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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Introduction. But de ce livre

(page 1) L'événement le plus important de notre époque, celui qui lui donne sa caractéristique, essentielle, c'est assurément la constitution d'un parti nouveau, le Parti socia¬liste, composé principalement d'adhérents appartenant à la classe des travailleurs manuels, auxquels peu à peu viennent se joindre des adeptes appartenant aux autres classes sociales. Ce parti s'est créé dans la société une organisation distincte. Il possède un idéal social qui lui est propre et, pour la période intermédiaire, un programme de revendications assurément mieux défini que ne l'était celui du Tiers-Etat à la veille de 1789.

Ce qui caractérise aussi l'époque actuelle, c'est la faillite de la doctrine du « laisser faire, laisser passer » et le triomphe de l'intervention des pouvoirs publics dans le but de remédier aux abus et aux vices de l'organisation sociale, et de procurer à tous les hommes le plus de bien-être et de liberté possible.

Ce qui la caractérise encore, c'est le progrès des idées démocratiques, au sein des classes dirigeantes, qui se les assimilent, non pas volontairement, mais sous la poussée d'un prolétariat de plus en plus conscient de sa force.

(page 2) Le mouvement démocratique et socialiste actuel prend sa source en 1789 et est la conséquence logique des principes de la Révolution française ; il a été singulièrement favorisé par la constitution et le prodigieux développements de la grande industrie dans le cours du XIXème siècle.

Le Peuple avait aidé efficacement la Bourgeoisie dans sa lutte contre la noblesse, la royauté de droit divin et le clergé tout-puissant. Mais une fois triomphante et satisfaite du nouvel ordre des choses, la bourgeoisie devint conservatrice. Elle renia le peuple et voulut pour elle seule et le pouvoir politique et tous les avantages qu'il procure.

La Révolution fut ainsi confisquée, dans l'ordre politique comme dans l'ordre économique, dès son origine même, par une oligarchie.

Sans doute, l'ère nouvelle instaurée en 1789 fut un progrès sur l'ancien régime. Mais si la Révolution proclama l'égalité des droits de tous les citoyens, elle le fit en théorie seulement, et le peuple ne tarda pas à s'apercevoir que l'égalité devant la loi ne vaut guère sans l'égalité économique, surtout lorsque le pouvoir politique appartient a une classe privilégiée.

Après avoir versé son sang pour jeter bas l'ancien régime, il fut scandaleusement sacrifié par le Tiers-Etat triomphant.

La Constitution de 1795 fut une constitution bourgeoise. Les corporations de métiers, qui étaient à la fois une protection et une garantie pour les ouvriers, furent abolies et les salariés laissés sans défense vis-à-vis de leurs maîtres.

La législation devint d'une sévérité inouïe pour les travailleurs manuels, et cela accentua encore leur infériorité sociale.

Le Code civil consacra une législation de classe en traitant d'une manière différente les patrons et les ouvriers, ainsi que le montre son article 1781, qui déclara que, pour tout ce qui concerne le salaire, le maître est cru sur parole.

Le Code pénal fit une distinction entre les coalitions patronales et ouvrières et, aujourd'hui encore, l'article 310 consacre une injustice flagrante à l'égard des ouvriers.

La législation de classe rendit le livret obligatoire pour les salariés et en fit un signe de servitude pour des millions de citoyens.

Dans sa séance du 25 février 1793, la Convention, par le vote de la motion Lavasseur et Barère, montra son exclusivisme et ses craintes, en décrétant la peine de mort contre « quiconque proposerait la loi agraire ou toute autre subversion des propriétés. »

La bourgeoisie, qui venait d'usurper les droits et les privilèges de la noblesse et du clergé, et de confisquer des propriétés valant des milliards, déclarait légales ses confiscations et menaçait d'une condamnation à mort quiconque serait assez audacieux pour proposer une modification au nouveau régime propriétaire...

Il est vrai que le peuple, frustré, trompé, sacrifié une fois de plus, (page 3) commençait à protester contre le nouvel ordre des choses, qui le laissait aussi misérable qu'avant.

Des émeutes avaient eu lieu et un groupe d'hommes énergiques préparaient une conjuration qui, si elle avait pu aboutir, aurait eu un caractère profondément socialiste. Elle aurait rendu au peuple, c'est-à-dire à la nation, la propriété du sol ; elle aurait réglementé le travail et organisé la production, la circulation et la répartition des produits, au plus grand avantage de la collectivité, c'est-à-dire de la nation entière.

Cette conjuration, dont Babeuf fut l'âme, fut découverte et ses principaux auteurs furent poursuivis et condamnés à mort... En entendant prononcer cet arrêt, après un procès qui dura trois mois, Babeuf et Darthé se poignardèrent à l'audience et furent portés mourants, le lendemain, sur l'échafaud...


Leur sang ne fut pas versé en vain, car on peut affirmer que dans sa tendance la plus générale, le XIXe siècle a été le désir, la recherche, la conquête de l'égalité !

L'égalité civile constitue un progrès énorme sur le passé, mais elle représente peu de chose sans l'égalité politique qui à son tour, n'est pas un but, mais un puissant moyen pour conquérir l'égalité sociale économique, c'est-à-dire l'égalité en fait de tous les êtres humains.

La démocratie socialiste représente principalement cette tendance vers l'égalité. Le but de ce livre est de raconter l'histoire des efforts faits dans notre pays pour réaliser cet idéal et de faire connaître, à la génération actuelle, à la fois les événements qui se sont produits en Belgique depuis 1830, et les hommes qui ont travaillé à l'éman¬cipation du peuple.

Il existe de nombreuses histoires de la Belgique, les unes anciennes, les autres contemporaines, mais on n'y trouve guère de traces des luttes entreprises par la classe des travailleurs pour améliorer son sort, conquérir ses droits de citoyen et réaliser la justice sociale par une meilleure répartition des fruits du labeur commun. Au superbe dédain du plus grand nombre des historiens pour la cause démocratique et socialiste, nous voulons répondre en rappelant les principaux faits de l'histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique.

Notre but est double. Nous voulons tout d'abord honorer la mémoire de ceux qui consacrèrent leur vie, leur intelligence, leur liberté à la sainte cause des travailleurs. Nous voulons ensuite, par la narration des luttes et des efforts du passé, permettre aux démocrates et aux socialistes d'aujourd'hui de tirer des faits, un enseignement salutaire. Nous voulons faire pénétrer dans leur cerveau cette conviction que les peuples ont les institutions qu'ils méritent et que, suivant la devise de l'Internationale, l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes


(page 4) Un mot sur la méthode que nous avons suivie pour écrire cet ouvrage.

La Belgique est un petit pays, entouré de puissants voisins. Ses habitants possèdent de précieuses qualités, mais, à cause de la situation politique générale, ils ne peuvent avoir une action décisive sur les événements. On peut même dire que les Belges subissent plutôt ceux-ci et qu'ils en supportent les conséquences bienfaisantes ou fâcheuses.

Ecrire l'histoire de la démocratie et du socialisme belge, sans tenir compte des idées qui eurent cours chez nos voisins ou des événements qui s'y produisirent, serait verser dans une erreur grossière et procéder suivant une méthode manquant de bases solides. Bien des faits ne s'expliquent d'ailleurs pas sans la connaissance de ce qui s'est passé au-delà de nos frontières. C'est ce que montre fort bien M. Henri Pirenne, lorsqu'il écrit au début de son admirable Histoire de Belgique :

« ... De l'histoire particulière des comtés, des duchés et des principautés épiscopales qui se pressent sur notre sol, on peut, sans trop de peine, dégager les grandes lignes, et comme la contexture générale d'une histoire commune.

« Si l'on a tardé à le reconnaître, c'est que l'on a, pendant trop longtemps, traité l'histoire de Belgique, comme si le monde finissait à nos frontières ; c'est que l'on ne s'est pas avisé de cette vérité, pourtant si éclatante, que nul peuple n'a subi plus continuellement et plus profondément que le nôtre, l'action de ses voisins, qu'il faut, dès lors, chercher le secret de notre histoire en dehors d'elle, qu'il faut enfin, pour la comprendre, l'étudier à la lumière de celle des grands Etats qui nous entourent, et considérer la Belgique, divisée ethnographiquement entre la race romaine et la race germanique, de même qu'elle l'est politiquement entre la France et l'Allemagne, comme un microcosme de l'Europe occidentale. »

Nous avons pensé que nous ne pourrions mieux faire, pour notre histoire spéciale, que de procéder comme l'a fait le professeur de l'Université de Gand pour son Histoire de Belgique.

C'est dans ce but et dans cette pensée que chacune des parties de l'Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique, sera précédée d'une revue rapide des événe¬ments capitaux qui se sont produits dans les principaux pays de l'Europe dans chacune des périodes dont il y sera question. (Note de bas de page : Pour cette partie historique nous nous sommes inspirés principalement de l'Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud, volumes, X, XI et XII ; de l'Histoire de la civilisation contemporaine, de M. Ch. Seignobos et de l'Histoire générale de M. L. Leclère.