(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)
Rencontre de Karl Marx et de Frederic Engels. - Nouvelle théorie sociale. Circulaire de propagande. - La Fédération des communistes - La Deutsche Brüsseler Zeitung - L'association ouvrière allemande - Banquet du 27 novembre 1847- Fondation d'une association cosmopolite
(page 200) Après avoir noté l'influence qu'exercèrent, en Belgique, les deux écoles socialistes françaises de Saint-Simon et de Charles Fourier, il me reste à signaler celle des ouvriers communistes allemands et de Karl Marx. (Note de bas de page : Ce chapitre a été rédigé en grande partie grâce à une note que m'a fourni mon excellent ami Lux, du Peuple.)
Lorsque Karl Grün vint séjourner en Belgique au mois d'octobre 1844, pour se renseigner sur le mouvement démocratique et socialiste, il ne se trouva en contact qu'avec fort peu d'allemands. Du moins, les si intéressantes lettres (Die sociale Bewegung in Frankreich und Belgien. Briefe und Studien von Karl Grün, 1845) dans lesquelles il reproduit ses entretiens avec Adolphe Bartels, Lucien Jottrand, Jacob Kats et le polonais Lelewel, ne parlent elles que du poète Freiligrath, qu'il rencontra au cabaret de Kats, pendant un meeting organisé par celui-ci et qu'il fut tout surpris d'entendre parler le patois de la capitale avec tout le raffinement d'un vrai Brusseleer.
Quatre mois plus tard, c'est-à-dire dans les premiers jours de janvier 1845, Karl Marx, que le gouvernement de Guizot venait d'expulser de la France, à cause de sa collaboration au Vorwärts, le journal qui avait été fondé en 1844, à Paris, par l'acteur Börnstein avec l'argent du grand compositeur Meyerbeer, vint se réfugier à Bruxelles.
Marx habita tout d'abord plaine Sainte-Gudule, n°21, et fut (page 201) inscrit sur les registres de la population le 14 février 1845. Le 13 mars suivant, il alla habiter rue Pachéco, n°35 et le 3 mai il passa à Saint-Josse-ten-Noode, rue de l'Alliance, n°5.
Frédéric Engels vint, à son tour, à Bruxelles, et le 25 août 1845 il se fit inscrire également à Saint-Josse au n° 7 de la rue de l'Alliance, c'est-à-dire à côté de la maison habitée par son ami Karl Marx.
A peine débarqué, Karl Marx fut appelé à l'administration de la sûreté publique et invité à prendre l'engagement de ne rien publier concernant la politique du jour. Il s'inclina avec d'autant moins de résistance devant cette injonction, qu'à ce moment « il était préoccupé avant tout de fixer ses idées et de se mettre d'accord avec Frédéric Engels sur les nouvelles doctrines philosophiques et sociales qu'ils se proposaient de faire prévaloir. » Et, en effet, les deux premières années de son séjour en Belgique - ce séjour dura de janvier 1845 à mars 1848 - furent consacrées presqu'exclusivement aux recherches et à l'étude.
Marx avait rencontré Engels, pour la première fois, en novembre 1842, à Cologne, dans les bureaux de la Rheinische Zeitung. Engels se rendait à Manchester, où il allait occuper une place de commis dans une fabrique, dans laquelle son père avait des intérêts. L'entrevue des deux hommes avait été plutôt froide.
Ils se revirent deux ans après, durant l'automne 1844, à Paris et cette fois ils se trouvèrent immédiatement en communauté d'idées. C'est que le séjour en Angleterre avait familiarisé Engels avec cette pensée que, dans le monde moderne, les facteurs économiques jouent le rôle essentiel, et que les études qu'il avait poursuivies sur la Révolution française avaient amené Marx à cette conclusion que ce n'est pas l'Etat qui assure l'existence de la société bourgeoise, mais celle-ci qui détermine le conditionnement de l'Etat.
Aussi, en 1845, Engels quitta-t-il Barmen, sa ville natale, où il était retourné après son séjour à Paris, et vint-il à Bruxelles (page 202) rejoindre son ami Marx. Des considérations personnelles n'étaient pas absolument étrangères à sa décision. Il était en difficulté avec sa famille, dont les convictions politiques et religieuses étaient en opposition irréductible avec les siennes, et il avait eu maille à partir avec la police, à cause des meetings qu'avec Moses Hess et le peintre Röttgen, il avait donnés sur le communisme. Mais ce qui le poussait avant tout à Bruxelles, c'était le désir de se mettre d'accord avec Marx sur leur nouvelle conception de l'évolution sociale. Et, dans ce but, il lui apportait un travail de la plus grande valeur, son livre sur la Situation des classes laborieuses en Angleterre.
Engels séjourna en Belgique jusqu'au mois d'août 1846 et y revint fréquemment jusqu'au moment de l'expulsion de Marx. Comme le dit justement Andler, c'est de cette période que date la collaboration des deux grands socialistes allemands et « c'est surtout dans cette phase de la première élaboration communiste, qu'elle fut intime et profonde. Le matérialisme historique fut élaboré dans ces années fécondes de Bruxelles, entre 1845 et 1847. » (Charles ANDLER, Le Manifeste communiste, t. II, p. 35.)
Ainsi que l'écrivit plus tard Marx, leur première préoccupation, dès qu'ils se retrouvèrent à Bruxelles, fut de « formuler en commun l'opposition de leur conception avec l'idéologie de la philosophie allemande. » Dans ce but, ils écrivirent L'Idéologie allemande, une critique de la philosophie post-hégélienne et de ses représentants Feuerbach, Bruno Bauer et Stirner, ainsi que du socialisme allemand et de ses différents prophètes, deux gros volumes in-8º, qu'ils ne parvinrent pas à faire imprimer et dont ils « durent abandonner le manuscrit à la critique rongeuse des souris. »
Quelque temps après, dans les premiers mois de 1847, les points décisifs du nouveau système furent exposés publiquement, d'une manière scientifique dans Misère de la Philosophie, le volume que Marx fit imprimer chez l'éditeur Vogler de Bruxelles, en réponse à Philosophie de la Misère, de Proudhon.
(page 203) La doctrine que Marx et Engels voulaient faire prévaloir, affirmait que le temps était venu pour les masses prolétariennes de rompre avec le socialisme sentimental et utopique et de poser nettement leurs revendications et leur tactique sur le terrain de la lutte des classes.
« De même que les économistes sont les représentants scientifiques de la classe bourgeoise, dit Marx dans Misère de la Philosophie, de même les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe prolétaire.
« Tant que le prolétariat n'est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que par conséquent la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n'a pas encore un caractère politique, et que les forces productives ne sont pas encore assez développées dans le sein de la bourgeoisie elle-même, pour laisser entrevoir les conditions matérielles nécessaires à l'affranchissement du prolétariat et à la formation d'une société nouvelle, ces théoriciens ne sont que des utopistes qui, pour obvier aux besoins des classes opprimées, improvisent des systèmes et courent après une science régénératrice.
« Mais à mesure que l'histoire marche et qu'avec elle le prolétariat se dessine plus nettement, ils n'ont plus besoin de chercher de la science dans leur esprit, ils n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se passe devant leurs yeux et de s'en faire l'organe. Tant qu'ils cherchent la science et ne font que des systèmes, qu'ils sont au début de la lutte, ils ne voient dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne. Dès ce moment, la science produite par le mouvement historique et s'y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d'être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire. » (Karl MARX - Misère de la Philosophie, p. 118-119).
Cette conception nouvelle, Marx et Engels, qui n'avaient guère de moyens de publicité à leur disposition, tentèrent de la faire admettre au moyen de circulaires lithographiées, qu'ils adressèrent aux groupes socialistes de Londres, de Paris et d'Allemagne.
(page 204) Ce moyen de propagande eut pour conséquence d'attirer à Bruxelles et de réunir autour d'eux un groupe d'intellectuels révolutionnaires et de prolétaires vigoureux. Ce furent Moses Hess, ancien collaborateur, comme Marx et Engels, aux Annales franco-allemandes, Wilhelm Wolff, le polémiste ardent et persécuté, qui avait dévoilé, dans le Deutsches Bürgerbuch, la misère des tisserands silésiens et à qui Marx dédia le premier volume du Capital ; Stephan Börne, l'agitateur éloquent, typographe de son métier, qui en 1848 devait créer la Ligue Ouvrière la plus puissante qui ait existé en Allemagne avant la démocratie socialiste contemporaine et qui devint plus tard professeur à l'Université de Bâle ; Wallau, également typographe, qui devint bourmestre de Mayence ; Ferdinand Wolff ; Ernest Dracke ; Edgard von Westphalen, beau-frère de Marx ; l'ancien lieutenant Weidemeyer ; le peintre en bâtiments Steingens ; le passementier Riedel, et Gigot, un Français, qui occupait les fonctions d'archiviste à la Bibliothèque de la ville de Bruxelles. (Voir ANDLER. Le Manifeste communiste, T. II, p. 37.)
L'effet des circulaires lithographiées ne tarda pas à se faire sentir. Vers la fin de 1846, la Fédération des Justes, l'association internationale la plus puissante que le prolétariat eût en Europe en ce moment et qui avait son siège à Londres, délégua l'horloger Joseph Moll à Bruxelles auprès de Marx et à Paris auprès de Engels, pour leur déclarer que la Fédération était prête à tenir compte des critiques qu'ils avaient adressées à ses doctrines et à sa tactique, et les prier d'y entrer comme membres. Marx et Engels acceptèrent cette proposition et pendant l'été 1847, un congrès eut lieu à Londres, où Engels représenta Paris et Wilhelm Wolff Bruxelles, dans lequel fut constituée la Fédération communiste, la nouvelle organisation socialiste basée sur les doctrines marxistes.
« Quelque temps après, au mois de novembre 1847, la Fédération communiste tint un second congrès à Londres et ce fut dans cette réunion qu'elle chargea Marx et Engels de rédiger le célèbre Manifeste communiste, qui parut en allemand (page 205) en février 1848 et qui, quelques jours après, fut traduit en français.
Ce manifeste était à peine lancé que la révolution éclata à Paris. Le Comité central de la Fédération des communistes, qui siégeait à Londres, décida aussitôt de transférer ses pouvoirs au comité local de Bruxelles. Mais déjà le bourgmestre de la capitale avait pris des mesures pour empêcher les réunions et le gouvernement avait décidé l'expulsion d'un grand nombre (page 206) d'étrangers. C'est ce qui fit que le comité de Bruxelles fut obligé de se dissoudre et de transférer ses pouvoirs au comité central de Paris, ainsi que l'établit le document suivant, dont le texte allemand fut saisi le 3 mars, à minuit, lorsque la police procéda à l'arrestation de Marx :
« DECISION DU COMITE CENTRAL DE LA SOCIETE DES COMMUNISTES
« Prolétaires de tous les pays, réunissez-vous.
« Le comité central de la société des communistes, siégeant à Bruxelles.
« Vu la résolution du comité central qui jusqu'ici avait siégé à Londres, par laquelle ce comité a transféré le siège du comité central à Bruxelles, et se dissout lui-même comme comité central, par laquelle résolution, le comité sectionnaire de la section directrice de Bruxelles vient d'être constitué en comité central.
« Considérant
« Que dans les circonstances actuelles toute réunion des membres de la société et spécialement celle des Allemands à Bruxelles est impossible.
« Que les membres directeurs de la société en cette ville ont été déjà arrêtés et respectivement expulsés, ou doivent à chaque instant attendre leur expulsion de la Belgique.
« Que dans ce moment Paris est le centre de tout le mouvement révolutionnaire.
« Que les circonstances actuelles exigent impérieusement une direction énergique de la société, à laquelle un pouvoir discrétionnaire est momentanément indispensable.
« Décide
« Article premier - Le comité central est transféré à Paris.
« Article 2. - Le comité central de Bruxelles confère au membre de la société, Charles Marx, pouvoir discrétionnaire pour la direction centrale momentanée de toutes les affaires de la société, sous responsabilité envers le comité central à constituer et envers le prochain congrès.
« Article 3. - Le comité charge Marx de constituer à Paris, aussitôt que les circonstances le permettront, parmi les membres (page 207) les plus convenables de la société, un nouveau comité central à son choix, et d'y appeler même des membres de la société qui ne seraient pas domiciliés à Paris.
« Article. 4. - Le comité central de Bruxelles se dissout.
« Ainsi décidé à Bruxelles, le 3 mars 1848.
« Le comité central, »
« (Signé) ENGELS, G. FISHER, GIGOT, H. HEINGERS, K. MARX. »
On peut donc dire qu'au point de vue du socialisme international et grâce à la présence de Marx et d'Engels, Bruxelles fut le foyer d'une activité extraordinaire de 1845 jusqu'aux premiers mois de 1848. Cette activité fit-elle sentir ses effets en Belgique au-delà du cercle de disciples qui était venu se former autour des maîtres, et eut-elle une répercussion directe sur le mouvement des idées dans notre pays ?
Le 3 janvier 1847 avait commencé la publication de la Deutsche Brüsseler Zeitung (La Gazette allemande de Bruxelles), l'organe des socialistes allemands réfugiés en Belgique. Le journal avait pour rédacteur en chef un ancien officier, Adalbert von Bornstedt, et paraissait deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, en quatre pages de quatre colonnes. Le prix de l'abonnement était de 28 francs pour Bruxelles et de 34 francs pour la province et l'étranger ; le numéro isolé pouvait être acheté à raison de 50 centimes au bureau de la rédaction, rue Botanique, 28, « devant la porte de Schaerbeek ».
C'était un journal international qui ne s'occupait guère des événements belges et qui portait toute son attention sur la politique des grands pays de l'Europe. Marx et Engels se mirent à y collaborer vers le milieu de 1847 et leur participation à la rédaction en releva immédiatement le niveau, si bien que le journal ne tarda pas à figurer, à côté de la Northern Star de Londres et de la Réforme de Paris, comme troisième organe de la démocratie européenne. « Ce fut dans les colonnes de la (page 208) Gazette allemande de Bruxelles, dit Mehring, que Marx et Engels s'en prirent au socialisme sentimental et au radicalisme antisocialiste, qu'il était d'autant plus urgent de combattre que l'aurore de la révolution s'annonçait plus sûrement à l'horizon, et qu'ils dirigèrent leurs attaques les plus acerbes contre les tendances énervantes et déroutantes de ce socialisme allemand dont Karl Grün était le représentant typique. » (MEHRING; Aus dem literatischen Nachlass von Marx, Engels und Lassalle, Zweiter Band, p. 343.)
Il est plus que probable que la Deutsche Brüsseler Zeitung, dont la publication continua jusqu'en mars 1848, jusqu'au moment où le cabinet Rogier, pour être agréable au gouvernement prussien, expulsa la plupart des rédacteurs, Marx en tête, n'exerça qu'une faible action sur le développement des idées socialistes en Belgique. Rédigée dans une langue que fort peu de Belges de cette époque devaient comprendre, elle ne put guère influencer ceux qui défendaient la politique démocratique.
Il n'en fut pas de même du Deutscher Arbeiterverein, c'est-à-dire de l'Association ouvrière allemande. Cette association, qui le jour où elle fut constituée comptait 37 membres, avait été fondée, à la fin d'août 1847, par le groupe de socialistes allemands qui avait suivi Marx et Engels en Belgique. Elle avait pour présidents Moses Hess et Wallau, respectivement rédacteur et typographe à la Deutsche Brüsseler Zeitung, pour trésorier le passementier Riedel et pour secrétaire Wilhelm Wolff.
Elle tenait deux séances par semaine, le dimanche et le mercredi, au premier étage de l'estaminet Le Cygne, à la Grand'Place. Dans les réunions du dimanche, auxquelles les femmes étaient admises, un membre passait en revue les événements politiques de la semaine et cette communication était suivie d'entretiens familiers de toute nature. Parfois, aussi, la séance était consacrée à un concert ou à la représentation d'une pièce de théâtre. Les réunions du mercredi étaient occupées par la discussion de questions politiques et économiques, telles que l'influence du machinisme, les résultats du système de la fabrique, la situation de la classe ouvrière, le libre-échange et la protection.
(page 209) Ce fut devant cette association ouvrière que, revenu du Congrès de Londres qui lui avait confié la mission de rédiger le Manifeste communiste, Marx donna ses conférences sur le Salaire et le Capital, qui furent reproduites en 1849 dans la Neue Rheinische Zeitung et que l'on peut considérer comme la plus ancienne esquisse de ce qui allait être le premier volume du Capital.
Un mois après sa fondation, le lundi 27 septembre 1847, eut lieu, à Bruxelles, un « Banquet de travailleurs ». Les banquets étaient fort à la mode à cette époque, surtout en France. C'était un moyen de se réunir sans avoir à craindre l'intervention des policiers et des agents provocateurs qui, à cette époque, jouaient un grand rôle dans les manifestations politiques.
Le banquet avait été organisé par l'Association ouvrière allemande et principalement par M. De Bornstedt et d'autres rédacteurs de la Gazette allemande de Bruxelles (Voir le Débat social, numéro du 3 octobre 1847), dans le but, déclaraient les organisateurs, de « voir fraterniser les travail¬leurs des divers pays ».
Il y eut à table 120 convives parmi lesquels des Belges, des Allemands, des Suisses, des Français, des Polonais, des Italiens et un Russe, Michel Bakounine probablement.
La présidence de la réunion fut offerte au général Mellinet, un des combattants de la révolution belge de 1830, mais il déclina cet honneur, à cause de son état de santé, et, ce fut Lucien Jottrand qui fut désigné pour diriger le banquet et la discussion qui allait suivre. Comme vice-présidents, les convives désignèrent un français, Imbert et un allemand, Frédéric Engels.
« Des toasts et des discours, raconte le Débat social, se rapportant aux hommes et aux choses dont les travailleurs de tous les pays d'Europe attendent leur émancipation, ont animé cette réunion. Les divers orateurs ont parlé à leur choix, en français, en allemand ou en flamand. L'identité des sentiments de tous s'est parfaitement fait jour au milieu de ces langages différents. Ces sentiments convergeaient vers la nécessité de faire participer efficacement les travailleurs à la discussion des réformes (page 210) de toutes espèces dont l'Europe est agitée en ce moment. L'Association a été considérée naturellement comme le meilleur moyen d'atteindre ce but. L'exemple de l'Angleterre, de la Suisse et des Etats-Unis a été invoqué avantageusement par tous les orateurs. »
Mais, ce qu'il y eut de plus important dans cette réunion, ce furent les deux résolutions qui y furent acclamées, sur la proposition d'Adolphe Bartels et de Heilberg. D'abord, on résolut de commémorer l'anniversaire de la révolution polonaise, le 29 novembre suivant, à Bruxelles. On donnerait à cette solennité un caractère imposant et on y inviterait les représentants de la démocratie de tous les pays. Ensuite on décida, qu'à l'instar de la grande association chartiste d'Angleterre on établirait en Belgique une association permanente de réformistes.
« Le banquet où ces deux résolutions furent formulées, déclarait le Débat Social, conservera, croyons-nous, sa date dans notre pays. »
Cette association permanente fut, en effet, constituée le 7 novembre 1847, par une assemblée de cent vingt-trois hommes, réunie à la Maison des Meuniers, rue de la Tête d'Or, à Bruxelles, et elle prit le nom d'Association démocratique.
L'assemblée comptait des étrangers de plusieurs nations, entre autres, un publiciste hollandais, M. Van Bevervoorde, venu exprès de La Haye, pour y assister. Il s'y trouvait des ouvriers de Bruxelles et de Gand, parmi lesquels Pellering, Dassy et Bataille, de la Société Agneessens, des avocats, des médecins, des négociants, des étudiants, tant de Gand et de Liège, que de Bruxelles. Elle fut présidée par le général Mellinet, désigné comme président d'âge, à qui avaient été adjoints, comme asses¬seurs, l'avocat Spilthoorn, de Gand, et le professeur Maynz, de l'Université de Bruxelles. Elle composa son Comité, en nommant président d'honneur le général Mellinet ; président, Jottrand ; vice-présidents Imbert et Marx ; secrétaire : Albert Picard ; trésorier : Funck ; interprètes : Lelewel, Maynz, Spilthoorn et Wierth.
La propagande faite par les réfugiés allemands, eut ainsi pour effet, de faire surgir une association démocratique (page 211) cosmopolite, dont le but fut, il est vrai, défini en termes vagues - la société avait pour but, disait l'article premier des Statuts, l'union et la fraternité de tous les peuples - mais au sein de laquelle une majorité de belges, et surtout de bourgeois, n'hésita pas à s'associer à un nombre assez élevé d'étrangers, dont les tendances communistes et révolutionnaires étaient publiquement connues. En résulta-t-il que l'Association démocratique fut dès le début, ou devint plus tard une société socialiste ? Une polémique qui s'engagea lorsque fut constituée, sur le modèle de celle de Bruxelles, l'Association démocratique de Gand, permet de se faire une opinion à cet égard.
Des journaux libéraux, l'Indépendance notamment, et des (page 212) journaux cléricaux, l'Organe des Flandres et le Journal de Bruxelles, avaient imprimé que les doctrines les plus abominables avaient été prêchées à Gand, que le peuple y avait été excité contre les riches, et que « des cris de proscription et de mort avaient servi d'écho aux déclarations furibondes de clubistes, parlant et pérorant du haut de chaises où ils étaient perchés ».
En un long article, le Débat social, l'organe des associations démocratiques, se chargea de répondre à ces attaques et d'établir que, si ces sociétés, à l'exemple des sociétés similaires américaines, anglaises et suisses, cherchaient à faire établir le suffrage universel ou quasi universel, et faire participer le peuple presque tout entier, à la direction des affaires publiques, elles n'entendaient pas réclamer « les utopies » que poursuivent certains démocrates, dans des pays où les institutions ne permettent d'espérer aucune réforme efficace, et où il est aussi raisonnable de songer à des châteaux en Espagne, qu'au modeste bien-être des peuples déjà libres. (En un très bel article, écrit probablement par Marx, la Deutsche Brüsseler Zeitung, du 13 février 1848, répondit au Débat social, au nom de ceux qu'il appelait des « utopistes »
Pendant les quelques mois que les Allemands, qui en avaient provoqué la fondation, séjournèrent encore en Belgique, l'Association démocratique fut donc une société radicale dont un assez grand nombre de membres étaient communistes.
Elle admit Marx à conférencier devant elle, et elle publia en une brochure de vulgarisation, sa conférence sur le libre échange, dont nous parlerons plus longuement plus loin.