(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)
Le mouvement contre-révolutionnaire - Les orangistes - Attaques contre le roi - Emeutes et pillages à Bruxelles et à Gand - Séparation entre les catholiques et les libéraux - Mesures réactionnaires - Renforcement du pouvoir royal - La loi communale et la nomination des bourgmestres - La loi provinciale - La garde civique ; on en exclut les ouvriers - Privilèges et faveurs accordes au clergé catholique - La loi sur l'enseignement primaire - Impôts de consommation, droits d'entrée sur le blé et sur le bétail - Faveurs octroyées aux sociétés financières - Situation malheureuse des paysans et des ouvriers - Indifférence des pouvoirs publics
(page 62)Ce serait une erreur de croire que, la révolution terminée, la Constitution votée et le roi Léopold élu, tout le monde se rallia au nouvel ordre des choses que l'on déclarait pompeusement être dans les vœux de la Nation.
Il y eut, au contraire, bien des protestations et des résistances. La maison d'Orange-Nassau continua à compter un grand (page 63) nombre de partisans, surtout dans la classe bourgeoise, et la révolution fut blâmée et conspuée par ceux qui l'exploitèrent au profit de leur classe.
Anvers ayant subi un bombardement par les soldats hollandais qui en occupaient la citadelle, quelques députés de cette ville, très hostiles à la révolution, exploitèrent les éventualités d'un nouveau bombardement, pour attaquer la révolution et lui susciter des ennemis et des embarras.
L'un de ces députés, M. Legrelle - qui peu après fut décoré et nommé vicomte, ce qui le calma tout à fait - s'exclamait à tout propos : « Malheureuse ville d'Anvers ».
Un incident se produisit à ce sujet à la séance de la Chambre du 27 novembre 1832. On discutait l'adresse en réponse au discours du trône, et dans le projet de réponse au roi, il était question de la révolution de septembre. M. Legrelle se leva et prit la parole en ces termes :
« Il est inutile de parler de la Révolution, j'ai toujours été et je serai toujours ennemi des révolutions et des révolutionnaires. » (Violents murmures, interruptions prolongées).
« - Plusieurs voix. - A l'ordre ! à l'ordre !
« M. Gendebien - Je ne viens pas appuyer l'ordre du jour, je demande seule¬ment à relever une expression proférée par M. Legrelle. Il a dit qu'il était et qu'il serait toujours l'ennemi des révolutions et des révolutionnaires. Messieurs, j'ai pris part à la révolution, je me suis montré l'ami de la révolution et des révolutionnaires, je ne me suis jamais déclaré l'ennemi de ceux qui ne l'ont pas adoptée, ni de ceux qui s'y sont opposés.
« Si M. Legrelle a le malheur de se trouver un jour dans la position où j'ai été placé pendant la tourmente, je désire qu'il arrive à la fin de sa carrière sans que sa conscience lui fasse plus de reproches que ne m'en fait la mienne, mais je déteste et je méprise souverainement les hommes qui, toujours à genoux, devant tous les pouvoirs, montrent tant d'empressement à saisir toutes les occasions d'accabler des hommes qui ont quitté le pouvoir, sans jamais avoir rien stipulé pour eux.
« M. Legrelle. - Je demande la parole pour un fait personnel. Je dois donner des explications.
(page 64) « M. Gendebien. - Je n'en ai pas besoin.
« M. Legrelle. - Messieurs, j'ai le droit de m'expliquer. Je n'ai fait allusion à personne, je n'ai voulu blesser personne. J'ai parlé en termes généraux et nullement de M. Gendebien. Il est d'ailleurs, en tout, des exceptions honorables.
« M. Gendebien. - Vous avez dit une sottise, enfin ! ».
Un grand nombre de pamphlets contre-révolutionnaires furent imprimés au début du nouveau règne. Sous le titre : La morale des factieux ou abrégé de la doctrine des révolutionnaires, un anonyme publia une espèce de catéchisme très curieux. (Liège, septembre 1833. - Imprimerie de Jeunehomme frère, Derrière le Palais, 3.)
En voici les premières pages :
« Demande. - A quoi est bon celui qui n'est bon à rien ?
« Réponse. - Celui qui n'est bon à rien est toujours bon à faire une révolution. »
« D. - Pourquoi celui qui n'est bon à rien est-il encore bon à faire une révolution ?
« R. - Parce que pour faire une révolution, il ne faut pas avoir les qualités d'un honnête homme et du bon chrétien ; il suffit de ne les avoir pas... »
Le chapitre XIX est intitulé : « Besogne d'un roi révolutionnaire. »
Reproduisons-le, il est d'ailleurs très court :
« Demande. - Que doit faire un roi révolutionnaire ? »
« Réponse. - Il doit récompenser les hommes qui ont fait la révolution et tâcher de gagner ceux qui ne veulent pas de lui.
« D. - Pourquoi faut-il récompenser les hommes qui ont fait la révolution ?
« R. - Parce que c'est à eux qu'il doit sa couronne et sa souveraineté.
(page 65) « D. - Comment doit-il récompenser les hommes qui ont fait la révolution ?
« R. - En les nommant ministres, ambassadeurs, gouverneurs, etc.
« D. - Quels moyens doit employer un roi révolutionnaire pour gagner ceux qui ne veulent pas de lui ?
« R. - Qu'il leur fasse beaucoup de belles promesses et qu'il engage ses ministres et ses gouverneurs, à donner souvent des dîners, afin que du moins la bonne chère en gagne quelques-uns à son parti.
« D. - Que faut-il faire de ceux qui n'écoutent pas les promesses révolutionnaires, mais qui demeurent fidèles à leur roi légitime ?
« R. - Il faut les faire jeter en prison, d'abord pour les empêcher de crier, puis pour faire la leçon aux autres. »
Un autre pamphlet portant comme titre « Un petit catéchisme politique », (Liège, 1832. - Imprimerie P.-J. Collardin) était plus curieux encore :
« Demande. - Qu'est-ce qu'une révolution ?
« Réponse. - Une révolution est un moyen que certaines gens emploient pour attraper de l'argent et des places.
« D. -. Comment fait-on une révolution ?
« R. - On fait une révolution, en répandant d'abord en secret et sourdement, ensuite publiquement et par les journaux, des mensonges et des calomnies contre les pouvoirs qui gouvernent, on fait accroire au peuple que ses princes sont des tyrans qui veulent le ruiner et le rendre esclave.
« D. - Qui a fait la révolution belge ?
« R. - La révolution belge a été faite par des gens qui n'avaient pas le sou, par des avocats sans cause, des faiseurs de gazettes, criblés de dettes et sur le point de faire faillite, des grands seigneurs imbéciles qui donnèrent leurs écus, des comédiens, des intrigants, des fripons, des banqueroutiers et des dupes.
« D. - Quels étaient ces dupes ?
« R. - Ces dupes étaient de braves gens égarés par leurs idées généreuses, d'honnêtes ouvriers, de bons paysans et quelques négociants de bonne foi que les révolu¬tionnaires avaient séduits par de trompeuses promesses. »
(page 66) Plus loin, l'auteur de ce « Petit catéchisme politique » dit qu'on avait promis la liberté au peuple belge et qu'il est moins libre qu'avant ; que le jury devait être établi et que personne ne veut en faire partie, que les Belges seuls devaient avoir les places et les emplois et qu'il n'en est rien, que la vie devait devenir à bon marché et que ceux qui touchaient 30 sols avant la révolution n'en reçoivent plus que 20 depuis.
Enfin, il déclare que « le Pape, chef de l'Eglise catholique et représentant de Dieu sur la terre, a publiquement blâmé les prêtres qui ont provoqué, appuyé et soutenu la révolution belge, et qu'il a, par une lettre encyclique adressée à tous les évêques, condamné leur conduite... »
Plusieurs conspirations militaires furent organisées dans le but de donner le trône de Belgique au Prince d'Orange. En 1831, le général Vandersmissen se mit à la tête de l'une d'elles. Il était d'accord, déclarait-on alors, avec le régent Surlet de Chokier, le duc d'Ursel, le marquis de Trazegnies et d'autres.
Les villes de Liège, d'Anvers et de Gand furent surtout des foyers de propagande orangiste et contre-révolutionnaire. A Anvers, le Journal du Commerce faisait ouver¬tement campagne contre le roi Léopold et en faveur du prince d'Orange.
A Gand, c'était le Messager de Gand ; à Bruxelles, le Lynx et le Knout.
Le langage de ces journaux était d'une violence inouïe.
Pour le Messager, la représentation nationale était « une assemblée d'idiots, nom-mée par des idiots, à charge de représenter la partie idiote de la nation ». Les minis¬tres étaient des laquais impudents, des faquins subalternes. Léopold Ier était un « usurpateur fainéant ».
En 1833, le roi s'étant rendu à Gand, il fut invité à assister à une représentation au théâtre. La plupart des loges avaient été louées par les familles les plus influentes, mais elles restèrent vides pendant la représentation ; le lendemain elles furent, au contraire, garnies d'une foule élégante et parée.
Le jour du départ de Léopold, le Messager publia une chanson intitulée : Le Départ du Lion Cobourg, dont voici le premier couplet :
(page 67) « Celui qui charmait la canaille
« De la ruelle du faubourg,
« Le roi cher à la valetaille,
« Et qu'on nommait le roi Cobourg,
« Après maint tour de passe-passe,
S »'éloigne enfin, peu regretté,
« Mais puisqu'il part, faisons lui grâce,
« Bon voyage à sa majesté. » (Messager de Gand, du 27 avril 1833).
Le jour où cette chanson fut publiée, quelques officiers, qui se considéraient com¬me insultés dans la personne de leur chef, coururent aux bureaux du Messager pour provoquer en duel son éditeur et ses rédacteurs, pendant que d'autres se rendaient dans les cafés et même dans des sociétés particulières pour y déchirer et brûler les numéros du journal.
L'éditeur du Messager de Gand, M. Van Loocke, ayant dénoncé au général Mignon la conduite illégale de ces officiers, reçut une réponse dont voici le début :
« J'ai reçu votre lettre du 13 de ce mois, par laquelle vous me demandez protection pour vous et les rédacteurs du Messager de Gand. Je ne pourrais, sans faiblesse et sans trahison, vous l'accorder, et je n'ai jamais connu ni l'une ni l'autre. Vos rédac¬teurs et vous, vous vous êtes mis au-dessus des lois par vos provocations continuelles à la révolte et à la désobéissance au gouvernement établi en Belgique, et les lois ne peuvent rien pour quiconque les brave... »
Cette lettre fut vivement blâmée et avec raison, du reste.
A Anvers, un Almanach anti-révolutionnaire publié en 1833, contenait des atta¬ques violentes contre le roi.
Une chanson le fait parler comme suit :
« Je donne aux Anglais l'industrie,
« Combats et périls aux Français,
« Aux Belges, la bigoterie,
« Et le commerce aux Hollandais.
« Je retiens un poste honorable
« Pour chaque mauvais garnement,
« Pour moi, bon lit et bonne table
« Afin de vivre longuement. »
(page 68) Mais de tous les événements qui se produisirent alors, celui que nous allons raconter fut certes le plus grave.
Sous le régime hollandais, on avait établi un haras à Tervueren. Les chevaux en furent vendus au début du mois de mars 1834.
C'est alors que deux journaux orangistes, le Lynx, de Bruxelles, et le Messager, de Gand, ouvrirent une souscription publique pour payer le prix de quatre chevaux et pour en faire hommage au prince d'Orange. Ces chevaux furent conduits à la frontière allemande où un aide de camp du prince vint les recevoir.
Le Messager publia une liste de souscripteurs du Lynx, en disant que cette sous¬cription nationale se couvrait des noms les plus illustres et les plus honorables du pays, et était une protestation contre la révolution.
Parmi les souscripteurs bruxellois, on relevait les noms suivants : le duc d'Ursel, Jones, carrossier, Tilmont, le prince de Ligne, le marquis de Trazegnies, le comte de Béthune, le baron d'Overchie, le baron de Vinck de West Wezel, le comte d'Oultremont, le comte de Marnix.
Un manifeste adressé au Peuple Belge et se terminant par le cri de « Vive Léopold Vive la Belgique ! Guerre d'extermination aux ennemis de la patrie », et donnant les noms et adresses des « infâmes souscripteurs », fut distribué le samedi soir dans les cabarets de Bruxelles.
Des bandes se formèrent et allèrent saccager dix-sept maisons et hôtels princiers. Elles pénétrèrent dans les demeures, en jetèrent les meubles par les fenêtres, puis y mirent le feu. Ces scènes se perpétrèrent au cri de : Vive le roi ! et sous la protection de la police et des soldats !
Septante-huit personnes, parmi lesquelles beaucoup de jeunes gens de 13 à 16 ans, tous ouvriers, furent arrêtées et poursuivies devant la Cour d'assises du Hainaut, sous l'inculpation de pillage et dégâts commis en bandes et à force armée. La plupart des accusés établirent qu'ils n'avaient pas pris part aux violences ; d'autres avouèrent leur culpabilité, mais invoquèrent pour excuse que c'était pour le roi qu'ils avaient agi de la sorte.
Tous furent déclarés non coupables et acquittés. A leur (page 69) retour à Bruxelles, ils firent une entrée triomphale ! Des centaines de personnes allèrent à leur rencontre jusque Hal.
A la suite de ces désordres, le gouvernement expulsa plusieurs étrangers qui, à tort ou à raison, étaient accusés d'avoir provoqué ou participé aux troubles. Cette mesure donna lieu à une discussion fort vive à la Chambre. M. le comte Vilain XIII, dans la séance du 27 avril 1834, déclara approuver les expulsions. « Peu importe, dit-il, qu'elles soient légales ou non. Un acte peut être nécessaire et bon sans être légal. » Cette thèse, défendue avec chaleur, produisit une vive sensation.
Voici le passage le plus curieux de son discours :
« La légalité est un vieux manteau que je ne saurais respecter ; endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé, par tout le monde, composé de mille pièces de mille couleurs, il est troué par les uns, raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous ses maîtres. La féodalité s'est assise dessus et lui a laissé une odeur de bête fauve que nos codes respirent encore, la royauté l'a foulé aux pieds et traîné dans la fange, la république l'a tout maculé de sang, car la guillotine fonctionnait légalement en 1793. Napoléon l'a déchiré partout avec la pointe de son sabre ou le talon de sa botte, et voilà ces lambeaux qu'on élève aujourd'hui que tout tombe en poussière, religion, mœurs patrie, famille ! Voilà ces lambeaux qui doivent sauver le monde ! L'ordre légal est le dernier mot de la civilisation !... Ah ! c'est une amère dérision. Oui, le mensonge, la fraude, le vol, la spoliation, l'injustice ont besoin de la légalité pour s'introduire chez une nation et s'y faire obéir matériellement ; mais la vérité et la justice fussent-elles toutes nues, sauront bien toujours se faire respecter par tous les peuples. »
Il ressort de ce qui précède que les débuts du nouveau régime ne furent point faciles, car pendant plusieurs années les partisans du roi de Hollande essayèrent d'anéantir l'œuvre de la révolution.
Voyons maintenant quelle fut l'attitude des nouveaux (page 70) dirigeants et comment ils organisèrent l'Etat sorti des barricades de 1830.
Dès le lendemain du vote de la Constitution, De Potter s'écria, on le sait, que ce n'était vraiment pas la peine d'avoir versé tant de sang pour aboutir à si peu de chose. Combien plus sévère eût été son jugement quinze ans plus tard !
Depuis la réunion du Congrès National jusqu'en 1839, c'est-à-dire jusqu'au moment où la paix fut conclue avec la Hollande, les deux partis qui s'étaient coalisés pour nous séparer des Pays-Bas, continuèrent l'union grâce à laquelle ils avaient si bien réussi dans leur œuvre révolutionnaire.
Mais une fois que l'indépendance de la Belgique fut consacrée, ces germes de division se manifestèrent et celle-ci s'accentua jusqu'en 1846, année où la déchirure se fit brutalement.
Les catholiques firent cependant les plus grands efforts pour maintenir le plus longtemps possible l'union avec les libéraux, dont ils retiraient les plus larges profits, et il en fut de même du côté des libéraux modérés, qui résistèrent tant qu'ils purent à leurs amis les plus jeunes et les plus décidés.
Mais ces résistances furent vaines. Le parti de l'union se fractionna en deux camps hostiles, et le corps électoral, se prononçant en faveur d'une politique nouvelle, fit de la minorité libérale de 1830 la majorité de 1847.
D'ailleurs, le libéralisme avait conquis des auxiliaires parmi les orangistes qui, une fois la paix conclue avec la Hollande, s'étaient assagis tout à fait. De plus, les radicaux et les démocrates avaient apporté au parti libéral le concours de leurs forces et l'extension croissante des loges maçonniques lui avait assuré l'appui de recrues sérieuses.
Nous avons dit que cet effort vers la constitution d'un parti libéral indépendant était loin de laisser les catholiques indifférents.
C'est ainsi qu'en 1845, au moment où les libéraux poussaient vivement à la séparation, ils firent un vigoureux effort pour maintenir l'union qu'ils disaient indispensable dans l'intérêt de la conservation sociale.
(page 71) « Eh ! mon Dieu, s'écria l'un d'eux, le député De Decker, ne sait-on pas que pour des libéraux à courtes vues et à vieux préjugés, le pouvoir est censé dépendre du clergé aussi longtemps qu'il ne le persécute pas ? Que pour eux, la seule garantie de l'indépendance de 1'Etat et de l'Eglise, c'est leur hostilité systématique ?
« Leur hostilité ! Quel est l'homme politique digne de ce nom qui oserait la con¬seiller, la provoquer ?
« Et quel moment choisirait-on pour inaugurer ce système au moins aventureux ?
« Quoi ! de tous les points de l'horizon soufflent d'étranges tempêtes ; les trônes tremblent sur leurs antiques bases ; les peuples attendent pleins d'angoisses la révélation de leurs mystérieuses destinées, et l'on irait briser ce levier religieux qui seul peut soulever le poids de toutes les misères et de toutes les calamités que l'avenir nous réserve peut-être !
« Quoi ! chez les nations les mieux assises, les hommes d'Etat consacrent leurs talents et leurs veilles à chercher quelques expédients qui puissent remplacer les principes religieux oblitérés ; ils se consument en efforts pour arrêter l'anarchie qui dévore les esprits, le découragement qui s'empare des âmes les plus fortement trem¬pées. Et la Belgique, nation de quinze ans, irait sacrifier à d'injustes exigences ces derniers éléments d'ordre et de stabilité qu'elle a le bonheur de posséder encore et que, si elle les avait perdus, elle devrait s'estimer heureuse de pouvoir racheter au prix des plus grands sacrifices. »
Et plus loin :
« Il existe, dit-il, au sein de notre grande société, si affaiblie, si énervée par l'anarchie et le désordre, deux sociétés, deux institutions qui seules ont conservé quelque force et quelque vie : L'Eglise et l'armée. Là règnent l'ordre et la discipline dans leur expression la plus énergique, - là, l'autorité a conservé son prestige et l'obéissance sa noblesse, - là on pousse le dévouement jusqu'au fanatisme, le sacrifice jusqu'à la mort, là se sont maintenus l'esprit de corps et la fidélité aux traditions, c'est-à-dire l'unité et la perpétuité d'action. Ces deux sociétés, immuables dans les principes qui les constituent et (page 72) jusque dans les costumes qui les distinguent, - étrangères, par le célibat et l'interdiction du négoce, à ces affections qui ramollissent les caractères, à ces intérêts qui rapetissent les idées, - s'imposent au monde qui méconnaît souvent leur utilité et leur importance, qui les subit comme une gêne ou une charge, et qui ne s'étudie qu'à se passer d'elles. »
Il ajoutait encore ces paroles que l'on a souvent répétées :
« Les rois, oubliant la solidarité qui lient tous les pouvoirs, avaient sacrifié à d'étroites jalousies l'autorité de l'Eglise, et l'autel qu'on avait toujours accusé de compromettre le trône le sauve aujourd'hui. La religion est la seule garantie de l'ordre.
« Les peuples avaient un instant consenti à se faire les aveugles instruments du despotisme usurpateur, et aujourd'hui ces mêmes peuples ne trouvent d'appui, de défense qu'auprès de ce vieillard auguste, sans finances, sans armes, mais dont l'œil paternel veille urbi et orbi. - La religion est la sauvegarde de la liberté ! »
Rien n'y fit, la séparation eut lieu, mais le but que la grande masse des libéraux voulait atteindre, était bien plus la possession du pouvoir et de ses avantages, que la réalisation de réformes sérieuses.
Dès le lendemain de l'avènement au trône de Léopold Ier, le peuple, qui avait fait la révolution et qui pouvait espérer en retirer des droits et l'amélioration de sa condition matérielle, fut profondément déçu. Les nouveaux dirigeants le sacrifièrent, l'injurièrent même ! Le pouvoir n'eut qu'un but : affermir la situation de la grosse bourgeoisie, augmenter les privilèges de la royauté, du clergé et de la propriété.
Nous avons vu plus haut, d'après le témoignage de M. de Mérode, que le prince Léopold, pressenti sur la question de savoir s'il accepterait le trône de Belgique, avait fait des objections graves sur l'insuffisance des pouvoirs accordés au chef de l'Etat et nous avons vu également que les délégués du Congrès lui avaient déclaré que s'il n'était pas possible de lui donner satisfaction par la modification de la Constitution, il serait très facile de le faire dans le vote des lois organiques. Les dirigeants libéraux et catholiques tinrent parole, comme on va le voir.
(page 73) Les dispositions supplémentaires de la Constitution qui forment l'article 139 de celle-ci, disaient qu'il y avait nécessité de pourvoir, par des lois séparées et dans le plus bref délai possible, aux objets suivants : la presse, l'organisation du jury, les finances, l'organisation provinciale et communale, la responsabilité des ministres et autres agents du pouvoir, l'organisation judiciaire, la révision de la liste des pensions, les mesures propres à prévenir les abus du cumul, la révision de la législation des faillites, l'organisation de l'armée, les droits d'avancement et de retraite et le code pénal militaire, sans compter la révision des autres codes.
Il est regrettable que le Congrès n'ait pas siégé quelques mois de plus, pour élaborer lui-même ces diverses lois organiques, car elles eussent assurément été faites dans un esprit (page 74) plus libéral, plus démocratique que ne le firent les législateurs qui lui succédèrent.
En ce qui concerne les droits et les privilèges de la royauté, il est certain que la Constitution avait créé une royauté d'un caractère spécial, qui contrastait avec les droits et les avantages accordés aux autres chefs des monarchies de l'époque.
Le principe général qui s'y trouve affirmé, c'est que la nation est maîtresse souveraine et que le roi doit se borner à régner. Tout orgueil personnel ou toute ambition de maison lui étaient interdits en fait. Il devait renoncer à faire prévaloir sa volonté, renoncer à toute ingérence propre dans le gouvernement du pays, en un mot, renoncer à toute politique personnelle.
Voilà ce que voulaient les constituants, voilà quelle fut leur volonté formelle, inscrite dans le pacte fondamental.
Mais qu'arriva-t-il ?
Dès le début du règne de Léopold Ier, les dirigeants s'efforcèrent d'introduire dans la législation l'idée et la forme d'une monarchie toute différente de celle conçue par le Congrès national, d'un pouvoir monarchique procédant de lui-même, gardant pour lui une autorité et des prérogatives qui légalement devaient appartenir aux élus de la nation. En d'autres termes, alors que la Constitution avait organisé, en principe du moins, le gouvernement du pays par le pays, le roi, avec la complicité de ses ministres et des Chambres, émit la prétention, et y réussit souvent, de mettre certaines autorités émancipées sous sa tutelle.
Par une série de mesures, par des modifications à des usages admis précédemment, on essaya d'habituer les esprits à admettre pour la monarchie nouvelle des idées et des droits qui avaient cours dans les monarchies anciennes. (Note de bas de page : Lorsque Léopold 1er ouvrit la première session parlementaire, il s'était découvert devant les représentants de la nation. En ouvrant la seconde session, il garda son chapeau sur la tête, ce qui fut remarqué, et il ne se trouva personne pour lui crier : Chapeau bas.)
La liste civile, établie par la loi du 28 février 1832, fut fixée à la somme énorme de 2,760,000 francs.
L'article 76 de la Constitution donne le droit au roi de conférer les ordres militaires. Or, dès 1832, les ministres (page 75) proposèrent la création d'un ordre civil, l'ordre de Léopold. Une première fois la majorité de la Chambre se prononça contre cette institution, évidemment contraire à la Constitution. Mais le gouvernement revint à la charge et la proposition fut admise, on ne saura jamais à la suite de combien d'intrigues, à 2 voix de majorité seulement !
Pendant les premières années, on décora à tour de bras, à tort et à travers, sans même dire pour quels motifs ces faveurs étaient octroyées, alors que 'a loi instituant l'Ordre de Léopold obligeait de préciser la raison de la distinction accordée.
Le roi peut conférer des titres de noblesse en vertu de l'article 75 de la Constitution. Il fut fait abus également de la distribution de ces titres.
Mais ce qui devint plus sérieux, ce fut l'atteinte portée à l'autonomie communale, aux droits des électeurs, en ce qui concerne la nomination des bourgmestres et des échevins.
Par décret du 11 octobre 1830, le gouvernement provisoire avait donné le droit aux notables de chaque commune d'élire les bourgmestre et échevins, et il avait déclaré qu'il y avait nécessité de « réorganiser les administrations communales d'après les principes d'une révolution populaire dans son origine et dans son but. »
Peu de jours après, De Potter, aux acclamations enthousiastes du Congrès, avait invoqué ce décret comme un titre d'honneur pour le gouvernement provisoire.
Un projet de loi déposé le 2 avril 1833, proposa de faire nommer les bourgmestres par le roi, même en dehors du Conseil et de la commune ! Quant aux échevins, le gouvernement proposa de les faire désigner par le roi, dans les communes de plus de 3,000 habitants, et par les gouverneurs dans les autres.
Le secrétaire communal devait être nominé et pouvait être révoqué par le roi !
Ce projet était évidemment une œuvre de réaction. Il constituait une première et grave concession faite à la royauté ; il dénaturait l'esprit de la Constitution et le but démocratique de la révolution, et cela deux ans et demi à peine après les journées de septembre.
(page 76) La section centrale de la Chambre, saisie du projet, le modifia dans un sens démocratique, mais elle s'arrêta en route. Elle proposa d'attribuer au roi la nomination des bourgmestres, mais dans le sein du Conseil. Elle lui accorda également le droit de nommer les échevins, mais sur une liste triple présentée par le Conseil communal.
Ce premier projet n'eut aucune suite, les ministres du roi étant mécontents des modifications apportées à leur œuvre par la majorité de la section centrale.
Le 4 août 1835, le ministre de Theux déposa un nouveau projet. Dans celui-ci, le gouvernement proposait de rendre obligatoire la nomination des bourgmestres en dehors des Conseils communaux et de les investir de la présidence de l'assemblée communale, avec voix consultative. Les échevins, eux, seraient nominés par le corps électoral.
Ce nouveau projet ne plut pas davantage à la section centrale de la Chambre. La discussion fut longue et animée. Des dissentiments se produisirent entre la Chambre et le Sénat et finalement, trois années après la présentation du projet primitif, la loi communale fut votée le 10 mars 1836. (Note de bas de page : M. de Theux avait proposé d'autoriser les Conseils communaux à interdire les représentations théâtrales contraires aux mœurs. De violentes protestations se firent jour. A Bruxelles, le public réclama la représentation de Tartufe, et ce spectacle eut un succès considérable !)
Cette loi, produit d'une transaction entre les partisans du pouvoir central et les défenseurs de l'autonomie communale, accordait au roi la nomination du bourgmestre et des échevins, mais restreignait son choix aux membres du Conseil, élus directement par leurs concitoyens. Elle exigeait un cens d'éligibilité, mais refusait au gou¬vernement le pouvoir de dissoudre les Conseils, pouvoir qu'il réclamait avec beau¬coup d'insistance. Elle attribuait à la commune la nomination des agents purement communaux.
Pour montrer combien la Chambre était divisée sur toutes ces questions, il nous suffira de rappeler que le droit reconnu au roi de nommer les bourgmestres, mais dans le sein du Conseil, (page 77) ne fut adopté que par 41 voix contre 34 et que le droit de nommer les échevins ne lui fut reconnu que par 49 voix contre 42.
La loi communale de 1836 fut une loi de réaction ; elle porta atteinte à l'autonomie des communes et créa un privilège nouveau pour la royauté.
Pour la loi provinciale, la même tendance se fit jour de la part du pouvoir central.
Les principes qui présidèrent à la rédaction définitive de cette loi peuvent se résumer ainsi : le pouvoir provincial est placé au-dessous du gouvernement, mais au-dessus de la commune et sert d'intermédiaire entre les deux ; le gouverneur, nommé par le roi, représente le gouvernement ; le Conseil provincial, élu directement par le corps électoral, représente le pouvoir populaire ; la députation permanente, nommée par le Conseil, représente celui-ci pendant son absence et concourt, avec le gouvernement, à l'exécution des mesures administratives et au contrôle des administrations communales.
Ici encore l'esprit réactionnaire du gouvernement et sa tendance autoritaire lui suggérèrent l'idée de réclamer le droit de dissoudre le Conseil provincial. Mais cette proposition fut vivement combattue et fut rejetée par la Chambre, par 50 voix contre 15.
En 1841, la question de la nomination des bourgmestres fut remise à l'ordre du jour par une circulaire du ministre de l'Intérieur, M. Liedts, qui consulta les gouverneurs sur les conséquences pratiques du mode de nomination des bourgmestres et des échevins consacré par la loi communale de 1836. Sept gouverneurs sur neuf décla¬rèrent qu'il était urgent d'accorder au roi la faculté de choisir les bourgmestres en dehors du Conseil.
M. Nothomb, ministre de l'Intérieur, présenta un projet dans ce sens, le 24 janvier 1842. Cette nouvelle proposition réactionnaire souleva une longue et orageuse discussion. Dix-huit séances y furent consacrées et finalement, elle fut admise par 51 voix contre 35 à la Chambre et par 34 voix contre 7 au Sénat, mais avec cette restriction que le roi ne pourrait choisir le bourgmestre en dehors du Conseil que pour motifs graves et après avoir entendu la députation permanente.
(page 78) L'organisation du jury devait également faire l'objet d'une loi spéciale. La loi du 15 mai 1838 consacra que le cens nécessaire pour faire partie du jury serait plus élevé que par le passé et donna ainsi à cette institution un caractère antidémocratique. Et non content de cette restriction, elle décida que les listes des jurés passeraient par deux épurations successives.
Le pouvoir eut la même attitude réactionnaire en ce qui concerne l'institution de la garde civique.
Le décret du Congrès national du 31 décembre 1830, qui créait la garde civique, en avait fait une institution populaire : l'uniforme des gardes comportait le port d'une blouse que le Régent lui-même endossa publiquement. Il divisait la garde civique en trois bans, composés, le premier, des célibataires ou veufs sans enfants, qui n'avaient pas atteint 31 ans ; le second, des célibataires ou veufs sans enfants de 31 à 50 ans ; le troisième, de tous les autres gardes.
Cette organisation, très démocratique, créait, à vrai dire, la nation armée.
Son article 55 portait :
« Les gardes s'habillent à leurs frais. Ceux qui n'ont pas, les moyens de s'équiper, le sont aux frais de la commune par décision du Conseil communal. »
Puis l'article 60 :
« Les familles aisées n'ayant point dans leur sein d'hommes appelés à faire partie active de la garde civique, sont tenues de payer à la caisse communale la valeur d'une journée d'ouvrier par tour de rôle de service.
« Le Conseil communal arrête chaque année la liste des familles assujetties à la contribution et fixe le montant de celle-ci pour chaque jour de service. »
L'article 62 affectait une partie de ces deniers « à couvrir les frais d'équipement faits par la commune, à indemniser les gardes lésés par le service dans leurs moyens d'existence et à solder les tambours. »
Le 27 décembre 1834, le ministre de Theux présenta un projet de réorganisation de la garde civique. Renvoyé d'urgence à une commission, il fut mis en discussion dès le 29, sans (page 79)même qu'il eût fait l'objet d'un rapport ! On protesta, mais il fut passé outre, car on faisait ressortir l'urgence du projet, par la nécessité qu'il y avait de faire marcher la garde civique, d'accord avec l'armée, pour éviter des désordres semblables à ceux de 1831.
Le projet supprimait le port de la blouse dans certaines villes.
Il excluait les ouvriers par l'ingénieuse innovation du double contrôle, l'un dit de service ordinaire et l'autre dit de réserve. Les hommes portés sur le contrôle de réserve ne devaient faire partie de la garde civique que dans les circonstances extra¬ordinaires, c'est à dire lorsqu'il s'agirait de se battre contre les troupes hollandaises ; les gardes qui pouvaient s'habiller à leurs frais devaient seuls concourir au service ordinaire et constituer les compagnies.
MM. Gendebien et de Brouckère protestèrent énergiquement contre le caractère anticonstitutionnel de cette proposition.
Le Congrès n'avait exclu personne de la garde civique, soutenaient-ils, alors que la loi nouvelle ne voulait y admettre que ceux qui avaient le moyen de s'équiper.
De plus, le gouvernement proposait d'attribuer au roi la nomination d'une partie du corps des officiers, alors que c'est aux gardes qu'il devait appartenir de choisir tous leurs chefs. Cet article fut rejeté par 43 voix contre 16.
Enfin, le projet comportait un article donnant au roi le droit de dissoudre la garde civique, article dont la commission proposa le rejet et qui aurait été rejeté si le ministre de l'intérieur n'avait consenti à l'ajournement de cette disposition.
On le voit, le gouvernement ne laissait échapper aucune occasion pour faire œuvre réactionnaire, pour enlever au peuple des droits qu'il croyait avoir conquis en 1830 et pour accorder au roi des privilèges et un pouvoir que le Congrès national n'avait pas voulu inscrire dans la Constitution.
Le clergé ne fut pas oublié non plus.
L'Université de Louvain était une institution de l'Etat. La loi du 27 septembre 1835 la supprima comme telle et la rendit au clergé catholique représenté par les évêques. Les établissements religieux furent autorisés à accepter des dons, legs et fondations (page 80) en biens immeubles, ce qui ouvrit la porte à la constitution d'une mainmorte puissante, frustrant l'Etat d'une partie des ressources qu'il est en droit de tirer des mutations de la propriété.
La loi du 9 janvier 1837 mit à la charge du trésor public le traitement des vicaires du culte catholique, dont la rémunération avait été laissée jusque là à la discrétion des communes et des fabriques d'église.
Enfin, la loi de 1842 sur l'enseignement primaire vint inscrire la religion parmi les branches obligatoires du programme et investir les ministres du culte d'une autorité considérable et injustifiée dans les écoles publiques.
Cependant l'œuvre réactionnaire des premières années du règne de Léopold Ier ne se borna pas aux mesures que nous venons de rappeler. Ayant vinculé la puissance populaire, accordé au roi des pouvoirs exorbitants, gorgé d'argent et de privilèges le clergé catholique, il lui restait à satisfaire la grande propriété.
Par un décret du 16 novembre 1830, le gouvernement provisoire avait autorisé la libre entrée des grains. Une loi du 18 mars 1833 vint l'abolir, et ce au grand profit des propriétaires terriens.
L'année suivante, l'impôt foncier fut diminué dans la proportion de trois millions et demi, et cela à une époque où le gouvernement avait besoin d'argent pour se défendre contre les Hollandais et où le peuple payait de lourds impôts de consommation sur le pain, le sel et la bière.
En 1834 et 1835, les Chambres votèrent des droits d'entrée sur le bétail et sur les tissus de lin, et aggravèrent encore la loi sur les céréales.
Enfin en 1838, par une loi du 7 avril, le gouvernement augmenta les droits d'en¬trée sur les tissus de laine, la bonneterie, etc. Ainsi pendant que les pauvres se voyaient frappés dans leurs moyens de consommation, le gouvernement appelait à la curée les gros propriétaires et les capitalistes.
Les chiffres ci-après caractérisent les résultats de cette politique (respectivement valeurs des terres à l’hectare et taux des fermages :
1830 : 2,180 francs - 57 francs
(page 81) 1846 : 2,421 francs - 68 francs
1856 : 3,171 francs - 82 francs
1866 : 3;946 francs - 103 francs.
Sans que les propriétaires eussent dépensé un centime, sans qu'ils eussent remué une pelletée de terre, ils voyaient, en trente ans, doubler leur capital et leurs revenus.
Examinons maintenant comment les dirigeants de 1831 à 1846 se comportèrent à l'égard de la finance et de la haute banque.
La Société générale pour favoriser l'Industrie nationale ayant son siège à Bruxelles, avait été constituée en 1822 et dès le premier jour avait eu, comme principal actionnaire, le roi de Hollande. Elle était le caissier de l'Etat. Lorsqu'après l'ex¬pulsion des troupes hollandaises, le gouvernement provisoire lui demanda des fonds pour pourvoir aux dépenses des services publics, elle refusa nettement et ne voulut même pas se dessaisir des fonds appartenant à l'Etat. Le gouvernement provisoire et plus tard les divers ministères eurent beau insister, ils n'obtinrent point satisfaction, et ils ne prirent d'ailleurs aucune mesure efficace pour faire rembourser ce qui revenait légitimement au trésor.
Chose plus grave, la Société n'eut aucun scrupule de fournir de l'argent au roi Guillaume, pour faire la guerre à la Belgique. Elle faisait aussi des avances de fonds à des sociétés industrielles et charbonnières. A un moment donné, cette société fit l'ac¬quisition de plusieurs charbonnages dans le Hainaut, afin de rentrer dans les avances de fonds qu'elle avait faites à ses propriétaires.
Ce n'est qu'en 1837 que le Gouvernement belge fit avec la Société générale une convention réglant enfin le différend créé à la suite de la révolution. Cette convention fut vivement combattue, car elle était trop favorable à cette société financière qui, pendant sept années, avait refusé de rembourser ce qu'elle devait au trésor et qui, selon l'expression de M. Dumortier, s'était (page 82) emparée d'une partie de la presse, afin d'amener ainsi à elle et l'opinion publique et les faveurs des corps de l'Etat. (Note de bas de page : Lire à ce sujet un curieux volume intitulé : Un Peuple volé par un Roi, par une société de patriotes belges, Bruxelles 1838, H. François, éditeur, rue au Laines, 9).
Pour contrebalancer son influence, le Gouvernement belge favorisa, en 1835, la création de la Banque de Belgique, en accordant à celle-ci comme à l'autre le droit d'émettre des billets de banque. Alors, la lutte s'engagea. La Société Générale fonda deux sociétés filiales, la Société Nationale et la Société du Commerce, au capital de 25 à 35 millions.
Ces deux puissances financières, la Banque de Belgique et la Société Générale, ne tardèrent pas à patronner des sociétés industrielles. Au bout de fort peu de temps, trente-deux sociétés au capital de 102 millions fonctionnèrent sous l'égide de la Société Générale, et vingt-deux autres, au capital de 54 millions, sous le patronage de la Banque de Belgique.
C'était l'époque où les sociétés anonymes se fondaient en grand nombre. La fièvre de la spéculation s'était emparée des diverses branches de l'industrie, et toutes les richesses du sol comme toutes les opérations du commerce étaient mises en actions.
L'Etat favorisa ce mouvement d'entreprise et de spéculation, en accordant des concessions de mines, de minières et de chemins de fer et en encourageant les com¬pagnies concessionnaires par des garanties d'intérêt.
Sous des dehors très rassurants, ces entreprises cachaient souvent des abus et des manœuvres regrettables. Les apports étaient fortement grossis ; des chefs de file recevaient des appointements énormes et des hommes incapables étaient appelés à diriger des affaires que leur inexpérience conduisait rapidement à la ruine. Puis, comme toujours, l'agiotage s'en mêla.
En 1839, une crise survint et la Banque de Belgique fut obligée de suspendre ses payements. L'Etat intervint pour la tirer d'affaires et lui accorda un prêt de 4 millions de francs.
En 1845, l'Etat vint au secours d'une autre institution financière, la Banque de l'Industrie à Anvers, à laquelle il fit (page 83) une avance d'un million et demi, sous prétexte de défendre l'intérêt de l'industrie cotonnière dans laquelle cette banque était engagée.
Les faits que nous venons de rappeler brièvement et ceux nombreux que nous laissons dans l'ombre, montrent comment de 1831 à 1846 l'Etat bourgeois se fit la providence des classes riches, en les aidant à fonder des industries et en les sauvant de désastres financiers dus à leur incapacité et trop souvent à leur malhonnêteté, alors qu'il eût été plus juste de poursuivre ceux qui causaient la ruine de quantité de citoyens.
Examinons maintenant ce que firent ces mêmes dirigeants pour les ouvriers.
Dès le mois de décembre 1831, MM. Seron et de Robaulx déposèrent à la Chambre un projet de loi en vue de l'organisation de l'instruction obligatoire. Cette propo¬sition fut appuyée par plusieurs orateurs, notamment par M. de Brouckère, qui la déclara justifiée et urgente en présence du dépérissement de l'instruction primaire et de l'inertie des pouvoirs publics, qui ne faisaient rien pour empêcher ce désastre. Par 53 voix contre 24, la prise en considération de cette proposition fut repoussée et le gouvernement attendit jusqu'en 1842 - onze ans ! - pour faire voter une loi sur l'instruction primaire !
En décembre 1833, la Chambre fut saisie d'une pétition émanant de 12,000 ouvriers gantois, qui sollicitaient l'intervention des pouvoirs publics pour remédier à la crise dont souffrait l'industrie cotonnière.
Un député se leva et émit la crainte que la Chambre en se hâtant ne fut accusée d'agir par peur ! (M. Pirson, séance du 13 décembre 1833) et il ajouta que la pétition pouvait bien être une manœuvre des orangistes gantois !
La pétition fut renvoyée à une commission qui conclut au renvoi au ministre de l'intérieur et à la Commission de l'industrie, et ce fut tout !
Cependant, la condition des ouvriers et des paysans était fort précaire, pour ne pas dire malheureuse.
L'ouvrier rural de 1830 gagnait 1 fr. 8 c. par jour, sans la (page 84) nourriture et en 1846, son salaire ne s'élevait qu'à 1 fr. 13 c. C'était là la rémunération non d'enfants, mais d'ouvriers adultes, ayant charge de famille. Aussi, la population ouvrière était mal logée, mal vêtue, mal nourrie. La base de son alimentation était la pomme de terre et le pain noir.
« La nourriture, dit un recueil de 1846 (Revue démocratique, 1846, page 181. Wauters frères, imprimeurs à Bruxelles), influe puissamment sur le moral des populations rurales. Les forces vitales, dépensées par le paysan, rien que pour digérer les aliments grossiers dont il se leste l'estomac, le sont au détriment de l'action du cerveau. La lenteur de la digestion entraîne la lenteur des mouvements et la lenteur de la pensée. »
La situation des paysans de l'époque était exprimée par un refrain populaire flamand, qu'on entend parfois encore dans la bouche des enfants des villes :
« Koëy pataten en peilen van visch
« Eten de boeren als 't kermis is. » (« Des pommes de terre pour vaches et des peaux de poissons, voilà le régal des paysans les jours de kermesse. »)
Une enquête faite en 1842, avant la crise alimentaire des Flandres, sur la condition des ouvriers industriels, révéla des choses vraiment douloureuses. »
Voici ce que déclarèrent les docteurs Heymans et Mareska au sujet du régime alimentaire des ouvriers de l'industrie cotonnière à Gand :
« Leur nourriture est dépourvue de deux éléments essentiels : les substances animales et les graisses. La conséquence qui en découle est celle-ci : la taille de l'ouvrier cotonnier est inférieure à celle de l'homme normal à toutes les époques de la vie, mais surtout à l'époque de la puberté. Son poids comparé à celui de l'homme fait, diffère en moyenne de cinq kilogrammes. Sur 100 miliciens appartenant à la ville de Gand, on en réforme 42 pour défauts physiques. Dans les autres villes des Flandres, cette proportion n'est que de 37... La phtisie et la laryngite sont environ deux fois aussi fré¬quentes parmi eux que parmi les ouvriers des autres industries... Ils y sont prédisposés par leur (page 85) état de misère, de mauvaise alimentation, d'air vicié, par la vie enfermée de l'atelier..., et aussi par le défaut d'exercice à l'air... »
Un autre médecin, M. Meyne écrivit :
« On aime à répéter, dans certaines régions, que les classes inférieures jouissent aujourd'hui de plus de bien-être qu'anciennemen.(page 86) Cette assertion est trop générale. Mais elle est radicalement fausse quant au besoin le plus indispensable de la vie : la nutrition. » (Topographie médicale de la Belgique, 1865. Voyez aussi : Etudes d'hygiène publique et sociale, publiées en 1874, par le même auteur.)
M. Charles de Brouckère, bourgmestre de Bruxelles, dans la séance du conseil communal du 16 janvier 1855, déclarait à son tour : « Nous ne pouvons nous le dissimuler, la position des ouvriers devient chaque jour plus dure. Le nombre de ceux qui doivent recourir à l'assistance publique augmente avec un rapidité inouïe. Les monts-de-piété regorgent de gages. En un mot, les ouvriers se trouvent dans une situation défavorable. Cet état de choses ne peut durer. »
L'Enquête de 1843 fut publiée seulement en 1845 et 1846. Elle fut pour bien des gens, une révélation. Rien ne fut fait cependant pour remédier à l'état des choses qu'elle signalait.
Alors que l'Angleterre légiférait dès 1802, pour protéger les enfants employés dans l'industrie et la France en 1841, rien de semblable fut non seulement voté, mais même proposé en Belgique !
Alors que, dès 1825, l'Angleterre reconnaissait aux ouvriers le droit de se coaliser dans le but d'améliorer leurs conditions de travail, en Belgique les ouvriers étaient condamnés à la prison, s'ils se permettaient de refuser de travailler pour des salaires de famine.
Alors qu'en Angleterre le payement des salaires en nature (truck-system), était interdit par une loi de 1831, en Belgique, pareille loi ne fut adoptée qu'en 1887, et encore n'est-elle pas appliquée sérieusement partout.
Alors qu'en Angleterre, dès 1842, on réglementait le travail des femmes dans l'industrie, et on leur interdisait le travail dans les charbonnages, chez nous, en l'an de grâce 1905, il y a encore des femmes qui « descendent à fosse » comme on dit en pays minier.
En 1843, l'archevêque de Rouen disait : On lira au front du XIXe siècle, si fier de sa civilisation : « Dans ce temps-là, il fallut une loi pour empêcher les industriels de tuer les enfants par l'excès du travail ». Aucun évêque belge ne tint ce langage et les dirigeants libéraux et catholiques ont refusé à diverses reprises (page 87) de légiférer en faveur de l'enfance, sous prétexte que la loi n'a pas le droit d'intervenir dans ce domaine.
Est-il nécessaire de parler longuement de la terrible crise de 1845 à 1847, dont les Flandres souffrirent surtout ? Nous préférons renvoyer les lecteurs aux écrits spéciaux et à ce que nous avons écrit nous-même dans notre Histoire de la Coopération en Belgique.
Qu'il nous suffise de dire que la misère fut atroce, que des milliers de malheureux moururent littéralement de faim, que les dépôts de mendicité et les prisons regorgèrent de gens affamés.
Vers 1845, il y avait en Flandre 280,000 fileuses à la main, gagnant 16 centimes par jour, et 7,500 tisserands à la main, travaillant dur pour un salaire journalier de 60 centimes au maximum.
La Flandre occidentale fut la plus éprouvée.
A la fin de l'année 1846, sur une population de 642,660 habitants, 226,110 étaient indigents ; plus d'un tiers des habitants étaient inscrits sur les registres des bureaux de bienfaisance, qui leur accordaient des secours de quelques centimes par jour !
Et pendant ce temps, les ministres, les sénateurs, les députés, les classes dirigeantes en un mot, ne songeaient qu'à une chose : augmenter le pouvoir royal ; rédui¬re les droits, même ceux de la classe censitaire ; accorder des privilèges au clergé ; favoriser la grande industrie, la haute Banque et la propriété foncière, tout en négli¬geant les intérêts des classes pauvres et en continuant à prélever sur le maigre budget de celles-ci, par des droits d'entrée, par des impôts de consommation, de quoi augmenter les rentes des propriétaires du sol, les bénéfices des industriels, ou les dividendes des actionnaires de sociétés anonymes.
Karl Marx a déclaré un jour que la Belgique était le paradis des riches ; il eût pu ajouter que notre pays était en même temps un enfer pour les pauvres gens !