que, de cette façon, bien des choses, dont vous jugeriez opportun de me charger, seront arrangées d'une manière satisfaisante ! »
Ainsi l'archiduc avait profité de son séjour en Angleterre pour continuer, pour fortifier même, dans l'intérêt politique de sa patrie, l'amitié qui avait débuté au Congrès de Vienne. Il trouva le prince particulièrement bien disposé à son égard, car celui-ci considérait comme avantageux, dans sa nouvelle position, d'avoir un ami ou tout au moins un camarade en la personne du frère d'un des deux plus puissants monarques du continent. Léopold accueillit donc avec empressement les avances de l'archiduc et il lui écrivait à cette époque : « Que Dieu vous protège et vous garde, le plus cher et le plus valeureux de tous les amis. Disposez de moi, ici je ferai toujours mon possible pour satisfaire à vos désirs. » (Le prince Léopold à l'archiduc Jean, Brighton, 3 mars 1816. Archives de Méran.)
Metternich fut content ; grâce à l'amitié liant les deux princes, il surveillerait les événements et il était assuré qu'on ne traiterait pas de questions politiques, sans qu'il en fût informé. Au surplus, cette voie officieuse, menant directement auprès des personnages les plus importants, offrait beaucoup d'avantages et, en fait, elle fut utilisée à plusieurs reprises.
Une seule chose l'embarrassait, c'est que l'archiduc Jean deviendrait dépositaire des secrets qu'on communiquerait par cette voie et cette perspective ne souriait pas au chancelier, dont les idées différaient de celles de l'archiduc, réputé libéral, quoique, en réalité, il fût un conservateur sensé. Ces deux hommes représentaient une forme (page 45) différente de conservatisme. Metternich, ayant constaté souvent, et surtout pendant les orages de 1848, que l'agglomération des peuples autrichiens ne pouvait être maintenue que par une solide centralisation, exercée par un souverain absolu, ennemi de tout mouvement révolutionnaire ou séparatiste, avait essayé, avec plus de ténacité que de bonheur, de réaliser ses théories, en exigeant, au besoin par la force, une obéissance stricte à la tradition, sans se soucier de favoriser le progrès intellectuel de la nation. Au lieu d'instaurer un système de répression laissant à la police le soin de comprimer les tendances du peuple, il aurait dû, après avoir séparé le bon grain de l'ivraie, diriger ses sujets, les influencer dans les grandes lignes, sans contrarier leurs aspirations vers une instruction plus élevée et en satisfaisant leurs désirs d'avantages politiques. Sa méthode était et restera mauvaise, son idée fondamentale était exacte. Les événements contemporains prouvent que l'absence d'un pouvoir central énergique amène la dissolution d'un Etat composé d'éléments hétérogènes. Ils prouvent, en outre, que la préoccupation de Metternich de conserver l'intégralité de l'Autriche était de l'intérêt des peuplades composant l'empire, car toutes, qu'elles soient des pseudo-victorieuses ou des vaincues réelles, souffrent à des degrés divers d'inconvénients économiques et politiques résultant de leur petitesse. L'une est plus atteinte que l'autre, mais leur malaise est général.
Comme l'empereur, son frère, l'archiduc Jean était très attaché à la dynastie et avait comme objectif : le maintien de l'empire. Pieux et craignant Dieu, de mœurs simples, considérant la famille et le foyer comme des choses sacrées, rempli d'enthousiasme pour le travail, l'invention, le progrès des sciences, des arts et de l'industrie, il s'évertuait à chercher lui-même les améliorations et à les communiquer à son entourage. Ce souci se révèle à chaque page de son volumineux journal, dont la tenue régulière, pendant près de soixante ans, indique son amour de l'ordre. Etant plus homme de sentiment que d'autorité, étant plus philosophe que pratique, détestant la sévérité et la (page 46) contrainte, malgré sa haute naissance, il n'exerça pas sur la politique de son pays l'influence que ses qualités auraient dû lui assurer. Il avait le même fond d'idées conservatrices que Metternich touchant l'Etat, la famille, la religion et la dynastie, mais il voulait marcher avec son temps et espérait améliorer le bien-être général par les théories modernes, se bornant à surveiller le peuple, à le conduire, à le maintenir dans les limites de la sagesse.
Nous verrons dans la suite que Léopold de Cobourg, qui avait des traits de caractère analogues à ceux de l'archiduc Jean, a usé de ce système avec tact vis-à-vis de son peuple. En appliquant ce procédé dans la politique de la Belgique, il lui a épargné, pour son plus grand bien, la révolution de 1848, qui eut son contre-coup partout en Europe. Fervent ami de la nature, l'archiduc détestait la société de la Cour et de la ville, ce qu'il a montré péremptoirement par son mariage avec une jeune fille du peuple, élevée à la campagne et très sentimentale. Metternich, au contraire, avait des goûts opposés ; il ne se plaisait qu'à la Cour, dans un milieu luxueux, n'ayant de rapports qu'avec les puissants de la terre, leur entourage, leur noblesse. Mais tous deux aimaient ardemment leur patrie. S'ils étaient dévorés par une grande ambition personnelle, ils différaient en ce que l'archiduc n'était pas combatif ; c'était un bourgeois paisible, pourrait-on dire, tandis que le chancelier, connaissant à fond toutes les finesses et les roueries de la grande politique, était doué d'une volonté ferme et d'une énergie plus forte qu'aucun homme de son pays. C'est grâce à ces qualités qu'il atteignit une position unique et qu'il fut pendant des années le véritable maître de la politique intérieure et extérieure de l'Autriche, sous le nom de l'empereur.
Le prince de Cobourg avait rencontré ces deux hommes dans sa jeunesse. Il avait appris à connaître leur manière de penser et d'agir et il avait noué avec eux des relations, d'où il tira des leçons de politique fort utiles pour son avenir, qui semblait si prometteur depuis son ' mariage. C'est donc sans étonnement que nous retrouverons dans (page 47) le caractère et plus tard dans la mentalité du roi des Belges, bien des traits qui doivent leur origine à ses rapports avec l'archiduc Jean et avec Metternich.
Au moment d'examiner les problèmes relatifs la Grande-Bretagne, sa nouvelle patrie, Léopold était suffisamment libéré des préjugés dus à sa naissance, pour étudier la vie politique de l'Angleterre, sans préventions, sans parti pris, avec l'unique désir d'y apporter quelques améliorations.
Au début, le prince eut une position délicate : il devait d'abord vaincre l'antipathie de certains membres de la famille royale hostiles à son mariage, puis détruire la méfiance que le peuple anglais nourrit vis-à-vis d'un étranger, même devenu l'époux de la future reine.
Il faut ajouter que le pays traversait, à cette époque, une crise violente. De 1793 à 1814, le royaume avait été constamment en guerre, ce qui, après l'avènement du futur Georges IV, c'est-à-dire depuis 1811, amena entre les classes sociales une lutte ardente, conséquence des problèmes économiques et sociaux dus aux conflits permanents. Des événements inattendus rendaient impossible toute prévision de vente des marchandises ; il y eut d'abord une augmentation de production, nécessitant un emploi plus important de la main-d'œuvre, mais bientôt le contraire se produisit. Des commotions violentes éclatèrent dans les villes manufacturières par suite de la disette et du prix élevé des subsistances, en opposition avec la modicité des salaires. Des associations brisèrent les métiers et les machines, qui, selon eux, réduisaient à la misère les ouvriers vivant de leur travail.
Il était intéressant de voir comment le prince qui venait d'épouser l'héritière de l'empire, homme étranger tous les partis, se comporterait dans cette circonstance. Tandis que Georges III et plus tard le prince régent adoptaient complètement le parti des torys, Léopold se décida à garder une stricte neutralité. Il se peut que son antipathie pour le régent ne soit pas étrangère à cette attitude ; quoi qu'il en soit, il conserva sa liberté et ne s'engagea avec (page 48) personne, ce qui dans sa position fut la plus intelligente des politiques.
Si jamais sa femme était montée sur le trône, il l'aurait certainement empêchée d'adhérer à un parti, comme le faisaient les rois, ses prédécesseurs. Une de ses communications à l'archiduc Jean nous indique sa manière de voir et ses idées : « Notre façon de vivre, disait-il, a été établie par nous, suivant une tendance très modérée. Nous ne nous lierons pas avec toutes les sociétés de la ville, mais nous avons déclaré que nous traiterions amicalement, non les partis eux-mêmes, mais les personnes qui se montreront aimables à notre égard, soit qu'elles soient partisans du ministère, soit qu'elles soient de l'opposition. J'ai affirmé que je ne m'occuperais d'aucune question politique, chose à laquelle le refus de m'accorder une pairie me fut d'une grande utilité. Cette neutralité, bien définie, nous donnera une vie tranquille et sans tracas. Le régent et surtout la reine ont essayé de m'entretenir de toutes sortes d'affaires personnelles sur lesquelles j'ai refusé poliment et respectueusement de donner mon avis, réserve que j'ai maintenue. On ne l'a pas pris de très bonne part, mais on n'a cependant rien pu y critiquer. C'est le seul prétexte que je leur fournis pour m'attaquer et il paraît que derrière mon dos on grogne beaucoup, ce qui n'a pas d'importance ! » (Le prince Léopold à l'archiduc Jean. 3juillet 1816. Archives de Méran.)
Léopold et Charlotte vécurent dans l'union la plus parfaite et la plus heureuse, grâce à leur amour et à leur entente. Le peuple anglais, indigné du ménage scandaleux du régent et de l'étrange conception matrimoniale des autres membres de la maison royale. se réjouissait de l'existence si unie des deux jeunes époux. Ceux-ci se tenaient éloignés du mouvement mondain et menaient à Claremont, château voisin de Londres, « une existence campagnarde et tranquille, se réjouissant d'être hors de la capitale » comme l'écrivait le prince lui-même. « Ma vie de famille, confie-t-il à l'archiduc, (page 49) est la plus heureuse qu'on puisse désirer et ma Charlotte est une petite femme amoureuse et magnifique. Il serait impossible aux méchants de briser la confiance et l'affection qui nous unissent. » (Le prince Léopold à l'archiduc Jean, 23 septembre 1816. Archives de Méran.)
Les rapports de l'ambassadeur d'Autriche à Londres, le prince Esterhazy, relatent également la parfaite entente des deux époux, dont tout Londres s'entretenait et qui contrastait tant avec les mœurs de leurs parents. Léopold avait une manière très heureuse de conduire son épouse, à la fois volontaire et grande dame. Une fine ironie désarmait les velléités de résistance de la jeune femme, qui chaque jour se montrait plus éprise de la beauté et de l'intelligence de son époux. Le prince parvint ainsi à vivre dans une intimité parfaite avec sa chère princesse, pourtant si difficile.
Le 19 mars, il répond à sa sœur aînée, qui lui avait reproché son aspect sérieux : « Vous autres, gens du continent, vous ne sauriez vous faire une idée exacte de l'Angleterre, où la publicité se mêle de tout : aucune famille noble ou bourgeoise ne peut rien effectuer d'important, sans que cela ne soit connu et publié dans les journaux avec des commentaires. Imagine donc ce que c'est quand il s'agit de personnages ayant constamment l'attention du public fixée sur eux. Je me trouve entre ce public et une famille dont les membres se haïssent d'une manière incompréhensible. Il faut concilier ces susceptibilités, examiner tout sous chaque angle, afin d'agir pour le mieux. Il y a de quoi être un peu pensif. »
La mort de la princesse, survenue le 4 novembre 1817, après la naissance d'un enfant mort-né, atteignit d'autant plus Léopold que sa vie et son avenir étaient entrés dans une voie si heureuse. Cette catastrophe n'anéantit pas seulement un mariage d'amour, elle détruisit les fondements sur lesquels le prince, doué d'ambition et d'activité, après tant de peines et de luttes de tout genre, avait élevé un édifice qu'il croyait inébranlable. Avec sa femme chérie disparaissaient ses brillantes perspectives et ses espérances de régner aux côtés de la reine sur le peuple (page 50) anglais. Le fait que suivant l'opinion générale, la mort de la princesse était due au traitement fâcheux prescrit par les médecins, spécialement par Sir William Croft, qui se tua de désespoir le 4 février 1818, augmentait encore la douleur de Léopold. Il relate souvent combien il avait été heureux pendant son mariage et, à l'âge de 72 ans, il avoue que jamais il n'a retrouvé le bonheur qui fut le partage de sa première union, malheureusement si courte. (Voir Stockman, Denkwürdigeiten, p. 106.)
Cependant, malgré la grandeur de sa perte, malgré la nécessité, comme le disait l'archiduc Jean, d'avoir « à commencer une vie nouvelle » (journal de l'archiduc, 22 novembre 1817. Archives de Méran), le prince ne s'abandonna pas complètement à sa douleur. Sa jeunesse, son désir d'action, sa curiosité scientifique l'aidèrent à étouffer son chagrin par des études variées et à regagner lentement la force nécessaire à la réorganisation de son existence. Avant tout, ce résultat fut dû la botanique et à l'histoire, et le prince se félicite de l'efficacité de leur secours dans plusieurs de ses lettres à l'archiduc. Au bout d'un an, le travail et la volonté avaient triomphé de son affliction et, le 4 février 1819, il écrivit à Jean :
« Mon malheur fut si grand et si pénible parce que notre mode d'existence avait été mon œuvre et, par conséquent, mon succès. Maintenant, je vis auprès de ruines grandioses et anoblies par la mort. Maintes fois, la douleur a menacé de me briser dans sa main de fer, mais j'espère qu'elle ne réussira jamais. Je me suis habitué considérer l'avenir, qui doit être le but de notre existence, et quand je l'ai examiné et que j'ai repris courage, je me sens assez fort pour tenir tête résolument aux misères de ce monde. Cette énergie et la conviction que sur cette terre notre devoir est de faire le bien, me soutiennent. Aussi, comme toute possibilité de me consacrer à un noble but ne m'a pas été enlevée, j'en profiterai pour continuer ma route d'une façon indépendante et utile. » (Le prince Léopold à l'archiduc Jean, 4 février 1819, Archives de Méran.)
(page 51) Il aurait été compréhensible qu'après la mort de son épouse, qui était l'unique raison de son installation en Angleterre et qui était le seul lien qui rattachait à ce pays, Léopold se fût rapproché de sa patrie et même qu'il y fût retourné, mais il s'était trop accoutumé au charme de la vie londonienne et se trouvait trop sous l'influence de la société anglaise. Il n'aurait pu se réhabituer aux mœurs de la petite Cour de Cobourg, se réadapter au morcellement et à l'étroitesse de vues de la Confédération germanique. Une courte villégiature à Cobourg, au commencement de 1819, lui montra la grande différence qui séparait les deux manières de vivre.
A cela s'ajoutait le fait que le régent, devenu roi par la mort de Georges III, le 29 janvier 1820, comblait d'attentions le prince maintenant inoffensif et qui s'était adroitement assuré l'amitié de son beau-père, indispensable pour rendre agréable son séjour en Angleterre. Le 4 février 1819, il écrit à l'archiduc Jean : « Je maintiens soigneusement ma bonne entente avec le roi et quoique, en réalité, ce ne soit pas une chose facile, jusqu'à présent, j'ai complètement réussi.
« En dehors de cela, j'ai des relations très amicales avec York et avec le grand amiral (note de bas de page : Duc de Clarence. fils de Georges III, devint roi sous le nom de Guillaume IV, c'était un homme bienveillant. franc et d'opinion toryste), qu'on ne verra jamais arriver qu'avec difficulté à la tête de l'Etat. Au surplus, mon sort est lié à celui de l'Angleterre et quoi qu'il arrive à l'île Verte. je ne la quitterai pas de sitôt. »
De même que le prince ne désirait pas abandonner l'Angleterre, de même on semblait y souhaiter la continuation de son séjour. Il n'était plus candidat au trône, ou du moins à la place la plus proche du trône et il était devenu si Anglais de sentiment que l'on jugeait habile d'employer ses capacités et d'utiliser ses relations avec les maisons régnantes de l'Europe. Pour ce motif, on n'aimait pas qu'il prolongeât son séjour sur le continent. En avril 1819, le prince, en ce moment dans sa patrie cobourgeoise, écrit :
(page 52) « John Bull, qui a ses idées personnelles, n'est pas très satisfait de la longueur de mon absence, c'est pour cela que je rentrerai déjà en avril. » (Le prince Léopold à l'archiduc Jean, 6 avril 1819. Archives de Méran.) Quoique, en réalité, Léopold resta à Cobourg jusqu'aux premiers jours du mois de mai, la remarque de sa lettre a de l'importance, parce qu'elle indique que l'Angleterre nourrissait sur sa personne des plans encore indéfinis à ce moment.
Après la mort de son premier mari, le prince héritier de Leiningen, la princesse Victoria de Cobourg, sœur de Léopold, avait épousé le duc de Kent, frère du régent. Cette union, projetée pendant la vie de la princesse Charlotte, avait été chaudement soutenue par elle, afin de planter de nouvelles racines saxonnes dans la terre d'Angleterre. Elle mourut avant que le mariage ne fût accompli, mais, en favorisant ce projet, sans le savoir, elle avait fait de son mari, l'oncle de la future souveraine de la Grande-Bretagne. En effet, le 24 mai 1819, la duchesse Victoria mit au monde une fille, qui était destinée à régner et à jouer un rôle très important dans la vie de Léopold. Depuis son malheur, la famille de Kent s'efforçait de le distraire de sa douleur et elle passa une grande partie de l'année 1819 dans le château de Claremont, montrant un vif attachement à l'affligé.
Bientôt celui-ci fut dans la triste nécessité de consoler sa sœur à son tour. En janvier 1820, le duc de Kent mourut subitement à Bruxelles d'un refroidissement, laissant la duchesse et sa fille dans une situation financière difficile. Léopold leur vint en aide, il leur céda une partie de sa propriété de Claremont et se résigna à maints sacrifices, afin de leur procurer à toutes les deux une vie conforme à leur rang. Il veilla à ce que la jeune princesse reçût une éducation soignée jusqu'à ce qu'en 1825 le Parlement anglais s'intéressât à la petite Victoria, l'héritière du trône, et lui allouât la somme nécessaire aux frais de son ménage et de son éducation. Ces années d'enfance que la princesse Victoria passa (page 53) dans l'habitation de son oncle, furent la pierre fondamentale des relations, uniques dans l'histoire, qui s'établirent entre l'oncle et la nièce et qui se développèrent plus tard. Chacun gardait ses opinions et ses idées, sans tenir compte de la différence d'âge ou de parenté de son correspondant, de sorte que l'influence de l'oncle se fit sentir seulement dans des cas exceptionnels.
Peu avant la mort du duc de Kent, le prince avait éprouvé le désir de visiter les provinces éloignées du Royaume-Uni. Jusqu'alors, il ne connaissait que Londres, Brighton et Claremont. Par un voyage à travers le pays, il voulait se faire une idée personnelle de la crise économique et sociale dont souffrait l'Angleterre. Malgré le succès des whigs dans les élections de 1818, la majorité écrasante des torys était restée au pouvoir. Or, depuis 1790, les impôts étaient montés de 15 à 64 millions de livres, à cause des intérêts de la dette publique, démesurément accrue par la guerre. A cela s'ajoutait le marasme commercial et une pénurie de ventes qui enlevèrent leur pain à beaucoup d'ouvriers. Les radicaux excitèrent le peuple et l'amenèrent à manifester son mécontentement par des cortèges, des meetings, à' l'occasion même par des violences.
Le gouvernement réprimait sévèrement les émeutes. En toutes circonstances, la police, la milice locale ou l'armée étaient employées sans ménagement. Léopold visita les régions de l'Ecosse et de l'Angleterre, dans lesquelles, comme il le constatait, la résistance s'était montrée. De là, il écrit à l'archiduc Jean : « Une détresse réelle et le manque de travail sont les causes de la crise, que les démagogues ont exploitée dans leurs intérêts. Notre situation est difficile et le restera. Les intérêts écrasants de la dette nationale maintiennent cet état déplorable. Si, dans de telles circonstances, le commerce s'arrête, comme cela s'est produit ici, il est évident que l'inquiétude et le mécontentement s'empareront du peuple rendu nerveux et irritable. Sans doute, le système de répression a réussi et cette sévérité est trop de l'intérêt des hautes classes pour que je (page 54) la blâme. Cette île a traversé si heureusement tant de dangers imminents que j'espère encore une issue propice, quoique beaucoup de présages nous soient défavorables. » (Lettre du 2 février 1820. Archives de Mélan.
A cette époque, se montre déjà, chez le prince Léopold, cette compassion pour le sort et les souffrances des humbles et des déshérités, dont il s'occupa tant plus tard. Il semble avoir exprimé en Angleterre, trop franchement son avis, aussi témoigna-t-on en haut lieu un certain mécontentement quant aux résultats de son voyage. Momentanément la cordialité des relations qu'il entretenait avec son beau-père en fut diminuée.
Pendant les fêtes données à l'occasion du sacre de Georges IV, Léopold fut traité sur un pied d'égalité absolue avec les autres membres de la famille royale anglaise. Il prêta également le serment de fidélité et signa la déclaration royale et les proclamations. D'autre part, ses relations avec sa patrie s'étaient fort relâchées. On lui reprochait de vivre loin de Cobourg et d'oublier son origine. On commençait à comprendre que le prince résiderait toujours en pays étranger et, en le critiquant, on manquait de justice envers lui. Il avait le sentiment de la famille fort développé et quoique son séjour en Angleterre, sa situation à la Cour et dans la société de Londres l'eussent naturellement fort influencé, son affection restait vivace et se réveillait dès que se produisait un événement intéressant les siens. Il avait d'ailleurs montré sa générosité en donnant une terre, qu'il possédait en Saxe, au fils de sa sœur aînée, Sophie de Mensdorf, dont l'état de fortune était précaire.
Pendant l'année 1820, la santé du prince fut chancelante et l'on craignit même qu'il ne devint phtisique, par suite de son chagrin et des amertumes qu'il éprouvées depuis son malheur (Le prince Léopold à l'archiduc Jean, 7 mars 1820. Archives de Méran). Sa sensibilité était extrême. Plus que tout autre, il fut atteint par le lamentable procès en divorce que le roi. Georges IV, aveuglé par la haine et la passion, intenta à sa femme Caroline de Brunswick. Afin de l'empêcher de faire valoir ses droits au trône, on rendit publiques (page 55) de prétendues relations de la princesse avec son valet de chambre, Bartholomeo Bergami ; ses voyages en Italie, en Allemagne et en Grèce étaient interprétés de la façon la plus scandaleuse et on fit même appel à Metternich pour recueillir des preuves de cette culpabilité.
Dans cette circonstance, Léopold se trouva dans une situation aussi difficile que pénible. D'un côté se trouvait le roi, dont il dépendait naturellement sous plus d'un rapport, de l'autre, la mère de son épouse Charlotte, sur laquelle il ne désirait pas voir accumuler la honte. Il était tout désigné pour remplir le rôle de médiateur dans ce triste drame, qui avilissait la maison royale d' Angleterre dans le monde entier. Son intervention échoua devant l'entêtement du roi, qui, étranger à tout sentiment de modération, n'épargnait aucunement sa femme, bien que les fautes de celle-ci fussent certainement dues aux mauvais traitements, aux humiliations et au mépris même dont elle avait été l'objet de la part de son mari. A ce moment, le prince confie à l'archiduc Jean, son ami : « Nous avons passé un été affreusement désagréable, un été que je n'oublierai pas facilement, et le coup fut d'autant plus cruel qu'il fût imprévu. Le sujet était d'une nature si délicate que je me tenais soigneusement en dehors et j'espérais qu'on n'en viendrait pas aux mesures extrêmes, mais, malheureusement, dans les grands événements de ce monde, rien n'est si funeste que d'exercer une vengeance, ce qui rend aveugle.
« Nous en avons la preuve sous les yeux : au commencement d'août, avant ce procès, également scandaleux pour les deux plaideurs, et lorsqu'il y avait encore moyen de tout arrêter, je proposai ma médiation au premier ministre. N'admettant pas la justesse de mes arguments, il déclina mon offre. Je lui dis franchement les conséquences funestes de son obstination et il a pu constater la véracité de mes prédictions. Même encore actuellement, on ne veut pas entendre parler de modération, ce qui peut nous mettre dans la position la plus dangereuse. C'est d'autant plus ridicule, (page 56) qu'en ce moment, nous serions le pays le plus paisible de l'Europe, si l'on avait évité ce malencontreux procès en divorce.
« Je ferai mon possible pour agir en pacificateur, mais il est difficile de vaincre les passions et de prévoir leurs suites. Tout l'hiver, je suis resté presque continuellement à Claremont, me tenant tranquillement à la maison. Je considère comme un vrai bonheur d'aimer la campagne, le cœur y demeure plus calme et, je pense, meilleur qu'au milieu des intrigues interminables de la ville. » (Claremont, 28 novembre 1820)
Sur le continent, l'agitation recommença bientôt. En Espagne, des officiers mécontents appuyés par la franc-maçonnerie, suscitèrent une révolte dans l'armée, ce qui déclencha finalement un grand soulèvement dans le nord du pays. A Naples, les carbonari et les anciens partisans de Murat s'unirent dans un but révolutionnaire. A Palerme, un parti réclama l'autonomie de la Sicile, ou tout au moins une réunion personnelle avec le royaume de Naples. Tous ces troubles firent une impression profonde sur le prince Léopold, qui suivait avec autant d'intérêt que d'attention la marche des incidents mondiaux.
Ces événements, dont les conséquences pouvaient être graves, provoquaient chez lui un état d'anxiété et lui rendaient plus pénible l'inaction qui lui était imposée par les circonstances. « Il semble, note-t-il, que, depuis 1790, les faits se succèdent avec une vitesse incompréhensible et inquiétante. Des événements qui auraient fourni à nos pères matière à conversation pendant des années, se passent en quelques mois de temps. Qui parle encore de Napoléon et pourtant quel rôle jouait-il il y a sept ans ? Même ici, je n'entends parler que rarement de Sainte-Hélène. »
L'état de sa santé obligeait le prince à des ménagements et exerçait sur lui une dépression fâcheuse. « Qui ose encore édifier des plans, s'écrie-t-il, en ce monde instable ? Moi, j'ose d'autant moins le faire que, depuis l'hiver dernier, je souffre de la poitrine et que les conjonctures actuelles sont très alarmantes. »
Malgré sa faiblesse, Léopold travaillait fiévreusement (page 57) à son instruction. Le baron de Stockmar, son médecin et son homme de confiance, parle de son assiduité à la lecture et de l'intérêt qu'il prend à tous les incidents politiques qui se passent sur le continent ou dans les îles Britanniques.
Le procès en divorce de Georges IV occupait en Angleterre toute l'attention. Sous une pression continuelle du gouvernement, la Chambre des Lords reconnut enfin, à une faible majorité, la culpabilité de la reine, mais comme, dans tout le pays, on éprouvait une vive antipathie pour le roi, son caractère et sa manière de vivre, le peuple manifesta sa désapprobation et les ministres, n'osant utiliser leur succès, laissèrent tomber dans l'oubli la condamnation. Le prince qui, depuis sa tentative de médiation, éprouvait plus de sympathie pour la mère de sa femme défunte que pour le roi, décida à la fin de l'instance de montrer publiquement ses sentiments en faisant une visite officielle à sa belle-mère.
Dans ses notes autobiographiques, Léopold en parle brièvement. (Voir Grey, Early years of Prince consort, publié par ordre de la reine Victoria.) Les motifs de sa démarche proviennent autant de son respect pour le souvenir de sa femme que des différences d'opinions qui le séparaient de Georges IV ; en outre, il obéissait à un esprit de chevalerie vis-à-vis d'une dame, bien qu'il sût très bien que par là il s'attirait de grandes difficultés. En fait, l'animosité du roi fut poussée à l'extrême par cette visite, ce qui créa au prince une position insupportable, et le décida à quitter l'Angleterre pour longtemps et à séjourner sur le continent. C'était une occasion pour lui d'étudier les pays étrangers, leurs habitants, leur forme de gouvernement et leur organisation intérieure, autant par ses observations personnelles que par ses entretiens avec les personnalités les plus marquantes des régions où le mènerait son itinéraire.
Pendant son séjour à Paris, il renoue la famille d'Orléans et, au mois d'août 1821, il trouva la France « très florissante, quoique les hommes (page 58) appartenant aux différents partis se remuent plus qu'il n'est nécessaire, mais il semble au prince qu'aucun danger ne menaçait le pays. » (Le prince Léopold à l'archiduc Jean, 15 août 1821. Archives de Méran.)
La reine Caroline, si détestée par Georges IV, mourut subitement le 7 août 1821. Après le scandale du procès, cette fin fut, pour la famille royale d'Angleterre, une espèce de soulagement. Léopold se montra spécialement touché par cette fin inattendue. « La mort de ma belle-mère, écrit-il, qui était en bonne santé quand je l'ai quittée, est encore un de ces événements singuliers dont l'histoire moderne d'Angleterre est si féconde. Ceci modifie encore une fois une quantité de choses, je suis content d'avoir été absent et par conséquent d'être resté en dehors de tout. » (Lettre du 15 août 1821.)
Son deuil le confirma dans son intention de parcourir l'Italie, l'Autriche et l'Allemagne. Il put étudier à Naples la situation de cet Etat, occupé par une armée autrichienne chargée par Metternich de réprimer la révolution. Il constata que, malgré toute la violence déployée, le peuple conservait ses sentiments au fond du cœur, n'attendant qu'une occasion propice pour les révéler à nouveau.
Au commencement de l'armée 1823, Léopold retourna en Angleterre et passa quelques mois auprès de sa sœur et de sa petite nièce Victoria, pour laquelle le roi Georges IV commençait à montrer une certaine amabilité. ((Le prince Léopold à l'archiduc Jean, 22 juillet 1823. Archives de Méran.) Vainement le prince s'efforça de se réconcilier avec le roi, du moins dans la forme extérieure, il n'y parvint pas. Cela gâta de plus en plus son existence en Angleterre : ses voyages sur le continent devinrent plus fréquents, si bien que, finalement, il était plus souvent à Paris, à Cobourg, en Silésie, ou en Italie q 'en Grande-Bretagne.
Dans les premiers jours de septembre 1828, le prince se rendit à Potsdam chez le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, qui le reçut fort courtoisement. Quoique dix années se fussent écoulées depuis la mort de sa femme, (page 59) Léopold conservait toujours son extrême tristesse. Ses traits étaient d'une grande pâleur et dans ses yeux sombres se lisait une indéfinissable mélancolie. Le prince vécut à la Cour dans la retraite. Il avait souvent de graves entretiens avec le roi et leurs conversations roulaient surtout sur l'insurrection grecque, dont la solution préoccupait l'Europe.
Un soir, espérant distraire son hôte, Frédéric- Guillaume lui offrit une représentation théâtrale. Parmi les actrices, qui composaient la troupe royale, se trouvait une jeune Cobourgeoise, nommée Caroline Bauer, cousine du baron de Stockmar, le conseiller de Léopold. C'était une virtuose de la harpe et du violon, chantant à ravir et jouant délicieusement la comédie. Avec cela, des traits charmants, de beaux yeux bleus, des cheveux d'or et, chose étrange, une ressemblance étonnante avec la princesse Charlotte. Surpris de cette similitude, le prince lui rendit visite le lendemain et fut touché de la jeunesse, de la beauté et de la vertu de Caroline qui, malgré une profonde misère, avait résisté à toutes les tentatives de séduction. Il résolut de lui venir en aide et l'invita dans sa propriété de Niederfullbach, située près de Cobourg.
A ce moment, Léopold traverse des heures d'amertume inoubliables. Lassé de son existence solitaire, dégoûté de la vie inutile qu'il mène, il est dans une période de trouble, d'angoisse, d'incertitude. Il aspire trouver une femme dévouée, qui lui rende les joies du foyer, et, entraîné par une illusion romanesque, il transforme Caroline Bauer en la sublimisant. Dans cette fille légère, fantasque, inconséquente, il voit l'épouse rêvée et, sans plus de réflexion, il forme le projet de l'épouser morganatiquement. Au mois de mai 1829, il l'installe à Londres avec sa mère. Hélas il ne faut que peu de jours au prince pour constater que la jeune actrice n'est nullement la compagne qui lui donnera à la fois un appui moral et un repos. De crainte de froisser son fidèle Stockmar, Léopold attend quelque temps avant de lui confier sa désillusion. Alors se crée une étrange situation : chaque après-midi 4 heures, le prince apparaît sur le seuil du cottage et rien n'est plus curieux que les (page 60) entrevues du royal fiancé, gravement assis en face de la pétulante jeune fille, qui se tient à quatre pour rester immobile et, sur l'ordre princier, lit, chante, joue de la musique, tandis que, impassible, le maître parfile, c'est-à-dire, défait fil par fil, un galon métallique, dernière mode apportée par les émigrés français.
Caroline se plaint. Elle reproche au prince d'avoir brisé sa carrière théâtrale et de manquer à ses promesses. Pour en finir et croyant son honneur engagé, Léopold fit dresser un acte de mariage allouant à la Bauer une rente importante et le titre de comtesse de Montgomery ; heureusement, sur les instances de Stockmar, la cérémonie religieuse est retardée. C'est que le nom du prince est mis en avant pour le trône de Grèce et le conseiller comprend que ce mariage serait pour son maître une entrave à tout rôle politique. La rupture s'effectue le 26 juin : Caroline Bauer rentra au théâtre qu'elle abandonna en 1844 pour épouser le comte Broel-Plater, fondateur du musée national polonais à Rzppersvil près de Zurich. Elle se vengea de Léopold en publiant des mémoires qui, malgré leur parti pris de malveillance, contiennent des détails intéressants.
Disons en finissant que Caroline est restée célèbre à Cobourg, sa ville natale, et qu'on mène les voyageurs en pèlerinage à Niederfullbach, ancien château de Léopold. Dans le salon, s'étale un portrait en pied de la « femme » du roi des Belges, dont les Cobourgeois narrent avec orgueil l'idylle.
Cependant, de loin comme de près, Léopold suivait avec intérêt l'évolution intérieure de l'Angleterre. La crise financière que ce pays traversa en 1825-1826, retint vivement son attention. Il montra la plus grande sympathie pour les projets et les réformes du ministre Canning, dont la santé chancelante lui inspira beaucoup d'inquiétude et dont la perte, que l'on craignait à ce moment, lui eût semblé extrêmement malheureuse, écrivait-il à l'archiduc Jean. (Note de bas de page : Le 2 décembre 1825. Archives de Méran. Canning devint ministre des Affaires étrangères et premier ministre en 1827. Son gouvernement suivit une politique libérale et lui attira une opposition acharnée des torys. II mourut le 8 août 1827.)
(page 61) Le spectacle de la vie politique intérieure de l'Angleterre, la lutte de plus en plus violente entre les whigs et les torys, la crise économique, Les efforts des hommes d'Etat pour la conjurer, enfin les grandes questions de la diplomatie extérieure avaient éveillé chez le prince, qui observait les événements avec la plus constante sollicitude, une envie irrésistible d'utiliser ses connaissances et de jouer lui-même un rôle actif conforme à sa position, à ses dons, à ses capacités.
Les politiciens anglais, informés de ce désir, songèrent à employer, dans l'intérêt de leur pays, sa qualité essentielle, son internationalité, qui était fortement mitigée par son attachement pour sa patrie d'adoption. Une occasion se présenta en 1827, quand la Russie, et un peu plus tard la France, adoptèrent, à l'indignation de Metternich, hostile à toute révolution, le parti de la Grèce agonisant sous la griffe de la Turquie et envisagèrent pour cette terre classique une existence libre et indépendante.
Après la bataille qui eut lieu près de Navarin (1827) entre les escadres russe, française et anglaise, et la flotte turque et après l'établissement en Grèce de la présidence peu heureuse de Capo d'Istria, l'indépendance hellénique fut reconnue par un protocole en date du 3 février 1830. En même temps, on pensa au prince Léopold comme futur roi. Les incidents de cette candidature et les raisons qui motivèrent son refus final ont été discutés dans de nombreux ouvrages, et cela nous mènerait trop loin d'y insister davantage. Quelques remarques démontreront que les publications officielles, les papiers diplomatiques, les souvenirs de Stockmar (loc. cit. p. 117. Voir aussi les publications anglaises parues dans les State papers, session 1830-1831, f° 32) et enfin les affirmations personnelles de Léopold communiquées à l'historien Gervinus (Histoire du XIXème siècle depuis le traité de Vienne), sont plus propres à obscurcir qu'à éclairer l'opinion. Sans doute, l'idée d'être placé à la tête d'une nation, d'obtenir enfin ce cercle d'activité si longtemps souhaité, éveilla une vive satisfaction chez le prince, et il ne (page 62) dissimula nullement qu'il acceptait cette tâche avec plaisir. Depuis 1825 se poursuivaient des négociations entre Léopold, des hommes d'Etat grecs et le gouvernement anglais. Elles se développèrent la suite de la décision d'accorder à la Grèce son indépendance complète. Le désir du prince, ainsi qu'il l'écrit (Le prince Léopold à l’archiduc Jean, 2 novembre 1830. Archives de Méran.), était d'améliorer une région tombée dans la détresse et de lui rendre la prospérité qu'elle avait connue au moyen-âge.
Convaincu de la noblesse de sa mission, conscient d'accomplir une grande œuvre, flatté par le choix de la Russie, de la France et du ministère anglais, le prince, sans examiner attentivement les conditions posées, accepta, vers la fin de février, l'offre de la souveraineté de la Grèce. Cette fois encore, Georges IV montra de l'opposition. Il était mal disposé envers Léopold, comme nous le savons, et, de plus, il était poussé par son frère Cumberland, qui, jaloux des lauriers du vainqueur de Waterloo, contrecarrait toujours en tout les plans du premier ministre Wellington. Or celui-ci était favorable à la candidature de Léopold.
En outre, Cumberland désirait la couronne de Grèce pour son gendre, le Charles de Mecklembourg-Strelitz. Wellington supportait malaisément cette opposition et il voulait savoir définitivement si c'était lui ou un autre, qui exerçait sur le roi l'influence d'un premier ministre : il annonça donc son intention de renoncer à son portefeuille si le roi refusait son assentiment à la candidature de Léopold. Le prince fut étonné dé voir le ministre l'appuyer de telle façon. Une pareille bienveillance pour sa personne lui parut inexplicable et il se demanda si cela ne cachait pas une manœuvre tory.
Par suite de l'inclination du roi pour ce parti, le prince. malgré ses principes de neutralité, s'était rapproché de l'opposition, dont le programme lui semblait plus fécond et dont les chefs : Durham, Brougham et autres, représentaient plus sa manière de voir et d'agir que les partisans (page 63) opiniâtres de la réaction. Dès lors, les déclarations du prince, quant à la couronne hellénique, devinrent plus prudentes. En avril, il commença à poser des questions et à faire dépendre son acceptation finale de conditions bien définies. En lui grandissait le soupçon que le ministère tory montrait un singulier zèle à l'éloigner de l'Angleterre. A cela s'ajoutait le fait que la santé du roi déclinait, que la succession au trône retombait éventuellement sur le duc de Clarence, valétudinaire et âgé de soixante-cinq ans et que, par conséquent, l'avènement au trône de sa nièce mineure Victoria paraissait imminent.
Devant cette perspective, la duchesse de Kent insista pour que son frère ne partît pas pour une contrée aussi éloignée que la Grèce, qu'il ne l'abandonnât pas et qu'il conservât la position et l'influence qu'il avait acquises en Angleterre. C'était très important, car comme mère de la future reine, la duchesse de Kent se trouvait parmi les candidats les plus favorisés pour la régence. Dans des circonstances aussi difficiles, elle comptait sur son frère pour la conseiller et la guider.
Un autre point, une question financière occupait aussi Léopold. On estimait qu'une fois devenu souverain d'un Etat indépendant, ses relations avec l'Angleterre ne devaient plus être que politiques. Cela impliquait la résignation de son grade de feld-maréchal et une révocation de sa naturalisation anglaise effectuée par le Parlement. Or, d'après Wellington, ce dernier acte le dépouillait de sa propriété de Claremont ainsi que de sa pension de 50,000 livres. Pour un prince sans fortune, une pareille éventualité était grave. (Foreign Office. Lettres du duc de Wellington au comte d'Aberdeen. des 30 décembre 1829 et 2 janvier 1830.)
D'autre part, il était attiré par la perspective d'avoir une situation indépendante, par l'ambition de ceindre une couronne, par un goût pour l'Orient et ses problèmes, qui deviendraient le but de son activité. Hésitant, le prince fit dépendre son acceptation de concessions destinées à le rendre populaire en réalisant les désirs souhaités par les Grecs (page 64) depuis si longtemps. Si sa proposition était rejetée, il resterait simplement en Angleterre. Le comte Capo d'Istria, l'ancien chef de la chancellerie du czar Alexandre Ier, devenu président de l'Etat grec depuis 1827, considérait naturellement son remplacement par le prince comme une marque de dédain envers sa personnalité, mais comme la chose semblait inévitable, il préférait Léopold à tout autre. Il l'avait connu jadis à Vienne et il nourrissait l'espoir de gouverner la Grèce comme auparavant, lorsque celle-ci aurait été placée sous le sceptre d'un prince étranger.
En effet, Léopold le pria, malgré le changement survenu, de joindre ses efforts aux siens pour activer la renaissance de la Grèce et lui demanda de l'aider de ses conseils dans la tâche difficile qu'il avait entreprise. Capo d'Istria avait proposé Léopold à son corps défendant et n'était nullement disposé à lui venir en aide. Pour le décourager, il attira san attention sur les exigences du peuple grec quant à la possession de la Crète, de Samos, des îles Ioniques, ainsi que sur une modification des frontières au nord du pays, sachant bien que de ces demandes naîtraient des difficultés sans fin. Effectivement, les réclamations territoriales rencontrèrent une opposition formelle en Angleterre. Ce pays ne possédait pas encore l'île de Chypre et si la Crète et les iles Ioniques devaient être attribuées à une autre nation qu'à la Turquie, elle les aurait réclamées. En attendant, on préférait que ces territoires retombassent sous la domination du Sultan, car s'ils avaient été annexés à la Grèce par les grandes puissances, une prise de possession par l'Angleterre dans l'avenir serait devenue fort difficile, sinon impossible.
Pour cette raison, le ministère tory ne transigea pas sur ce point et se mit en opposition avec le prince. Néanmoins, celui-ci croyait aboutir à un accord. Au printemps de 1830, il se rendit à Paris, dans l'intention de négocier la conclusion d'un emprunt grec et de demander la main d'une princesse d'Orléans.
A cet instant, un nouvel événement se produisit. A la fin d'avril 1830, Georges IV tomba gravement malade, ce qui donna beaucoup à réfléchir à Léopold sur l'opportunité de son éloignement d'Angleterre. A cela (page 65) s'ajoutaient les manœuvres de Capo d'Istria qui, étant donné le refus opposé aux demandes territoriales, espérait voir échouer le projet de royauté et conserver ainsi sa position indépendante. A cette fin, il écrivit à Léopold que le peuple grec n'admettait aucune restriction à ses prétentions et que, dès son arrivée, il se trouverait en face de difficultés qui ne feraient que grandir.
Dans son histoire du XIXème siècle, Gervinus a donné, comme seul motif du refus de Léopold, l'espoir de la régence en Angleterre (t. VI, p. 532) et le roi, dans sa rectification (Papiers du vicomte de Conway), a rejeté l'échec sur le mauvais vouloir des ministres Wellington et Aberdeen et a nié avoir jamais songé à la régence. C'est strictement exact. Ce que le roi ne dit pas, c'est qu'il comptait que sa sœur, la duchesse de Kent, serait nommée régente et que ce serait lui, Léopold, qui effectivement exercerait le pouvoir.
Ce furent donc ces divers motifs réunis qui le poussèrent à menacer de se retirer, si on ne lui accordait pas ses demandes. Or, on jugea que l'annexion à la Grèce des îles Ioniques et de la Crète étaient plus préjudiciables aux intérêts de l'Angleterre que l'éloignement de Léopold de sa patrie d'adoption n'était avantageux. D'autre part, on estima qu'il ne serait pas en Orient un instrument docile et ne suivrait pas la politique des torys, ce qui engagea à solutionner la question par le choix d'un prince bavarois. Plus tard, Léopold regretta à plusieurs reprises de ne pas avoir obtenu son royaume grec.
« Il était de l'intérêt de tous les Etats, écrit-il un jour à l'archiduc Jean, que la jeune et faible Grèce fût aussi indépendante et viable que possible, mais des hommes d'Etat, peu clairvoyants, ont dirigé les négociations d'une façon impolitique. » (Lettre du 2 octobre 1830. Archives de Méran.) Dans cette déclaration, Léopold donne une importance spéciale au mot « indépendante » et indique ainsi qu'on essaya à Londres de lui imposer des conditions. C'est possible. Beaucoup d'années plus tard, étant roi des Belges, et possédant un vaste champ d'activité, il revient (page 66) encore une fois sur la question grecque dans sa correspondance avec son ami : « Le prince de Prusse m'a écrit également que vous regrettiez que je me sois lié à la Belgique. Moi aussi, je regrette parfois que mon rôle en Orient m'ait été enlevé. Je m'imagine que j'aurais pu faire beaucoup de bien là-bas et quoique je connaisse les défauts de la situation, bien souvent elle me donne une espèce de nostalgie. Comme le destin m'a conduit étrangement depuis le temps où nous étions ensemble à Brighton chez le régent ! Si j'avais pris la direction des affaires en Angleterre en 1830, bien des choses se seraient passées autrement et que d'événements auraient été mieux prévus. » (Lettre du 18 février 1830. Archives de Méran.)
Cet aveu prouve que le prince, au moment où il devait prendre une décision quant à la couronne de Grèce, songeait au rôle qu'il pouvait jouer en Angleterre et qui l'aurait rendu, malgré la disparition de la princesse Charlotte, et ne fût-ce que temporairement, le maître du pays. Il est compréhensible que plus tard, pour des raisons politiques et des motifs personnels, le roi ait assuré que le souci des intérêts de la Grèce, méconnus par le gouvernement anglais, avait motivé seul son refus, car, à cette époque, le roi de Bavière, Othon, suivant la propre expression de Léopold, « marchandait la Grèce » et le roi des Belges songeait à ce trône pour le duc Ernest II de Saxe-Cobourg, son neveu. De même, la rectification que Léopold, âgé alors de 72 ans, publia en réponse à l'assertion de Gervinus, était commandée par sa diplomatie et sa politique.
Il était d'ailleurs un peu ridicule d'avouer, étant donné que Guillaume IV avait vécu jusqu'en 1837, qu'en 1831 on se disputait déjà ses dépouilles. Ajoutons que le roi Albert ne partagea jamais l'enthousiasme romanesque de Léopold Ier pour la Grèce. Pendant la guerre mondiale, ce trône étant devenu vacant, les Alliés, comme une sorte d'hommage, offrirent, dit-on, la couronne au roi des Belges pour son fils Charles, Albert n'hésita pas un instant à la refuser et les événements postérieurs ont montré qu'il avait agi avec sagesse.