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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Préface, par Emile Vandervelde

(page IX) L'Histoire de la Démocratie et du Socialisme en Belgique depuis 1830 est un chef-d'œuvre de persévérance. Pour être à même de l'écrire, il a fallu que, pendant vingt ans, avec une patience de bénédictin, Bertrand collectionne des découpures de journaux, tire de la poussière des étalages de bouquinistes, une masse énorme de brochures oubliées, et accumule, pour la construction de son édifice, les matériaux de chétive apparence, que les historiens officiels avaient systématiquement négligés. Que pouvaient leur servir, en effet, ces feuilles de chou démocratiques, ces almanachs populaires, ces chansons de « manouvriers et de valets de fermes » ? Leur histoire à eux, c'était l'histoire des vainqueurs, l'histoire des gens en place, l'histoire des hommes politiques et des capitaines d'industrie. L'histoire de Bertrand, au contraire, c'est l'histoire des vaincus, l'histoire de ceux qui n'ont pas réussi - du moins en apparence - l'histoire de ce prolétariat misérable qui, pendant la première moitié du XIXe siècle, n'avait pas encore donné la mesure de sa force et apparaissait à la bourgeoisie comme une masse taillable et corvéable à merci.

Jusqu'à présent, quand on parlait des origines du Parti ouvrier belge, on ne remontait guère qu'à l'Internationale, ou, tout au plus, à la formation des premières sociétés de résistance, telles que les Typographes de Bruxelles, ou les Fileurs et les Tisserands gantois.

Grâce à Bertrand, nous pouvons remonter aujourd'hui à des origines plus loin¬taines. Son premier volume nous apporte toute une moisson de renseignements pré¬cieux sur les dix-huit années qui séparent la révolution de 1830 de la révolution de 1848.

Peut-être, en lisant son livre, d'aucuns lui reprocheront de ne nous faire grâce d'aucun détail, de nous déballer tout un dossier, en l'analysant pièce par pièce, au lieu de nous apporter une synthèse, qui utilise les documents pour donner la physionomie générale d'une époque, mais qui ne juge pas nécessaire de les reproduire tous, intégralement.

Pour ma part, je ne suis pas de cet avis, et, somme toute, je ne crois pas que l'œuvre eût gagné à être plus brève, plus condensée, plus avare de citations.

Il ne faut pas oublier d'abord que Bertrand se soucie bien moins d'écrire pour les amateurs de littérature, que de se faire lire par la classe ouvrière. C'est pour cela qu'il publie ses volumes en livraisons, qu'il s'efforce de les vendre au meilleur marché possible, qu'il recourt à l'illustration pour atténuer la sécheresse documentaire de son texte.

Mais, indépendamment de ces considérations de propagande, la (page X) méthode analytique de Bertrand présente, pour les gens d'études, cet inestimable avantage qu'elle leur permet de juger sur pièces, d'entrer directement en contact avec les faits, de voir les événements et les hommes, non pas à travers le tempérament de l'historien, mais tels qu'ils ont été racontés par les contemporains, tels qu'ils se sont peints eux-mêmes, dans leurs écrits ou leurs discours.

Pour montrer, par exemple, la différence qui existe entre les bourgeois d'aujourd’hui et ceux de 1830, quelle appréciation personnelle vaudrait cette citation du discours sur la légalité, que le comte Vilain XIIII prononçait à la Chambre belge, le 27 avril 1834 :

« La légalité est un vieux manteau que je ne saurais respecter ; endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé, par tout le monde, composé de mille pièces de toutes couleurs, il est troué par les uns, raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous ses maîtres. La féodalité s'est assise dessus et lui a laissé une odeur de bête fauve que nos codes respirent encore, la royauté l'a foulé aux pieds et traîné dans la fange, la république l'a toute maculée de sang, car la guillotine fonctionnait légalement en 1793. Napoléon l'a déchirée partout avec la pointe de son sabre ou le talon de sa botte... »

Tout le livre de Bertrand est semé de citations non moins instructives.

Nos propagandistes y trouveront tout un arsenal de combat contre les hypocrisies légalistes d'une bourgeoisie qui essaie d'oublier ses origines révolutionnaires. D'autre part, - ce qui est plus important - tous ceux qui écriront dans l'avenir sur l'histoire politique ou démocratique de notre pays, y trouveront une inépuisable source de renseignements introuvables ailleurs.

D'autres avaient raconté, parfois avec talent, les faits et gestes de la bourgeoisie pendant cette longue période où, maîtresse de tous les pouvoirs, elle se glorifiait de constituer à elle seule, le pays légal.

Bertrand nous fait assister, au contraire - et c'est ce qui fait le puissant intérêt, l'incontestable originalité de son livre - à l'ascension de la classe ouvrière, lente comme un soulèvement de l'écorce terrestre, avec parfois de brusques sursauts, parfois aussi, des affaissements lamentables, mais toujours, à la longue, une reprise, chaque fois plus énergique, des anciennes activités.

A côté de Rogier, de Gendebien et d'autres « grands patriotes », qui ne gagnent pas trop à être vus de près, il nous montre d'autres figures, celle de Bartels, de Delhasse, de Jottrand, de Castiau : ceux qui n'ont pas été aux honneurs ; ceux que leurs contemporains tenaient pour des cervelles brûlées ; ceux qui ont été méconnus de leur temps, parce qu'ils étaient en avant de leur temps.

La plupart de ces précurseurs avaient sombré dans l'oubli et, peut-être, l'histoire de leurs tentatives n'eût-elle jamais été faite, si Bertrand, le plus documenté des socialistes belges, ne s'était pas trouvé à point pour l'écrire.

(page XI) Certes, on se souvenait plus ou moins, qu'au lendemain de 1830, lors du vote de la Constitution censitaire - ce triomphe d'une bourgeoisie qui n'avait pas su vaincre, mais qui avait su profiter des victoires d'autrui - Louis de Potter avait jeté ce cri d'amertume : « Ce n'était pas la peine de verser tant de sang pour un si mince résultat ! » On se rappelait également que, pendant plusieurs années, seul entre tous, dans la Chambre du suffrage restreint, Adelson Castiau avait défendu la république et réclamé le suffrage universel. Mais qui donc connaissait les autres, les premiers soldats de la cause ouvrière, les prolétaires comme Kats ou comme Pellering, en qui le parti ouvrier salue aujourd'hui ses ancêtres ?

Bertrand montre fort bien d'ailleurs, que ces héros furent des isolés. Pendant cette période qui va de 1830 à 1848, il y eut des démocrates ; il n'y eut pas de démocratie, ou, du moins, pas de démocratie ouvrière. La révolution industrielle ne faisait que commencer ; nul ne se doutait encore de l'avenir qui se préparait pour la grande industrie ; le prolétariat n'était pas assez nombreux, assez cohérent, assez conscient de lui-même, pour avoir une politique de classe. C'est à peu près exclusivement dans la fraction la plus éclairée de la bourgeoisie, que le socialisme humanitaire, à la façon de 48, recrutait ses adhérents.

Il faut lire dans l'Histoire de la Démocratie et du Socialisme, les chapitres, si intéressants, qui sont consacrés à la propagande Saint-Simonienne et Fouriériste.

Rien ne montre mieux à quel point le peuple, dans sa masse, restait indifférent, quand il n'était pas hostile, aux prédications socialistes, et combien, d'autre part, la bourgeoisie était plus accessible à des idées révolutionnaires qu'elle ne l'est aujour¬d'hui. Quand les missionnaires de l'Ecole Saint-Simonienne, parmi lesquels Carnot, Laurent, Pierre Leroux, Barrault, arrivèrent à Bruxelles, au mois de février 1831, les cléricaux menèrent contre eux une campagne furieusement hostile, les gens du peuple les accueillirent à coups de bâtons de chaises et parvinrent à les empêcher de prendre la parole, mais la bourgeoisie libérale, au contraire, leur fit l'accueil le plus favorable ; des hommes comme Vilain XIIII et l'abbé Andries prirent leur défense au Congrès national, au nom de la liberté pour tous ; l'Université de Liège mit à leur disposition l'aula académique et bientôt ils eurent des disciples tels que Charles Rogier, l'astronome Quetelet, Van Praet, le baron Chazal, qui devint ministre de la guerre, Ducpétiaux qui fut plus tard, inspecteur général des prisons.

De même quand vinrent les Fouriéristes, vers 1839, quand le plus connu d'entre eux, Considerant, fit une campagne de propagande en Belgique, il souleva, dans les milieux bourgeois, le même enthousiasme et l'on vit assister aux conférences phalanstériennes de hauts fonctionnaires comme Masui, administrateur des chemins de fer de l'Etat, des professeurs de l'Université de Bruxelles, comme Arntz, Mainz, Baron, des magistrats comme Tielemans, Defacqz, Van Meenen.

(page XII) Que les temps sont changés !

Quand. Enrico Ferri ou Jaurès viennent parler à Bruxelles, ils ne recrutent généralement pas leurs auditeurs parmi les universitaires et les conseillers de la Cour de cassation !...

Mais que l'on ne s'y trompe point : si la bourgeoisie fraîche émoulue de la révolution, témoignait quelque sympathie, d'ailleurs platonique, au socialisme humanitaire et idéaliste, c'était à condition que le prolétariat, auquel on prédisait de si belles destinées, restât docile, indifférent et passif.

Dés l'instant où, si peu que ce fût, les idées socialistes commencèrent à s'infiltrer dans une partie de la classe ouvrière, où les tisserands gantois envoyaient des pétitions pour le suffrage universel, où Kats, en 1844, publia son Almanach populaire, dont Bertrand nous donne le texte - étonnamment semblable au Catéchisme d'Alfred Defuisseaux - ces bonnes dispositions de la bourgeoisie se modifièrent. On le vit bien, quelques années plus tard, lorsque Marx et Engels, réfugiés à Bruxelles, fondèrent avec Delhasse, Bartels, et Jottrand, l'Association démocratique.

Cette fois, c'était l'avant-garde du prolétariat qui entrait en campagne, et par une ironie du destin, ce fut Charles Rogier, le révolutionnaire, le Saint-Simonien, le Fouriériste - car il était devenu Fouriériste, après avoir été Saint-Simonien - ce fut Charles Rogier, ministre de l'intérieur, qui prit l'arrêté d'expulsion de Karl Marx.

Dans tout le premier volume de Bertrand, je ne connais rien qui dépasse, en intérêt, les chapitres, si documentés, qu'il consacre à cet épisode - digne pendant de l'expulsion de Victor Hugo, au lendemain de la Commune.

Depuis 1845, Marx, expulsé de France, était à Bruxelles. Engels était venu l'y rejoindre. Ensemble, ils jetaient les hases de leur œuvre scientifique. Ce fut à Bruxelles qu'ils écrivirent le Manifeste communiste. Ce fut à Bruxelles, également que, du mois de novembre 1847 au mois de mars 1848, la Fédération communiste eut son bureau central - ancêtre du bureau socialiste actuel. Ce fut à Bruxelles enfin que, par l'intermédiaire du Deutscher Arbeiter Verein, Engels et Marx semèrent les premiers germes d'une organisation du prolétariat socialiste en Belgique.

Cette propagande démocratique et socialiste se fit, sans encombre, pendant trois ans. Elle fut tolérée, parce qu'elle était dédaignée. Mais, au lendemain de février 1848, les ministres libéraux de Léopold Ier prirent peur ; quantité d'arrêtés d'expulsion furent pris contre les révolutionnaires étrangers et le 3 mars, des policiers, pénétrant, au milieu de la nuit dans l'appartement que Marx et sa femme occupaient à l'Hôtel du Bois sauvage, arrêtèrent Marx, obligèrent Madame Marx à s'habiller et à les suivre, la conduisirent à l'hôtel de ville où ils lui infligèrent des mauvais traitements et ne lui permirent que le lendemain, de rejoindre son mari. Marx dut passer la frontière le jour même. (page XIII ) Il n'obtint que vingt-quatre heures de répit pour mettre en ordre ses affaires.

Il est curieux, après un demi-siècle, de lire l'interpellation qui fut faite à la Chambre, le 11 mars suivant, sur l'expulsion du « sieur Marx ».

L'interpellateur, qui s'appelait Bricoux, protesta avec une louable énergie contre les agissements de la police et continua dans les termes suivants :

« Je ne connais pas personnellement le docteur Marx ; mais voici ce qu'on m'a dit à son égard. M. Marx est le fils d'un avocat fort estimé de Trèves. A l'âge de 23 ans, il s'était déjà fait un telle réputation parmi les philosophes allemands, qu'il fut appelé à la direction de la Gazette du Rhin. Il rédigeait cette feuille avec un talent remarquable et en fit le journal le plus estimé de l'Allemagne ; cet organe de publicité marcha de progrès en progrès jusqu'à ce que le gouvernement prussien le supprima, par mesure administrative.

« Quant à Madame Marx, il m'a également été dit qu'elle est la sœur du gouverneur de la Poméranie.

« Les outrages dont elle a été l'objet ont donc dû la froisser d'autant plus que, par sa position de famille et son éducation, elle devait moins s'attendre à des brutalités et à des violences semblables. »

Le ministre de la Justice, M. de Haussy, et le ministre de l'Intérieur, M. Charles Rogier, répondirent que l'expulsion était justifiée ; que le gouvernement n'était pas responsable des faits et gestes de la police de Bruxelles ; que, d'ailleurs, au lieu de blâmer les agents et d'énerver leur énergie, il faudrait plutôt les encourager dans l'accomplissement de devoirs difficiles.

Bref, l'expulsion du sieur Marx fut approuvée par la Chambre, qui en accueillit avec la plus grande sympathie les déclarations des prédécesseurs de MM. de Trooz et Vanden Heuvel.

On eût certes fort étonné ces hauts personnages si l'on avait dit, à ce moment, que le sieur Marx, inconnu de M. Bricoux, était l'une des plus fortes têtes philosophiques de son temps, que le Manifeste communiste, qui venait de paraître à Londres et dont aucun député belge n'avait jamais entendu parler, était destine à devenir la Bible de plusieurs millions d'hommes, que la Fédération communiste contenait en germe l'Internationale des Travailleurs et que, cinquante ans plus tard, le nom de M. de Haussy n'éveillerait plus d'autres souvenirs que celui de l'expulseur de Marx, que la gloire de Rogier se localiserait dans un tout petit coin de l'Europe, tandis que le sieur Marx vivrait dans la mémoire des hommes comme l'initiateur du plus grand mouvement qui ait modifié la face du monde, pendant la seconde moitié du XIXe siècle.

Tant il est vrai que pour juger de la grandeur des événements et des hommes, il faut les voir en perspective.

Dans son livre « Sur la Pierre blanche», Anatole France nous (page XIV) montre des fonctionnaires romains, gens policés et avertis, qui ne voient, dans les luttes entre Saint-Paul et les chrétiens judaïsants que des querelles de simple police.

A cet égard, toujours, l'histoire se répète.

Tels qui croient, aujourd'hui, diriger le monde, auront depuis longtemps sombré dans l'oubli, que d'autres émergeront, qui ont passé inaperçus, mais que l'humanité future honorera comme des précurseurs.

A ce point de vue, des livres comme celui de Bertrand n'ont pas seulement une valeur historique, mais une valeur morale. Ils nous permettent de rendre justice à ceux qui ont lutté avant nous et pour nous. Ils nous apprennent à être patients, à ne pas nous décourager quand la victoire est lente à venir, en nous disant les épreuves de ceux qui l'ont eu plus dur que nous. Et enfin ils augmentent notre confiance dans l'avenir, en nous montrant qu'un effort de propagande n'est jamais perdu, que les réactions ne durent qu'un temps, Toute cause juste peut éprouver des défaites, mais que ces défaites mêmes finiront par servir à son triomphe final.

E. VANDERVELDE