(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)
Le Débat social, la Nation, son programme, la Voix du Peuple, l’Atelier, de Bruxelles - Les journaux socialistes de Liège : le Peuple, les Abeilles, le Travailleur, l’Harmonie, l’Ouvrier - La Réforme, de Verviers. - Le Démocrate, de Charleroi - L’Espoir, de Renaix, etc. - Les journaux flamands : De Broedermin, Artevelde, de Vriend des Volks, etc. - Brochures de propagande - Projets divers d’organisation du travail - Solution du Problème social, de Joseph Charlier - Du Problème social, de Jules Noirsain - Le Normalisme, de Napoléon Barthel - Le Catéchisme du Prolétaire, de V. Tedesco
(page 413) Au moment où éclata en France la révolution du 24 février, la presse démocratique belge était surtout représentée par deux journaux, édités à Bruxelles, l'un en français, le Débat social, l'autre en flamand, De Volksvriend. Ce dernier était rédigé par Jacques Kats.
(page 414) Jusque-là, le Débat social avait été avant tout un organe démocratique, s'occupant presqu'exclusivement de questions politiques et réclamant des réformes devant assurer plus de bien-être à la classe des travailleurs. Il avait inséré cependant de nombreux articles sur la doctrine phalanstérienne, dont l'un de ses rédacteurs, Alexandre Delhasse, était un chaud partisan. Il avait pour principaux collaborateurs, les deux frères Delhasse, Lucien Jottrand, Bartels, et d'autres qui représentaient, à la société l'Alliance, l'élément du « jeune libéralisme », autrement dit de la démocratie.
Le jeune libéralisme jouissait à cette époque d'une certaine influence. Il avait pour organe, dans la presse politique, à part le Débat social paraissant à Bruxelles, le Journal du Commerce, d'Anvers, le Journal de Charleroi, le Libéral liégeois, le Courrier de Verviers, la Constitution, etc.
Après le 24 février, le Débat social accentua sa tendance socialiste et républicaine. A côté d'articles préconisant des réformes démocratiques, notamment le suffrage universel, il publiait de nombreux articles plus spécialement économiques. Il paraissait en petit format de 16 pages, une fois par semaine et coûtait cher : 12 francs par an.
Le 28 mai 1848, le Moniteur publia la loi abolissant le timbre des journaux. Cet impôt sur la presse était excessif. Un numéro du Débat social payait 5 centimes d'impôt à 1'Etat. Dès le lendemain de la promulgation de la loi supprimant le timbre, un grand nombre de journaux virent le jour (note de bas de page : sur 202 journaux publiés au commencement de 1848, 18 paraissaient sept fois par semaine, 20 six fois, 20 trois fois, 12 deux fois et 132 moins de deux fois par semaine. Le nombre des feuilles timbrées, en I84, s'éleva à 10,664,208 et le nombre d'abonnés aux journaux était de 61,408, pour tout le pays) et le Débat social parut désormais deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, sans augmentation de prix.
Le 26 avril 1848 parut la Nation, un autre journal démocrate-socialiste ayant pour rédacteur en chef Louis Labarre. Il avait été fondé par une société par actions, parmi les souscripteurs de laquelle nous relevons les noms de Gendebien, Félix Delhasse, le notaire Heetvelt, Louis Labarre, Charles Potvin, Funck.
(page 415) La Nation s'intitula « organe quotidien démocrate socialiste ». Le nouveau journal fut fort bien accueilli par le Débat social qui, dans son numéro du 30 avril, reproduisit son programme dont voici le texte :
« L'époque ne marche pas : elle court, elle se précipite. Qu'importe donc une profession de foi dans ces jours rapides qui emportent hommes et choses ? Quand l'ave¬nir touche au passé, ne laissant, pour ainsi dire, point de place au présent, qui donc, assez imprudent, engagerait l'avenir ? Quand le sol fuit sous nos pas, qui osera tracer le chemin qu'il suivra fidèlement ? Quand le doigt de Dieu lui-même a marqué le jour prochain des grandes choses, quelle plume osera dire aux hommes : Voilà la borne : vous n'irez pas plus loin !
« Cependant nous dirons pourquoi nous entrons dans l'arène ; nous écrirons ici le programme auquel nous serons fidèles car ce programme est tout entier dans un mot :
« NOUS SOMMES BELGES.
« Que des étrangers, des hommes que nous ne connaissons point, aient reçu des dispensateurs du budget la mission de nous apprendre que tout est bien ainsi, qu'il est temps de nous arrêter, que notre rôle est désormais dans l'immobilité, que la Belgique n'a ni besoins matériels, ni besoins moraux, rien à demander à eux qui la représentent ; que nous devons jurer aujourd'hui de n'aller pas plus loin, de nous raidir contre la force des choses ; qu'il faut prêter un serment qui lie, dans l'avenir, nous et les nôtres ! Grâce à Dieu et à nos frères morts en 1830, notre pays est assez libre pour permettre, même à des plumes étrangères, de tracer sur le sable mouvant le cercle étroit et vain dont nous ne devons pas sortir, mais dont chaque vent qui souffle emporte jusqu'aux traces ; la Belgique est assez libre pour cela et, hâtons-nous de le constater, assez forte de ses espérances, de sa volonté et de ses droits.
« NOUS SOMMES BELGES.
« Cependant, une grande question va surgir. Peut-être des élections prochaines dépendent les destinées de la Belgique. Là sans doute sera notre premier champ de bataille, et nous voulons, dès aujourd'hui, en appeler aux hommes de cœur et (page 416) d'intelligence, et leur dire à quelles conditions notre appui leur est acquis.
« Indépendance de la Belgique, et intégrité du territoire.
« Relations amicales avec nos voisins et sympathie pour la France de février.
« Economies dans les dépenses de l'Etat.
« Réduction générale des budgets, et spécialement des budgets de la guerre, des affaires étrangères, de la marine et des travaux publics.
« Suppression radicale des sinécures.
« Abolition du cumul.
« Réduction proportionnelle de tout traitement dépassant 5,000 francs.
« Retrait de la loi immorale des pensions aux ministres, après deux ans de services.
« Réforme postale taxe uniforme des lettres.
« Suppression des octrois.
« Suppression de tout droit d'entrée ou d'accises sur les objets de consommation de première nécessité, et notamment sur les céréales, la viande et le bétail, le sel, la bière.
« Etablissement de l'impôt progressif sur le revenu, pour combler le déficit causé par ces suppressions, sauf à l'étendre ensuite pour remplacer tous les impôts indirects.
« Retrait complet de toutes les lois réactionnaires.
« Nomination des Bourgmestres par les Conseils communaux ; élection des officiers de tout grade, dans la garde civique, par les simples gardes.
« Organisation de l'enseignement gratuit à tous les degrés
« Création d'une milice nationale.
« Réforme administrative.
« Réforme des lois pénales en ce qu'elles ont d'attentatoire à la liberté individuelle et à l'égalité des citoyens.
« Le travail garanti par l'Etat à tous les hommes qui se trouvent sans ouvrage, moyennant un minimum de salaire. Car, comme l'a dit, dans une circonstance solennelle, l'honorable M. Defacqz, alors président de l'Alliance :
« Tout homme a droit à l'existence dans la société dont il (page 417) est membre. La société lui doit les moyens d'exister, d'abord par le travail, ensuite par des ressources extraordinaires si, dans les temps calamiteux, le travail accoutumé vient à manquer aux bras courageux. »
En juin 1848, parut encore à Bruxelles, la Voix du Peuple, journal des travailleurs, ayant ses bureaux, rue de l'Escalier, 47.
Sous le titre : « Ce que nous voulons », la Voix du Peuple écrivait :
« Le droit pour tous de nommer des représentants dans les Conseils de l'Etat, de la province et de la commune.
« L'existence assurée à chacun en échange de son travail.
« L'abolition de tous les impôts actuels, remplacés par l'impôt progressif sur le revenu.
« L'instruction obligatoire aux frais de l'Etat. Moyens d'existence assurés aux enfants pauvres.
« Ateliers d'apprentissage des arts et métiers.
« Asiles de retraite pour les invalides du travail et de la guerre.
« Abolition de la peine de mort, de la flétrissure et du carcan.
« Révision des codes. »
La Voix du Peuple avait pour principal rédacteur, un ouvrier tourneur en bois, nommé Loris. Au mois de juillet 1848, Loris fut arrêté et mis au secret. Son crime ? On l'accusait d'avoir excité les ouvriers à se réunir, à exposer leurs griefs et à demander au gouvernement le travail qu'ils ne pouvaient obtenir en ce temps de crise !
Loris avait effectivement invité les ouvriers sans ouvrage à se réunir au Parc. Il avait été délégué par eux auprès du ministre de l'intérieur, pour lui remettre une pétition !
Citons aussi le journal l'Atelier qui parut à Bruxelles, et parmi les différents journaux démocrates et socialistes qui virent le jour à Liège, le Peuple, dont le rédacteur, Prosper Esselens, fut condamné à mort l'année suivante pour le banquet du Prado.
Ce fut le Peuple qui, à la chute du Débat social - son dernier numéro porte la date du 1er novembre 1849 - fut chargé de servir les abonnés du Débat, qui succomba après six années de lutte !
(page 418) Le Peuple paraissait deux fois par semaine. Esselens avait comme principaux collaborateurs : Goffin, Louis Rigo, Ch. Rolens et H. de Steiger.
Voici quelle fut la profession de foi que publia son premier numéro, le 4 février 1849 :
« Notre programme est contenu dans ces deux mots : Le Peuple. Si nos lecteurs admettent comme nous l'application du dogme trinitaire : Liberté, Egalité, Frater¬nité ; le peuple sera, pour eux, comme pour nous, l'ensemble des individualités qui composent la nation ; pour chacune de ces individualités, nous réclamerons le libre développement, l'égalité des droits, la solidarité d'intérêts. Mais, si ceux qui nous liront sont encore imbus des préjugés de castes, s'ils croient encore que la société doit être divisée en nobles et en roturiers, en riches et en pauvres, en exploitants et en exploités, s'ils pensent que les hommes doivent fatalement lutter d'une manière impitoyable, les uns contre les autres, armés de la funeste devise : Chacun pour soi, laisser faire, laisser passer ; s'ils pensent que le bonheur ne doit sourire qu'à quelques-uns, alors le peuple sera, pour nous comme pour eux, le grand nombre sacrifié à l'égoïsme du petit nombre, la plèbe, la caste des parias de notre époque, les exploités de notre siècle, ceux que l'on traite de brigands quand ils implorent le droit de vivre en travaillant.
« Ainsi, on le voit, nous ne voulons combattre que dans l'intérêt de la cause sainte de l'humanité ; si nous déclarons au privilège une guerre d'extermination, c'est dans l'intérêt de tous. Nous voulons empêcher la société de s'écrouler sous les coups que lui porte incessamment l'égoïsme ; en un mot, nous voulons le bonheur de tous. Plusieurs de nos amis n'ignorent pas que nous avons déjà poursuivi ce but dans une publication dont le Peuple ne sera que le continuateur. Nous ne faillirons pas à notre tâche. Rien ne nous fera reculer devant l'accomplissement de notre devoir. »
Le Peuple cessa de paraître, faute d'abonnés, le 30 décembre 1849.
A côté de lui, s'était fondé, toujours à Liège, le 9 juillet 1848, l'Ouvrier. Cette nouvelle feuille paraissait deux fois par semaine et ne se vendait que 5 centimes le numéro.
(page 419) L'Ouvrier avait été créé pour servir d'organe aux socialistes liégeois, mais le 15 octobre 1848, un différent touchant la propriété du journal, s'éleva entre M. Dewandre, qui en était l'éditeur et M. Ledoux, son imprimeur. Un procès s'ensuivit et, en attendant le jugement, les deux plaignants publièrent chacun une feuille, sous le titre : l'Ouvrier.
Le 8 novembre, M. Ledoux annonça en tête de son journal, en gros caractères, le résultat du procès :
« Il est mort !!! Dans sa séance d'hier, le tribunal a condamné le sieur Dewandre, qui prétendait avoir le droit de publier un nouveau journal intitulé l'Ouvrier, à cesser la publication de ce journal, qui appartient à M. Ledoux, à payer à ce dernier 150 francs de dommages-intérêts. Il l'a condamné, en outre, aux frais du procès, etc. »
Par suite de ce jugement, M. Ledoux continua la publication de l'Ouvrier, et M. Dewandre créa le Travailleur.
Soit à cause des événements politiques, soit pour d'autres raisons, l'organe des socialistes liégeois prit insensiblement une allure plus modérée, et, le 12 août 1849, il se déclara conservateur et adopta pour devise : Ordre - Progrès. De plus, à partir du 27 septembre le propriétaire voulut effacer toute trace qui rappelât les premiers principes du journal ; il changea le titre l'Ouvrier, contre celui de l'Ordre, et modifia sa rédaction.
Le 9 novembre 1848 parut le premier numéro du Travailleur, bi-hebdomadaire, édité par M. Dewandre, à Liège. Il fut rédigé par M. Th. Karcher jusqu'au 1er avril 1849, puis ce fut M. L.-Y. Dejaer, président de l'Association démocratique républicaine de Liège, qui en devint le rédacteur principal, sous le pseudonyme L'Ordre.
Le premier numéro de cette feuille commençait ainsi :
« Le tribunal de première instance de Liège, premièrre chambre, sous la présidence de M. Cloes, vient de décider que le journal l'Ouvrier est la propriété de M. Ledoux, en vertu d'une concession qui lui aurait été faite par la société républicaine de Liège, dans sa séance du 24 juin dernier. Ce jugement est déclaré exécutoire par provision, nonobstant appel et sans caution …
« M. Dewandre continue la publication de son journal, il le fera paraître maintenant sous le titre le Travailleur. »
(page 420) Voici en quels termes le Travailleur, dans son dernier numéro, prononça lui-même son oraison funèbre :
« Ce journal ne paraîtra plus avant que ses abonnés aient acquitté la dette de leurs abonnements.
« Nos appels plusieurs fois réitérés aux partisans de nos principes, afin de les faire participer à cette bonne œuvre, ont été sans résultats...
« Nos appels même à la plupart de nos abonnés pour les engager, au nom de la justice, de la bonne foi, de la conscience, de l'honneur, à payer la dette sacrée qu'ils avaient contractée par leurs abonnements et par la réception de notre journal, ont été faits inutilement. Ce vol nous occasionne une perte d'environ deux mille francs.
« Et pour comble d'infortune, nous avons eu des rapports administratifs avec des gens qui, sous le masque de républicains, ont joué le rôle infâme de Robert-Macaire ; et lesquels, tout en combattant l'inféodation du travail par le capital, nous ont exploité un capital d'environ trois mille francs, pour leur honteux et dégoûtant travail, etc., etc. »
Que de feuilles démocratiques et socialistes disparurent ainsi faute de ressources !
Verviers eut également son journal démocratique la Réforme, qui semble avoir été l'organe de la Société des droits et des devoirs de l'Homme. Et de même à Charleroi parut le Démocrate, à Renaix, l'Espoir, etc., etc.
La presse démocrate socialiste de langue flamande ne fut pas moins bien représentée pendant les années 1848 et 1849.
D'abord de Broedermin (l'Amour fraternel) de Gand, paraissant une fois, puis deux fois, puis trois fois par semaine, puis devint quotidien à partir du mois d'octobre 1849.
Ce journal eut pour rédacteur en chef le citoyen Leerens qui, en 1850, quitta le pays, découragé sans doute du peu de résultats obtenus par la propagande socialiste dans les milieux ouvriers.
Pour donner une idée des opinions de la feuille flamande de Gand, reproduisons un de ses articles intitulé : « Le riche et le pauvre »
(page 421) « Tu seras le fils de tes œuvres, dit l'Ecriture. Cela veut dire qu'il ne doit y avoir entre les hommes d'autres distinctions que celles que donnent les talents et la vertu.
« Dans l'ordre, la richesse doit être le fruit du travail ; la pauvreté celui de la paresse et de l'oisiveté. Tout travail mérite salaire ; c'est la loi de Dieu. Que voyons-nous aujourd'hui dans nos sociétés qui se disent chrétiennes, qui parlent de justice (page 422) et de vérité ? Hélas ! bien loin que chacun soit le fils de ses œuvres, notre sort, notre vie entière dépend du hasard ! La naissance décide de tout en ce monde, elle seule fait le riche, elle seule fait le pauvre.
« Nos lois ont aboli, il est vrai, les privilèges du sang et l'hérédité de l'esclavage. Mais les choses sont telles aujourd'hui que la richesse et l'indigence, c'est-à-dire la liberté et l'esclavage, passent d'une génération à l'autre, comme un fatal patrimoine.
« Voyez ces deux hommes, enfants du même Dieu, égaux, et frères devant la nature.
« L'un ne connaît ni la peine, ni la crainte, ni les soins de la vie. - Il est riche.
« L'autre travaille du matin au soir pour gagner un maigre morceau de pain, heureux encore quand ce travail si pénible ne lui fait pas défaut. - Il est pauvre.
« L'un voit toutes les carrières ouvertes devant lui.
« Il peut, à son gré, donner un libre développement à toutes ses facultés, à tous les penchants de sa nature. Sciences, arts, éducation, tout ce qui peut embellir l'existence, tout ce qui peut augmenter les jouissances de la vie, il a tout pour lui.
« Il est riche !
« L'autre ne connaît point les bienfaits de l'éducation. Dieu l'avait créé peut-être pour occuper un poste élevé dans le monde ; peut-être la sainte flamme du génie brûlait-elle en lui ; peut-être était-il destiné à enrichir le genre humain de vastes découvertes, d'inventions utiles, mais c'est en vain.
« Il ne lui est point donné de développer les facultés engourdies de son intelligence, ni d'être initié à la science et aux arts. La force brute de son corps, voilà tout ce que la société attend de lui.
« Il est pauvre.
« L'un peut s'abandonner à toutes ses passions, satisfaire ses moindres caprices, et s'il le fait, il en sera félicité, parce que cela fait vivre, dit-on. Des centaines d'hommes travaillent à lui procurer des jouissances, et se trouvent heureux qu'il veuille bien s'amuser.
(page 423) « Il est riche.
« L'autre ne vit pas par lui-même. Si son existence peut être utile à quelque gros financier, il lui sera donné en échange d'un travail de douze heures ce qu'il faut tout justement pour ne pas mourir d'inanition. Machine vivante, fonctionnant pour le compte d'un autre, on l'entretient en vue du profit qu'on en tire. Trouve-t-on quelque avantage à lui substituer une machine inanimée, on s'en débarrasse comme d'un outil devenu inutile, sans s'inquiéter s'il mangera demain.
« Il est pauvre.
« Parlerons-nous de sa famille ? Hélas la famille n'existe point pour lui.
« Quand le pauvre se marie, il n'apporte en dot à sa femme que sa misère et sa douleur.
« Non, le pauvre n'a pas de famille, il ne doit pas en avoir. Les sages l'ont dit. »
A Gand paraissaient en outre Vlaanderen Welvaren (Le Salut de la Flandre) et Artevelde, dont les bureaux étaient établis chez Verbaere, rue Saint-Liévin, 3.
A Bruxelles, il existait en 1848-1849 deux journaux socialistes flamands : De Weergalm der Werklieden (l'Echo des ouvriers) qui devait être le pendant de la Voix du peuple de Loris, et De Vriend des Volks.
A Thielt, paraissait De Thieltenaar, organe démocratique-socialiste, publié trois fois par semaine, tandis que Bruges avait : Het Brugesche Vry (Le Franc de Bruges) et Anvers De Vriend des Volks (l'Ami du peuple).
Il y eut, cela paraît certain, beaucoup d'autres feuilles démocratiques-socialistes, qui virent le jour après 1848. Mais la plupart ne vécurent pas longtemps et cela pour plusieurs raisons. D'abord, on lisait relativement peu à cette époque, surtout dans la classe ouvrière. Ensuite, cette multiplicité de journaux devait inévitablement nuire à leur existence et à leur développement. Mieux eût valu, au point de vue de la propagande démocratique, (page 424) ne posséder qu'un ou deux journaux en français et en flamand, que d'en avoir une douzaine se disputant une clientèle forcément restreinte et se nuisant mutuellement, gaspillant en pure perte des forces et des ressources plutôt restreintes.
La cause de cette situation regrettable est facile à comprendre. Il n'y avait pas, à pro¬prement parler, de parti démocrate-socialiste dans notre pays. Il y avait des démocrates et des socialistes, mais aucun lien ne les unissait, aucune organisation ne venait discipliner et coordonner leurs forces et leurs efforts.
Les brochures de propagande furent également nombreuses. Les principales furent les suivantes :
« Solution du problème social ou Constitution humanitaire », par J. Charlier, Bruxelles 1848 ;
« Du socialisme, amélioration immédiate du sort des ouvriers par l'association », par un travailleur bruxellois, Bruxelles 1849 ;
« Un mot à tous », par Gustave Mathieu, Bruxelles 1849 ;
« Aux ouvriers belges », par Louis Rigot, Bruxelles 1849 ;
« Coup d'œil sur la question des ouvriers », par De Potter, Bruxelles 1848 ;
« Catéchisme du prolétaire », par V. Tedesco, Liège 1848 ;
« Du problème social », par Jules Noirsain, ouvrier-maître, Bruxelles 1848 ;
« Le Socialisme, sans nom d'auteur, Gand 1848 ;
« Jésuitisme et socialisme », par Louis Defré ;
« Essai sur l'organisation du travail », par deux ingénieurs, Bruxelles 1848.
Puis une série d'almanachs :
« Almanach démocratique pour 1848 » ;
« Almanach républicain pour 1849 », par le comité de rédaction du journal Le Peuple, Liège, imprimerie A. Charron, place Saint-Paul.
Tout cela sans compter les publications socialistes françaises : (page 425) livres, brochures, almanachs, etc., assez répandues à cette époque dans notre pays.
L'Almanach démocratique pour 1848, parut à Bruxelles vers la fin de l'année 1847 (chez les Editeurs, rue du Cirque, et chez l'imprimeur, F. Verteneuil, rue Saint-Lazare, 2).
Son premier article : A nos Lecteurs, débute par ces mots : « Jusqu'à présent, la sympathie que nous avons rencontrée, même dans les classes que nous voulons réhabiliter et dont nous avons épousé les droits, ne sont pas grandes... » et se termine par l'énoncé des revendications suivantes :
1° Que la Chambre des Représentants soit véritablement une Chambre Représentative, en ce sens, que toutes les branches de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, des sciences, des lettres et des arts, y aient des représentants, et que les fonctionnaires publics n'en fassent plus partie ;
2° Que l'agriculture, la première richesse des Etats, non seulement soit encouragée puissamment, mais organisée sur de nouvelles bases, qui permettent d'exploiter en grand toutes les terres de la Belgique ;
3º Que des lois sévères soient rendues contre ceux qui spéculent sur la misère publique, en accaparant les grains ou en les vendant à un taux au-dessus de leur valeur ;
4° Que notre armée, qui coûte aux contribuables tant de millions par an, soit réduite des deux tiers, afin que le budget de la guerre ne soit plus une charge onéreuse pour la Belgique ;
5° Que les impôts ne soient plus prélevés sur l'alimentation du pauvre et que les droits d'octroi, qui pèsent sur les boissons, les viandes, etc., soient abolis ; que l'on impose la recette et non la dépense, comme on l'a fait jusqu'à ce jour ;
6° Que l'impôt du timbre sur les journaux, impôt plus arbitraire que tous les autres et introduit, par une législation draconienne, pour étouffer les nobles efforts de la pensée et la première de nos libertés, la liberté de la presse, que cet impôt, disons-nous, qui est une tache dans nos lois et un anachronisme politique disparaisse, afin que l'instruction puisse se répandre parmi les classes pauvres de la société ;
(page 426) 7° Que la taxe des lettres soit réduite et que le maximum du prix du port ne soit pas porté au-delà de 10 centimes pour les distances les plus éloignées du centre ;
8° Que l'enseignement primaire soit, comme en Allemagne, donné gratuitement, et rendu obligatoire pour toutes les professions ; car il est honteux que, dans une nation civilisée comme la Belgique, la majeure partie des habitants ne sachent ni lire ni écrire.
Il nous reste à dégager le caractère du mouvement de 1848 en Belgique, le fonds des idées ayant cours alors, le but poursuivi par les démocrates-socialistes belges, et les moyens préconisés pour le réaliser.
Tout d'abord, un mot des hommes de la démocratie socialiste, c'est-à-dire des orateurs, des écrivains, des organisateurs.
L'élément ouvrier occupe une place bien modeste parmi les propagandistes de cette époque. Sauf Jean Pellering, Jacques Kats et Nicolas Coulon, il n'y a parmi les têtes du parti que des hommes d'origine bourgeoise des avocats, des professeurs, des négociants.
Que voulaient ces hommes ? Quel but poursuivaient-ils ?
Ils voulaient réorganiser la société, faire cesser l'exploitation de l'homme par l'homme, améliorer les conditions d'existence de la masse la plus nombreuse et la plus pauvre de la population.
Les idées qu'ils défendaient sont un mélange des doctrines de Saint-Simon, de Fourier, de Louis Blanc, de Pecqueur, de Proudhon et des démocrates chartistes anglais. Ils empruntèrent avant tout à ces derniers, les moyens pratiques de propagande et de réalisation : meetings, manifestations, associations ouvrières, etc., que, depuis plus de dix ans déjà, propageaient L. Jottrand, Bartels, les frères Delhasse, Jean Pellering et Kats.
Dans l'ordre politique, ils réclamaient le suffrage universel, l'instruction obligatoire, la nation armée sous la forme d'une (page 427) garde-civique populaire, la réforme des impôts et l'impôt sur le revenu. Dans l'ordre économique, ils voulaient la réforme du commerce, par des associations coopératives de consommation et de production, des agences de subsistances, l'ouverture de bazars, l'escompte et le crédit gratuits, les avances sur marchandises, la Banque du peuple, etc., etc.
Mais c'est surtout dans le principe d'association qu'ils avaient foi, ainsi que le montre cette conclusion d'un article paru dans le Débat social du mois de janvier 1849 :
« Nous voulons, dit ce journal, la propriété et nous voulons le travail.
« Mais nous voulons que le travail, isolé, livré à lui-même, puisse se développer et conquérir l'affranchissement. Longtemps l'homme a été exploité par l'homme, c'est l'époque de l'esclavage. Longtemps l'homme a été exploité par le propriétaire de la terre, c'est l'époque du servage et de la féodalité.
« Aujourd'hui l'homme est exploité par le propriétaire du capital, c'est l'époque du salariat et de l'industrialisme. Nous voulons que l'homme ne soit exploité que par lui-même, qu'il soit à la fois créateur et seul propriétaire des produits de son travail. Nous voulons qu'il n'ait plus besoin de chercher, pour gagner son pain, un capitaliste pour maître ; nous voulons qu'il soit libre et que la société tout entière mette à sa portée les moyens de conquérir l'égalité. Développer ces principes, est la mission du socialisme. C'est là le but qu'il se propose. C'est vers cette période nouvelle de son existence, qu'il pousse l'humanité. L'ère nouvelle naîtra, ce sera l'époque de l'association, l'époque de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de la solidarité. »
Le journal L'Atelier, paraissant à Bruxelles à la même époque, parlait à peu près dans le même sens :
« Nous ne croyons guère, dit-il, aux vastes projets humanitaires où les travailleurs devront trouver des jouissances sans nombre en échange d'un semblant de travail... Hommes pratiques avant tout, nous voulons ce qui est possible et nous ne nous payons pas de mots.
« Nous voulons l'association volontaire, et pour principales condition, un capital inaliénable et une durée illimitée ; nous (page 428) admettons la concurrence des associations dans une même industrie, et nous croyons que l'inégalité des salaires est une nécessité dans la rémunération du travail.
« ... Nous regardons le capital inaliénable et la durée illimitée (de l'association) comme indispensables, parce que là, selon nous, sont les seuls moyens possibles d'affranchir les salariés. En effet, avec une durée limitée et un capital partageable, il est impossible à l'association d'être un instrument assez puissant pour atteindre le but proposé. Une société, dans ces conditions, peut bien convenir à quelques individus dans un intérêt passager. Mais pour affranchir les travailleurs du joug du capital, œuvre qui sera forcément plus lente que nos désirs, il est indispensable que le capital, destiné à tous les hommes de bonne volonté, ne puisse être partagé. Cela est d'autant plus nécessaire, que l'inaliénabilité du capital assure seule la durée illimitée, sans laquelle il n'y a pas d'affranchissement possible. »
Ce sont là, assurément, des réminiscences des idées défendues près de vingt ans auparavant par le socialiste chrétien Buchez et dont nous avons parlé en détail dans notre Histoire de la Coopération.
Les brochures Un mot à Tous de G. Mathieu et Du Socialisme par un Travailleur bruxellois défendent les idées phalanstériennes et surtout le principe d'association. Nous les avons analysées déjà dans notre Histoire de la Coopération en Belgique et nous pouvons dès lors y renvoyer le lecteur.
Joseph Charlier, dans Solution du problème social ou Constitution humanitaire basée sur la loi naturelle commence par faire une vive critique de l'organisation sociale et déclare que les révolutions qui viennent de se produire dans plusieurs pays d'Europe, n'ont pas donné aux travailleurs les satisfactions qu'ils étaient en droit d'en espérer. Il veut une transformation, une refonte complète de la société, mais il la veut sans perturbations, le socialisme étant, avant tout, un système d'organisation.
« Le problème à résoudre, dit-il, est celui-ci absorber les richesses territoriales au profit de la richesse collective, sans (page 429) porter atteinte aux droits acquis et tout en respectant le droit de la propriété légale. »
Ceci semble paradoxal, dit en substance Charlier, mais cela est très réalisable. Et l'auteur résout, en effet, le problème, en invoquant le collectivisme qui s'est trouvé dans la pensée de presque tous les socialistes belges. Il est à remarquer que Charlier ne procède ni de Colins, ni de Louis de Potter, ni de Bartels, ni de Kats, ni de Dekeyser et que son collectivisme, imprégné de christianisme, est parfaitement original. Il pose ses principes avec une précision que personne n'avait eue de son temps. Voici ses paroles :
« Ainsi tenons pour loi fondamentale, pour symbole de vérité et de justice
« Que la propriété foncière, œuvre de Dieu (nous dirions de la Nature), appartient à l'universalité des êtres créés : elle est indivisible et immuable, comme l'humanité au service de laquelle elle a été affectée et dont elle doit garantir les besoins naturels et vitaux.
« Que la propriété mobilière, œuvre de l'homme, est essentiellement personnelle ; elle est destinée à donner satisfaction aux besoins acquis, en raison directe du degré d'activité de chacun.
« L'une, comme propriété commune, doit être administrée par l'Etat ; l'autre, comme propriété particulière, doit être régie et exploitée en toute liberté par les individus. »
Quant aux moyens, Charlier est partisan des réformes successives.
Sa brochure se termine par le texte d'une Constitution humanitaire, en 74 articles, dont l'article premier exprime les principes fondamentaux :
« Art. 1er. - De l'égalité des facultés physiques inhérentes à la nature humaine découle l'égalité des hommes en droits, en devoirs et en besoins absolus.
« L'égalité des droits c'est, dans l'ordre matériel, la participation de chacun aux garanties naturelles de conservation et de perpétuation de l'espèce ; dans l'ordre moral, l'exclusion de tout privilège tendant à établir des distinctions par préexistance de coutumes ou de lois conventionnelles.
(page 430) « L'égalité des devoirs consiste dans l'obligation pour chacun et pour tous du respect du droit d'autrui, et dans l'exercice de ses facultés productives selon son apti¬tude et ses forces.
« L'égalité des besoins absolus, c'est la substantation obligatoire des organes vitaux de chacun, comme loi immuable de conservation. »
La brochure de J. Charlier est le projet de réorganisation sociale le plus complet qui parût à cette époque, fertile cependant en projets de tous genres.
L'opuscule de Jules Noirsain : Du problème social est très intéressant aussi et d'ordre pratique (Bruxelles 1848, en vente chez l'auteur, 41, rue de Louvain).
L'auteur qui signe « un ouvrier-maître » s'adresse aux ouvriers dans les termes suivants :
« Compagnons,
« On dit que vous voulez entrer en participation avec les maîtres dans les travaux et les entreprises de ceux-ci.
« Je ne puis croire que tel soit votre dessein.
« Interviendriez-vous aussi dans les avances, dans les pertes, dans les revers ?
« Que feriez-vous, en cas de sinistre et de ruine ?
« Comment aussi établirez-vous le taux de vos bénéfices ?
« Comment empêcheriez-vous que l'on vous trompât ?
« Non, encore une fois, telle ne peut-être votre pensée.
« Votre pensée, la voici :
« Vous demandez qu'il vous soit assuré, autant que le peut une société bien régie, un salaire suffisant pour vous faire vivre, vous et votre famille.
« Vous demandez des facilités d'existence pour les heures mortes de la maladie et surtout pour le temps de la vieillesse.
« Vous désirez que la nation pourvoie à votre insuffisance (page 431) pour la nourriture et l'éducation de vos enfants, si leur nombre est au-dessus de vos ressources.
« Vous entendez être désormais à l'abri de toute injustice, de toute vexation, de toute tyrannie.
« Ces vœux sont légitimes et raisonnables ; ce sont les nôtres, à tous.
« L'opuscule suivant, que je vous engage à lire, a pour but de les réaliser. »
L'auteur veut assurer à tous du travail, établir légalement les droits du travailleur et garantir ces droits, supprimer tous les impôts qui pèsent sur lui, établir des écoles et des pensions pour les enfants des ouvriers, abolir la conscription et organiser une armée composée de volontaires, instituer une grande banque « vraiment nationale, dit-il, qui soit en même temps une caisse spéciale des travailleurs ».
Voici comment il veut établir et garantir légalement les droits des travailleurs :
« Il s'agit ici, dit-il, de faire un code spécial du travail. C'est la tâche du législateur ; mais il faut que ce code établisse :
« 1° Le droit de tout citoyen au travail, dans la mesure de toutes les ressources que la société possède ou peut réunir ;
« 2° Un minimum de salaire suffisant pour assurer à l'ouvrier son existence, celle de sa femme et de deux de ses enfants au moins ;
« 3° La fixation par l'Etat de la durée du travail, conformément aux principes de l'humanité, aux forces de l'ouvrier, aux besoins raisonnables des diverses industries, les nationaux ayant la préférence, sur tous les ouvriers étrangers, pour les services exécutés aux frais de l'Etat, des départements, des communes, des administrations et établissements publics de l'armée, etc. ;
« 4º L'interdiction, à l'avenir, de toute concession de travaux publics à des compagnies, et la résiliation des contrats intervenus, s'il est possible ;
« 5° La suppression du marchandage, en ce qu'il a de contraire à la dignité de l'homme et aux intérêts légitimes des travailleurs ;
(page 432) « 6° La suppression de la concurrence faite au travail régulier par des entrepreneurs ou par l'Etat, au moyen du travail des prisons, des dépôts de mendicité, etc. ;
« 7° La défense à tout maître, chef d'atelier ou propriétaire, de renvoyer un travailleur salarié, sans lui avoir préalablement payé tout le salaire qui lui est dû, et sans l'avoir prévenu au moins tant de jours à l'avance ; à moins que le maître ne préfère lui payer sur le champ et par anticipation une somme égale à celle qu'il aurait gagnée jusqu'au jour de son départ, pendant le même espace de temps. Exception serait faite pour les fautes graves, qui doivent être nettement qualifiées dans la loi ;
« 8° L'obligation imposée à tout maître, chef d'atelier ou propriétaire, de payer le salaire ou les gages aux jours déterminés, suivant les besoins et l'usage, à peine d'une amende au profit des travailleurs lésés par le retard ;
« 9° L'institution, dans chaque commune populeuse et dans chaque chef-lieu de canton, d'un conseil d'arbitrage composé, dans une juste proportion, de travailleurs et de maîtres ou propriétaires, nommés les uns et les autres par le gouvernement, avec mission de régler sommairement toutes les contestations et avec pouvoir de les faire exécuter, nonobstant appel ;
« 10º Le droit de l'ouvrier à son salaire, payé par la caisse des travailleurs, en cas de maladie ;
« 11° Un droit semblable à une pension sur la même caisse, en cas d'infirmités contractées au travail et de défaut de force par suite de l'âge avancé ;
« 12° La garantie du travail et du salaire assuré, conformément à un tarif, à toutes les veuves d'ouvriers ou femmes d'ouvriers malades, si elles le réclament ;
« 13° Le droit, pour tout ouvrier dépourvu de ressources suffisantes, d'envoyer un ou plusieurs de ses enfants aux écoles érigées par l'Etat sur les fonds de la caisse des travailleurs ;
« 14° Des pénalités rigoureuses et principalement de fortes amendes au profit de la susdite caisse, infligées à tout maître ou propriétaire et même à tout dépositaire de l'autorité publique, qui aurait volontairement posé un acte d'arbitraire ou de violence à l'égard d'un ou de plusieurs travailleurs, ou enfreint une disposition du code du travail. »
(page 433) L'Essai sur l'organisation du travail, par deux ingénieurs de l'industrie privée, est surtout un mélange d'idées saint-simoniennes et fouriéristes.
« Des hommes de grand talent, disent-ils, des savants de premier mérite, se sont occupés d'une rénovation sociale, mais ils ont échoué dans l'application de leur système parce qu'ils n'ont pas trouvé un moyen pratique. »
Après avoir montré les vices de l'organisation sociale en (page 434) vigueur, ils donnent le plan de l'organisation du travail capable de réaliser la justice et le bien-être général.
« Nous venons, disent-ils, de voir que les vices principaux de l'organisation actuelle de l'industrie sont :
« L'absence totale de liens entre les différents agents de la production ;
« L'encombrement qui résulte d'une concurrence exagérée, et les chômages qui en sont la suite ;
« Les désordres causés par l'agiotage ;
« L'incapacité flagrante des directeurs d'établissements industriels ;
« L'imperfection des voies de communication ;
« L'insuffisance du salaire des travailleurs, leur mauvais régime alimentaire, l'insalubrité de leurs ateliers et de leurs logements ;
« Le lourd impôt que prélève l'octroi des villes sur la vie matérielle du peuple ;
« La falsification des denrées alimentaires et le peu de surveillance qu'exercent sur leur débit, dans les campagnes, les administrations communales ;
« Les abus du travail en commun pour les différents sexes, et les occupations forcées auxquelles sont soumis les enfants ;
« Le manque d'instruction des classes pauvres ;
« L'insuffisance des caisses de prévoyance, de secours et du service sanitaire ;
« La rareté des hôpitaux dans les petites villes et dans les campagnes ;
« Enfin la position misérable du travailleur dans ses vieux jours ;
« Notre système d'organisation repose sur trois principes :
« 1º L'association des grands agents de la production : le travail, l'intelligence et le capital ;
« 2° La limitation de la production ,
« 3° L'assurance du sort des travailleurs dans les moments de crise. »
Puis ils développent leur système qui, dans ses grandes lignes, résume assez bien la théorie sociale propagée par Victor Considerant et ses amis phalanstériens.
(page 435) Ils terminent leur exposé en faisant connaître une série de mesures économiques destinées à servir de complément à l'organisation du travail :
1º Etablissement d'un système libéral progressif de lois de douane ;
2° Abolition du monopole des brevets d'invention ;
3º Obligation des marques de fabrique imposées aux industriels ;
4º Formation d'un fonds de réserve dans chaque atelier ;
5° Garantie de talent exigée de la part des directeurs d'usine ;
6° Organisation de logements, boulangeries, boucherie, etc. communales pour les travailleurs et répression des falsifications des denrées alimentaires ;
7° Fondation d'hôpitaux dans les petites villes et les campagnes ;
8° Institution d'une caisse de retraite pour les ouvriers ;
9° Création d'hospices pour les invalides du travail ;
10º Réorganisation de l'enseignement primaire ;
11° Abolition des droits d'octrois sur les denrées alimentaires ;
12° Suppression des dépôts de mendicité.
Pour légitimer leur système, ils disent :
« Le droit qu'aurait l'Etat d'imposer à l'industrie une organisation du travail semblable à celle que nous proposons ne peut être révoqué en doute. En effet, il ne porterait par là nullement atteinte à la propriété, il ne ferait qu'introduire une condition nouvelle dans le contrat qui le lie aux industriels. Ce contrat, quel est-il ? Tout citoyen qui érige une usine ou obtient une concession de mines, prend à la nation, au moment où il commence ses travaux, une partie de sa force vive, le bras du travailleur. Il s'engage donc dès lors implicitement envers elle à assurer à l'ouvrier un salaire qui lui permette non seulement de vivre, mais de se créer encore des ressources pour parer à toutes les éventualités de l'avenir. »
(page 436) Le 10 mars 1848, c'est-à-dire quinze jours à peine après la révolution de février, Louis De Potter publia sa brochure : Coup d'œil sur la question des ouvriers évoqué à son tribunal par la révolution française de 1848 (Chez Mayer et Plateau, 5, rue de la Madeleine, à Bruxelles).
Les idées exprimées dans cet écrit, par l'ancien membre du gouvernement provisoire de 1830, sont peu claires. La situation, dit-il, est difficile et on ne sait comment arriver à donner satisfaction aux intérêts en présence dans le conflit social qui vient de surgir.
Voici quelle est sa conclusion :
« Les exigences des ouvriers, réduites même à leur plus simple expression, sont inconciliables avec notre organisation sociale.
« Leur accorder la moindre chose gouvernementalement, c'est renverser l'ordre établi ; car c'est imposer, gouvernementalement aussi, un sacrifice aux propriétaires, aux capitalistes, aux industriels, aux chefs d'atelier ; c'est anéantir le commerce, le crédit, la prospérité.
« Leur tout refuser, c'est exposer la société à être bouleversée de fond en comble par les masses, par les ouvriers, trompés dans leur attente ; c'est allumer la guerre entre le prolétariat et la propriété, entre les pauvres et les riches.
« Une voie demeure ouverte, mais une seule, pour ne pas plus heurter les propriétaires que réduire les prolétaires au désespoir, pour conserver les riches et ne point avoir de pauvres, c'est d'entreprendre d'organiser la société sur un nouveau principe, de la consolider enfin sur une base que personne ne pourra plus, ne voudra plus chercher à ébranler.
« Le gouvernement provisoire de France l'ose-t-il, le peut-il, le sait-il ? C'est une question de fait qui ne tardera pas à s'éclaircir.
« Toujours est-il que l'œuvre humanitaire est à ce prix : c'est pour la société le sinon, non. »
Un esprit plus original et plus profond est Napoléon Barthel, auteur d'une théorie sociale qu'il a nommé (page 437) Normalisme, autrement dit la Religion scientifique de l'huma¬nité. On a peu parlé de cet écrit, qui fut réédité en 1859 (Imprimerie Van Meenen, 33, rue de la Putterie, à Bruxelles ) et qui, en 1848, portait le titre de : Religion de la République française.
Napoléon Barthel débute ainsi :
« Un grand fait distingue la Révolution de 1848 de celles de 1789 et de 1830. C'est le droit au travail exigé par le peuple triomphant et décrété aussitôt par le gouvernement provisoire ; droit sacré, imprescriptible, qui oblige le gouvernement et la République à imposer assez de solidarité à chaque membre de la nation française, pour assurer de l'occupation - un emploi et un salaire satisfaisants - à tous les citoyens qui n'ont d'autres ressources pour vivre, et sont d'âge et de constitution à pouvoir travailler.
« Comme le droit à l'assistance, le droit au travail dérive du droit naturel de chacun à une part proportionnelle dans la propriété du Globe ; propriété terrienne que le code civil, dans un intérêt de liberté sans doute, a laissé aux premiers occupants et à leurs successeurs légaux, jusqu'ici sans autre compensation aux déshérités, nés ou tombés dans la misère, que les bureaux de bienfaisance généralement insuffisants et une charité honteuse, dérisoire, plus propre, évidemment, à augmenter le paupérisme qu'à élever les nécessiteux au travail et à la dignité. »
L'auteur déclare que pour résoudre le problème de la misère, deux systèmes sont en présence : l'individualisme et le communisme.
L'individualisme, dit-il, c'est un type social où les individus veulent leur bonheur plus ou moins à l'exclusion des autres membres de l'humanité.
Ce type consacre :
- Le principe de l'égoïsme,
- La division des intérêts,
- Et le droit du plus fort.
Le communisme est un type social opposé où les individus veulent le bien-être de leurs semblables avec plus au moins de dommages pour leur propre bonheur. Ce type consacre :
(page 438) - Le principe du dévouement,
- La fusion des intérêts,
- Et le droit des faibles.
Barthel ne veut ni de l'individualisme, ni du communisme.
Il est partisan d'une combinaison de ces deux doctrines. L'égoïsme de même que le dévouement est un instinct sacré, utile, indispensable à la société. Pour cette raison, il préconise un système social qu'il appelle le normalisme et qui serait l'expression des personnes qui désirent le bien-être général sans sacrifier aucun intérêt humain, particulier, légitime.
Ce système d'organisation sociale se présente comme terme moyen normal :
- Entre le principe de l'égoïsme et celui du dévouement,
- Entre la division des intérêts et leur communauté,
- Entre le droit des forts et le droit des faibles.
Il consacre :
- La justice distributive,
- L'association synallagmatique
- Et l'égalité devant la loi.
« L'individualisme, dit-il, veut la division des intérêts, grands ou petits, et le déplacement de la terre et des richesses en général, suivant la spoliation barbare primitive, au hasard des héritages subséquents et du trafic de tous les jours : c'est le droit de propriété individuelle à son maximum.
« Le communisme veut la communauté des biens : les productions des hommes comme celles de la nature au service de tout le monde, dans la mesure des besoins et des facultés de chacun ; c'est le droit de propriété à son minimum.
« Le normalisme exige que l'Etat maintienne et développe l'association des intérêts généraux, en faisant respecter de mieux en mieux, directement ou indirectement, le droit de chacun à une part proportionnelle de la terre et de ses fruits, ainsi que de son travail personnel ; c'est le droit de propriété individuelle en moyenne normale. »
Le normalisme, selon Barthel, c'est la justice organisée suivant cette formule : « à chacun suivant ses droits naturels, son travail et son capital. »
Pour cela il faut que l'Etat décrète l'association des intérêts (page 439) et fasse respecter le droit de chacun à la possession d'une part proportionnelle de la terre et de ses fruits, ainsi que de son travail personnel.
Mais le moyen ?
Barthel parle ensuite d'une vaste assurance nationale contre tous les accidents et risques de la vie, liant obligatoirement tous les habitants du pays ; depuis leur naissance jusqu'à leur décès, et de l'organisation d'une banque de prêt et d'escompte pour tous.
Pour assurer à chacun la vie à bon marché, il réclame la création d'établissements régulateurs normaux de la concurrence.
Des cités ouvrières et des maisons bourgeoises seraient construites et louées à des prix tels qu'au bout de quelques années de payement régulier du loyer, le locataire serait propriétaire de son habitation.
Notre réformateur veut aussi la régie des principales lignes de chemins de fer et des substances agricoles, minérales et forestières, utiles à exploiter dans l'intérêt de tous ; il réclame une répartition équitable des charges publiques par un impôt proportionnel et direct sur la fortune de chacun, « demandant beaucoup à ceux qui ont beaucoup, peu à ceux qui ont peu et rien à ceux qui n'ont rien ».
Tout cela est fort bien, dira-t-on, mais comment l'auteur comptait-il réaliser le Normalisme ?
Napoléon Barthel ne s'occupe point de l'organisation politique de l'Etat. Il semble oublier que les réformes ne tombent point du ciel, qu'elles doivent être réclamées et conquises, par ceux qui désirent en profiter, et qu'il n'y a qu'un moyen d'en arriver là, c'est d'accorder au peuple le droit de suffrage, l'arme indispensable à son émancipation.
Napoléon-Auguste Barthel est né à Watervliet le 21 février 1812. Il habita Saint-Josse-ten-Noode, près de Bruxelles, rue Saint-Philippe, 33, jusqu'en octobre 1860. De là il vint à Schaerbeek, rue Névraumont, 69. II est mort à Uccle, le 4 janvier 1867.
(page 440) Barthel, qui se disait professeur de phrénologie et de magnétisme s'occupait principalement de sciences. En 1839, il publia un Manifeste philosophique, et en 1848, une notice sur la télégraphie physique en général et en particulier sur la télégraphie électro-magnétique, système Napoléon Barthel.
Aucun auteur socialiste ne s'est occupé de Barthel, ni Malon ni Quack, pas même De Paepe qui, cependant, aurait dû entendre parler de lui. C'est dans un petit opuscule allemand, édité à Leipzig en 1850, sur la littérature populaire de la démocratie française depuis 1833, par Max, que notre ami Lux, du Peuple rencontra pour la première fois le nom de Napoléon Barthel. (Voir Napoléon Barthel, un socialiste belge de 1848 par Lux, dans l'Almanach du Peuple de 1902, page 57
Le Débat social de 1848 (numéro du 28 mai) annonce la brochure que nous venons d'analyser et en fait une critique, très courte d'ailleurs.
Il nous reste à parler d'une brochure de propagande républicaine-socialiste qui fit beaucoup de bruit en 1848 : le Catéchisme du Prolétaire, de Victor Tedesco. (Ce catéchisme fut reproduit dans l'Almanach républicain de 1849, Liège, Imprimerie Charron.)
Cet opuscule débute ainsi :
« CATECHISME DU PROLETAIRE
« 1º Qui êtes-vous ?
« R. Je suis prolétaire, ou si vous l'aimez mieux, ouvrier.
« 2° Qu'est-ce qu'un prolétaire ?
« R. Vivant au jour le jour, le prolétaire est l'homme qui n'a pas assez aujourd'hui et n'est pas sûr d'avoir quelque chose demain. Déshérité dans cette société qui s'enrichit par son travail, il n'a point de pain s'il n'a point de maître.
« 3° Vous êtes donc esclave, ayant un maître ?
« R. D'après l'acception ordinaire du mot, non.
« Le prolétaire et le nègre, pour vivre, dépendent l'un et l'autre d'un maître.
(page 441) « Le prolétaire, à la différence du nègre, peut quitter librement le maître qui l'emploie, sauf à mendier ou à voler s'il n'en trouve pas un autre qui puisse ou veuille l'occuper.
« Le prolétaire et le nègre, en changeant de maître, ne changent point de sort, l'un reste toujours esclave, l'autre toujours prolétaire, quelles que puissent être la bienveillance et la philanthropie de ceux qu'ils servent.
« Le nègre est l'esclave de l'homme.
« Le prolétaire est l'esclave du capital.
« 4º Comment expliquez-vous cet esclavage du prolétaire ?
« R. Pour le prolétaire, point de pain sans travail, point de travail sans instruments de travail. Or, dans l'organisation actuelle de la société, les instruments de travail représentent, par eux-mêmes, une valeur tout aussi inaccessible à l'ouvrier que le capital nécessaire pour les exploiter.
« S'il existe encore aujourd'hui des instruments de travail dont l'acquisition est possible à l'ouvrier, les progrès de l'industrie, en substituant le travail des machines à la main-d'œuvre de l'homme, en feront bientôt justice.
« Le capital domine la production et donne la puissance à ceux qui le possèdent, c'est-à-dire aux riches, à la minorité
« La majorité, les prolétaires, sont donc réduits à solliciter du travail.
« Les conditions auxquelles le riche achète le travail sont précisément les conditions de l'existence des ouvriers.
« La vie de ceux-ci dépend donc du capitaliste, du maître.
« Entre le maître qui achète et le propriétaire qui vend le travail, il se fait une transaction forcée qui est le salaire, lequel représente, par conséquent, les conditions de la vie du prolétaire.
« 5º Pourquoi cette transaction est-elle forcée ?
« R. Parce qu'en refusant les conditions que lui pose le maître, l'ouvrier refuserait le pain dont il a faim.
« 6° Quelle est la loi d'après laquelle se règlent les conditions du salaire ?
« R. La concurrence :
« 1º Des nations entre elles 2° Des producteurs d'un même pays entre eux ; 3º Des ouvriers entre eux. »
(page 442) Après avoir dépeint, sous des couleurs très sombres, ce que devient le salaire par suite de cette concurrence et après avoir dit que le travail est une marchandise, Tedesco parle du sort misérable du prolétaire :
« 7º Votre sort est donc bien misérable ?
« R. Les souffrances abrègent mon existence et flétrissent ma vie.
« Enfant de huit ans à peine, je travaillais pour ajouter quelque chose au peu de pain que pour moi gagnait mon père. Les journées étaient bien longues pour si peu de joies ; les nuits trop courtes pour tant de fatigues.
« Père de famille, je vois s'épuiser ma compagne et s'étioler mes enfants.
« Contre tant de maux mon travail est impuissant.
« Sacrifiant mes enfants aux exigences impérieuses de la faim, je les fais esclaves d'une machine ; maudissant leur sort et le mien, mon amour pour eux devient mon supplice.
« Vieillard avant l'âge, comme mon père, je n'aurai d'abri que dans la charité publique qui emprisonne, dans l'aumône qui avilit.
« A ceux que fuit le travail, les dépôts de mendicité, les bagnes.
« A la jeune fille que presse la faim, la prostitution.
« Parcourez ces quartiers dans lesquels nous relègue l'opulence ; ces rues étroites, tortueuses, sans air, sans soleil. Une atmosphère lourde, épaisse, viciée par l'accumulation d'un trop grand nombre d'êtres vivants, par les eaux stagnantes et les immondices, en éloigne les heureux qu'épargne la misère. Pénétrez dans ces habitations, véritables campements de barbares. De la cave humide, spongieuse, jusqu'au grenier ouvert à toutes les intempéries, tout y est asile à nos misères. N'y cherchez point quelque trace de cette révélation splendide de la puissance et de l'intelligence humaines, qu'on appelle civilisation. A ces murs nus et dégoûtants, à ce foyer ébréché, à la paille de nos grabats, reconnaissez, ô riches, la demeure des artisans de votre opulen¬ce. Notre misère atteste votre grandeur.
« Les miracles de notre industrie ne doivent-ils pas être consacrés par nos souffrances ?
(page 443) « Oui, nous escomptons notre avenir en escomptant nos forces ; et si parfois les préoccupations du lendemain assombrissent notre regard, l'impuissance de notre prévoyance nous arrache jusqu'au sentiment de notre conservation.
« Alors, n'ayant rien à perdre et rien à regretter, comment pourrions-nous ne pas jeter notre vie dans la balance sociale, pour en rétablir l'équilibre ?
« 10º Vous ne me dites rien de votre instruction ?
« R. Pour nous il n'est pas d'autre enseignement que la misère.
« La faim en réduisant l'enfant à dépérir, pour quelques centimes, dans la fabrique, le chasse de l'école.
« L'excès du travail et l'insuffisance de la nourriture, en épuisant le jeune homme, le rendent inapte à tout travail intellectuel. »
Citons encore ce que dit l'auteur sur l'antagonisme des classes :
« 12° D'après ce que m'avez dit jusqu'à présent, vous regardez les prolétaires comme constituant une véritable classe dans la société ?
« R. Oui. Deux classes sont en présence l'une de l'autre : les riches et les prolétaires.
« Entre elles, il y a antagonisme, parce qu'il y a opposition d'intérêts, de mœurs et d'idées.
« 13º Quelle est la classe prédominante ?
« R. Celle des riches.
« 14° Quelle est la cause de cette puissance ?
« R. C'est la possession des instruments de travail et des capitaux. Dispensatrice du travail, elle dispose par cela seul de tous les biens, de toutes les forces de la société.
« 15° Cette domination des riches se borne-t-elle à l'oppression du travail ?
« R. Non elle s'étend sur tout ce qui tient à l'homme considéré soit comme travailleur, soit comme citoyen.
« 16° Pourquoi ?
« R. Opprimés par les riches, si nous étions associés à la puissance politique, nous nous servirions de cette influence légitime (page 444) pour notre commune délivrance. Le citoyen affranchirait le travailleur.
« Pour obvier à ce danger, on nous a exclus de toute participation aux affaires publiques.
« 17° Comment y est-on parvenu ?
« R. En s'emparant du gouvernement de la société, du pouvoir politique.
« 18° Qu'appelez-vous pouvoir politique ?
« R. C'est le pouvoir de donner des lois au peuple et d'en assurer l'exécution.
« Ces lois règlent tout ce qui est d'intérêt général ou d'intérêt privé en rapport avec l'intérêt général. Leurs prescriptions touchent à tout ce qui concerne l'homme : au mariage, à la famille, à la propriété, à l'instruction, à l'éducation, à la défense nationale, à l'industrie, au commerce, à l'agriculture, aux travaux publics, aux délits et aux peines, etc. »
Puis, Tedesco s'occupe longuement de la royauté et montre que les députés ne sont que « les agents d'affaires de ceux qui nous oppriment », lesquels votent des lois, frappent les prolétaires par toutes sortes de moyens.
Viennent les remèdes :
« 25° Comment espérez-vous porter remède à des maux qui ne sont que trop réels ?
« R. Les constitutions politiques ne sont que l'ensemble des institutions et des garanties par lesquelles une classe assure et protège sa domination économique sur les autres classes.
« Si donc nous voulons changer les conditions sociales de notre existence, nous devons avant tout renverser ces constitutions, instrument de notre oppression. Nous devons, en d'autres termes, nous emparer de la puissance politique, afin que l'on ne puisse plus s'en servir contre nous.
« 26° Que voulez-vous mettre à la place de la souveraineté de la propriété ?
« R. La souveraineté du peuple.
« 27° Comment la réaliserez-vous ?
« R. Par le suffrage universel, c'est-à-dire par le droit reconnu à tout homme de concourir par ses votes, directement (page 445) ou indirectement, à l'organisation politique et sociale de l'Etat. Pour que ce concours soit sérieux, il faut que tout citoyen comprenne l'action profonde que la politique exerce sur le bien-être des hommes, qu'il ait conscience des vices radicaux de la société actuelle ainsi que des moyens propres à les extirper. Il faut que dans l'exercice de ses droits, il soit dominé par la préoccupation constante des intérêts du prolétariat, que les vicissitudes de la lutte ne le découragent pas. L'aristocratie de l'argent est trop puissante pour être vaincue par une seule défaite. Comme sa sœur aînée, la noblesse, elle résistera longtemps ; longtemps encore elle combattra avec toutes les (page 446) forces du désespoir. Comme sa sœur aînée, elle sera vaincue, si la volonté irrévocable du prolétariat est qu'elle le soit.
« 28° Le suffrage universel vous soumettra les assemblées législatives, mais que ferez-vous de la royauté, expression vivante de tous les abus ?
« R. Nous la renverserons à jamais.
« A sa place nous établirons un pouvoir exécutif responsable, toujours révocable par l'Assemblée des Représentants du Peuple.
« 29° Vous avez déjà signalé assez d'abus pour qu'il me soit inutile de vous demander quelle sera la tâche de vos élus. Mais quel est, après le droit de suffrage, le droit le plus essentiel que vous ayez à réclamer ?
« R. Le droit au travail.
« Il nous faut la certitude de pouvoir vivre en travaillant.
« 30° Qui vous garantira ce droit ?
« R. L'Etat à qui nous donnerons mission de l'organiser.
« 31° Pourquoi l'Etat ?
« R. Nous ne possédons pas les instruments de travail : nous ne pouvons emprunter pour les acquérir, car l'on ne prête qu'au riche.
« L'Etat seul peut et doit devenir le banquier des prolétaires. Pour sauver la Société de l'abîme que lui creuse la concurrence, ce n'est pas trop de toutes les ressources, du concours de toutes les forces de l'Etat.
« 32° Quel nom donnez-vous à cette organisation sociale qui recèle toutes vos espérances et qui un jour doit les réaliser ?
« R. La République Démocratique et Sociale. »
Toutes les idées développées dans le Catéchisme du Prolétaire étaient courantes dans le monde socialiste en 1848-1849 et elles ont largement fait les frais de la propagande démocratique et socialiste depuis lors.
Cette semence, malheureusement, fut jetée sur un sol ingrat. Les ouvriers belges, dans leur grande masse, étaient indifférents et, à l'exemple des habitants de l'Enfer de Dante, ils vivaient sans aucune espérance !…