(Tome second, paru en 1907 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)
L'idée internationaliste - Fondation, en 1864, de l'Internationale - L'association « Le Peuple » fusionne avec la section belge - Propagande socialiste - Grèves à Dampremy et fusillades en 1868 - Grèves et troubles à Seraing et au Borinage en 1869 - Recrudescence de la propagande - Procès retentissants - Arbitraire du parquet - Guerre franco-prussienne de 1870-1871 - La commune de Paris - Troubles à Verviers - L'ouvrier Gillis et le soldat Weekmans - Les congrès généraux de l'Internationale de 1866 à 1874 - Rôle de César de Paepe dans ces congrès - La question de la propriété - L'organisation des services publics - Le congrès de 1872 à La Haye - Lutte entre « autoritaires » et autonomistes - La débâcle - Influence de l'internationale et résultats obtenus
(page 160) L'idée internationaliste, autrement dit la doctrine de l'entente internationale des travailleurs dans le but de poursuivre leur complète émancipation, est très ancienne, mais elle ne s'est sérieusement précisée qu'il y a une quarantaine d'années.
Anacharsis Cloots préconisant la République du Genre humain, les démocrates voulant opposer l'Alliance des Peuples à la sainte Alliance des Rois, peuvent être classés parmi les précurseurs de cette grande idée. Elle se précisa davantage quand, en 1848, Marx et Engels publièrent le Manifeste communiste, se terminant par le cri de : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! »
Déjà en 1847, nous l'avons vu, l'Association démocratique de Bruxelles préconisa l'union internationale de la démocratie socialiste. Dix ans plus tard, une association internationale se constitua à Londres, se proposant pour but de propager, par tous les moyens en son pouvoir, la doctrine de la solidarité, d'organiser (page 161) l'assemblée universelle de la démocratie socialiste, de créer un milieu où s'étudieraient, s'élaboreraient, se propageraient et se pratiqueraient les lois du monde nouveau, c'est-à-dire la « République universelle, démocratique et sociale » (Les statuts de cette association étaient signés J. Nash, A. Talandier, secrétaire et L. Obonki, trésorier. Le siège social était à Londres, High Holborn, 178-179).
C'est le 28 septembre 1864, dans un grand meeting public tenu à Londres, dans Saint Martin's Hall, que furent jetées les bases de l'Association internationale des Travailleurs. Mais le point de départ de cette association remonte à l'Exposition universelle de Londres, en 1862. Celle-ci avait mis en présence des ouvriers anglais, membres de Trades-Union, et des ouvriers français, délégués par leurs camarades d'atelier, à l'effet d'aller « étudier les grands travaux artistiques et industriels figurant à l'Exposition. » Mais ceux-ci étendirent leur tâche et ils étudièrent aussi les conditions du travail et l'organisation syndicale et coopérative des ouvriers de la Grande-Bretagne.
Un grand banquet eut lieu le 5 août 1862 dans la Loge des francs-maçons de Londres. Les ouvriers anglais y lurent, au nom de leurs camarades, une adresse aux ouvriers français qui peut être considérée, en quelque sorte, comme le premier anneau de la chaîne qui devait, par la suite, unir les travailleurs des deux pays.
Voici les principaux passages de ce document historique :
« Nous, ouvriers anglais, saisissons avec bonheur l'occasion de votre présence à Londres, pour vous tendre une main fraternelle, et nous vous disons de tout cœur : Soyez les bienvenus...
« Dans des siècles d'ignorance et d'obscurantisme, nous n'avons su que nous haïr ; c'était le règne de la force brutale. Aujourd'hui, sous l'égide de la science civilisatrice, nous nous rencontrons comme enfants du travail ; le règne de la force morale est venu...
« Quoique l'avenir semble nous promettre la satisfaction de nos droits et de nos espérances, nous ne devons pas nous dissimuler que nous n'y arriverons pas sans des luttes sérieuses : l'égoïsme rend trop souvent les hommes aveugles à leurs (page 162) véritables intérêts et produit la division et la haine là où il ne devrait y avoir qu'amour et solidarité.
« Aussi longtemps qu'il y aura des patrons et des ouvriers, qu'il y aura concurrence entre les patrons et des disputes sur les salaires, l'union des travailleurs entre eux sera leur seul moyen de salut.
« La concorde entre nous et nos patrons est le seul moyen de diminuer les difficultés par lesquelles nous sommes entourés.
« ... Nous ne prétendons pas résoudre ces questions, mais nous disons qu'elles doivent être résolues et que, pour cette tâche, ce n'est pas trop de demander le concours de tous : des philosophes, des hommes d'Etat, des historiens, des patrons et des ouvriers de tous les pays. Il est du devoir de tout homme de prendre sa part de ce travail.
« ... Nous pensons qu'en échangeant nos pensées et nos observations avec les ouvriers des différentes nationalités, nous arriverons à découvrir plus vite les secrets économiques des sociétés. Espérons que, maintenant que nous nous sommes serré la main, que nous voyons que comme hommes, comme citoyens et comme ouvriers, nous avons les mêmes aspirations et les mêmes intérêts, nous ne permettrons pas que notre alliance fraternelle soit brisée par ceux qui pourraient croire de leur intérêt de nous voir désunis ; espérons que nous trouverons quelque moyen international de communication, et que chaque jour se formera un nouvel anneau de la chaîne d'amour qui unira les travailleurs de tous les pays. »
L'année suivante, au printemps de 1863, une nouvelle agitation en faveur de la Pologne éclata en France. Une grande assemblée en faveur de cette nation martyre fut organisée à Londres. Six ouvriers parisiens, dont Tolain et Cohadon, s'y rendirent. Mais le but réel de leur voyage était d'arrêter les bases d'une association de travailleurs. L'idée était lancée ; elle fut réalisée l'année suivante au grand meeting de Saint-Martin's Hall. On y arrêta les bases de la nouvelle association, un comité fut élu avec mission d'élaborer des statuts pour l'Internationale et il fut décidé enfin qu'un congrès ouvrier se réunirait en 1865.
Dans son manifeste inaugural, l'Internationale déclarait que (page 163) c'est un fait vraiment remarquable que de voir que la misère n'a pas diminué de 1848 à 1864, malgré un progrès économique et industriel sans exemple. Pour l'affirmer, les rédacteurs du manifeste s'appuyaient sur des faits et des exemples empruntés aux documents officiels anglais et dont il résultait que le nombre des malheureux était plus considérable qu'auparavant, alors que la fortune publique avait augmenté dans une énorme proportion.
La défaite du prolétariat en 1848, continue le manifeste, amena une réaction politique. Le capital fut de nouveau tranquille, pendant que, dans les rangs des travailleurs, le découragement était grand et que les plus forts émigrèrent aux Etats-Unis.
Le mouvement chartiste échoua à son tour.
La presse démocratique-socialiste succomba à la tâche et vit ses organes disparaître l'un après l'autre.
La découverte des terrains aurifères en Californie influa sur les prix et un travail plus abondant et des salaires plus élevés calmèrent momentanément les ouvriers.
Les travailleurs anglais, grâce au désaccord momentané entre les maîtres de la terre et les industriels, obtinrent le bill des dix heures et on put constater les effets merveilleux de la réduction de la durée du travail qui peuvent se résumer ainsi : bienfaits physiques, moraux et intellectuels.
Ce bill de la journée de dix heures ne présenta pas seulement un intérêt pratique ; il fut encore le triomphe d'un principe.
Le manifeste s'étend ensuite sur le développement acquis par l'organisation coopérative, surtout des manufactures coopératives. La valeur de ces expériences est grande. Elles prouvent que les travailleurs peuvent se passer des capitalistes patrons, que le travail salarié est une forme transitoire et doit disparaître devant le travail associé.
Mais il est démontré aussi que le travail salarié ne pourra jamais arrêter le développement du monopole capitaliste.
Les capitalistes se servent de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs privilèges économiques. Il faut que la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière devienne le premier devoir de celle-ci.
(page 164) Le manifeste se terminait par ces mots : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
L'organisation interne de l'Internationale était ainsi fixée, notamment en Belgique :
D'abord, la section. La section est le type de la commune. Là sont réunis les ouvriers de tous les métiers et là doivent être traitées toutes les affaires intéressant la généralité des travailleurs. A la tête de la section, il y a un comité administratif chargé d'exécuter les mesures prises par les membres réunis en assemblée.
Au-dessus de la section vient le Conseil fédéral. Celui-ci est composé des délégués des différents groupes locaux. Dans ces groupes sont comprises :
- Les sociétés de résistance ou syndicats.
- Les associations coopératives de consommation et de production.
- Les sociétés de secours mutuels et de prévoyance.
- Les cercles d'études et de propagande, etc.,
Les différentes sections locales sont reliées à leur tour en fédération, par région, par centre industriel ou par arrondissement administratif
Les dites fédérations sont représentées à leur tour au conseil général belge siégeant à Bruxelles.
Enfin, au-dessus des conseils généraux de chaque pays, il y avait le conseil général de l'Internationale, siégeant à Londres.
Au moment où l'Internationale se constituait, l'organisation ouvrière et socialiste représentait fort peu de chose en Belgique. Comme principal centre d'action et de propagande, il n'y avait, à vrai dire, que l'Association le Peuple de Bruxelles, qui avait fondé quelques rares groupes ou cercles d'études et de propagande en province.
Le 20 août 1865, la Tribune du Peuple publiait le règlement provisoire de l'Association internationale des Travailleurs. C'est la première fois qu'il est question de cette association dans le (page 165) seul organe socialiste belge de l'époque. Ce règlement était suivi du manifeste que nous avons analysé succinctement plus haut ; il portait la signature de trois ouvriers anglais Odger, Cremer et Wheeler.
Entretemps, Léon Fontaine avait fait venir de Londres une centaine de cartes de membre de l'Internationale et avait recueilli des adhésions. Dans son numéro du 20 août 1865, la Tribune fit un appel aux ouvriers pour leur recommander l'affiliation à l'Internationale. Cet appel était signé de deux noms : Charles Maetens et J.-B. Boone.
La Section belge se réunissait au cabaret Le Nouveau Monde (Ancien Cheval de Bronze), rue des Minimes. Dans la première séance, on s'occupa de l'organisation de la conférence de Londres, qui devait avoir lieu le 25 septembre et les jours suivants. Dès ce moment, la section belge entra eu rapport avec le conseil général de Londres.
Peu de temps après, l'Association le Peuple prononçait sa dissolution pour fusionner avec la section belge de l'Internationale et, à dater de janvier 1866, la Tribune du Peuple devint l'organe de l'Association internationale des Travailleurs.
Tels furent les modestes débuts de la grande Association en Belgique.
Pendant les trois premières années, ou plus exactement du mois d'août 1865 au mois d'avril 1868, l'organisation de l'Internationale en Belgique se fit très lentement et sans trop de succès.
Les Belges se firent cependant représenter à la conférence de Londres, en septembre 1865. Leur délégué fut César De Paepe. C'était une conférence administrative, (page 166) remplaçant le congrès annoncé l'année précédente. Les délégués se réunirent au local Adelphi Terace à Londres. Paris y était représenté par quatre délégués : Tolain, Fribourg, Ch. Limousin et Eugène Varlin. Philippe Becker y représentait les sections allemandes de la Suisse ; Duplex la section française de Genève ; Vésinier et Lelubez la branche française de Londres ; Odger, Cremer, K. Marx, E. Dupont et Arthur Jung, le conseil général.
Au premier congrès général qui eut lieu à Genève, en septembre 1866, il n'y eut qu'une cinquantaine de délégués, dont seize Français, un Anglais, deux Allemands et des Suisses. Les Belges n'y étaient pas représentés.
C'est à ce congrès que fut adopté ce que l'on a appelé le Pacte fondamental, et dont voici le texte :
« Considérant :
« Que l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes, que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs ;
« Que l'assujettissement du travailleur au capital est la source de toute servitude politique, morale et matérielle ;
« Que pour cette raison; l'émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ;
« Que tous les efforts faits jusqu'ici ont échoué, faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d'une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées ;
« Que l'émancipation des travailleurs n'est pas un problème simplement local ou national ; qu'au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées, sa solution étant nécessairement subordonnée à leur concours théorique et pratique ;
« Que le mouvement qui s'accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux de l'Europe, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs, et conseille de combiner tous les efforts encore isolés ;
(page 167) « Par ces raisons :
« Le Congrès de l'association internationale déclare que cette association, ainsi que toutes les sociétés ou individus y adhérant, reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes, la vérité, la justice, la morale, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité.
« Le Congrès considère comme un devoir de réclamer non seulement pour les membres de l'association les droits de l'homme et du citoyen, mais encore pour quiconque accomplit ses devoirs.
« Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits.»
Les années 1865 et 1866 se passèrent en Belgique sans que l'Internationale fasse beaucoup parler d'elle.
Mais des groupes d'ouvriers s'organisèrent cependant, par corps de métiers et le 21 avril 1867, un meeting fut convoqué dans le but de fédérer ces associations ouvrières au sein de l'Internationale.
La section belge, établie à Bruxelles et qui comptait quelques adhérents en province, se constitua en Fédération, dans le but de recueillir les adhésions des diverses sociétés de métier. Mais ce ne fut que deux mois plus tard que la Fédération adopta définitivement ses statuts et qu'elle nomma sa commission administrative.
Celle-ci fut composée comme suit : A. Van den Houte, peintre ; C. De Paepe, correcteur typographe ; F. Allard, menui¬sier ; Verstegen, mécanicien ; B. Delesalle, bijoutier ; H. Nys, tailleur ; Ch. Maetens, teinturier en peaux ; Vanzutendael, luthier ; Vandewatine, ébéniste ; L. Verrycken, boulanger ; Redailly, cordonnier ; Korn-Verbuggen, typographe ; C. Standaert, gantier ; F. Frenay, doreur ; Colard, marbrier ; M. Lebrun, luthier et Thibaut, tapissier.
En 1867, un grand effort fut accompli pour organiser les travailleurs en syndicats, appelés alors sociétés de résistance.
De nombreuses grèves eurent lieu et provoquèrent un mouvement d'organisation plus actif. (Grèves de houilleurs à Marchiennes, pour une question de tarif, de tailleurs et de teinturiers en peaux à Bruxelles, de cordonniers et de menuisiers à Gand, pour une augmentation de salaires.)
(page 168) A Gand, les principaux corps de métiers s'organisèrent et bientôt il exista vingt-trois associations ouvrières qui se fédérèrent, mais n'avaient pas adhéré à l'Internationale. Parmi les principaux organisateurs de la classe ouvrière gantoise, on cite Serane, des tisserands, Massin, des peintres, Jean Deridder, de la Fédération ouvrière, Doische, des menuisiers.
A Anvers, une association de menuisiers fut constituée grâce à l'initiative de deux hommes : Mélaerts et Bredehorst. Le Volksverbond se fortifia avec Philippe Coenen, Labaer, Bredehorts, et bientôt, par son affiliation à l'Internationale, devint la section anversoise de cette association.
A Verviers, l'association les Francs Ouvriers fut fondée au mois de novembre, avec A. Larondelle comme président. Peu de temps après, cette société, composée principalement de tisserands, adhéra aussi en bloc à l'Internationale.
A Liége, l'Internationale ne possédait, en 1867, que des membres ayant adhéré individuellement. Mais il y existait diverses associations de résistance, celle des marbriers notamment, et l'on travailla pour les fédérer et les unir à l'Internationale.
Vers la fin de l'année, la section liégeoise fut cependant constituée et son comité provisoire fut composé de P. Beguin, graveur-lithographe ; S.-L. Chrétien, bandagiste ; G. Clarmont, comptable ; J. De Witte, peintre et J.-C. Gange, graveur.
A Bruxelles, l'association des mécaniciens fut constituée avec Dobbelaere comme président ; de même s'organisèrent les cordonniers, les ébénistes, etc.
Des élections pour le conseil de prud'hommes devaient avoir lieu dans diverses villes du pays et, à cette occasion, un grand nombre de réunions publiques furent organisées dans le but de protester contre la loi des prud'hommes et surtout contre le maintien de l'article 1781 du code civil, que le sénat, par un vote récent, avait refusé d'abroger.
Le gouvernement libéral avait proposé, en 1867, de réorganiser l'armée et de porter le contingent annuel de 10,000 à 13,000 hommes. Un vaste mouvement de protestation contre le système des armées permanentes et contre la conscription se produisit à cette occasion.
(page 169) Cette propagande contre le régime militaire existant avait été provoqué principalement par des démocrates bourgeois et par des catholiques, parmi lesquels M. Coomans se fit remarquer au premier rang.
Les groupes de l'Internationale discutèrent alors la question de savoir si les socialistes devaient ou non participer à ce mouvement. La majorité se prononça pour la négative. Mais l'Association (page 170) décida cependant de provoquer un mouvement parallèle, en organisant, elle aussi, de nombreux meetings et conférences.
Les réunions en question furent suivies par une foule énorme à Bruxelles, à Anvers, à Liége, à Gand, à Verviers, etc. Un vaste pétitionnement fut organisé, mais tout cela n'eut pas le don d'émouvoir le gouvernement ni la majorité libérale de la Chambre, et le recrutement de l'année resta le même, c'est-à-dire favorable aux classes riches ou aisées qui, moyennant quelques centaines de francs, dispensaient leurs fils du service militaire.
En 1868, l'Internationale fit de grands progrès. Ces progrès s'accentuèrent surtout après une fusillade d'ouvriers qui eut lieu au mois d'avril, au charbonnage de l'Epine, à Dampremy, près de Charleroi.
Au congrès belge, tenu à Bruxelles, le 5 juillet 1868, assistaient de nombreux délégués de Bruxelles, d'Anvers, de Gand, de Bruges, de Verviers, de Charleroi, de Dampremy, de Jumet, de Marchienne, de Châtelineau, d'Ensival, de Pepinster, etc. On s'y occupa surtout de l'organisation du congrès international qui devait se réunir à Bruxelles, au mois de septembre.
C'est surtout dans les régions industrielles du pays de Charleroi que la propagande fut active. Des orateurs de Bruxelles y allèrent d'abord pour protester contre l'odieuse fusillade dont les ouvriers avaient été les victimes, et contre les arrestations qui avaient suivi. Dix à douze meetings avaient lieu chaque dimanche dans la région et on y recommandait spécialement aux ouvriers de s'organiser en société de métiers, pour la défense de leur salaire et, en général, pour améliorer les conditions du travail. On leur conseilla aussi d'organiser des sociétés de consommation, en commençant par la vente des farines, ce qui devait leur permettre de réaliser immédiatement un bénéfice de 5 à 6 francs par sac de 100 kilogrammes.
Un nouveau congrès eut encore lieu le 25 décembre, à Bruxelles. On s'y occupa principalement de l'organisation générale de l'Internationale qui, par suite de la fondation de nombreuses sections en province, était devenue une force réelle.
Ce Congrès décida que la Section bruxelloise de l'Internationale devait être considérée désormais comme une Section (page 171) centrale pour tout le pays, sous le nom de Conseil général des Sections belges. Il définit ses attributions et prit une série de mesures propres à favoriser la création de nouvelles associations ouvrières, dans tout le pays.
Le 17 janvier 1869, parut le premier numéro du journal hebdomadaire L'Interna-tionale.
Le Conseil général belge fut définitivement constitué. Il eut comme secrétaire général Eugène Hins, professeur ; secrétaires pour l'étranger : C. De Paepe, correcteur typographe, et Alph. Vandenhauten, peintre ; secrétaire des séances : Paul Robin, professeur ; trésorier Charles Maetens, teinturier en peaux.
Les autres membres du Conseil étaient en même temps correspondants des groupes de chaque région, du pays où il y avait des sections. Pour Anvers, c'était Louis Callewaert, sculpteur : pour Bruges et Gand, Henri Delplanke, menuisier ; pour Liége, Paul Robin; pour Verviers et les environs, Eugène Hins ; pour le pays de Namur, G. Brasseur, tourneur en fer.
Le bassin de Charleroi, vu le nombre des associations qui y existaient, possédait six correspondants au sein du Conseil général : Henri Lerycke, magasinier ; J. Delvaux, tailleur ; Laurent Verrycken, boulanger ; Eugène Steens et A. Vandenhauten.
Le Borinage avait deux correspondants : C. Standaert, gantier, et Désiré Brismée, imprimeur.
Le Centre avait pour correspondant Debrauwer, peintre, et pour les Ecaussines, Zébier, marbrier.
L'Internationale était ainsi devenue une puissance en Belgique.
Jusque là, la presse bourgeoise, tant libérale que catholique, avait fait sur cette organisation la conspiration du silence. Elle dédaignait de parler des ouvriers qui avaient l'audace grande de se plaindre de l'état social et qui, comme de simples bourgeois, voulaient avoir des sociétés, des journaux, constituer un Parti en un mot, comme s'il pouvait y avoir place en Belgique pour un autre parti que le libéral et le clérical.
Cependant l'Internationale avait grandi et prospéré malgré (page 172) le dédain et le silence de la grande presse. Aussitôt, celle-ci changea d'allure. Elle s'occupa désormais de la terrible Association, mais pour en dénaturer le but, en salir les défenseurs et les chefs, pour lui endosser tout mouvement de mécontentement, de grève ou de révolte qui se manifesterait parmi les ouvriers, sur un point quelconque du territoire.
Rien n'y fit, cependant, et l'organisation et la propagande de l'Internationale s'étendirent constamment.
Au début de l'année 1869, des réunions furent tenues dans la partie flamande du pays : à Bruges, à Termonde, à Alost, à Malines, à Lokeren et à Saint-Nicolas.
Dans la région de Charleroi, depuis la fusillade du mois d'avril 1868, c'est-à-dire en moins d'un an, quarante-deux sections avaient été constituées ; le sang des ouvriers avait produit son effet...
Le Centre fut entamé à son tour par la propagande socialiste et les ouvriers de cette région, principalement les mineurs et les métallurgistes, s'organisèrent en associations de métiers.
Les sections de Liége et de Verviers organisèrent des meetings dans les communes de ces deux agglomérations et y recrutèrent de nouveaux soldats qu'elles enrôlèrent dans l'armée du travail.
A Namur et à Dinant, des sections furent également constituées.
Dans le Brabant, le mouvement ouvrier se développa aussi. Les maçons, les terrassiers, les chapeliers, les teinturiers en peaux, les mécaniciens et les relieurs s'organisèrent. Il en fut de même des paveurs de Waterloo et des tisserands de Loth et de Ruysbroeck. De nombreux meetings de propagande se tinrent à Woluwe-Saint-Pierre, à Koekelberg, à Hautain-le-Val, à Waterloo, au Chenois, etc.
A Anvers, l'association des cigariers, forte de 400 membres, s'affilia à l'Internationale.
A Bruges, plusieurs sociétés ouvrières firent de même.
A Gand, la Fédération ouvrière s'était également affiliée.
(page 173) De nombreuses grèves éclatèrent au mois d'avril 1869, dont deux furent sanglantes, à Seraing et dans le Borinage.
Après les massacres d'ouvriers, la justice procéda à de nombreuses arrestations. Les membres du Conseil général de l'Internationale furent appelés à tour de rôle chez le juge d'instruction ; on procéda à des perquisitions au cours desquelles on saisit de nombreux papiers, puis il ne fut plus question de rien, le parquet n'ayant pu découvrir la moindre trace d'un complot !...
Au mois de septembre eut lieu à Bâle le Congrès annuel de l'Internationale. La Belgique était représentée par cinq délégués : Hins, pour la Fédération de Bruxelles ; P. Robin, pour la Fédération liégeoise, Bastin, pour Verviers ; Brismée, pour Bruxelles et C. De Paepe, pour la Fédération du bassin de Charleroi.
Au Congrès de Bâle, la question de la propriété avait été longuement discutée et les Belges y virent triompher le principe de l'appropriation collective de la terre et des instruments de production.
Le mois suivant, la section bruxelloise décida de consacrer une série de réunions à la discussion des questions suivantes :
1º De l'organisation du travail ;
2º De quelle manière devra s'opérer la liquidation sociale ;
3º De l'administration de la Société future.
Le journal L'Internationale, parlant de ces discussions, disait :
« ... Il est urgent que tous les travailleurs discutent et approfondissent ces questions. Qui sait jusqu'à quel point le moment est proche où, sous peine d'abdiquer, le parti socialiste devra tenter la réalisation de ses espérances ... »
Pendant des années, les propagandistes de l'idée socialiste avaient lutté désespérément. Souvent, voyant le peu de succès de leur propagande, ils se plaignaient amèrement se demandant eux aussi, « Combien de temps, une pensée, Vierge obscure attend un époux... »
En 1869, tout était changé et, sincèrement, ils se croyaient (page 174) à la veille d'une révolution qui allait émanciper le travail
A la fin de l'année 1869, l'Internationale était puissante partout. En Belgique, elle était solidement organisée dans toutes les contrées industrielles. En Suisse, en Angleterre et en Allemagne, elle avait recueilli de nombreuses adhésions. En France, elle n'était pas bien forte, numériquement, la loi interdisant les associations de plus de vingt personnes, et les deux procès faits à la section parisienne ayant fait reculer bien des ouvriers ; mais l'idée était lancée et les masses avaient compris la nécessité pour les travailleurs de s'unir par dessus les frontières, s'ils voulaient constituer une force capable d'entrer en lutte contre le capitalisme.
En réalité, on s'exagérait beaucoup la force réelle de l'association internationale et cela par la faute même des dirigeants et de la presse bourgeoise. Nous l'avons dit déjà, aucun fait un peu important ne se produisait en Europe : grève, manifestation, émeute, sans que les journaux affirmassent que l'Internationale y était mêlée. A entendre ses adversaires, elle avait la main partout ; elle agissait soit secrètement soit en plein jour. On disait aussi, toujours dans le but d'effrayer les bourgeois, que l'Internationale avait un trésor de guerre énorme, qu'elle possédait des millions...
Le grand journal anglais, le Times, parlant à la fin de 1869 de l'Internationale, imprimait les lignes suivantes :
« Nous l'avouons, nous nous sommes moqués de cette étrange association ! Eût-on cru, il y a quatre ans, qu'elle était destinée à jouer un tel rôle dans l'univers, deviné son importance future, ses progrès rapides et inouïs ? Pour assister dans l'histoire an spectacle d'une telle organisation formidable et d'une propagande pareille, faisant des millions et des millions de prosélytes, il faudrait remonter aux premiers temps du christianisme. »
Dans le cours du premier semestre de l'année 1870, la propagande et l'organisation ouvrière continuèrent. On se préparait déjà à discuter dans les groupes les questions qui devaient figurer (page 175) à l'ordre du jour du Congrès international qui devait s'ouvrir à Paris au mois de septembre, quand les premiers bruits de guerre entre la France et la Prusse furent connus.
Aussitôt la guerre déclarée, les principales sections de l'Internationale, dans les divers pays d'Europe, protestèrent en publiant des manifestes.
La propagande fut arrêtée net. Le journal L'Internationale, de Bruxelles, pendant des mois, laissa encombrer ses colonnes par la publication de ces divers manifestes de protestation contre la guerre.
Vint la défaite de l'armée française, la chute piteuse et lamentable de Napoléon III et la proclamation de la République. Un instant, on espéra que la guerre allait prendre fin, Guillaume de Prusse ayant déclaré, à maintes reprises, qu'il n'en voulait pas au peuple français, mais à l'empereur.
Mais la guerre continua. Le siège de Paris dura jusqu'en mars 1871 et le 18 de ce même mois, le peuple entra en conflit avec le gouvernement et l'insurrection devint maîtresse de la capitale. Elle fut écrasée, étouffée dans le sang, pendant les dernières journées de mai et l'« ordre » fut de nouveau rétabli.
Naturellement, l'Internationale fut accusée d'avoir suscité le mouvement communaliste. On la rendit responsable de l'incendie de Paris, du massacre des otages, etc.
Une fois de plus la calomnie fit son œuvre. Aussi, le bel élan d'organisation ouvrière, la campagne de propagande intensive de l'Internationale furent-ils réduits à leur plus simple expression ; de nombreux membres abandonnèrent les syndicats et ceux-ci, pour la plupart, se désaffilièrent de l'Internationale.
Revenons un instant en arrière pour raconter les événements sanglants du mois de mars 1868 à Dampremy, d'avril 1869 à Seraing et au Borinage, ainsi que des procès et des arrestations qui suivirent.
La situation des houilleurs du Bassin de Charleroi était fort pénible. Ils ne travaillaient plus que trois à quatre jours (page 176) par semaine et leurs salaires avaient été fortement réduits. Le 24 mars 1868, les directeurs de charbonnages, firent savoir aux ouvriers qu'ils diminuaient de nouveau les salaires de cinq pour cent.
Ce fut le directeur du charbonnage du Gouffre, à Châtelineau, qui le premier annonça cette nouvelle. Les ouvriers cessèrent aussitôt le travail, bien qu'ils ne possédassent aucune organisation.
Aussitôt la grève déclarée, l'autorité, comme de coutume, et sans que le moindre désordre se fût produit, envoya sur les lieux des gendarmes et des soldats.
Les grévistes, dans l'espoir de faire revenir les patrons sur les diminutions de salaires annoncées, tentèrent d'étendre la grève aux autres charbonnages de la région. Ils se formèrent alors en cortège et allèrent aux différentes fosses pour y faire remonter les ouvriers, menaçant de couper les câbles si le mécanicien refusait de procéder à la remonte.
Les gendarmes arrivèrent aussitôt sur les lieux et dispersèrent les ouvriers qui étaient fort exaltés.
La bande se reforma, grossie à chaque instant, et continua sa route, brisant sur son passage les carreaux de divers établissements industriels.
Arrivés à Montigny, les grévistes se rendirent au charbonnage de l'Epine. Le bureau du charbonnage fut envahi, on y lacéra les livrets et on s'y livra à des dégradations diverses.
La foule se rendit ensuite dans la cour du charbonnage. Sur ces entrefaites, un détachement de soldats du 11ème de ligne arriva. Le commandant, le major Quenne, entra dans la cour et somma les ouvriers de se retirer. Ou lui jeta quelques pierres. Aussitôt le commandant, perdant son sang-froid, fit reculer ses hommes de quelques pas et leur ordonna de faire feu... Une vingtaine de personnes furent atteintes. Dix, dont deux femmes, furent tuées net, et les autres grièvement blessées
L'Etoile belge qui, dans la narration de cet épisode sanglant ne fut pas tendre pour les « émeutiers » et qui, parlant de la fusillade de gens sans armes, appelait cela « une leçon », écrivit au sujet de ces faits :
(page 177) « Jamais on n'a vu spectacle plus douloureux que celui de la fosse de l'Epine. Une malheureuse femme qui voulait arracher son mari des rangs des forcenés a eu le sein traversé ; elle serait morte ainsi que son mari. Quant au transport des cadavres, c'était chose navrante : une malheureuse dont le mari avait succombé, voulait absolument monter sur la charrette où était son corps ; les mères, les femmes et les filles pleuraient. Et elles devraient pleurer des larmes amères, car ce furent cette fois comme toujours des femmes qui ont, dans toutes les excursions, précédé les émeutiers en les excitant. »
La grève s'étendit à la plupart des charbonnages du Bassin de Charleroi et il y eut encore plusieurs ouvriers blessés dans des charges de gendarmes.
Une quarantaine d'ouvriers furent arrêtés et conduits à la prison de Charleroi.
Mais au bout de peu de jours, les ouvriers, poussés par la faim, furent obligés de reprendre le chemin de la fosse, la tête baissée, comme des vaincus.
Le Conseil général belge de l'Internationale, tout en déplorant et en condamnant les violences, protesta, dans un long manifeste , contre les massacres des ouvriers à la fosse de l'Epine et recommanda aux travailleurs de s'associer s'ils voulaient voir améliorer leur condition, les grèves de misère ne pouvant rien dans cette voie. (Ce manifeste, signé par tous les membres du Conseil, avait été rédigé par un réfugié français, Vésinier. Il était écrit dans un style éclatant et les ouvriers n'ont pas dû y comprendre grand'chose.)
Il s'occupa aussi de venir en aide aux veuves et aux orphelins des ouvriers tués, aux femmes et aux enfants des blessés et des prisonniers. Il se mit également en rapport avec quelques avocats pour pourvoir à la défense des détenus.
En attendant, de nombreux meetings furent convoqués dans les principales communes du Bassin de Charleroi. Le premier eut lieu à Dampremy, localité où avait eu lieu la fusillade. D'autres suivirent et c'est à la suite de cette propagande que 42 sections furent constituées au bout de quelques mois. Parmi les orateurs, tous Bruxellois, qui allèrent porter la bonne (page 178) parole dans ces localités, nous relevons les noms de Brismée, Hins, Verrycken, Allard, Lebrun, V. Arnould, F. Otterbein, E. Steens et L. Fontaine ; ce dernier était originaire de Charleroi.
Voici en quels termes Eugène Hins raconte ses impressions sur les premiers meetings donnés à Charleroi, dans un article intitulé : Souvenirs d'antan :
« Ce fut au commencement de mai 1868, que nous tînmes notre premier meeting dans le bassin de Charleroi - le premier également que nous ayons donné en province : on pourrait dire notre maiden-meeting. Ce fut à Dampremy, au Camp de Moscou. Brismée et moi y avions été délégués par la section bruxelloise, qui garda la direction de tout le mouvement jusqu'à la fin de cette année. Je me rappellerai toujours combien l'attitude des ouvriers nous étonna, combien nous fûmes frappés de l'état de dépression où ils se trouvaient. Ils venaient d'être obligés de reprendre le travail sans rien avoir obtenu, après une répression sanglante, après des arrestations qui étaient venues renforcer la terreur causée par la répression. Ignorant leurs droits, que personne n'avait jamais songé à leur apprendre. Ils croyaient que tout pouvait être permis contre eux. Un petit nombre seulement se risqua à assister au meeting, et encore ceux-là ne se montraient-ils pas bien braves : ils y arrivaient en rasant les murs, comme pour ne pas être remarqués. Plusieurs même s'adressèrent aux gendarmes protecteurs de l'ordre, pour s'informer s'ils ne commettaient pas un délit en assistant au meeting. Je prie les lecteurs de croire que je n'exagère pas : le spectacle nous frappa tellement, qu'il est resté ancré dans notre mémoire et nous nous le sommes souvent rappelé dans la suite, Brismée et moi. Et quoi d'étonnant ? Après tout ce qu'on s'était permis contre eux depuis les débuts de leur vie de labeur, comment ces gens-là auraient-ils pu se faire une idée de ce qui est autorisé et de ce qui est défendu ? Le droit leur était inconnu ; ils n'avaient jamais vu que l'arbitraire.
« Par exemple, il faut se hâter d'ajouter qu'une fois qu'ils nous eurent entendus, ainsi que d'autres compagnons dans les meetings qui suivirent, proférer toute espèce de paroles (page 179) hardies, devant les gendarmes, s'il vous plaît ; quand ils nous eurent entendus attaquer les patrons, le gouvernement, la société tout entière, - sans être arrêtés immédiatement !!! - alors ils se rassurèrent et ce ne furent plus les mêmes hommes. La transformation fut si subite, qu'elle me fit songer au conte de La Belle au bois dormant : c'était toute la classe ouvrière qui se réveillait d'un engourdissement de longues années et se reprenait à la vie, avec une hâte fiévreuse de regagner le temps perdu.
« Notre deuxième meeting fut tenu le dimanche suivant au Faubourg ; le troisième à Couillet, où j'allai seul, tandis que d'autres compagnons portaient la bonne nouvelle ailleurs. Depuis lors, nous tînmes tous les dimanches un grand nombre de meetings, nous coupant en quatre pour satisfaire à toutes les demandes. Et partout les foules accouraient, les sections se fondaient - une vraie poussée de champignons après une pluie d'orage... » (Journal de Charleroi, 29 septembre 1903.)
Après avoir fait cinq mois de prison préventive, vingt-deux accusés, dont cinq femmes, furent renvoyés devant la Cour d'assises du Hainaut siégeant à Mons.
Le procès dura une semaine.
La Cour était présidée par M. Corbisier de Méhaulsart ; le siège du ministère public était occupé par M. Melot.
Au banc de la défense, onze avocats : cinq du barreau de Mons, Maîtres de Barrelet, Debert, Demaret, Mabille et Masquelier et six de Bruxelles, appartenant à la rédaction de la Liberté : V. Arnould, Louis Claes, P. Janson, E. Robert, P. Splingard et Van Goitsnoven.
Le 17 septembre, après des plaidoiries émouvantes, le jury prononça l'acquittement de tous les accusés.
Les avocats furent acclamés par la foule venue nombreuse pour assister à l'épilogue de ce procès retentissant. On remercia aussi le jury et celui-ci offrit, le jour même, un banquet aux avocats, à l'Hôtel de la Couronne, à Mons.
Le soir où le verdict fut prononcé, il y avait précisément séance de la Section bruxelloise. Quand on y apprit (page 180) l'acquittement des accusés de l'Epine, on décida d'illuminer la façade du local, à l'aide de quelques lampions. On se rendit en cortège à la gare du Midi, pour y féliciter et remercier les avocats, et ce fut ce jour-là que Janson et Robert se firent recevoir membres de l'Association internationale des travailleurs.
Cette sanglante échauffourée de Dampremy émotionna cependant le pouvoir. Plusieurs journaux qui avaient applaudi à la répression sanglante, trouvèrent que le gouvernement avait tort de ne pas s'occuper du sort des ouvriers houilleurs.
M. Jamar, ministre des travaux publics, par une circulaire du 3 novembre 1868, ordonna aux ingénieurs des mines d'ouvrir une enquête sur la situation des ouvriers dans les mines et les usines métallurgiques. Or, sait-on à qui les ingénieurs des mines s'adressèrent pour obtenir leurs renseignements ? Aux industriels seuls ! Plusieurs journaux socialistes protestèrent, mais ce fut en vain, et l'année suivante le gouvernement publiait le résultat de son enquête, en un gros volume de 500 pages. (Bruxelles, 1869, imprimerie Bruylant-Christophe et Cie.)
Comme on devait s'y attendre, cette enquête ne produisit rien et ne fut suivie d'aucune mesure législative, les dirigeants d'alors estimaient, d'ailleurs, que l'Etat n'avait aucunement le droit d'intervenir en matière sociale.
A Seraing, le 2 avril 1869, les ouvriers puddleurs des établissements Cockerill s'étaient mis en grève et ce pour deux raisons : d'abord, ils se plaignaient de ce que la direction voulait leur imposer un surcroît de travail sans augmentation de salaires ; ensuite ils exigeaient le déplacement d'un chef de fabrication brutal et injuste, qu'ils détestaient.
La direction de la Société Cockerill ayant fait semblant de céder, les puddleurs se remirent à la besogne, mais quatre jours après, voyant réapparaître le chef de fabrication, ils abandonnèrent de nouveau l'usine. Les chauffeurs et les lamineurs ayant fait cause commune avec leurs camarades les puddleurs, la fabrique de fer fut obligée également de chômer.
Les mineurs de Cockerill, à leur tour, se mirent en grève, malgré (page 182) les conseils des membres de l'Internationale de la section de Seraing, qui estimaient, avec raison, qu'il valait beaucoup mieux que les mineurs restassent au travail et que par des souscriptions ou des cotisations ils vinssent en aide aux grévistes. Rien n'y fit.
Alors, à la demande des patrons, la gendarmerie et l'armée furent requises, bien qu'il n'y eut eu jusqu'à ce moment-là aucun désordre.
Le chef de la police locale, entièrement à la dévotion de la Société Cockerill, prit des arrêtés interdisant les rassemblements et, pour faire respecter ces arrêtés, les gendarmes et les soldats ne tardèrent pas à entrer en conflit avec les ouvriers.
Laissons encore la parole à Eugène Hins, qui fut chargé par le Conseil général belge de se rendre à Seraing. Voici comment il résume les faits qui s'y produisirent :
« Nous n'avions encore, dit-il, que de vagues renseignements sur ce qui se passait à Seraing, lorsque le samedi 10 avril, entre neuf et dix heures du soir, un membre de la section liégeoise arriva précipitamment au Cygne, où le Conseil général belge était en séance. Le bruit courait à Liége qu'il y avait eu à Seraing une émeute suivie d'une répression sanglante. Nos amis de Liége priaient le Conseil général d'envoyer au plus tôt un délégué pour calmer les ouvriers.
« Je fus désigné et je partis le lendemain par le premier train. A Liége, je rencontrai deux compagnons de la section liégeoise et nous arrivâmes ensemble, vers midi, à Seraing. Voici ce que nous apprîmes aussitôt :
« Dans la soirée du vendredi, un nombreux rassemblement s'était formé dans la rue Cockerill. On fit les trois sommations d'usage, puis, dans la nuit noire, que ne parvenaient pas à percer deux réverbères fumeux, la cavalerie s'ébranla et balaya tout le milieu de la rue, tandis que l'infanterie, croisant la baïonnette, courait le long des trottoirs.
« On poursuivit les fuyards jusque dans les maisons où ils se réfugiaient ; s'ils parvenaient à refermer la porte, les soldats l'enfonçaient à coups de crosse et frappaient tous ceux qui leur tombaient sous la main.
(page 183) « Il y avait eu, on le conçoit, de nombreux blessés. On citait deux morts, sans préjudice de ceux qui devaient succomber plus tard.
« Les mêmes scènes se renouvelèrent le lendemain.
« On a soutenu, comme toujours, que c'étaient les victimes qui avaient commencé. Or, du côté de la troupe, il n'y avait eu qu'un blessé : un brigadier de gendarmerie, ayant saisi son fusil par le canon pour crosser un ouvrier, le coup était parti et la balle lui avait traversé l'épaule.
« Voilà ce que nous racontèrent des témoins dignes de foi. D'ailleurs, leur témoignage fut plus tard corroboré par les récits des journaux réactionnaires, qui, bien qu'empreints de partialité, n'en laissaient pas moins deviner la vérité. On pourra en juger par ce passage de l'Etoile belge :
« C'est alors que le colonel Van Laethem commanda la charge, les artilleurs à cheval en tête, de droite et de gauche appuyés par l'infanterie et la gendarmerie. Une effroyable mêlée eut lieu. La route était plongée dans une obscurité presque complète. Deux réverbères, placés à l'entrée de l'usine, projetaient sur cette scène une lueur lugubre.
« Pendant dix minutes, on n'entendit plus que des cris de douleur et de colère, le piaffement des chevaux, le cliquetis des armes, le bruit des crosses rasant le pavé, le bruit sourd des pierres et autres projectiles lancés des toits et fenêtres avoisinants... Puis la rue resta déserte... Les soldats rentrèrent à l'usine... Leur aspect, leurs habits déchirés, les épaulettes arrachées, les baïonnettes tordues et puis… le sang qui couvrait leurs armes n'indiquaient que trop bien que la mêlée avait dû être terrible. » (Remarquez qu'il n'est pas question d'un seul soldat blessé !)
« Les blessés ont dû être nombreux. Des morts, il y en aura aussi, on ne pourra les compter que demain. Lorsque, vers 9 heures, profitant d'un instant de répit - car à tout moment les émeutiers reparaissaient et les charges recommençaient - l'inspecteur des lignes télégraphiques Nord-Belge eut l'obligeance de me conduire à la gare par un chemin détourné, nous trouvâmes sur notre route deux hommes râlant, (page 184) l'un avait le crâne fendu d'un coup de sabre, l'autre le ventre perforé d'un coup de baïonnette.»
« A deux heures, nous tînmes conseil avec le Comité de Seraing et nous décidâmes de convoquer un meeting pour engager les ouvriers au calme - c'était aux sabreurs qu'il eût fallu plutôt s'adresser, si c'eût été possible - et les exhorter à ne pas répondre aux provocations. Le meeting fut annoncé pour quatre heures et demie, au Casino de la Concorde, local de la section. Là, devant une salle comble, les compagnons Lepourque de Seraing, Adrien de Verviers et moi, nous engageâmes les ouvriers à ne pas donner prise à la répression ; puis, avec le concours des compagnons Remy, Mathew et Thomas, de Liége, et Delrée et Vrithoff, de Verviers, qui arrivèrent sur ces entrefaites, nous essayâmes de circonscrire la grève et, en même temps que nous encouragions les métallurgistes à tenir bon, nous nous efforçâmes de faire comprendre aux houilleurs que le meilleur moyen de prêter aide à leurs compagnons, c'était de reprendre le travail.
« Les ouvriers des houillères Cockerill se refusèrent à suivre notre conseil, mais ceux des autres fosses s'engagèrent à reprendre le travail et ils tinrent parole.
«Le meeting se termina à sept heures et demie et l'assemblée se sépara paisiblement.
« A huit heures et quart, les compagnons de Liége et moi nous nous dirigeâmes vers la gare. Là, nous apprîmes que nous avions encore cinq quarts d'heure à attendre. Ici je citerai textuellement, d'après l'Internationale, un fragment du rapport que j'adressai le surlendemain au Conseil qui m'avait délégué :
« Nous sortîmes alors de la station pour aller prendre un verre de bière en attendant. A peine avions-nous fait quatre pas qu'une charge de cavalerie nous força de rentrer précipitamment. A quelques pas de nous, un homme tomba frappé d'un coup de sabre.
« Après cinq minutes d'attente, impatientés d'être ainsi claquemurés, nous sortons du côté de la voie et nous nous précipitons, au pas de course, dans un café situé à quelques pas de là, chez Montulet. A peine étions-nous là de quelques (page 185) minutes, qu'un compagnon de Liége, se sentant indisposé, ouvre la porte pour sortir. Tout à coup, il pousse un cri et chancelle. M. Montulet et un autre se précipitent et le ramènent frappé d'un coup de baïonnette au côté. Pendant qu'ils le soutenaient, un gendarme pénètre dans le vestibule et frappe M. Montulet d'un coup de baïonnette à l'épaule. Ils rentrent tout sanglants. Les femmes poussent de grands cris et se désolent. On ferme la porte du cabaret et nous voilà prisonniers.
« Au bout d'une demi-heure, l'impatience nous gagne et nous entrebâillons la porte : autant que l'obscurité nous permet d'en juger, la rue est libre. Nous nous élançons et arrivons sans encombre à la station. En arrivant à la salle d'attente, nous voyons un homme à moitié nu et tout sanglant ; c'est un ouvrier qui a reçu trois coups de baïonnette dans le dos. Nous sortons du côté de la voie ; deux blessés sont là, assis l'un, qui a été à peu près assommé à coups de crosse ; c'est, nous dit-on, un fabricant d'armes de Liége ; l'autre à reçu un coup de baïonnette au côté. La gendarmerie venait, paraît-il, de charger les voyageurs dans la gare... Sur l'observation d'un garde, que c'étaient des voyageurs : « Taisez-vous, répondit le maréchal, cela ne vous regarde pas » et ils se mirent à frapper à tort et à travers. Comme on nous racontait cela, nous entendons le bruit d'une troupe au pas de charge, et deux hommes se précipitèrent dans la gare en hurlant de douleur : l'un a un bras percé d'un coup de baïonnette ; l'autre est blessé au côté. A peine avons-nous eu le temps de nous remettre, que le galop des chevaux nous avertit d'une charge de cavalerie. Il y avait, en ce moment, deux cents personnes dans la gare ; elles se précipitèrent vers les trois portes de la station, qui se brisèrent sous le choc. Il fallait entendre les cris de terreur, des femmes surtout, qui se trouvaient là en grand nombre Et le fait est qu'il y avait de quoi avoir peur, car rien ne nous répondait qu'on ne nous poursuivaient pas dans l'intérieur du bâtiment : l'aveugle fureur dont les gendarmes faisaient preuve semblait prouver que ces misérables étaient ivres. »
(page 186) Corroborons notre témoignage par un passage de l'Indépendance :
« Chemin faisant, je rencontrai un détachement de gendarmerie, qui non seulement ne m'arrêta pas, cette fois, mais m'annonça même qu'on venait de faire aux abords de la station une charge à la baïonnette « un peu soignée. » Je notai le mot, qui me paraît caractéristique.
« Plus loin, je vis rapporter un homme qui m'en confirma l'exactitude. Il avait l'épaule traversée d'un coup de baïonnette.
« A la station, je trouvai tout le monde dans un état de trouble et d'exaltation impossible à d'écrire. La charge avait décidément été « soignée ». Seulement les émeu¬tiers, après avoir lancé quelques pierres et vu tomber plusieurs des leurs, s'étaient dispersés et les gendarmes, fort animés sans doute, n'avaient pas distingué les émeutiers des voyageurs attendant paisiblement le train de dix heures. Je vis, en effet, plusieurs d'entre eux dans un piteux état : M. G., un honorable négociant de Liége, le crâne fendu d'un coup de crosse ; un autre, la joue perforée ; un troisième étendu sans connaissance sur une chaise ; un des témoins de cette déplorable scène me montra sa manche déchirée par un coup de baïonnette qu'on lui avait porté à la porte de la salle d'attente. - Je sais la part qu'il faut faire aux exagérations dans de pareilles circonstances ; mais les faits isolés que je cite ne sont malheureusement que trop avérés.
« Arrivés à Liége, nous nous empressâmes de rédiger un procès-verbal de ce que nous avions vu, signé de nos noms, de façon à laisser au moins un témoignage, au cas où l'on nous mettrait dans l'impossibilité de protester.
« J'avais promis aux compagnons de Seraing de revenir le lendemain ; mais j'avais hâte de proclamer urbi et orbi les horreurs dont j'avais été témoin. J'avais tout lieu de croire que, si je retournais à Seraing, je serais arrêté et mis ainsi dans l'impossibilité de clamer bien haut ma protestation. Je me décidai donc à retourner à Bruxelles.
« Le lendemain soir, à la section bruxelloise, j'exposai (page 187) oralement les scènes dont j'avais été témoin ; ensuite je rédigeai un rapport écrit qui partit le dimanche suivant dans le journal L'Internationale. »
Ces faits se passèrent les 9, 10 et 11 avril. Le 13, à la Chambre des représentants, on discutait le budget de la guerre. Un député catholique, M. Coomans, demanda au ministre de la guerre des explications « sur les faits déplorables qui venaient de s'accomplir.»
M. Pirmez, ministre de l'intérieur, répondit que le gouvernement avait été renseigné heure par heure sur ce qui s'était passé, mais qu'il n'avait pas encore reçu de rapport complet sur les événements ; qu'au surplus force devait rester à la loi. Il ajouta que le gouvernement était bien décidé à faire tout ce qui était nécessaire pour que l'autorité eût le dessus et qu'il ne reculerait devant aucun moyen pour rétablir la tranquillité publique.
M. Coomans répliqua. Il soutint qu'il fallait éviter, autant que possible, l'emploi des armes dans les émeutes ; qu'il faut retarder, autant que possible, la mise en présence de l'armée et du peuple, ajoutant que telles avaient été les idées des libéraux pendant les émeutes libérales de 1857.
M. Bara, ministre de la justice, prit alors la parole et opposa à M. Coomans « l'approbation la plus complète et la plus générale de la presse et de l'opinion publi¬que, pour la conduite de la gendarmerie et de l'armée. »
Deux jours plus tard, le 15 avril, une grève éclatait au Borinage. L'armée fut requise à nouveau et une fusillade eut lieu, sans sommation, devant le charbonnage de l'Agrappe, à Frameries.
Eugène Hins, qui fut encore délégué par le Conseil général de l'Internationale à l'effet de faire une enquête au sujet de ces événements, les relate comme suit dans un second article de souvenirs publié dans le Journal de Charleroi, du 22 octobre 1903 :
« La cause évidente de la grève du Borinage, dit-il, était (page 188) l'excessive dépression des salaires, dont la moyenne était tombée jusqu'à fr. 2.50 et même 2 francs. En outre, certaines sociétés charbonnières venaient de décider qu'on ne travaillerait plus que cinq jours par semaine. Quoi d'étonnant, dans ces conditions, qu'une grève ait éclaté et qu'elle se soit bientôt étendue à tout le Borinage ?
« Bien que l'attitude des ouvriers fût des plus pacifiques, l'autorité ne manqua pas d'envoyer sur les lieux ses agents habituels de désordre : gendarmerie, cavalerie, infanterie. La manœuvre habituelle, usitée en cas de grève des borains par nos tacticiens pour campagnes à l'intérieur, fut encore mise en œuvre cette fois et toujours avec le même succès : on dispose les troupes de façon à diviser le bassin en plusieurs compartiments, entre lesquels on interdit toute communication. Lorsque les ouvriers veulent ensuite se rendre d'un village à l'autre pour s'encourager mutuellement à la résistance, ils trouvent la route barrée par un cordon de troupes qui leur refuse le passage. Pour peu qu'ils ne s'empressent pas d'obtempérer à l'injonction de rebrousser chemin, on les y contraint à coups de fusil.
« Ce fut le cas dans la journée du 15 avril 1869, à Frameries, devant le charbonnage de l'Agrappe. Un feu de peloton, qui n'avait pas même été précédé des sommations légales, coucha par terre sept ouvriers et en blessa grièvement vingt autres.
« Une jeune fille, qui vaquait à des travaux champêtres, à 200 mètres de là, fut tuée sur le coup par une balle qui lui traversa le crâne.
« Après l'appareil militaire, l'appareil policier et judiciaire ne tarda pas à fonctionner : le lendemain, vingt-deux grévistes furent arrêtés et conduits à la prison de Mons.
« Arrivé à Jemappes le 16 avril, je procédai, avec l'aide du comité local, à une enquête sur les faits de la veille, enquête dont je ne puis rien dire ici, car, comme on le verra plus loin, je n'eus pas le temps d'en rédiger le compte rendu. L'après-midi nous tînmes un meeting à Jemappes, pour engager les ouvriers au calme, qui n'avait, d'ailleurs, pas cessé de régner dans cette localité, le bourgmestre ayant écarté la principale cause de troubles en refusant, judicieusement, de requérir la force armée. (page 189) Notre meeting eût été plus en situation à Frameries, mais nous aurions trouvé le chemin barré par la troupe.
« On comprend si, après ce deuxième massacre, la presse réactionnaire redoubla ses attaques contre l'Internationale. Il fallait bien justifier le sang versé et en rejeter la responsabilité sur ceux qui osaient s'ériger en défenseurs de la classe ouvrière.
« Dès le lendemain de la fusillade de Frameries, l'Etoile belge, entre autres, s'écriait :
« Disons tout d'abord, sans détours, que l'influence, l'intervention de l'Internationale sont indéniables à l'occasion de cette grève. »
« L'Echo du Parlement, l'Echo de Bruxelles, le Journal de Liége et tutti quanti faisaient chorus.
« Ce qu'il y avait de plus curieux, c'était l'attitude de la presse catholique, qui tirait à boulets rouges non seulement sur nous, mais sur les libéraux qu'elle accusait de nous avoir engendrés. Comme aujourd'hui, elle déclarait que le socialisme était le rejeton du libéralisme. On voit qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.
« Toutes ces clameurs constituaient comme une mise en demeure signifiée par la bourgeoisie au gouvernement de sévir contre cette secte qui troublait son repos. Il ne s'agissait plus que de savoir au nom de quels immortels principes on procéderait contre nous. Là-dessus, le parquet et le ministre de la justice ne purent d'abord se mettre d'accord. Tandis que le procureur général de Bavay voulait nous poursuivre comme ayant formé une association dans le but d'attenter aux personnes et aux propriétés (en d'autres termes, comme chefs de brigands), le ministre Bara, plus venimeux, ne prétendait voir en nous que des escrocs, extorquant de l'argent aux ouvriers au moyen de promesses que nous savions irréalisables (qu'en eussent pensé le clergé et les ordres religieux ?) Ce fut l'avis de de Bavay qui prévalut et si nous n'étions pas des ingrats, nous lui en devrions bien quelque reconnaissance, le brigand étant généralement beaucoup plus haut côté que l'escroc.
« Donc, le samedi 17 avril, au lendemain de mon retour de (page 190) Jemappes, je me trouvais chez Brismée, lorsque la police s'y présenta munie d'un mandat de perquisition. Lorsqu'il eut accompli là sa besogne, le commissaire me fit savoir qu'il était chargé de semblable mission en ce qui me concernait et m'invita à le suivre à mon domicile. La perquisition terminée, le commissaire m'exhiba un mandat d'amener libellé selon la formule de de Bavay, et me conduisit tout d'abord devant le juge d'instruction Célurier. Celui-ci s'efforça de me faire avouer que j'avais provoqué les ouvriers au soulèvement, et comme je protestais, il me montra triomphalement une dépêche, à moi adressée de Liége et qu'on venait de saisir : « Envoyez de suite 500 Internationale ». Evidemment, Liége me demandait du renfort pour quelque tentative désespérée. Le pauvre homme tomba de son haut, lorsqu'il apprit qu'il s'agissait de numéros du journal.
« A mon tour, j'essayai vainement de lui faire comprendre que les iniquités sociales suffisaient bien à elles seules, sans aucune impulsion externe, a susciter le mécontentement des ouvriers et que c'étaient elles qui devaient porter la principale responsabilité des assassinats (j'insistai pour que le mot figurât au procès-verbal de l'interrogatoire) commis par la troupe.
« Ici j'ouvrirai une parenthèse pour faire connaître qu'en suite d'une enquête conduite par nos amis, il fut établi que le nombre des victimes des deux massacres s'élevait à une centaine, mortes ou grièvement blessées. Ajoutons que les voix des soi-disant représentants du peuple restèrent muettes : les ouvriers n'avaient pas alors un seul défenseur au sein des Chambres. Seul, le député Coomans, un des démocrates catholiques qui avaient pris part à la campagne des meetings antimilitaristes, risqua, non une interpellation, mais une simple question au gouvernement. Celui-ci répondit, par l'organe de son ministre de l'intérieur, Eudore Pirmez, que tout s'était passé selon les règles, et ce fut tout.
« Quand le juge vit qu'il n'obtiendrait rien d'un plus long interrogatoire, je passai de ses mains dans celles des gendarmes qui me mirent les menottes aux poignets (un chef de brigands, ça demande des précautions !), me firent monter dans une voiture cellulaire et me conduisirent à la prison des Petits-Carmes, (page 191) aujourd'hui démolie pour faire place à une caserne - un chancre social remplacé par un autre !
« D'autres arrestations suivirent : d'abord celle de Croisier, un tisserand de Verviers qui était venu habiter Bruxelles en qualité d'ouvrier peintre (on sait que beaucoup de tisserands cumulent les deux métiers, à l'instar des houilleurs-briquetiers). Ce qui lui avait valu l'honneur d'une arrestation, c'est qu'il avait été, à son tour, délégué dans le Borinage, où il avait recommandé le calme.
« Furent également arrêtés deux socialistes qui n'étaient pas de notre groupement : Roch Splingard, qui avait également meetingué au Borinage et Dellesalle, le beau-père de notre ami Paul Robin. La cause de l'arrestation de Dellesalle est du domaine de la farce. On avait saisi, au télégraphe, la copie d'une dépêche adressée par lui à Paris, ainsi libellée : « Envoyez de la poudre, vite, vite ! » On mit sous clé l'auteur du télégramme séditieux et l'on confisqua les paquets de poudre à leur arrivée : ce devait être pour le moins du picrate de potasse ! Le chimiste, choisi pour faire l'analyse de ce dangereux explosif, s'écria, après avoir jeté dessus un rapide coup d'œil : « Mais c'est de la poudre insecticide ! » Effectivement, Dellesalle en faisait commerce. Il n'en fut pas moins gardé en prison, puisque socialiste !
« J'ignore pourquoi on ne procéda pas à un plus grand nombre d'arrestations : sans doute, en voyant qu'aucun ne songeait à prendre la fuite, jugea-t-on qu'il était inutile d'encombrer les prisons avant l'heure. Mais tous les membres du Conseil général furent soumis à une perquisition et invités à comparaître devant le juge d'instruction. Dans les colloques qui eurent lieu entre le juge et chacun des inculpés, ce n'était pas l'interrogé qui était en réalité sur la sellette, mais plutôt l'interrogateur, lequel n'avait jamais eu affaire à des prévenus de cette espèce. Habitué à le prendre de haut avec ceux qui comparaissaient, tremblants, devant lui, il était tout déconcerté de constater que sa personne n'imposait pas du tout et furieux de se voir remettre à sa place.
« César De Paepe, invité par le juge a lui faire connaître les doctrines de l'Interna-tionale, répondit qu'il n'était pas payé pour se charger de l'instruction des magistrats.
(page 192) « Etes-vous républicain ? demanda M. Célurier à Brismée. - Et vous, Monsieur, l'êtes-vous ? - Vous n'avez pas le droit de m'interroger. - Ni vous de demander compte de mes opinions.
« Sur ce, Brismée invita le juge à se dépêcher, parce qu'il avait un ouvrage pressé à faire, et n'étant pas payé par le gouvernement, il avait besoin de cela pour vivre.
« Brasseur, à une question dans le genre de celle posée à De Paepe, répondit qu'il s'étonnait qu'un homme qui avait fait des études universitaires eût besoin de s'adresser à un ouvrier pour s'instruire des questions sociales.
« D'autres conseillèrent au juge de fréquenter les meetings pour s'éclairer.
« Et ce pauvre juge qui, en réalité, ne connaissait rien de tout cela et n'y comprenait rien, se perdait dans les tas de lettres et de journaux qui s'accumulaient dans ses cartons, au fur et à mesure des perquisitions, et qui ne lui apprenaient pas plus que les interrogatoires.
« Ici me revient en mémoire une petite infamie des autorités belges : parmi la correspondance saisie chez De Paepe, se trouvaient des lettres de James Guillaume, instituteur dans le canton de Neuchâtel. Ces lettres furent l'objet d'une dénonciation aux autorités suisses, en suite de laquelle Guillaume fut révoqué. On croyait le briser : on en fit le plus ardent propagandiste de la Suisse romande.
« Cette lâcheté était d'ailleurs dans les traditions de notre politique extérieure, Napoléon III ayant su dresser nos hommes d'Etat à se mettre à plat ventre devant l'étranger. D'où cette loi qui poursuit, d'office, les offenses aux souverains étrangers. L'Allemagne ayant remplacé la France comme cauchemar de nos trembleurs, - nous eûmes la loi sur les provocations non suivies d'effet, à propos d'un pseudo-attentat contre Bismarck, une fumisterie inventée par un mauvais plaisant. Comparez cela à l'attitude que la Suisse sut prendre vis-à-vis des Croquemitaines allemands !
« Au bout d'un mois, nous fûmes relâchés, sans d'ailleurs avoir été interrogés durant toute notre détention. Le parquet (page 193) n'abandonnait pas pour cela les poursuites, car, bientôt après, il renouvelait ses perquisitions. Mais cette fois ce n'était plus la preuve d'une conspiration qu'il cherchait, c'était la caisse. On (page 194) avait tant crié, dans la presse doctrinaire et cléricale, que nous soutirions des sommes folles à la crédulité des ouvriers, qu'on avait fini par prendre ces racontars au sérieux et par s'imaginer que l'Internationale accumulait des trésors, sans préjudice de ce que gaspillaient les chefs. - La vérité est que, durant toute son existence, le Conseil général belge ne disposa jamais de plus d'un millier de francs par an et que ses membres, dont toutes les ressources réunies n'eussent pas suffi à entretenir un archevêque ou un ministre (nous étions pourtant dix-sept), durent souvent pourvoir de leurs deniers aux dépenses urgentes.
« Mais allez faire croire cela à des gens qui voient dans l'intérêt l'unique mobile des actions humaines et qui mesurent la puissance d'action d'un parti aux ressources pécuniaires dont il peut disposer ! A voir l'énergie toujours croissante des revendications ouvrières, ils croyaient naïvement que de telles manifestations présupposaient une caisse richement fournie, et cette caisse ils la cherchaient !
« Puisque les « chefs » de l'Internationale avaient été assez adroits pour ne pas laisser trace de leurs coupables machinations, on voulait au moins les frapper à l'endroit sensible, leur couper le nerf de la guerre, en saisissant leur caisse. Ne l'ayant pas trouvée au Conseil général, on se rabattit sur la section bruxelloise, et comme le compagnon Bruno en était le trésorier, on fit une descente chez lui. Jugez de l'émotion du représentant de l'autorité, lorsqu'il aperçut, dans un coin de la chambre, un grand coffre massif qui devait être l'objet tant cherché. Il souleva le couvercle du coffre, qu'on n'avait pas même pris la précaution de fermer à clé : c'était une caisse à charbon!
« De guerre lasse, le parquet dut renoncer aux poursuites, mais non conclure au non-lieu, de façon à nous maintenir en suspicion jusqu'à la prescription décennale : Ça n'a jamais troublé nos digestions, ni notre sommeil ; mais ce qui nous vexait, c'est qu'on ne nous rendait pas nos papiers. Le 30 octobre, nous écrivîmes une lettre collective à M. de Bavay - laquelle fut publiée dans les organes socialistes - où nous le mettions au défi de « forger un acte d'accusation à notre charge » et où nous l'invitions à relever ce défi, ou à nous rendre nos papiers. La lettre se terminait ainsi :
(page 195) « Si vous ne faites ni l'un, ni l'autre, nous ne pourrons que regretter qu'il y ait dans notre législation, déjà si défectueuse, une lacune qui ne nous permet pas de poursuivre en justice les soustractions opérées par un procureur général.»
« (Signé) Le Conseil général belge : «Eug. Hins, Alph. Vandenhouten, Ch. Maetens, C. De Paepe, P. Calewaert, C. Standaert, H. Lerycke, Eug. Steens, D. Brismée, Guil. Brasseur, Debrouwer, L. Verrycken, Herreboudt. »
«De Bavay empocha le soufflet et garda les papiers, qui moisissent aujourd'hui dans quelque dépôt d'archives...»
Eugène Hins avait donc été arrêté et fut mis au secret pendant un mois ! Il avait épousé Jeanne Brismée. Celle-ci, au moment de l'arrestation de son mari, était gravement malade, souffrant d'une hypertrophie du cœur ; la détention prolongée de son mari aggrava sa maladie. Elle demanda à plusieurs reprises à voir son époux, mais le procureur général de Bavay s'y opposa. Une démarche collective de vingt membres du barreau de Bruxelles n'eut pas plus de succès. Enfin, il fallut que le professeur de l'Université de Bruxelles, Altmeyer, allât à huit heures du matin trouver M. de Bavay lui annoncer que madame Hins ne passerait peut-être pas la journée, pour que ce magistrat impitoyable consentît enfin à lever le secret et à remplir un devoir d'humanité. C'est le même de Bavay qui, plus tard, fut destitué de ses fonctions, parce qu'il refusait de poursuivre des hommes en vue du parti clérical, compromis dans les vols de la bande Langrand-Dumonceau...
Dans un article intitulé : Les Barbares, la Liberté du 15 mai protesta énergiquement contre l'attitude odieuse du procureur général de Bavay :
« Il y a quinze jours, disait la Liberté, Mme Hins était allée au cabinet de M. le juge d'instruction demander la permission de voir son mari, fût-ce en présence de gendarmes, pourvu qu'elle le vît ! Deux amis devaient la soutenir, sinon elle se serait affaissée à la porte du cabinet du juge ; elle crachait le sang en présence des huissiers ; cependant cette simple autorisation lui fut refusée : les ordres étaient formels ! Elle rentra (page 196) chez elle et se mit au lit pour ne plus se relever. Ce coup l'avait atteinte au cœur. Depuis lors, son état n'a fait qu'empirer. Nous espérons encore que la présence de son mari la sauvera.
« Il n'y a qu'un pays au monde où de pareilles énormités soient possibles, et ce pays c'est la Belgique. M. Hins est un homme de courage et d'honneur, ses ennemis mêmes le reconnaissent. Quels sauvages, sur sa parole de se représenter devant les juges, ne lui eussent, dès le premier jour, permis d'aller soigner sa femme enceinte de six mois et malade ? Ici, c'est par des raffinements de cruauté que s'affirme la civilisation.
« Et voilà le gouvernement qui, par une honteuse hypocrisie, demande l'abolition de la peine de mort pour les assassins ! Il ne la garde que pour ses ennemis politiques, et ne pouvant les atteindre, il va frapper leurs femmes innocentes ! »
Mme Hins mourut trois jours après la mise en liberté de son mari et voici en quels termes la Chronique annonça cette mort :
«Aujourd'hui auront lieu, par les soins de l'association les Solidaires, les funé¬railles civiles de Mme Hins, née J.-A. Brismée. Mme Hins est morte à 22 ans, victime d'un assassinat moral : son mari, secrétaire de l'Internationale, a été arrêté et jeté en prison lors des troubles récents du Borinage. Il a été relâché il y a cinq jours, l'instruction la plus minutieuse n'ayant pu relever le moindre délit à sa charge. Pendant toute la durée de sa détention, on l'a tenu au secret, on a implacablement refusé à sa femme l'entrée de la prison où on tenait iniquement son mari. C'est à la douleur causée par cette cruelle épreuve que Mme Hins vient de succomber.
« N'y a-t-il pas là un meurtre ? »
Et, notons-le, ces faits monstrueux se passèrent sous un gouvernement libéral, ayant pour ministre de la justice M. Jules Bara ! !...
Au mois de juin 1870, à Verviers, l'autorité fit une fois encore preuve d'une sauvagerie sans pareille.
Le gouvernement avait rappelé les classes de milice de 1863 et de 1865. Le Mirabeau, de Verviers, avait publié, à ce sujet, dans son numéro du dimanche 19 juin, l'avis suivant :
(page 197) « Appel aux classes de 1863 et 1865. - Réunion chez Boyon, rue du Marteau, 58, le 20 juin courant, à 9 heures du matin, pour procéder au départ. »
Les soldats appelés voulaient donc se rendre à la gare, en cortège.
Celui-ci se forma comme convenu. Il était précédé d'un drapeau portant ces mots : Victimes de l'impôt du sang et, au dessous de cette inscription, on avait dessiné deux fusils renversés.
Arrivé Grand'Place, le cortège s'arrêta devant un café. Le commissaire de police Lecomte, suivi de nombreux agents, s'avança et voulut arracher le drapeau. Le porteur de celui-ci résista ; une bagarre eut lieu et finalement le drapeau se trouva mis en pièces.
Le cortège se dispersa aussitôt, mais plusieurs manifestants se cotisèrent sur l'heure pour se procurer un nouveau drapeau. Avec le produit de la collecte, deux drapeaux furent faits à la hâte et le cortège reprit sa marche.
Quand il repassa devant la permanence de police, un certain nombre d'agents et de pompiers, armés de casse-têtes, le sabre au clair, se précipitèrent à nouveau sur le cortège et distribuèrent force coups de sabre. Les ouvriers ainsi attaqués essayèrent de désarmer leurs agresseurs. L'agent Debot fut assez gravement blessé par un de ses collègues qui avait perdu la tête et tapait à tort et à travers !
Le calme fut vite rétabli et les habitants pensaient qu'il ne resterait rien de cette scène provoquée par la police.
Mais le bourgmestre de Verviers, M. Ortmans-Hauzeur, craignant de nouveaux troubles, avait réclamé l'intervention de l'armée. Vers 5 heures du soir, des soldats arrivèrent de Liége. La ville était tranquille. Mais voilà que le bruit de l'arrivée de l'armée se répandit dans Verviers et des masses de curieux, y compris des femmes et des enfants d'ouvriers accoururent sur la place. Bientôt la foule fut si grande, qu'il n'y eut pas moyen d'isoler les soldats, qui fraternisaient avec le peuple qui leur passait à boire et à manger.
Des gendarmes à cheval arrivèrent sur ces entrefaites et voulurent dégager la place. Ils firent une charge, non seulement (page 198) sur la place du Marché, mais ils allèrent jusqu'à la place Verte et la place des Récollets, entrant dans les rues latérales, fouillant les impasses et sabrant tout ce qu'ils rencontraient. Des gendarmes à pied et des pompiers firent de même.
Il y eut de nombreux blessés. De vieilles gens furent renversées et frappées de coups de crosse de fusil. Un enfant que sa mère portait dans les bras, eut la tête coupée d'un coup de sabre et fut tué sur le coup !
Dans la soirée, on avait, dans la crainte de nouvelles bagarres, posté des soldats dans divers endroits de la ville.
Vers onze heures et demie, un ouvrier d'Ensival, nommé Gilis, accompagné de quatre camarades, descendait la rue du Pont-du-Moulin. Dans cette rue en débouche une autre par un escalier sur la dernière marche duquel un soldat était en sentinelle.
Gilis cria : « Factionnaire, soyez bon au peuple !»
« - Passez votre chemin, répondit le soldat. »
Gilis répéta encore les mêmes mots.
Les compagnons de Gilis virent alors le soldat armer son fusil, mais ils ne pressèrent point le pas pour cela, ne croyant pas que l'on put assassiner aussi lâchement Gilis qui se trouvait le dernier, à droite, et qui tout en marchant, tournait la tête vers le soldat. Il était éloigné de cinq à six mètres du factionnaire quand retentit un coup de feu. Le soldat avait tiré sur Gilis et l'avait tué ! La balle avait traversé le corps d'une épaule à l'autre. Les camarades de Gilis appelèrent au secours et des soldats étant accourus, ils aidèrent à porter le corps du malheureux ouvrier.
Le lendemain, lorsque cette nouvelle fut connue à Verviers, toute la ville fut en émoi.
Le bourgmestre refusa de délivrer le corps de la victime et le fit enterrer pendant la nuit.
Le soldat qui avait tué Lambert Gilis s'appelait Weckmans.
Le lendemain, le lieutenant-général Lecoq arriva du camp de Beverloo pour féliciter le soldat. Celui-ci fut nommé caporal et, pour le récompenser de sa conduite, le roi décora Weckmans de l'ordre de Léopold !... (« En récompense de sa conduite énergique dans des circonstances difficiles » dit l'arrêté royal.)
(page 199) Weckmans reçut sa décoration des mains du colonel et devant le régiment assemblé. Le colonel le félicita de son haut fait, puis il commanda aux soldats de crier : Vive le Roi ! Quatre hommes seulement poussèrent le cri. Rouge de colère, le colonel leur intima à nouveau l'ordre de crier : Vive le Roi ! Il obtint le même résultat...
Des journaux de l'époque racontèrent que, pris de remords, le soldat Weckmans tenta à deux reprises de se suicider. (Note de bas de page : Après les scènes de Verviers, de nombreux soldats réunis au camp de Beverloo organisèrent des meetings pour protester contre le rappel de leurs classes et le massacre de Verviers. Des collectes furent même organisées pour venir en aide à la veuve et aux orphelins de Gilis.)
Le 25 juin, les socialistes de Verviers avaient annoncé une manifestation sur la tombe de Gilis. Aussitôt, les autorités prirent peur. Le bourgmestre rédigea un arrêté interdisant la manifestation et ordonna la fermeture du cimetière. Vu ces dispositions et afin d'éviter de nouvelles provocations de la part des autorités, les socialistes décidèrent de renoncer à leur projet. Mais le bourgmestre n'en convoqua pas moins la garde civique et la gendarmerie. Il mit sur pied toute sa police ainsi que les pompiers, et la journée se passa dans un calme parfait, ce qui peina fortement les policiers, les gendarmes et la garde civique, s'il faut s'en rapporter à ce que le correspondant verviétois de l'Etoile belge écrivait à la feuille libérale :
« Je dois constater, disait ce correspondant, que la police et la gendarmerie n'auraient pas regretté que la collision eut éclaté aujourd'hui au lieu d'être encore probablement ajournée. La garde civique aussi était très animée et aurait certainement fait feu sans la moindre hésitation...»
Après les événements que nous venons de rappeler, des arrestations furent faites.
Le 27 août, une première série d'accusés comparurent devant le tribunal correctionnel de Verviers.
Me Collinet, substitut du procureur du roi, soutint l'accusation. Mes P. Janson, E. Robert, P. Splingard, V. Arnould, de Bruxelles, et A. Guinotte, de Liége, défendirent les accusés, au nombre de cinq : Cadiat, Brauwers, Bika, Vier et Ketten qui, (page 200) détenus depuis les événements du 20 juin, furent amenés, menottes aux poignets, par les gendarmes.
Après des débats très mouvementés, Cadiat fut condamné à un an de prison ; Vier, Brauwers et Ketten, à 6 mois et Bika à 3 mois.
Une seconde série d'accusés comparurent quelques jours plus tard devant le même tribunal et ils furent également condamnés, mais à une peine moindre : de 8 à 15 jours d'emprisonnement.
Ainsi se termina cette sanglante aventure, dont l'autorité communale seule dût être rendue responsable, car sans l'agression de la police voulant arracher le drapeau de la manifestation, sans la réquisition de l'armée et la brutalité de la police, de la gendarmerie et des pompiers, le moindre désordre ne se fut produit.
Ces faits produisirent d'ailleurs un effet désastreux dans l'esprit de la population ouvrière de l'industrieuse cité verviétoise. Elle fut révoltée de l'attitude des autorités, du langage odieux de la presse bourgeoise et, dès ce jour, les ouvriers s'imaginèrent qu'ils n'obtiendraient satisfaction que par les moyens violents, par la révolution armée et, peu à peu, ils glissèrent sur la pente au bout de laquelle on trouve des anarchistes révoltés.
Une interpellation eut lieu à la Chambre au sujet de la décoration donnée au meurtrier de l'ouvrier Gilis. MM. Guillery, G. Jottrand et Léon Defuisseaux s'étaient mis d'accord dans ce but.
Après un premier débat, la Chambre décida qu'une enquête judiciaire serait faite au sujet de la mort de Gilis et, quelques jours plus tard, les résultats de l'enquête étant connus, L. Defuisseaux, G. Jottrand et Guillery critiquèrent la décision du gouvernement. M. Guillery déposa un ordre du jour ainsi conçu : « La Chambre, regrettant que le gouvernement ait conféré une distinction dont la conséquence inévitable est de consacrer le souvenir d'un événement malheureux, passe à l'ordre du jour.» M. de Theux opposa à la motion de M. Guillery l'ordre du jour pur et simple qui fut adopté par 72 voix contre 17 et 5 abstentions.
(page 201) Après la guerre franco-allemande et la défaite de la Commune de Paris, il y eut une période de prospérité industrielle vraiment remarquable. Le travail fut abondant, à Bruxelles surtout, dans l'industrie du bâtiment par suite du voûtement de la Senne et de la création des nouveaux boulevards et du quartier Notre-Dame-aux-Neiges.
En même temps, le mouvement ouvrier reprit dans tous les pays et se manifesta dans le but de réglementer la durée du travail.
Aux Etats-Unis, les associations ouvrières luttèrent pour conquérir la journée de huit heures. En Angleterre, de nombreuses grèves surgirent pour la réduction de la durée du travail à 9 heures par jour.
Ce mouvement pour la diminution des heures de travail se propagea en Allemagne, en Suisse et en Belgique, où les ouvriers réclamaient la journée de dix heures.
De nombreuses grèves furent déclarées dans ce but. Les ouvriers de tous les corps de métiers s'organisèrent à l'effet de faire augmenter les salaires et de réduire la durée du travail journalier.
Le mouvement pour la réduction des heures de travail et l'augmentation des salaires commença à Verviers. Mais ce furent les métallurgistes qui se montrèrent le plus vaillant dans cette lutte pour l'amélioration de leur sort. Ceux de Bruxelles entrèrent en lice les premiers, suivis bientôt des mécaniciens de Malines, d'Anvers, de Liége, de Charleroi et du Centre-Hainaut. La plupart obtinrent satisfaction, après quelques semaines de cessation de travail.
A la suite de leur grève, les mécaniciens de Bruxelles, par un accord intervenu avec les patrons, obtinrent :
1° La réduction de la journée de travail à 10 heures sans réduction des salaires ;
2° L'augmentation des salaires dans la proportion de 50 p. c. pour les heures supplémentaires ;
3° La suppression des amendes ;
4° Le payement des salaires par quinzaine au lieu d'être mensuel ;
(page 202) 5° La consignation des fonds appartenant aux caisses de secours de chaque usine, en attendant que les tribunaux décident de leur administration future.
Le succès obtenu par la grève des mécaniciens fit une grande impression sur l'esprit des ouvriers de toutes les professions.
A Bruxelles surtout le mouvement fut très intense. Les cigariers luttèrent pendant dix mois pour améliorer leur sort et pour refuser comme aide l'emploi de jeunes enfants. On employait, en effet, dans certaines fabriques de cigares de la capitale, des enfants de six et sept ans ! L'opinion publique fut très favorable aux grévistes cigariers et ceux-ci, dans une certaine mesure, obtinrent satisfaction.
Puis, tour à tour, les ébénistes, les menuisiers, les teinturiers, les bronziers, les cordonniers, les marbriers, les forgerons, les serruriers, les ajusteurs, les maroquiniers, les peintres en voiture, les teinturiers en peaux se mirent en grève et les travailleurs de la plupart de ces professions réussirent à conquérir une amélioration de leurs conditions de travail.
Au mois de janvier 1872, une grève de houilleurs éclata au pays de Charleroi. Pour la première fois, les mineurs avaient élaboré le cahier de leurs réclamations et l'avaient soumis aux directeurs des charbonnages. Jusque-là, non organisés, ils avaient l'habitude de quitter le travail sans prévenir leurs patrons, sans leur faire part de leurs griefs, de leurs désirs. Et la grève ainsi déclarée, sans but précis, sans organisation, sans discussion préalable, vraie grève de protestation et de désespoir, dégénérait rapidement en émeute, surtout à cause de l'attitude du gouvernement qui s'empressait, aux premières nouvelles d'une cessation de travail, d'envoyer des soldats dans les communes charbonnières, ces soldats étant logés, neuf fois sur dix, au local même des charbonnages et qui semblaient ainsi prendre fait et cause pour les exploitants contre les salariés.
Cette fois, il en fut autrement et cela prouva combien la propagande de l'Internationale avait produit des fruits, combien les « meneurs » avaient réussi à organiser la force ouvrière, à la discipliner et à la rendre consciente et pratique.
Dans leurs lettres aux directeurs-gérants des sociétés (page 203) charbonnières, les ouvriers avaient fixé un délai pour recevoir une réponse, ajoutant que ce délai expiré, ils se mettraient en grève.
Les patrons ne daignèrent point écrire à leurs salariés. Discuter avec leurs ouvriers, leur semblait une chose impossible, folle ! N'étaient-ils pas les maîtres ? et depuis quand des maîtres acceptaient-ils de discuter ! Ils devaient être obéis, sans plus !
Le lendemain du jour fixé pour la déclaration de la grève, 25,000 à 30,000 ouvriers avaient cessé le travail.
Le calme était complet partout, mais le gouvernement, envoya néanmoins de la troupe dans les différentes communes du bassin de Charleroi et cela malgré la protestation d'un grand nombre de bourgmestres, qui semblaient redouter des troubles par suite de la présence des soldats.
La grève échoua. Après dix jours de lutte, de nombreuses défections se produisirent parmi les grévistes, car les caisses de résistance des mineurs ne contenaient pas assez d'argent pour payer une indemnité aux chômeurs. En présence de ces défections, les assemblées de grévistes décidèrent de cesser la lutte et de reprendre le travail.
Cette grève formidable fut d'un calme parfait : il n'y eut pas une seule personne arrêtée, ce qui étonna tout le monde !
Les années qui suivirent furent très prospères, surtout dans l'industrie houillère. Le salaire annuel moyen des ouvriers mineurs monta de 800 francs en moyenne pour la période de 1860 à 1870, à 1,047 francs en 1872, 1,353 francs en 1873, et pour les trois années suivantes respectivement à 1,184, 1,163 et 1,031 francs, Mieux payés, les ouvriers redevinrent insouciants. Ils abandonnèrent leurs organisations, sans penser aux mauvais jours qui pouvaient suivre. Les associations désertées peu à peu tombèrent ou n'eurent plus que quelques douzaines de membres sur des milliers d'ouvriers.
Le même phénomène se produisit dans les autres centres industriels et dans les villes. De son côté, la réaction politique en Europe avait repris le dessus. Les meilleurs soldats de l'idée, les propagandistes les plus courageux abandonnèrent la lutte et, alors qu'en 1868 et 1869 on organisait chaque dimanche des meetings par douzaines, c'est à peine si l'on en annonçait encore un ou deux !
(page 204) Et pour mettre le comble à cette débandade, pour accentuer l'inaction et le désarroi, les chefs de l'Internationale se divisèrent ; deux camps s'étaient formés qui se déchiraient à belles dents dans les congrès internationaux et dans la presse ouvrière !
Pour terminer ce chapitre, il nous reste à parler des congrès généraux de l'Internationale, des principes qui y prévalurent et du rôle qu'y tinrent les internationalistes belges.
Au moment de la fondation de l'Internationale, la grande famille socialiste était désunie, divisée en plusieurs écoles rivales.
En France, les plus intelligents étaient mutuellistes ou proudhonniens. Ils se contentaient de demi-mesures, de réformes très terre-à-terre, dans les rapports du travail et du capital.
En Angleterre, le trade-unionisme, appelé aujourd'hui en Europe le syndicalisme, était très en vogue. Par leur organisation corporative, les travailleurs anglais avaient réussi à améliorer les conditions du travail du « quatrième-état », par des réductions de la durée du travail journalier et par l'obtention de salaires plus élevés. Du cinquième état, c'est-à-dire des ouvriers non qualifiés, on ne s'occupait guère alors, dans l'organisation trade-unioniste de la Grande Bretagne.
En Allemagne, le peuple ouvrier était pauvre et maltraité. Il manquait aussi d'organisation. Ferdinand Lassalle, en 1862, poursuivait l'organisation des ouvriers allemands et formulait son programme. Avec Marx et l'élite intellectuelle, la doctrine communiste pénétrait peu à peu dans les esprits. Le Capital de Marx donna des armes aux adversaires du régime capitaliste et leur permit de formuler une doctrine sociale plus nette que celle en honneur chez les socialistes de France.
En Belgique, à la même époque, il n'y avait guère d'unité de pensée dans la petite famille socialiste. L'élite des ouvriers, réunis dans les associations de métiers, réclamait quelques réformes anodines : suppression de l'article 1781 du code civil, suppression des articles du code pénal interdisant les coalitions, réforme des conseils des prud'hommes, etc., etc.
Quant aux socialistes, leurs idées manquaient de netteté. Chez beaucoup - s'il est permis d'employer ce terme - on en était encore aux idées sentimentales et romantiques de 1848. On sacrifiait beaucoup à la phrase et après avoir lancé des imprécations virulentes contre la vieille société, on croyait avoir tout fait. Les idées socialistes d'alors consistaient en un mélange de démocratie, de républicanisme, de socialisme sentimental et d'athéisme, aussi avaient-elles peu d'écho dans les masses.
La propagande d'ailleurs était peu faite pour être à la portée des cerveaux populaires.
Bien des discours devaient être du latin pour la masse, peu instruite et peu au courant de ces idées.
Le seul organe socialiste, La Tribune du Peuple, nous croyons l'avoir déjà dit, était mal fait. De longs articles, des études fort indigestes y étaient insérés par tranches durant des mois et des mois ; dans chaque numéro, une page était consacrée aux enterrements civils et l'on ne disait rien ou presque rien des faits du jour. Telle était la physionomie de ce journal.
On formait une petite chapelle et on se montrait d'une intransigeance excessive. Le suffrage universel, la réforme militaire, la coopération, les pensions de retraite, toutes ces mesures, ces réformes étaient considérées comme de simples palliatifs à peine dignes d'appeler l'attention des travailleurs.
Et cette tendance désolante était accentuée encore par Coulon et Pellering qui, en vieillissant, se montraient de plus en plus révolutionnaires, prédisant la fin prochaine du régime bourgeois, la chute lamentable de la société pourrie et le triomphe de la révolution sociale, qui renverserait l'ancien ordre des choses et établirait en même temps la société idéale de justice et d'égalité !
Tel était l'état des esprits en Belgique au moment de la naissance de l'Internationale.
La grande association devait se réunir chaque année en congrès et dans ceux-ci on devait formuler le programme du prolétariat militant et les moyens d'exécution.
Le Manifeste inaugural de l'Internationale avait indiqué, il est vrai, la tendance générale du programme poursuivi. Il avait affirmé la doctrine de la suppression des classes, qui appartenait en commun à Karl Marx et à Proudhon. L'affirmation du mouvement politique, même subordonné comme moyen, appartenait aux commu¬nistes allemands ; les mutuellistes français (page 207) répudiaient, on le sait, la politique. L'entente internationale des travailleurs, formulée déjà dans le manifeste communiste de 1848, avait pénétré dans les cerveaux et était reconnue par tous les militants comme une nécessité. Enfin, l'affirmation inscrite dans le manifeste du « droit », de la « morale » et de la « justice », y avait été introduite comme une concession faite aux socialistes français.
Il existait donc deux courants d'idées dans l'Internationale et ce dès sa fondation : le communisme allemand et le mutuellisme français. Ces deux courants allaient se rencontrer et s'entrechoquer dans les congrès internationaux, lesquels devaient, en fin de compte, se prononcer en faveur de l'un ou de l'autre.
Il y avait aussi, parmi les socialistes de cette époque, deux tendances, deux manières d'envisager le rôle et l'organisation de l'Internationale.
Les ouvriers français et les anglais, membres des Trades Unions, n'envisageaient l'Internationale que comme puissance organisatrice du mouvement ouvrier, ayant pour but l'amélioration du sort des travailleurs, par l'obtention de salaires plus élevés, d'une durée du travail moins longue, etc., et ayant comme moyen d'exécution la grève organisée internationalement.
D'autres voulaient concentrer dans l'Internationale non seulement le mouvement trade-unioniste, mais encore les partisans des réformes démocratiques et socialistes, par l'organisation de la lutte politique de la classe ouvrière, pour la conquête du pou¬voir, instrument d'émancipation économique.
Le premier congrès de l'Internationale devait avoir lieu à Bruxelles, en 1865. II fut remplacé par une conférence administrative, qui se tint à Londres, le 23 septembre et les quatre jours suivants. Des délégués de France, d'Allemagne, d'Angleterre, de Suisse et de Belgique étaient présents. Ce fut César De Paepe qui représenta la Belgique.
Cette conférence discuta la question de savoir si les femmes seraient admises dans l'Association et aussi les non-ouvriers, ceux qu'on appelait, en 1848, les « travailleurs de la pensée ». Après une longue discussion, il fut décidé que (page 208) chaque section resterait maîtresse, de résoudre ces questions en toute liberté, ce qui était très sage, en somme.
Le 3 septembre 1866, dans une salle de la brasserie Treiber, à Genève, s'ouvrit le premier congrès de l'Internationale. Cinquante-quatre délégués, suisses, français, anglais et allemands, y assistèrent. La Belgique n'avait pas envoyé de représentant.
Les questions suivantes figuraient à l'ordre du jour de cette grande assemblée :
1° Organisation de l'Association internationale, son but, ses moyens d'action ;
2° Les sociétés ouvrières, leur passé, leur présent, leur avenir ; du chômage, des grèves, moyens d'y remédier ; de l'enseignement primaire et professionnel ;
3° Du travail des femmes et des enfants dans les fabriques, au point de vue moral et sanitaire ;
4° Réduction des heures du travail, but, portée, conséquences morales ; de l'obligation du travail pour tous ;
5° L'association ; son principe, ses applications ; la coopération distinguée de l'association propre ;
6° Des relations du capital et du travail. Concurrence étrangère ; traités de commerce ;
7° Impôts directs et indirects ;
8° Institutions internationales : crédit mutuel, papier-monnaie, poids, mesures, monnaies et langues ;
9° De la nécessité d'anéantir l'influence russe en Europe par l'application du principe du droit des peuples de disposer d'eux-mêmes et la reconstitution d'une Pologne sur des bases démocratiques et sociales ;
10° Des armées permanentes dans leurs rapports avec la production ;
11° Des idées religieuses, leur influence sur le mouvement social, politique et intellectuel ;
12° Etablissement d'une société de secours mutuels. Appui moral et matériel accordé aux orphelins de l'Association.
(page 209) Le président de la section de Genève prononça le discours d'ouverture :
« Le voilà donc arrivé, dit-il, ce jour où les ouvriers vont, à la face de l'Europe, s'occuper des questions qui les intéressent ! Trop longtemps nous avons souffert de notre isolement et de la division de nos forces : l'association que nous avons formée nous donnera la puissance nécessaire pour améliorer enfin les conditions du travail, et, à l'exemple du grand citoyen Lincoln qui a détruit l'esclavage des nègres, détruira sur le vieux continent, et dans le monde entier, l'esclavage des blancs.
« Les ouvriers n'ont eu jusqu'ici en partage que les misères et les fatigues, et cela parce qu'ils sont restés dans l'ignorance, parce qu'ils ont laissé à d'autres le soin de discuter et de décider de leurs intérêts et qu'ils ont négligé de s'en occuper eux-mêmes. Le 3 septembre 1866 sera donc une date mémorable dans l'histoire... »
Ce congrès eut un grand retentissement, bien que ses discussions eurent un caractère plutôt pratique ou peut-être à cause de cela. Dans ses séances administratives et privées, il discuta les statuts de l'Internationale et c'est dans des réunions publiques que les questions mises à l'ordre du jour furent examinées. Toutes, on l'a vu plus haut, avaient pour but l'amélioration du sort des travailleurs.
Le second congrès général eut lieu à Lausanne, en septembre 1867. Soixante-trois délégués étaient présents anglais, français, italiens, suisses, allemands et un belge : César De Paepe, qui y joua un rôle important.
La discussion s'engagea sur un programme assez étendu.
La première question était libellée « recherche des moyens pratiques de faire de l'Association internationale un centre commun d'action pour la classe ouvrière dans la lutte qu'elle soutenait contre le capital. »
Puis vinrent les questions relatives au crédit populaire, aux assurances, au chômage, au rôle des machines, aux heures de travail, au rôle de l'homme et de la femme dans la société, à l'éducation et à l'enseignement ; la définition et le rôle de l'Etat, les services publics ; les libertés politiques, etc., etc.
(page 210) Une autre question, plus importante au point de vue général, était ainsi formulée : « Les efforts tentés aujourd'hui par les associations pour l'émancipation du quatrième état (classe ouvrière) ne peuvent-elles pas avoir pour résultat la création d'un cinquième état plus misérable encore ? »
Deux rapporteurs furent désignés pour s'occuper de cette question : le délégué français Chemali et le belge C. De Paepe.
Celui-ci déclara qu'il n'y avait qu'un moyen d'éviter la création d'un cinquième état de misérables, c'était de poursuivre l'entrée du sol à la propriété collective de la société et l'abolition de l'héritage à certains degrés.
Les rapports et les projets de résolution donnèrent lieu à une longue et brillante discussion, dans laquelle on vit aux prises, d'une part les Anglais, les Allemands et les Belges, partisans des idées communistes et, d'autre part, les Français et les Italiens, défenseurs de la liberté et de la propriété individuelles.
L'accord ne put se faire entre les deux tendances ; mais dans un esprit de conciliation, il fut décidé de ne point trancher la question et de réserver la discussion à fond du problème de la propriété, au congrès suivant.
Le congrès de Lausanne de 1867 mit en évidence le jeune César De Paepe, qui avait alors 25 ans, et dès ce moment l'influence belge fut très grande dans les congrès de l'Internationale.
De Paepe était le cerveau du socialisme belge à cette époque. Il s'était formé à la lecture des auteurs socialistes français. Il suffit de suivre pas à pas son œuvre, œuvre qui consiste principalement en articles de journaux et en rapports faits à l'occasion de congrès, pour voir les étapes parcourues par son esprit.
D'abord, De Paepe fut un socialiste sentimental à la manière de 1848. Quelques années plus tard, il lit Proudhon et sa pensée s'imprègne fortement des idées du grand socialiste français. Ses articles datant de cette époque (1864-1865), sont remplis d'idées proudhoniennes et même des expressions de l'auteur des Contradictions économiques.
(page 211) Puis De Paepe se mit à étudier l'œuvre de Colins et il fut bientôt converti au système collectiviste partiel de celui-ci, en ce qui concerne la propriété foncière. Mais il était logique, et alors que Colins ne réclame l'entrée à la propriété collective que de la terre, il y ajoute le sous-sol et les instruments de production. La formule « collectiviste » constitue en quelque sorte une transaction entre le communisme intégral et l'individualisme pur.
Au congrès de Lausanne, De Paepe s'exprima comme suit :
« Que le prolétariat se convainque bien de cette idée, que la transformation sociale ne pourra s'opérer d'une manière radicale et définitive, que par des moyens agissant sur l'ensemble de la société et conformes à la réciprocité et à la justice.
« Nous ne pouvons pas trancher ici la question de savoir quelles sont ces mesures d'ensemble qui nous paraissent si nécessaires ; mais nous croyons pouvoir indiquer, comme dignes d'être mis à l'étude par nous, certains moyens de réforme générale proposés par divers socialistes : la transformation de la Banque Nationale en Banque de crédit gratuit ; l'entrée du sol à la propriété collective de la société ; l'abolition des héritages ab intestat certains degrés de parenté ; l'impôt sur les successions en ligne directe. »
Le Congrès suivant se tint à Bruxelles, en septembre 1868. Il réunit plus de cent délégués : Anglais, Allemands, Français, Suisses, Italiens et Belges. Ces derniers furent au nombre de 56, savoir :
Eugène Hins, professeur, Bruxelles ;
Désiré Brismée, imprimeur, Bruxelles ;
Tique, peintre en bâtiment, Bruxelles ;
Lepourque, houilleur, Seraing ;
Modeste, houilleur, Marchienne ;
Embyse, houilleur, Monceau-sur-Sambre ;
Maljean, houilleur, Charleroi ;
Maréchal, bijoutier, Liége ;
Alfred Herman, sculpteur, Montegnée ;
Louis, tailleur, Oubois ;
(page 212) Romain, houilleur, Montigny-sur-Sambre ;
Elsbach, professeur, Bruxelles ;
C. De Paepe, typographe, Bruxelles ;
Vanschaflingen, lainier, Gand ;
Potelsberg, tailleur, Gand ;
Vandenberghe, typographe, Bruges ;
Serane, tisserand, Gand ;
Eberhard, tailleur, Bruxelles ;
Dubois, verrier, Dampremy ;
Tricot, houilleur, Gilly ;
Paulus, houilleur, Chatelineau ;
Coenen, cordonnier, Anvers ;
Labaer, graveur, Anvers ;
Spehl, horloger, Bruxelles ;
Herremans, menuisier, Bruxelles ;
Bredenhorst, menuisier, Bruxelles ;
Cammaert, cordonnier, Bruxelles ;
Maetens, teinturier, Bruxelles ;
Maes, passementier, Bruxelles ;
Standaert, gantier, Bruxelles ;
Saillant, conférencier, Bruxelles ;
Tordeur, typographe, Bruxelles ;
Planson, marbrier, Bruxelles ;
Fontaine, journaliste, Bruxelles ;
Pellering, cordonnier, Bruxelles ;
Voglet, musicien, Bruxelles ;
Frère, houilleur, Jumet ;
Swolfs, houilleur, Jumet ;
Leclercq, tisserand, Pépinster ;
Lallemand, tisserand, Ensival ;
Devarewaere, houilleur, Marchienne
Steens, voyag. de commerce, Bruxelles ;
Granshoff, négociant, Bruxelles ;
Verrycken, boulanger, Bruxelles ;
Coulon, tailleur, Bruxelles ;
Verhegen, mécanicien, Bruxelles ;
Larondelle, tisserand, Verviers ;
(page 213) Fluse, tisserand, Verviers ;
Debrouck, tisserand, Dison ;
Teirlinck, instituteur, Gand ;
Englebert, géomètre, Perwez ;
Dethier, mécanicien, Gilly ;
Morizot, houilleur, Gilly ;
Bastin, verrier, Jumet ;
Marenne, cultivateur, Warmifontaine ;
Henry, cultivateur, Pattignies.
Il s'en fallut de peu que ce Congrès fût interdit par le gouvernement. Dans sa séance du 15 mai 1868, alors que la Chambre discutait la loi sur les étrangers, il fut un moment question du Congrès que l'Internationale avait annoncé. M. Bara, ministre de la justice, questionné à ce sujet, déclara « L'Internationale se propose de tenir un Congrès au mois de septembre... Je ne le permettrai pas ! »
Le journal satirique illustré La Cigale prit texte de ces paroles pour représenter le ministre de la justice en Don Quichotte moderne, dessin qui eut un grand succès.
Un grand nombre de questions étaient inscrites à l'ordre du jour : la guerre, les grèves, les machines, l'instruction, le crédit, la réduction des heures de travail, la coopération et la propriété.
Le retentissement de ce congrès fut énorme. Parmi les auditeurs, on remarqua le célèbre révolutionnaire Blanqui et un de ses jeunes amis, Gustave Tridon, puis André Godin, le fondateur de Familistère de Guise et Henri Rochefort, alors réfugié à Bruxelles.
Les séances administratives avaient lieu le matin, de 9 heures à midi, au Cygne Grand'Place. Le soir, de 7 à 11 heures, au Théâtre National du Cirque (Alhambra actuel), se tenaient les séances publiques. J'assistai à plusieurs de ces séances avec mon père et j'ai gardé le souvenir de cette assemblée où des hommes venus de loin faisaient des discours, les uns en français, les autres en allemand ou en anglais. J'avais 12 ans et demi et l'impression de cette grande salle et de ces orateurs se succédant à la tribune m'est restée profonde dans l'esprit.
Le journal quotidien Le Peuple belge, sous la direction de (page 214) M. Mulders, donna en supplément un compte rendu journalier très complet du congrès.
Ce fut surtout sur la sixième question à l'ordre du jour : « Le sol arable, les forêts, les mines, les houillères, les canaux, les routes, les chemins de fer, doivent-ils, dans la société future, être propriété individuelle ou propriété collective ? » que se livra la grande bataille entre les mutuellistes et les communistes.
César De Paepe, dans un long et magistral rapport, rencontra toutes les objections des mutuellistes français et, après avoir démontré que la propriété foncière ne peut être légitimée dans son principe, conclut à ce que le domaine éminent sur le sol, doit être attribué à la société entière sous la gestion, soit de l'Etat, soit de la Commune ; puis que la concession du sol devait être donnée aux diverses associations agricoles, en assurant à ces associations le droit au produit de leur travail et le droit a la plus-value qu'elles auront incorporée au sol, mais moyennant certaines garanties données à la société, par exemple des garanties relatives au mode de culture, au prix de vente des produits, etc., etc.
Ce fut Tolain qui tenta, au nom de la minorité, de réfuter l'argumentation de De Paepe. Tout en défendant la propriété individuelle, il reconnut que la propriété actuelle est privilégiée et oppressive, mais il refusa de se rallier à la propriété collective, et ce au nom de la liberté ; seul, les services publics tels que canaux, mines, chemins de fer, pouvaient, selon lui, appartenir à la collectivité.
Pellering, Coulon et Coenen, délégués belges, Eccarius et Lessner, de Londres, défendirent la propriété collective combattue avec acharnement par Longuet et Murat, délégués français, qui tentèrent d'empêcher le vote de résolutions qu'ils réprouvaient, en proposant l'ajournement de la discussion.
César De Paepe répliqua et montra l'illogisme de ses adversaires qui, admettant la propriété collective pour les chemins de fer, les routes ou les canaux, voulaient agir différemment avec la mine ou « champ du dessous », et avec le champ proprement dit, qui n'est qu'une mine à la surface du sol, mine d'où l'on extrait des végétaux au lieu d'en extraire des pierres, du marbre, des (page 215) minerais, du charbon. Le sol comme le sous-sol étant donné gratuitement à l'humanité par la nature, la propriété doit en appartenir à l'humanité tout entière.
Le congrès se rallia à la doctrine défendue par De Paepe et déclara que les carrières, les mines, les chemins de fer, les forêts, le sol arable, devaient rentrer à la collectivité.
Ces conclusions furent votées par 30 voix contre 4. Quinze délégués s'abstinrent.
Néanmoins, pour faire droit aux mutuellistes, le congrès décida d'inscrire encore la question de la propriété à l'ordre du jour du prochain congrès qui devait se tenir à Bâle, l'année suivante.
En un an, César De Paepe avait imposé ses idées au prolétariat des deux mondes et le collectivisme faisait désormais partie du programme socialiste.
Les résolutions du Congrès de Bruxelles furent vivement combattues dans la presse socialiste et donnèrent lieu à une remarquable polémique entre De Paepe d'une part, et H.. Denis, Victor Arnould et Guillaume De Greef, d'autre part, dans les journaux L'Internationale et La Liberté.
A propos de cette discussion académique, Guillaume De Greef rendit plus tard justice à César De Paepe, en déclarant qu'ils avaient été battus par l'ouvrier typographe qui avait marqué, d'une empreinte ineffaçable, la constitution actuelle de la classe ouvrière et imprimé à son évolution future une direction à la fois idéale et positive dont chacun devra tenir compte.
Le Congrès de Bâle (septembre 1869) réunit 84 délégués dont 26 Français et 5 Belges : Hins, était délégué par le Conseil général belge, Robin, représentait la Fédération liégeoise, Bastin, de Verviers, Brismée, de Bruxelles et César De Paepe délégué de la Fédération de Charleroi.
Furent soumises aux discussions du Congrès les questions (page 216) suivantes :
1° La propriété foncière ;
2° Le droit d'héritage ;
3° Le crédit mutuel. Jusqu'à quel point la classe ouvrière peut-elle utiliser le crédit pour son émancipation immédiate ?
4° L'instruction intégrale ;
5° L'action des sociétés de résistance sur l'émancipation des travailleurs.
De Paepe, au nom de la section bruxelloise de l'Internationale, fit un nouveau rapport sur la propriété foncière.
Ce rapport fut publié dans le journal L'Internationale (numéro du 5 septembre 1869 et numéros suivants) et dans le compte rendu officiel du Congrès de Bâle.
Les extraits qui vont suivre donneront une idée exacte de cet important travail :
«... De toutes ces considérations, disait De Paepe, nous pouvons conclure, qu'au point de vue de l'ordre nouveau vers lequel nous marchons, il faut réclamer l'entrée du sol à la propriété collective de la société, pour ne laisser aux individus ou aux associations particulières, que la simple occupation du sol, moyennant un double contrat qui garantisse à la fois les droits de la société et les droits du cultivateur.
« Nous réclamons donc pour la société la propreté collective du sol, mais la propriété relative, la propriété conditionnelle, la propriété doublement limitée par des garanties pour les générations futures et par des garanties pour les occupants contemporains.
« Parmi les garanties nécessaires aux cultivateurs, nous croyons devoir mentionner les suivantes, car, après avoir traité si largement des droits de la collectivité, il n'est que juste de chercher à fixer également les droits des particuliers ;
« 1° Le droit à la propriété des récoltes et en général des fruits du sol, sauf à échanger ces produits conformément à la loi de l'égal-échange qui serait appliquée de même aux produits de l'industrie proprement dite. Nous avons déjà vu la distinction fondamentale entre la propriété foncière et la propriété des produits du travail personnel, nous n'avons pas à y revenir ;
(page 217) « 2° Le droit à la plus-value, au remboursement des avances faites en travail, en engrais, etc., et qui ont amélioré la terre. Inutile encore de revenir là-dessus ;
« 3° Le droit de choisir, dans les limites convenues, leur genre et leur mode de culture. Après avoir garanti les intérêts généraux par la division du sol en forêts, prairies, terres arables, (page 218) etc., etc., on ne peut avoir évidemment de meilleur juge que le cultivateur lui-même, pour savoir si tel terrain convient mieux à telles sortes de céréales, ou de légumes, ou de fruits quelconques. Au surplus, sans cela le cultivateur serait à tout moment gêné dans ses allures, ce ne serait plus un homme libre et responsable, mais un véritable esclave, tombé plus bas que ses ancêtres, les serfs de la glèbe ;
« 4° La certitude d'occuper la terre pendant un laps de temps assez long ;
« 5° La faculté de résilier le bail lorsque leurs intérêts l'exigent. En effet, on ne peut raisonnablement obliger un particulier ou les membres d'une association agricole, à poursuivre une exploitation onéreuse, ou à rester dans l'agriculture lorsqu'ils veulent entrer dans une autre carrière. En présence des baux à long terme, surtout des baux à vie, ce droit de résiliation est inévitable. »
Mais il restait à indiquer les voies et moyens pour réaliser ce programme.
De Paepe indiqua les moyens de réalisation que voici :
« 1° Le rachat successif des terres, proposé par Louis Blanc, dès 1845, dans son Organisation du travail ; les premiers rachats se feraient au moyen du budget ; puis le fermage des premières terres acquises par la société servirait à racheter successivement les autres ;
« 2° Le fermage considéré, à partir d'une époque à fixer, comme remboursement par annuité, mesure proposée en 1848 par Proudhon, dans son Idée générale de la Révolution au XIXe siècle ;
« 3° L'entrée à la propriété collective de toute succession ab intestat sans héritiers directs ; un impôt de 25 p.c. sur toute succession testamentaire, et déclaration que le sol, une fois entré à la propriété collective, est inaliénable ; mesures proposées, peu après 1848, par Colins, De Potter et Ramon de la Sagra...»
Parlant de l'antagonisme des classes, qui pousse les ouvriers à s'organiser pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts, De Paepe disait que peu à peu les organisations ouvrières formeraient un Etat dans l'Etat et que nécessairement ils (page 219) deviendraient les maîtres de l'Etat politique actuel. Si les classes possédantes ne veulent point accepter les mesures transactionnelles (rachat, etc.), il faudra bien, dit-il, procéder par voie d'expropriation ou de liquidation forcée, et l'Etat pourrait bien faire quelques petites déclarations dans le genre de celles-ci :
« 1° La propriété foncière individuelle est abolie ; le sol appartient à la collectivité sociale ; il est inaliénable ;
« 2° Les cultivateurs fermiers payeront dorénavant à l'Etat la rente qu'ils payaient ci-devant au propriétaire ; cette rente tiendra lieu d'impôt et servira au payement de services publics, tels qu'instruction, assurances, etc. ;
« 3° Comme mesure de transition, il est admis que les petits propriétaires, qui exploitent leur terre par leur travail personnel, pourront rester leur vie durant possesseurs de cette terre sans pavement de fermage ; à leur décès, l'impôt foncier de leur terre sera majoré jusqu'au prorata de la rente des autres terres de même valeur, et sera par conséquent transformé en rente foncière ; dès lors l'impôt foncier sera aboli pour ces terres, comme il l'est dès ce jour pour celles qui payent la rente ;
« 4° Les baux seront à vie pour les cultivateurs individuels ; ils seront d'un terme de … pour les associations agricoles (un terme plus élevé que la moyenne de la vie) ;
« 5° Les baux sont néanmoins résiliables par les individus ou par les associations agricoles, pour les causes déterminées, d'utilité particulière ;
« 6° Les baux sont personnels ; la sous-location est interdite ;
« 7° Le sol est évalué au commencement et à la fin de chaque bail. Si, à la fin du bail, il y a plus-value, la société paye, s'il y a moins-value, l'héritage paye ; et si l'héritage n'a rien, la société perd ;
« 8° Afin de pousser à l'association dans l'agriculture, les associations agricoles auront la préférence pour la location de la terre ; après les associations, cette préférence existera encore pour les enfants de l'occupant décédé qui auraient travaillé avec leur père ;
(page 220) « 9° Afin de simplifier la gestion du domaine foncier, l'administration en sera confiée, dans chaque commune, au conseil communal (ou municipalité) choisi directement par tous les habitants majeurs de la commune ; ce conseil pourvoira en particulier à la réunion des parcelles et à la délimitation des possessions, de façon à arrêter le morcellement ;
« 10° L'Etat, de concert avec les commissions agricoles nommées par les agriculteurs, s'occupera des grands travaux de défrichements, de reboisements, de dessèchements et d'irrigations. Il s'entendra avec les compagnies de travailleurs ruraux, qui pourraient se constituer pour effectuer ces grands travaux d'ensemble.
« Que le prolétariat organisé et triomphant prenne ces dispositions, dit De Paepe, en terminant, qu'il y apporte toutes les modifications que les circonstances nécessiteront, qu'il y introduise successivement toutes les améliorations que la pratique indiquera, et la révolution agraire sera opérée, la propriété foncière sera constituée conformément à la Justice. »
La discussion sur la question de la propriété fut à la fois très vive et très mouvementée. La plupart des délégués français, Tolain en tête, se déclarèrent les adversaires irréductibles de l'appropriation collective de la terre, mais finalement la thèse brillamment soutenue par De Paepe, triompha par le vote des résolutions suivantes :
1° Le Congrès déclare que la société a le droit d'abolir la propriété individuelle du sol et de faire entrer le sol à la communauté ;
2° Il déclare encore qu'il y a nécessité de faire entrer le sol à la propriété collective.
Le vote sur le paragraphe premier donna les résultats suivants : Votants 71 : 54 oui, 4 non, 13 abstentions.
Sur le paragraphe 2, il y eut 53 oui, 8 non et 10 abstentions.
La victoire des collectivistes était complète et définitive. César De Paepe l'emportait à une majorité écrasante.
Le délégué belge, Eugène Hins, qui au Congrès de Bruxelles s'était prononcé dans le sens individualiste, vint faire amende honorable et se rallia à la doctrine collectiviste.
(page 221) La deuxième question à l'ordre du jour du Congrès de Bâle concernait le droit d'héritage et donna lieu à une belle joute oratoire. Brismée, rapporteur de la Commission, concluait à ce que le Congrès reconnût que le droit d'héritage devait être complètement et radicalement aboli, et que cette abolition était une des conditions indispensables de l'affranchissement du travail.
Toutefois, cette proposition ne recueillit que 32 voix favorables, contre 23 non et 13 abstentions ; et parmi ces dernières, celle de De Paepe, qui déclara qu'en votant l'entrée du sol à la propriété collective, l'abolition des prélèvements capitalistes, la mise en possession des instruments du travail aux mains des travailleurs, l'instruction intégrale donnée à tous, les collectivistes réclamaient une chose inutile et superflue en demandant l'abolition de l'héritage. Il concluait par ces mots : « Comme principe permanent et définitif, l'abolition de l'hérédité n'est pas utile ; comme moyen de liquidation sociale, elle n'est pas probable, car tout porte à croire que le prolétariat, sûr de la force de son droit et usant de sa force, aura recours au grand argument du roi Frédéric vis-à-vis du meunier de Sans-Souci :
« Sais-tu que sans payer je pourrais bien le prendre ? »
*
Le congrès suivant, fixé au mois de septembre 1870, devait avoir lieu à Paris. Mais à cause de la situation faite à l'Internationale, après les deux procès intentés à la Section parisienne, la ville de Mayence fut choisie. L'ordre du jour avait déjà été arrêt » quand la guerre éclata entre la France et la Prusse.
Le congrès fut forcément ajourné.
(page 222) En 1871, après la chute de la Commune et la réaction qui venait de reprendre le dessus en Europe, il n'y eut pas non plus de congrès, mais celui-ci fut remplacé par une Conférence qui se tint à Londres, du 19 au 23 septembre.
Cette Conférence prit un grand nombre de résolutions.
Elle s'occupa de régler la composition du Conseil général, auquel on reprochait de s'adjoindre un trop grand nombre de membres appartenant à une seule nationalité. D'autres questions administratives furent réglées : dénomination à donner aux conseils nationaux ou régionaux, sections, branches, etc., la cotisation fixée à 10 centimes par an pour le Conseil général, la formation de sections de femmes, la statistique générale de la classe ouvrière, les rapports internationaux entre les sociétés de résistance, les productions agricoles, l'action politique de la classe ouvrière, etc. ( Le texte de ces résolutions fut reproduit dans le journal l'Internationale, du 26 novembre 1871, et comporte quatre colonnes et demie !)
En ce qui concerne ce dernier point, la conférence de Londres, après avoir rappelé les considérants des statuts généraux, l'adresse inaugurale de l'Association, les résolutions du Congrès de Lausanne, etc., déclarait en outre :
« ... En présence d'une réaction sans frein, qui étouffe violemment tout effort d'émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale la distinction des classes et la domination politique des classes possédantes qui en résulte ;
« Considérant en outre :
« Que contre ce pouvoir collectif des classes possédantes, le Prolétariat ne peut agir comme classe, qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes ;
« Que cette constitution du Prolétariat, en parti politique, est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l'abolition des classes ;
« Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques, doit aussi servir de levier aux mains de (page 223) cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs ;
« La conférence rappelle aux membres de l'Internationale :
« Que dans l'état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis. »
Cette résolution fut vivement discutée, et c'est sur le principe fondamental qu'elle établit, c'est-à-dire la nécessité de l'action politique de la classe ouvrière pour la conquête du pouvoir, que s'engagera la lutte au Congrès de La Haye, au mois de septembre 1872.
Au moment où se réunissait ce dernier Congrès, voyons quelle était la situation faite à l'Association internationale des travailleurs.
En France, une loi venait d'être votée, punissant de deux années de prison tout affilié de l'Internationale.
En Allemagne, même situation : Bebel et Liebknecht étaient détenus dans une forteresse, pour avoir affirmé leurs principes internationalistes et pour avoir condamné la guerre contre la France.
En Italie et en Espagne, les réunions ouvrières étaient interdites et les Congrès dispersés par la police.
En Suède, de nombreuses arrestations avaient été faites. Les journaux socialistes avaient été mis en demeure de suspendre leur publication. Même situation au Danemark.
C'est, dans ces conditions, que s'ouvrit le Congrès de La Haye.
Dans son rapport au Congrès, le Conseil général relata tout d'abord les principaux faits qui s'étaient produits depuis le Congrès de Bâle, en 1869. Après avoir rappelé les persécutions dont les membres de l'Internationale étaient l'objet dans plusieurs pays, le rapport ajoutait :
« Mais toutes les violences des gouvernements européens disparurent devant la guerre déchaînée contre nous par la presse, la grande calomniatrice des deux mondes !
(page 224) « Histoires apocryphes, mystères de l'Internationale, fabrication impudente de documents publics et de lettres particulières, télégrammes à effet se multipliaient ; tous les égouts de la presse vénale et comme il faut furent lâchés à la fois pour noyer dans un déluge d'infamie l'ennemi exécré. Ce qui fait de cette guerre de calomnie une chose nouvelle, sans précédent dans l'histoire, c'est le champ vraiment international qu'elle a embrassé. »
Est-il besoin de dire que, dans ce concert européen de la calomnie, la presse belge joua un très grand rôle ?
La plupart des pays était représentés au Congrès de La Haye y compris la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, mais la plupart de ces nations avaient pour délégués des réfugiés français, des proscrits de la Commune.
La Belgique y avait sept délégués Brismée, de Bruxelles, Coenen, d'Anvers ; Eberhard, délégué de diverses sociétés de métiers de Bruxelles ; Fluse, de Verviers ; Alfred Herman, de Liége ; P. Splingard, de Charleroi ; Van den Abeele, de Gand.
Deux courants d'idées se partageaient alors l'Internationale.
Les uns pensaient que l'Association devait être organisée hiérarchiquement, comme l'Etat politique, ayant une tête : le Conseil général, dirigeant chacun des groupes épars. Ils voulaient que les partis socialistes s'organisassent en partis politiques et conquissent l'Etat pour substituer un gouvernement populaire, le « Volkstaat » des socialistes allemands, au gouvernement bourgeois existant.
C'était, comme on le fit observer au Congrès de La Haye, reprendre le programme des communistes allemands de 1848.
Les autres, au contraire, soutenaient, avec le Russe Michel Bakounine, qui développa ses idées dans un almanach du peuple pour 1872, imprimé en Suisse et qui fut très répandu en Belgique (Par Laurent Verrycken, notamment, qui était devenu libraire et marchand de journaux), que l'Internationale n'aurait point de sens si elle ne tendait invinciblement à l'abolition de l'Etat et qu'il ne fallait organiser les masses ouvrières qu'en vue de cette destruction.
(page 225) Ces derniers voulaient organiser la classe des travailleurs en groupant les différents corps de métier, d'abord localement, puis fédérativement ou nationalement, puis internationalement, en laissant à chaque groupe naturel son autonomie propre.
Les premiers étaient baptisés « autoritaires étatistes » par les seconds, qui s'appelaient « autonomistes », pour ne pas dire « anarchistes ».
Le Mirabeau, organe socialiste de Verviers, qui subissait alors l'influence de l'ancien étudiant Victor Dave, qui collaborait également à la Liberté, écrivait au sujet de ces deux tendances :
«... Et quand l'Internationale sera partout ainsi organisée, le parti ouvrier politique-autoritaire ne sera de nulle utilité pour abolir l'Etat, car ainsi que l'observe judicieusement Proudhon, un gouvernement de réaction, à force de vouloir sauver la société de la Révolution, intéresse à cette Révolution la société tout entière. Le groupement du prolétariat réalisé, c'en sera fait de l'Etat, et comme nous ne voulons pas le remplacer par un autre, même populaire, nous n'avons que faire de la formation d'une armée ouvrière qui aurait pour but de conquérir le pouvoir politique. La mission du prolétariat est au contraire de dissoudre l'Etat dans l'organisation industrielle. »
Deux grandes questions figuraient à l'ordre du jour :
1° Extension des pouvoirs du conseil général et augmentation de ses attributions ;
2° Consécration, par un vote, de la résolution prise à la conférence de Londres en 1871, recommandant l'action politique des classes ouvrières.
Les Belges combattirent non seulement l'extension des pouvoirs à donner au Conseil général, muais demandaient au contraire la suppression de ce Conseil. Pour ce qui regardait l'action politique de la classe ouvrière, les délégués belges déclaraient en être les adversaires résolus.
Au début de l'Internationale, cependant, les propagandistes belges revendiquèrent les réformes politiques en même temps que la réforme sociale.
Comment avaient-ils changé d'attitude ?
(page 226) L'influence des hommes de La Liberté n'a certes pas été étrangère à cette tactique nouvelle des socialistes belges. Les principaux rédacteurs de ce journal, V. Arnould, Guillaume De Greef et Hector Denis étaient surtout des disciples de Proudhon qui, on le sait, était anarchiste, c'est-à-dire partisan de la suppression de l'Etat politique. Au mouvement pour la réforme électorale et le suffrage universel, les rédacteurs de la Liberté opposèrent, on l'a vu, ce qu'ils appelèrent la « Représentation du Travail. »
Trois jours furent consacrés par le Congrès à la vérification des pouvoirs de ses membres. Les votes se faisaient par délégué et non par nationalité représentée, comme c'est le cas aujourd'hui dans les Congrès internationaux socialistes. Les adversaires du Conseil général de Londres et de la méthode proposée par lui, l'accusaient d'avoir fabriqué des mandats fictifs, dans le but d'obtenir une majorité en faveur de ses projets.
La vérification des mandats enfin terminée, le Congrès discuta la question de savoir si l'on supprimerait ou non le Conseil général. Les délégués belges étaient partisans de son maintien, mais simplement à titre de centre de correspondances et sans autre pouvoir. Par 30 voix contre 20, le Conseil général fut maintenu et ses pouvoirs renforcés.
Puis vint la discussion concernant l'action politique.
Le Conseil général proposait l'insertion, dans les statuts généraux de l'Internationale, de l'article suivant qui n'était, en définitive, que la reproduction de la résolution IX de la conférence de Londres de 1871 :
« Dans la lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le Prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les autres partis formés par les classes possédantes.
« Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l'abolition des classes.
« La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par les luttes économiques, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs.
(page 227) « Les seigneurs de la terre et du capital se servent toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient donc le grand devoir du prolétariat. »
Cette résolution fut approuvée par la majorité du Congrès. La minorité, dont faisaient partie les Belges, publia alors une déclaration disant, en substance, qu'ils ne voulaient pas de scission au sein de l'Internationale, qu'ils continueraient leurs rapports administratifs avec le Conseil général concernant le payement des cotisations, la correspondance et la statistique du travail, que les fédérations nationales représentées dans la minorité établiraient entre elles des rapports directs et continus, que dans le cas où le Conseil général voudrait s'ingérer dans les affaires intérieures d'une fédération, celles-ci s'engageaient à défendre leur autonomie, enfin, la minorité engageait toutes les fédérations et sections à se préparer, d'ici au Congrès prochain, à faire triompher dans le sein de l'Internationale, comme base de l'organisation du travail, les principes de l'autonomie administrative.
Rappelons aussi qu'il s'était constitué, dans l'Internationale, une Alliance secrète de la démocratie socialiste, ayant pour chef le russe Michel Bakounine. Le Congrès de La Have condamna l'Alliance et exclut ses principaux agents Bakounine et James Guillaume.
Le Conseil général fut transporté à New-York et le siège du Congrès de 1873 fixé en Suisse.
Dans un meeting, tenu à Amsterdam, à l'issue du Congrès de La Have, Karl Marx prit la parole, et parlant de l'œuvre y accomplie, déclarait :
« Le Congrès de La Haye, disait-il, a fait trois choses principales :
« Il a proclamé la nécessité, pour les classes ouvrières, de combattre, sur le terrain politique comme sur le terrain social, la vieille société qui s'écroule et nous nous félicitons de voir entrer désormais dans nos statuts cette résolution du Congrès de Londres. Un groupe s'était formé au milieu de nous, préconisant l'abstention des ouvriers en matière politique.
« Nous avons tenu à dire combien nous considérions ces principes comme dangereux et funestes pour notre cause.
(page 228)« L'ouvrier doit saisir un jour la suprématie politique pour asseoir la nouvelle organisation du travail ; il doit renverser la vieille politique soutenant les vieilles institutions, sous peine, comme les anciens chrétiens, qui l'avaient négligée et dédaignée, de ne voir jamais leur royaume de ce monde.
« Mais nous n'avons point prétendu que pour arriver à ce but les moyens fussent identiques.
« Nous savons la part qu'il faut faire aux institutions, aux mœurs et aux traditions des différentes contrées ; et nous ne nions point qu'il existe des pays comme l'Amérique, l'Angleterre, et si je connaissais mieux vos institutions, j'ajouterais la Hollande, où les travailleurs peuvent arriver à leur but par des moyens pacifiques. Si cela est vrai, nous devons reconnaître aussi que, dans la plupart des pays du continent, c'est la force qui doit être le levier de nos révolutions ; c'est à la force qu'il faudra en appeler pour un temps afin d'établir le règne du travail.
« Le Congrès de La Haye a constitué au Conseil général de nouveaux et plus forts pouvoirs. Au moment, en effet, où les rois se réunissent à Berlin, où, de cette entrevue des puissants représentants de la féodalité et des temps passés, doivent sortir contre nous de nouvelles et plus vives mesures de répression, au moment où la persécution s'organise, le Congrès de La Haye a cru justement qu'il était sage et nécessaire d'augmenter les pouvoirs de son Conseil général et de centraliser, pour la lutte qui va s'engager, une action que l'isolement rendrait impuissante. Et, d'ailleurs, à qui, si ce n'est à nos ennemis, pourrait porter ombrage l'autorité du Conseil général ? »
Sur le transfert à New-York du Conseil général, Marx déclara que l'Amérique, devenant par excellence le monde des travailleurs, par l'émigration annuelle d'un demi-million d'ouvriers, ce choix était fortement justifié.
A peine ce Congrès venait-il de finir ses travaux, que des protestations s'élevèrent contre les décisions prises. Il y en eut à Rouen, à Paris, en Espagne, en Angleterre et en Suisse, au sein (page 229) de la Fédération Jurassienne. Karl Marx fut violemment attaqué, même par le journal L'Internationale, de Bruxelles.
Le Mirabeau, de Verviers, apprécia comme suit la décision du Congrès de La Haye :
« Ce que nous avions prévu est arrivé. Nous sommes allés au Congrès de La Haye, bien décidés à défendre les idées révolutionnaires et anarchistes pour le triomphe desquelles nous (page 230) n'avons cessé de combattre depuis l'origine de notre association. Nous y avons rencontré, marchant avec nous dans la même communion, tous les Belges des autres fédérations, et, avec eux, les Espagnols, les Hollandais, les Suisses, une grande partie des délégués de l'Amérique et de l'Angleterre. »
L'Internationale, de son côté, imprimait :
« En présence des résolutions votées par le Congrès de La Haye, où le contraire des décisions prises dans le dernier Congrès belge a prévalu, les membres du Conseil belge sont instamment priés d'assister à la séance du 21 courant (septembre) à l'effet de s'entendre sur les mesures à prendre. »
Pendant près de trois mois, on discuta la question de l'autonomie des sections et des fédérations dans l'Internationale, et ce en opposition avec la centralisation qui avait prévalu à La Haye. Mais rien ne fut décidé avant le Congrès national qui se tint à Bruxelles, le 25 décembre 1872.
A ce Congrès étaient représentés les groupes de Gand, Anvers, Bruxelles, Charleroi, le Centre, Liége et Verviers.
Glissant fortement sur la pente de l'autonomie, on en arrivait, dans le but de renforcer l'Internationale en Belgique, à proposer la suppression du Conseil général ! Les délégués de Verviers, du Centre et Laurent Verrycken défendirent cette idée. Steens, Brismée, De Paepe et Warnotte, ce dernier de Charleroi, étaient d'un avis diamétralement opposé, il est vrai, et prétendaient qu'un Conseil général était nécessaire pour exécuter les décisions des congrès et comme centre de correspondance.
Finalement, le Congrès adopta l'ordre du jour dont voici le texte :
« Le Congrès belge de l'Association internationale des travailleurs, tenu le 25 et le 26 décembre, à Bruxelles, déclare nulles et non avenues les résolutions enlevées par une majorité factice au Congrès de La Haye, et ne les veut reconnaître, comme étant arbitraires, autoritaires et contraires à l'esprit de l'autonomie et aux principes fédéralistes.
« En conséquence, il procédera immédiatement à l'organisation d'un pacte fédératif et autonome entre les fédérations régionales qui voudront y contribuer, et ne reconnaîtra en aucune (page 231) façon le nouveau Conseil général de New-York, qui lui a été imposé par une majorité subtile et au mépris de tous les principes inscrits dans les statuts généraux. »
Le 26 janvier suivant, le Conseil général de l'Internationale avait déclaré que « toutes les sociétés et personnes qui refusent de reconnaître les résolutions des congrès, ou qui négligent exprès de remplir les devoirs imposés par les statuts et règlements généraux, se placent elles-mêmes en dehors de l'Internationale et cessent d'en faire partie.»
Le 30 mai suivant, le Conseil général compléta cette déclaration par la résolution suivante :
« Vu que le Congrès de la Fédération belge, tenu les 25 et 26 décembre 1872, à Bruxelles, a résolu de déclarer nulles et non avenues les résolutions du 5me Congrès général ;
« Que le Congrès d'une partie de la Fédération espagnole...
« Le Conseil général de l'Association internationale des Travailleurs, conformément aux statuts et règlements administratifs et d'accord avec sa résolution du 26 janvier 1873, déclare :
« Toutes les fédérations régionales ou locales, sections et personnes ayant participé aux congrès et assemblées mentionnés ci-dessous, de Bruxelles, de Cordoue et de Londres, en en reconnaissant les résolutions, se sont placées elles-mêmes en dehors de l'Association internationale des Travailleurs et ont cessé d'en faire partie. »
C'était la débâcle qui commençait !
Déjà les congrès belges voyaient diminuer chaque fois le nombre des délégués qui y prenaient part. L'industrie, de son côté, était en pleine prospérité. Les salaires des houilleurs, en 1873, étaient de 60 pour cent plus élevés qu'en 1869 et les ouvriers, moins malheureux, devenaient plus indifférents. Dès ce moment, on peut dire que l'Internationale entra en agonie en Belgique.
Cependant, un Congrès était convoqué à Genève, pour le mois de septembre 1873.
Vingt-cinq délégués seulement y prirent part : deux pour l'Angleterre, cinq pour l'Espagne, quatre pour l'Italie, cinq pour la France, tous proscrits de la Commune, et le reste pour la Suisse.
(page 232) Cinq délégués y représentaient la Belgique, savoir :
L. Verrycken, élu par le Congrès régional d'Anvers ;
Fidèle Cornet, mécanicien, de la Fédération du Centre ;
Henri Van den Abeele, négociant, délégué d'Anvers ;
L. Manguette, tisserand, délégué de la Fédération verviétoise ;
Victor Dave, journaliste, délégué des mécaniciens de Verviers.
La principale question à l'ordre du jour était la révision des statuts généraux de l'Internationale.
Les statuts anciens établissaient un conseil général. Or, on l'a vu plus haut, la plupart des groupes de Belgique, de Suisse, d'Italie et d'Espagne ne voulaient plus entendre parler du Conseil général, organisme autoritaire d'après eux. Aussi le Congrès de Genève décida-t-il, à l'unanimité, la suppression, dans les statuts, d'un conseil général, et le compte rendu officiel note que ce vote fut salué par de bruyants et longs applaudissements (Compte rendu officiel, etc., Locle, au Comité fédéral Jurassien, 1874).
Le Congrès de Genève dura une semaine, et ce temps fut consacré presque entièrement à la discussion des statuts révisés de l'Internationale.
Une fois le Conseil général supprimé, plusieurs délégués proposèrent la constitution de commissions ayant un caractère purement administratif. L'une serait chargée de centraliser la correspondance, une autre d'organiser la statistique du travail, etc., etc. Mais d'autres délégués se récrièrent, notamment Paul Brousse et Andréa Costa, qui reprochaient aux premiers de ne pas vouloir du nom de Conseil général, mais de vouloir la chose, sous une autre dénomination.
Victor Dave, délégué belge, déposa alors la proposition suivante :
« Le Congrès de l'Association internationale des Travailleurs, d'accord avec les aspirations manifestées dans maintes circonstances par le prolétariat, en faveur du principe d'anarchie, synonyme d'ordre organisé, déclare que ce principe doit trouver (page 233) une première application effective et réelle dans la confection des statuts généraux révisés, en refusant de créer une ou plusieurs commissions centrales chargées d'une besogne officielle, soit au point de vue de la propagande, soit au point de vue de la statistique du travail. »
Cette proposition fut adoptée et désormais il n'y eut plus aucun lien entre les sections régionales de l'Association internationale des Travailleurs, si ce n'est le Congrès annuel, qui durait une semaine et qui devait fixer le siège du Congrès suivant.
C'est Bruxelles qui fut désignée comme lieu de réunion du Congrès de 1874.
En attendant, la débâcle de l'Internationale continuait en Belgique et dans les autres pays. Ce grand mouvement, qui semblait peu de temps auparavant devoir entraîner le monde, organiser le prolétariat universel et le mener à la conquête de son émancipation intégrale, finissait piteusement au milieu de l'anarchie des esprits, anarchie que Victor Dave disait être synonyme de l'ordre organisé, mais qui n'était, en définitive, que l'ordre existant dans un cimetière.
Pour montrer quel était l'état des esprits des socialistes belges en 1873, il nous suffira de citer deux faits.
Au Congrès de Genève de 1873, Laurent Verrycken rendit compte de la situation générale de l'Association internationale en Belgique. Il la déclara satisfaisante. L'Internationale cependant avait rencontré, disait-il, des adversaires qui cherchaient à entraver son développement. Il eût été plus exact de dire « qui cherchaient à recueillir dans leur sein les ouvriers qui quittaient l'Internationale. » C'était d'abord l'Association générale ouvrière, de Bruxelles, qui recevait l'inspiration des chefs du parti libéral, et les sociétés catholiques de secours mutuels, qui voulaient attirer à elles la masse des travailleurs organisés en associations de secours contre les risques de maladie et du chômage que la maladie entraîne.
Mais voici les deux faits que nous voulons mettre en lumière, pour permettre d'apprécier l'état des esprits à cette époque.
L'industrie de la laine, à Verviers, traversait une crise terrible. Des milliers d'ouvriers étaient sans travail et ceux qui (page 234) continuaient à être occupés devaient se contenter de quelques jours d'occupation par quinzaine. Pour remédier, dans la mesure du possible, à cette détresse, la Fédération belge de l'Internationale résolut de venir pécuniairement en aide aux ouvriers verviétois, mais ceux-ci décidèrent de refuser les subsides qu'on leur offrait, en « exprimant le désir que les sommes qu'on leur offrait fussent employées à préparer la révolution sociale, seul remède à la hauteur de leurs maux. »
Voici le second fait :
C'était également en 1873. Les ouvriers marbriers étaient réunis en congrès national à Bruxelles. Plusieurs ouvriers, examinant les moyens les plus propres pour hâter l'émancipation des travailleurs, avaient préconisé le suffrage universel.
C'est alors que le citoyen Flinck, délégué de Verviers, prononça un discours résumé comme suite dans le journal L'Internationale :
« Il dit que le suffrage universel est assurément une bonne chose, mais que ces considérations sont en dehors de la ligne socialiste. Dans l'état actuel des choses, ce serait un os que la bourgeoisie nous donnerait à ronger par peur de la révolution. Les villes seules donneraient une majorité socialiste, et encore ! Ce que nous demandons, c'est la Représentation du Travail, et la révolution est plus proche qu'on ne pense. A Verviers, les ouvriers sont contraires a l'application immédiate du suffrage universel : ils sont pour la révolution... »
Evariste Pierron, ouvrier mécanicien, soutint à son tour, dans cette réunion, l'inanité de la politique auprès des questions sociales qui doivent tout primer...
Des mots ! des mots ! des mots !…
Le congrès de Bruxelles, qui s'ouvrit le 7 septembre, avait été convoqué par le Bureau fédéral international composé de L. Verrycken, G. Brasseur, C. Standaert, D. Brismée, C. De Paepe et Ev. Pierron.
(page 235) Deux questions principales figuraient à son ordre du jour :
1° Par qui et comment seront faits les services publics dans la nouvelle organisation sociale ?
2° De l'action politique des classes ouvrières.
Quinze délégués seulement étaient présents, dont dix belges.
J. Gomez, typographe, représentait l'Espagne ; Ecarius, tailleur, l'Angleterre ; Ch. Frohme, homme de lettres, une section allemande de Liége ; A. Schwitzguébel, gra¬veur, la Suisse et Van Wedeman, une section de Paris.
Les Belges étaient De Paepe et Brismée (Bruxelles), J.-N. Demoulin et Pierre Bastin (Verviers) ; Jules de Blaye (Gand) ; Maximilien Tricot et Loriaux (Charleroi) ; R. Mayeu (Liége) ; Ph. Coenen (Anvers) ; D. Paterson (menuisiers de Bruxelles).
C'est à l'occasion de ce congrès que César De Paepe écrivit son remarquable mémoire sur l'Organisation des Services publics dans la Société future.
En publiant cette étude, De Paepe déclarait ne point vouloir proposer les solutions auxquelles ses recherches l'avaient conduit, comme un programme complet et arrêté, avec lequel il fallait enchaîner l'avenir. Il croyait, au contraire, « que des situations nouvelles non prévues et non prévisibles, que des circonstances aujourd'hui inappréciables pour nous, que la disparition des besoins actuels et l'apparition de besoins nouveaux, que des découvertes scientifiques et industrielles dont notre esprit ne soupçonne peut-être pas la réalisation possible, peuvent ainsi modifier plus ou moins profondément, et peut-être bouleverser de fond en comble, les conclusions auxquelles nous nous sommes arrêtés. »
Il ajoutait que ce n'est pas une raison parce qu'il ne nous est pas donné de connaître l'avenir avec autant de certitude que le présent, pour toujours marcher à tâtons, au jour le jour, sans jamais se demander où l'on va.
César De Paepe croyait donc, que sauf à tenir compte des nécessités nouvelles que les circonstances pourront faire surgir, il est nécessaire de savoir quelles mesures le prolétariat aura à prendre, dans tel cas donné, quand il jugera nécessaire (page 236) d'intervenir. Il croit chose nécessaire et urgente de rechercher les mesures à prendre par le prolétariat pour assurer l'existence des services publics locaux et généraux.
De Paepe prend pour point de départ l'état de choses présent, les services publics actuellement existants, éliminant de ces services publics ceux qu'une nouvelle organisation sociale paraît devoir rendre inutiles ; cherchant quels sont les services publics que les nécessités nouvelles réclameront et ceux qui, dès à présent, se font déjà sentir comme un besoin évident.
Il examine à qui l'exécution en incombe naturellement et après une étude sur l'ensemble de l'évolution économique, cherche si les transformations profondes que cette évolution fait ou fera subir à certaines industries, ne font ou ne feront pas de ces industries de véritables services publics. Il termine par la question de savoir, comment, de quelle manière, les services publics, en général, devraient être exécutés dans l'avenir.
Il trace un point merveilleux d'organisation, abordant toutes les questions qui peuvent surgir, indiquant le rôle de l'Etat et de la commune et termine ainsi :
« A la conception jacobine de l'Etat omnipotent et de la Commune subalternisée, nous opposons la conception de la Commune émancipée, nommant elle-même la législation, la justice et la police ; à la conception libérale de l'Etat gendarme, nous opposons la conception de l'Etat désarmé, mais chargé d'instruire la jeunesse et de centraliser les grands travaux d'ensemble.
« La commune devient essentiellement l'organe des fonctions politiques ou que l'on a appelées telles : la loi, la justice, la sécurité, la garantie des contrats, la protection des incapables, la vie civile, mais elle est en même temps l'organe de tous les services publics locaux ; l'Etat devient essentiellement l'organe de l'unité scientifique et des grands travaux d'ensemble nécessaires à la société.
« Décentralisation politique et centralisation économique, telle est, nous semble-t-il, la situation à laquelle aboutit cette conception nouvelle des fonctions respectives de la Commune et de l'Etat, conception basée sur l'examen des services publics (page 237) qui sont rationnellement dans les attributions de chacun de ces deux organes de la vie collective.» (Note de bas de page : Le rapport de De Paepe sur les services publics ne fut tiré qu'à quelques centaines d'exemplaires. De Paepe en avait préparé une seconde édition, avec une réponse aux critiques que son étude avait soulevé dans la presse et les revues périodiques, mais cette nouvelle édition ne fut jamais achevée. Benoît Malon, de la Revue socialiste, publia les Services publics, et Joseph Milot, dans la Bibliothèque du Parti ouvrier aussi, en deux volumes à fr. 0.25. Bruxelles 1895.
La discussion de ce remarquable travail de De Paepe dura trois jours, en des séances publiques qui se tinrent en la grande salle du Navalorama, rue des Brigittines.
Ici encore deux tendances se firent jour. Frohme, délégué allemand, déclara que les travailleurs devaient s'emparer de l'Etat et le transformer en instrument d'émancipation populaire. Verrycken, au contraire, se prononça contre l'Etat, contre tout Etat ouvrier. En constituant ce dernier, disait-il, nous n'aurions fait que prendre la place de la bourgeoisie ; c'est par la commune libre et la fédération libre des communes que nous devons organiser les services publics.
Le délégué suisse, Adhémar Schwitzguébel, déclara que la question se posait entre l'Etat ouvrier et l'anarchie. Les conclusions du rapport de De Paepe, ajoutait-il, aboutiraient à la reconstitution de l'Etat, et de cela il ne voulait à aucun prix.
Encore des mots ! toujours des mots !!
La question de l'action politique des classes ouvrières remit en présence les deux tendances représentées au Congrès.
Il fut entendu, tout d'abord, que l'Internationale ne pouvait imposer une ligne de conduite politique uniforme à toutes les nations, que chaque pays, suivant sa situation particulière, devait adopter et suivre telle ligne de conduite considérée comme la plus utile, pour arriver au but final.
Deux délégués belges, Bastin, de Verviers, et Verrycken, de Bruxelles, estimaient qu'il ne pouvait être question, pour les ouvriers belges, d'action politique, puisqu'ils ne possédaient point le suffrage universel. Ils ajoutèrent que les socialistes belges ne feront rien pour obtenir le suffrage universel, parce qu'ils savent que cela ne leur servirait à rien, qu'ils n'attendent rien des Parlements et qu'ils veulent continuer à consacrer toute (page 238) leur activité à l'organisation ouvrière et, lorsque celle-ci sera plus généralisée, faire la révolution sociale avec succès.
Cette discussion eut un caractère purement académique, le Congrès ayant résolu de ne pas émettre de vote, les pays représentés étant libres d'agir à leur guise...
Il y eut encore deux congrès de l'Internationale, en 1876 à Berne et en 1877 à Verviers, mais sans aucune importance tous deux et l'on peut dire qu'après le congrès de Bruxelles de 1874, l'Internationale avait vécu, tuée à la fois par la réaction politique qui suivit la chute de la Commune de Paris, par la répression gouvernementale, enfin, par l'indifférence de la masse des travailleurs et, il faut bien le dire aussi, par la faute de ceux qui lui donnèrent une direction à la fois incohérente et anarchiste.
Montrons, pour finir, quelle a été l'influence exercée par l'Internationale et quels furent ses résultats pratiques.
Il est certain que les discussions théoriques qui illustrèrent les Congrès de la grande association, firent pénétrer dans les cerveaux ouvriers des idées nettes sur le but final poursuivi par la démocratie socialiste. La question de la propriété, qui est primordiale, y fut discutée à fond et la solution collectiviste fut finalement reconnue comme seule capable de mettre fin à l'exploitation capitaliste. La doctrine socialiste fut ainsi définie, et le mouvement ouvrier put donner à ses efforts une direction, un but final à atteindre.
Au point de vue théorique encore, l'Internationale a fait comprendre aux travailleurs la nécessité de l'entente universelle des exploités, a battu en brèche le préjugé nationaliste et patriotique, faisant primer l'intérêt général de l'humanité tout entière sur l'intérêt particulariste des nations.
Proclamant ainsi l'identité d'intérêt des travailleurs de tous les pays, de toutes les races, de toutes les langues, de toutes les croyances, l'Internationalerapprocha les hommes, les ouvriers, divisés chez nous en Flamands et en Wallons, et aussi en travailleurs (page 239) privilégiés, de choix, et le prolétariat le plus misérable : ouvriers de fabrique et ouvriers houilleurs.
Par sa propagande intense, par sa résistance à l'autorité patronale, politique, judiciaire et administrative, l'Internationale releva le moral des ouvriers courbés sous le joug politique et économique des classes dirigeantes.
Elle a aussi, en organisant les ouvriers, amélioré les conditions du travail et adouci les mœurs populaires.
Il y a quarante ans à peine, certains patrons et leurs contremaîtres battaient les enfants sous leurs gardes et cela pour des peccadilles. Les ouvriers eux-mêmes brutalisaient souvent leurs apprentis.
C'est grâce au mouvement de l'Internationale et de l'organisation ouvrière, son œuvre, que la durée du travail fut réduite dans un grand nombre de professions. Les ouvriers comprirent ainsi les avantages de la solidarité et, grâce à elle, des réformes purent être introduites dans les conditions du travail.
C'est l'Internationale aussi qui, en Belgique, a obtenu la suppression des Caisses de secours particulières établies dans les établissements industriels, dans l'organisation desquelles les ouvriers n'avaient rien à voir et dont ils perdaient les bénéfices en quittant leur patron ou en étant renvoyés par eux.
C'est l'Internationale enfin qui obligea les industriels à modifier leurs règlements d'atelier, à réduire le taux des amendes ou à les supprimer entièrement.
Par les sociétés coopératives qu'elle aida à fonder, l'Internationale permit aux travailleurs de vivre à meilleur marché et de devenir leur propre fournisseur.
En en mot, grâce à elle, les ouvriers devinrent plus forts, plus instruits, plus prévoyants, plus soucieux de leur avenir qu'ils ne l'étaient avant.
Les « maîtres », comme on les appelaient, étaient réellement maîtres absolus dans leurs usines. Ils durent réduire leurs prétentions à l'absolutisme et furent désormais forcés de discuter avec leurs ouvriers ou de subir la grève.
La lutte des ouvriers contre leurs patrons n'était pas organisée, disciplinée. Les grèves surgissaient sans mot d'ordre, (page 240) plutôt dans un mouvement de colère et de désespoir et dégénéraient rapidement en émeute.
L'Internationale disciplina la force ouvrière et lui donna ainsi un effet utile qu'elle n'avait pas autrefois.
En moins de dix années, l'Internationale accomplit tout cela et à ce titre, les travailleurs doivent être reconnaissants à ses fondateurs et à ses principaux propagandistes, hommes de sciences ou simples ouvriers, qui se dévouèrent à la grande œuvre de l'émancipation de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre !