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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Deuxième partie : la Belgique en 1848-1849

Chapitre VII. Avortement du mouvement de 1848

Ce mouvement se produisit inopinément - Le peuple n’y était pas préparé - La révolution fut accaparée par la bourgeoisie - Les nouveaux maîtres à l’œuvre - Fautes commises - Situation en Belgique - La leçon des événements de 1848

(page 447) Le mouvement de 1848 avorta pitoyablement et, tout bien examiné, il n'aurait pu en être autrement.

Personne ne s'était attendu à cette explosion soudaine et n'avait prévu les événements qui en furent la conséquence, pas même les meneurs du mouvement. Le même phénomène s'était déjà produit chez nous en 1830.

Dans ses Lettres de France et d'Italie, Alexandre Herzen écrit à ce propos :

« Je partis pour l'Italie en octobre 1847, laissant Paris dans la disposition la plus lugubre ; il n'y avait aucun indice du 24 février. La corruption, la poursuite des charges de pair et des croix, les subornations des ministres, les assassinats dans les familles ducales (Praslin), les fausses cartes aux Tuileries, le vol des forêts par le roi, le ministre de la Justice surpris dans une maison mal famée, le fils du roi (Montpensier) chassé de la maison d'un respectable général par sa conduite inconvenante, voilà ce qui remplissait les journaux et les conversations. Les députés répondirent aux documents accusateurs en votant des remerciements à des ministres dont les friponneries étaient démasquées. »

Il est certain que la révolution française du 24 février ne fut pas l'accomplissement d'un plan préparé à l'avance. Le matin de ce jour fameux, ni le roi, ni les ministres, ni les journaux de l'opposition, ni même les hommes qui firent les premières barricades, ne purent penser un seul instant que la journée finirait par la fuite de Louis-Philippe et la proclamation de la République.

(page 448) Le peuple d'ailleurs manquait d'organisation ; il était profondément divisé en sectes et en clubs. La République fut ainsi accaparée par des démocrates bourgeois qui, pour la plupart, ne comprenaient rien à la question sociale, et qui n'étaient que des républicains formalistes, n'allant pas au delà des réformes purement politiques. D'ailleurs, les hommes qui prirent le pouvoir le 24 février n'étaient pas d'accord entre eux. Ils ne proclamèrent la république que forcés et contraints. La plupart avaient une peur instinctive du peuple, et Louis Blanc et Albert étaient tenus fort a l'écart. Leur principale tâche fut de tranquilliser la bourgeoisie et de rassurer les gouvernements inquiets de l'Europe.

Ce fut Paris qui proclama la République et instaura le suffrage universel. La France suivit docilement. Malheureusement, le suffrage universel accordé ainsi d'un coup, sans que la nation y fut préparée, alors qu'elle n'avait ni la liberté de la presse, ni la liberté d'association, ni la liberté de réunion, devait tourner contre la République. Les dirigeants accumulèrent faute sur faute. Au lieu de décréter des mesures capables d'améliorer la condition matérielle des masses ouvrières et paysannes, ils se bornèrent à quelques parades et, pour comble de maladresse, ils frappèrent un impôt nouveau de 45 centimes par franc d'impôts existant, ce qui mécontenta tout le monde !

Mais si les bourgeois dirigeants se montrèrent incapables et commirent des fautes, les chefs du parti populaire eurent aussi des reproches à s'adresser.

Le 17 mars, une manifestation fut organisée par Barbès et Blanqui, pour protester contre l'inaction du gouvernement. Ce cortège de plus de cent mille hommes raffermit le pouvoir de Louis Blanc et d'Albert au sein du gouvernement provisoire, mais il effraya une fois de plus la bourgeoisie. Quant à Louis Blanc et à Albert, ils ne surent malheureusement pas tirer parti de leur situation.

Une nouvelle manifestation eut lieu le 16 avril. Elle accentua encore la division entre les partisans de la République, si bien que le soir de cette fameuse journée, Pierre Leroux pouvait écrire à Cabet : « Oh ! que l'avenir est menaçant, puisqu'il y a aujourd'hui deux républiques en présence ! »

(page 449) Le 15 mai, le peuple manifesta à nouveau. Il alla jusqu'à envahir la Chambre des députés pour la sommer de se dissoudre et pour réclamer une intervention en faveur de la Pologne !

Les fautes accumulées, tant par les hommes du gouvernement que par les chefs du parti populaire, aboutirent aux émeutes de juin, qui blessèrent la république au cœur...

En Belgique, le mouvement de 1848-1849 avorta également. Il échoua parce que les ouvriers n'étaient pas organisés et n'avaient pas conscience de leur force. Il échoua, parce que les démocrates républicains bourgeois ne furent pas à la hauteur des circonstances, et manquèrent de volonté et d'audace. Il échoua enfin, à cause de l'attitude scandaleuse du pouvoir judiciaire, présidé, on pourrait dire commandé, par le procureur général de Bavay, qui inventa des complots, fit agir des agents provocateurs et traîna devant la cour d'assises des innocents qu'il fit condamner à mort.

Le parti démocratique socialiste, décapité par l'emprisonnement de ses meilleurs chefs, devait inévitablement succomber à la tâche. Ceux qui échappèrent à la prison ou à la mort prirent peur ou, découragés, abandonnèrent la lutte.

Jusqu'en 1848, le socialisme avait été principalement doctrinal ; à partir de cette date, sa phase d'action commença. Le prolétariat voulut gouverner, à son tour, non exclusivement, mais au profit de tous. Seulement, il n'était pas prêt à jouer ce rôle. Il n'avait aucune organisation, et, comme jusque-là on ne lui avait appris qu'à démolir, ce fut encore la bourgeoisie qui s'empara du mouvement et le fit tourner à son profit exclusif.

Au point de vue de la classe ouvrière, trois grands faits se dégagent lumineusement de la révolution de 1848.

Le premier, c'est la participation au pouvoir exécutif d'un ouvrier, Albert.

Le second, c'est l'affirmation, au lendemain même du 24 février, de la réalité de la lutte des classes.

Enfin, le troisième, c'est que la révolution aboutit à la guerre sociale, la bourgeoisie ne voulant à aucun prix abandonner au peuple sa suprématie, ni même la partager avec lui.

Telle fut la leçon des événements de 1848. Le peuple en (page 450) profita, car malgré les nombreuses difficultés qu'il eut à surmonter, il s'organisa, il disciplina ses forces et se prépara à conquérir la place qui lui revient dans la société. Si des circonstances identiques à celles de 1848 se présentaient demain, la classe ouvrière organisée serait à même de s'emparer du mouvement et de le diriger dans une voie qui lui serait favorable et le ferait aboutir !