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Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830
BERTRAND Louis - 1907

Louis BERTRAND, Histoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830

(Tome premier paru en 1906 à Bruxelles, chez Dechenne et Cie)

Tome premier. Première partie (la Belgique de 1830 à 1848)

Chapitre VI. La Propagande Saint-Simonienne en Belgique

La doctrine de Saint-Simon - Les missions saint-simoniennes en Belgique en 1831 - Prédications à Bruxelles, Liége, Huy, Verviers, Louvain, Anvers, Gand, Bruges, etc. - Désordres à Bruxelles - Protestations au Congrès national - Appel aux Belges - Curieux incidents - Le journal saint-simonien « l'Organisateur belge » - Attitude favorable des libéraux - Les catholiques combattent le saint-simonisme - Etude critique de M. l'abbé G. Moens - Influence des doctrines saint-simoniennes en Belgique

(page 96) L'école saint-simonienne exerça également une influence sur les esprits en Belgique, dès le lendemain de notre révolution de 1830.

Claude Henri, comte de Saint-Simon, ou Henri Saint-Simon comme il signa la plupart de ses écrits, naquit à Paris, le 17 octobre 1760. Son premier ouvrage date de 1803, et il mourut à Paris, rue du Faubourg Saint-Martin, 9, le 19 mai 1825.

L'idée maîtresse de sa doctrine fut résumée ainsi par lui-même :

(page 97) « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour objet l'amélioration physique et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »

Cette pensée fut développée par ses disciples, dont le plan de réformes comporte les points suivants :

« Tous les hommes sont égaux. Ils ont droit aux mêmes prérogatives, aux mêmes jouissances : la société ne doit reconnaître d'autre inégalité que celle résultant de la différence des capacités.

« En résumé donc : A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres.

« La femme est l'égale de l'homme. Elle doit posséder les mêmes droits. Rien ne s'oppose à ce qu'elle devienne artiste, (page 98) savant, magistrat, prêtre. La religion nouvelle émancipera la femme que le christianisme a tenue dans la subalternité.

« La chair doit être réhabilitée. Les plaisirs des sens sont choses saintes. Il ne faut pas que l'homme soit tiré à droite par la chair, à gauche par l'esprit ; l'antagonisme catholique entre l'âme et le corps doit disparaître.

« L'homme et la femme se réuniront et se quitteront librement.

« Les trois grands aspects de l'activité sociale sont les beaux-arts, les sciences et l'industrie. »

« Un sacerdoce puissant, une autorité religieuse suprême sont indispensables à la vie sociale.

« La famille humaine ne doit être qu'une vaste société de travailleurs, gouvernée par une hiérarchie sacerdotale.

« La propriété et l'hérédité sont des privilèges incompatibles avec l'égalité. Les capitaux de toutes natures ne sont que des instruments de production. Les terres et l'argent doivent être données aux prêtres de la religion nouvelle qui les confieront gratuitement aux plus laborieux, aux plus habiles, aux plus dignes. Ils feront ce que font les capitalistes et les propriétaires, sans s'attribuer à titre de rente ou de fermage, les fruits du labeur des travailleurs. L'oisiveté devenant un titre d'exclusion, tous se mettront à l'œuvre.

« La distribution des instruments de travail étant une fonction sociale, le prêtre, détenteur de la fortune sociale, en sera le distributeur.

« Le droit de succession sera transporté de la famille à l'Etat.

« Le travail deviendra le seul titre de propriété. Ainsi disparaîtront tous les abus dans le domaine du travail.

« C'est ce que Saint-Simon appelait : La cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme »

« On le voit, malgré son autoritarisme et sa religiosité, la doctrine saint-simonienne a posé le problème social avec une netteté vraiment remarquable.

« Après la mort de Saint-Simon, le caractère religieux de la doctrine fut développé, amplifié encore. Un des chefs de l'école termina comme suit un de ses discours :

(page 99) « Que manque-t-il donc ?... Une religion qui proclame l'association universelle, le classement selon la capacité, la rétribution selon les œuvres, et qui introduise cette nouvelle morale dans la politique. Cette religion, messieurs, dont la destinée est d'achever de si grandes choses, est la religion que nous enseignons ! »

« Il fut donné à cette école, dit Louis Blanc dans son Histoire de dix ans, de réhabiliter le principe d'autorité, au milieu du triomphe du libéralisme, de proclamer la nécessité d'une religion sociale, alors que la loi elle-même était devenue athée ; de demander l'organisation de l'industrie et l'association des intérêts, au plus fort des succès mensongers de la concurrence. Avec une intrépidité sans égale, avec une vigueur soutenue par un talent élevé et de fortes études, cette école mit à nu toutes les plaies du siècle ; elle ébranla mille préjugés, elle remua des idées profondes, elle ouvrit à l'intelligence une carrière vaste et nouvelle...

« Ainsi que tous les réformateurs, Saint-Simon partit du principe de la perfectibilité humaine... Après avoir divisé la société en travailleurs et oisifs, avec cette conviction que l'avenir appartenait exclusivement aux premiers, Saint-Simon s'était demandé quelle était la classification la plus exacte à introduire parmi les travailleurs. L'homme sent, il pense, il agit : Saint-Simon en avait conclu que tout l'ensemble du travail humain peut être fait par ceux qui parlent aux sentiments de l'humanité, par ceux qui cultivent son intelligence et par ceux qui mettent en œuvre son activité.

« De là trois fonctions sociales qui consistent à émouvoir les hommes, à les éclairer, à les enrichir. De là aussi trois classes de travailleurs : les artistes, les savants, les industriels.

« Restait à trouver le lien de ces trois ordres de fonctions sociales : La loi du progrès ». (Histoire de dix ans (1830-1840). Tome III, pages 234 et 235).

Pour propager sa doctrine, l'école saint-simonienne organisa des missions.

Au début de l'année 1831, des missionnaires furent envoyés (page 100) dans les principales villes de France, en Angleterre, en Allemagne et en Belgique.

C'est en février 1831, que la mission belge débarqua à Bruxelles. Elle était composée de Hippolite Carnot, Laurent, Margerin, Dugied et Pierre Leroux, - plus tard Barrault vint se joindre à eux - tous hommes capables et instruits. Les missionnaires prêchèrent à Bruxelles, à Liège, à Louvain, à Huy, à Verviers, à Mons, à Gand, dans le cours des mois de février à juin.

Chose digne de remarque, les disciples de Babeuf, de Saint-Simon, de Charles Fourier, c'est-à-dire les initiateurs du mouvement socialiste au XIXème siècle, furent la plupart pour ne pas dire tous, des gens instruits, possédant une certaine fortune. Le peuple, lui, dans sa grande masse, en Belgique surtout, resta alors indifférent ou muet, comme si ce mouvement lui était étranger. Aujourd'hui, au contraire, c'est surtout parmi le peuple, parmi les ouvriers que l'on trouve principalement les apôtres, les propagandistes des idées socialistes. Des classes supérieures et élevées, les idées ont pénétré le peuple et c'est lui qui s'occupe de les propager aujourd'hui.

Les saint-simoniens avaient recueilli, à la fin de 1830, plus de 500,000 francs pour leur œuvre de propagande. Nous avons relevé dans les Archives Saint-Simonniennes, qui se trouvent à la bibliothèque de l'Arsenal de Paris, le détail des dépenses occa¬sionnées par la mission de Belgique. Pour quatre mois, les frais s'élevèrent à 4,231 fr. 25.

A peine arrivés en Belgique, les saint-simoniens commencèrent leur propagande. Celle-ci avait été organisée méthodiquement, ainsi qu'il résulte d'une lettre de Margerin au Père Enfantin :

« Laurent vient d'arriver, écrit Margerin. Nous avons causé longuement des prédications à faire. Dans la première, il prendra énergiquement la crise où se trouve engagée l'Europe, et en particulier la Belgique ; il fera voir l'impuissance du libéralisme et du catholicisme, de la royauté et de la république, pour la faire cesser, et au milieu du désordre universel, il montrera les signes éclatants, précurseurs d'une religion nouvelle.

(page 101) « Dans la seconde, il commentera la religion nouvelle, le nouvel ordre social, la transformation de l'héritage, l'avènement de la femme, etc.

« Dans la troisième, il abordera l'utopie, nous verrons ensuite. »

Margerin annonçait aussi que Carnot préparait depuis quelques jours un enseignement en quatre ou cinq leçons « qui concourra, avec la prédication, à donner à la doctrine une manifestation publique, éclatante. »

Il terminait sa lettre par ces mots :

« J'ouvrirai et clorai la mission ; et quelques préoccupations qu'aient pu nous donner les relations élevées que nous avons formées ici, vous pouvez bien penser, très chers pères, que la manière dont nous nous poserons devant le peuple belge, ne sera pas le moins du monde de nature à démentir la noble confiance que vous avez eue en nous. »

Les journaux de Bruxelles annoncèrent les prédications.

L'Émancipation du dimanche 13 février 1831 publia à ce sujet l'articulet suivant :

« M. Laurent, l'un des plus ardents et des plus habiles propagateurs du saint-simonisme, exposera publiquement, lundi prochain, les doctrines de cette nouvelle religion. Le lieu et l'heure de la prédication seront ultérieurement fixés. Nous engageons les disciples déjà initiés à choisir un local très vaste, car il y aura foule. »

Quels étaient ces « disciples déjà initiés » et que les missionnaires saint-simoniens allaient grouper en un « degré préparatoire » ?

C'étaient : Ed. Ducpétiaux, qui devint plus tard inspecteur général des prisons ; Chitti, qui en 1834 donna au Musée de Bruxelles un curieux cours d'économie sociale (Voir Recueil encyclopédique belge, publié par la Société encyclopédique belge, Bruxelles, 18, rue d'Assaut, 1833) ; Van Praet, Chazal, qui devint général et ministre de la guerre ; Lignan, Emile Vanlinden, Quetelet, l'illustre directeur de notre observatoire ; Maréchal, Bourson, qui devint directeur du Moniteur Belge ; Delanes, Hant, Félix Delhasse et Charles Rogier.

(page 102) Mais, Rogier, bien que partisan de la doctrine saint-simonienne, s'abstint d'assister aux réunions, à cause de sa situation de membre du gouvernement provisoire. Plus tard, comme nous le verrons, il se tourna du côté de l'école de Fourier.

(page 103) La première prédication devait avoir lieu le mercredi, 15 février, à 7 heures du soir, à la salle du Waux-Hall. L'enseignement devait commencer le lendemain jeudi, 16 février, à 3 heures de l'après-midi, rue de Louvain, 7.

Au dernier moment, le propriétaire du Waux-Hall, qui avait subi l'influence de quelques malveillants, d'après les uns, de la police, d'après d'autres, refusa sa salle sous prétexte que des troubles auraient lieu et que son établissement serait saccagé et mis au pillage !

Les journaux libéraux se montrèrent favorables à ces prédications des disciples de Saint-Simon, au nom de la tolérance et de la liberté. Mais la presse catholique leur fut sévèrement hostile.

Plusieurs jours de suite, ce fut en vain que les Saint-Simoniens tentèrent de parler. Ils en furent empêchés par des cris et des menaces.

Dans une lettre adressée à Paris, Margerin s'exprime ainsi à ce sujet :

« Les sourdes menées du clergé catholique ont pris depuis quelques jours un caractère menaçant. Le bas peuple est soulevé contre nous ; chaque soir, il s'assemble dans les endroits où il soupçonne que nous devons prêcher, et il s'y livre à toutes sortes d'excès. Plusieurs fois de suite, il s'est porté à la Société républicaine de l'Indé¬pendance, et après avoir insulté et chassé les membres, au nombre desquels se trouve M. De Potter, il a brisé les chaises, les tables et les vitres : il se mêle des scènes atroces à ces désordres. (Note de bas de page : Dans une lettre adressée par Louis De Potter à l'avocat Charles-Louis Spilthoorn, de Gand, en date du 25 février 1831, l'ancien membre du gouvernement écrit : « Le gouvernement s'est effrayé du succès merveilleux qu'obtenait notre Association de l'Indépendance et des progrès rapides qu'elle semble devoir faire. Il avait formé le projet de la dissoudre par un coup d'Etat j'en ai la certitude... Les missionnaires saint-simoniens avaient affiché la. prédication de leur religion nouvelle. M. Plaisant (administrateur de la sûreté publique) en a pris occasion pour faire répandre par ses agents, dans le public, que la république et le saint-simonisme étaient la même chose ; que Saint-Simon était un nom d'emprunt qui me désignait, moi, pour renverser en Belgique la religion romaine à laquelle je substituerais la communauté des biens et des femmes. » De Potter ajoute que la police fit assurer les disciples de Saint-Simon de toute sa protection, mais qu'à ses amis à lui, qui avaient cru devoir se plaindre de ses procédés, la police déclara qu'elle n'interviendrait pas pour les protéger, qu'elle laisserait faire la foule.)

«(page 104) Lundi dernier, des hommes, revenant de faire des dégâts, rencontrèrent sur le tard une malheureuse femme ; ils la conduisirent sur la place de l'Hôtel de ville, la dépouillèrent de ses vêtements, l'attachèrent à l'arbre de la liberté, et la fouettèrent jusqu'au sang. La police ne fait rien pour réprimer de semblables excès ; il est évident que le clergé n'agit pas seul. Notre hôtesse a reçu des menaces de pillage et d'incendie ; heureusement elle s'est attachée à nous, et quoique, au fond, elle ne soit pas rassurée, elle continue à nous garder. »

Les saint-simoniens, pour calmer la population et lui faire connaître leur mission toute pacifique et le but qu'ils poursuivaient, voulurent faire imprimer des affiches ; ils ne trouvèrent aucun imprimeur qui consentit à les leur fournir ; tous craignaient la vengeance populaire. Les imprimeurs Remy, Laurent et Bols notamment refusèrent catégoriquement.

Margerin se rendit alors chez le ministre de l'intérieur, M. Tielemans et passa la soirée avec lui. Il causèrent longuement sur les moyens qu'avaient les saint-simoniens de s'établir en Belgique. « Le ministre laisse voir les dispositions les plus favorables, dit encore Margerin dans une lettre, à ce point que, sur son invitation, je déposai entre ses mains une demande tendant à ce que l'église des Augustins, actuellement sans destination, nous fut accordée, pour servir au libre exercice de la religion saint-simonienne. Le lendemain, je vis les plans de l'église avec l'architecte du gouvernement. Nous ne pûmes y entrer parce que, pendant la guerre, elle avait été transformée en ambulance, et le président de la commission des secours, Ducpétiaux, de qui elle dépend momentanément, se trouvait à Paris. »

Le lundi suivant, Margerin revit le ministre qui, en présence des nouveaux désordres qui avaient eu lieu la veille, lui conseilla de laisser s'apaiser l'effervescence pu¬blique et d'attendre quelques jours avant de faire de nouvelles prédications. Il ajouta que, plus tard, l'église des Augustins serait mise à sa disposition.

Quelques journaux protestèrent énergiquement contre l'attitude des braillards qui empêchaient les orateurs français de se faire entendre.

(page 105) L'Emancipation du 19 février 1831, sous le titre : Religion saint-simonienne, publiait à ce sujet l'article qu'on va lire :

« La liberté en tout et pour tous, consacrée par notre Constitution, la tolérance que prêche le catholicisme nouveau, l'hospitalité, cette vertu populaire, tout est violé envers des docteurs saint-simoniens, venus parmi nous professer leurs doctrines, et dont nous avions annoncé les premières prédications pour hier soir. Nous réclamons pour eux, en vertu de ces principes. Ces messieurs ont vu successivement se fermer devant eux, les portes du Waux-Hall, de la salle de la Paix et de la salle Saint-Georges, dont ils avaient arrêté la location. Une puissance occulte et jalouse les poursuit et prétend intervenir entre eux et le public. Si la libre émission de toutes doctrines ne sont pas de vains mots, nous n'hésitons pas à dire que les fonctionnaires de notre ville, quels qu'ils soient, qui ont cru devoir faire obstacle aux prédications annoncées, ont outrepassé leurs devoirs, méconnu les vrais principes de notre révolution : ils sont coupables.

« Nous apprenons qu'autour de la salle Saint-Georges, hier soir, quelques hommes du peuple ont proféré le cri de : A bas Saint-Simon ! » Qui donc a pu inspirer à ces hommes une antipathie si vive et si prompte, pour une doctrine qu'ils ne peuvent ni connaître, ni comprendre?

« Nous ne doutons pas que l'autorité ne se hâte d'intervenir pour protéger les principes, et appuyer notre réclamation. »

Dans la séance du Congrès National du 18 février 1831, on interpella le gouvernement au sujet de ce qui s'était passé les jours précédents, dans les prédications saint-simoniennes.

Voici le compte-rendu officiel des débats qui eurent lieu à cette occasion :

« M. le président. - Avant de nous séparer, je dois vous donner lecture d'une proposition qui a été déposée sur le bureau :

« Les soussignés ont l'honneur de proposer au Congrès, de requérir la présence de M. l'administrateur-général de la sûreté publique, pour qu'il donne des explications sur les empêchements mis par la police, à l'enseignement public d'un culte et à l'exercice du droit d'association.

« Vicomte Vilain XIIII, l'abbé Andries. »

(page 106) « Plusieurs voix. - Il s'agit des saints-simoniens !

« M. le président. - La proposition est-elle appuyée ?

« Voix nombreuses. - Oui, oui

« M. le vicomte Charles Vilain XIIII. - J'ai peu de mots à dire à l'appui de ma proposition. Tous les journaux du matin ont dit que la prédication saint-simonienne, annoncée plusieurs fois, et qui devait avoir lieu hier, avait été empêchée par la police : c'est là une infraction évidente aux principes de liberté que nous avons proclamés dans notre Constitution. A la vérité, cette Constitution n'est pas encore en vigueur ; mais à son défaut, nous avons l'arrêté du 18 octobre, rendu par le Gouvernement provisoire, qui consacre les mêmes principes. Il me semble que ce ne peut être que par un oubli coupable de ses devoirs, que la police aura apporté des entraves à l'exercice d'un culte qui, comme les autres, a droit à la protection de la loi. Je demande donc que M. l'administrateur de la sûreté publique, soit tenu de nous fournir des renseignements sur ce qui s'est passé à cet égard. (Appuyé, appuyé) !

« M. Lebeau. - J'entends dire autour de moi, que la doctrine de Saint-Simon n'est pas un culte, et qu'on ne saurait invoquer, en sa faveur, le principe qui consacre la liberté des cultes. Quand cela serait vrai, l'oppression qu'on se permettrait à son égard n'en serait pas moins illégale ; car il y a, dans notre Constitution, un autre principe qui consacre la liberté d'opinions, et si l'on refusait à la doctrine de Saint-Simon, le nom de culte, on serait bien obligé de reconnaître que c'est au moins une opinion. Eh bien, cette opinion, comme toutes les autres, a le droit d'être manifestée et elle ne peut être réprimée que pour autant qu'elle dégénérerait en délit. Je ferai remarquer, d'ailleurs, que la question de la liberté de l'enseignement se mêle à cette question. La doctrine saint-simonienne peut être enseignée publiquement comme toutes les autres doctrines.

Elle a le droit de se produire par la presse, et dans le compte qu'en ont rendu les journaux, nous n'avons rien vu qui dût porter le moindre ombrage à qui que se fût. Si la police a mis empêchement à l'enseignement public de la doctrine, elle a transgressé ses devoirs, et nous ne devons pas permettre qu'on commette (page 107) sous nos yeux, une infraction aussi évidente aux principes de liberté que nous avons proclamés.

« M. Van Snick. - Nous sommes ici des sentinelles avancées de la liberté, nous devons veiller à ce qu'aucune atteinte ne lui soit portée. On dit que la police est allée jusqu'à défendre aux propriétaires des maisons que les saints-simoniens avaient louées pour l'exercice de leur culte, de leur prêter territoire ; si cela était, la conduite de la police serait digne de tout notre blâme. J'appuie la proposition de M. Vilain XIII.

« M. Alexandre Gendebien, administrateur-général de la Justice. - Messieurs, je dois annoncer au Congrès que, sur les rumeurs parvenues jusqu'à moi, ce matin, de ce qui s'est passé hier au soir, je me suis empressé d'écrire officiellement à M. Plaisant, pour l'avertir des bruits qui circulaient, et pour lui demander des renseignements à cet égard (Très bien ! très bien !).

« M. Pirmez. - Il me semble que le Congrès prend ici une initiative qui ne lui appartient pas. Aucune plainte ne lui est adressée ; il me semble qu'on aurait dû attendre qu'on se plaignît ou du moins que nous eussions des renseignements certains sur ce qui s'est passé.

« M. de Robaulx. - Puisqu'on demande des renseignements, j'en donnerai. Les journaux avaient annoncé que la prédication aurait lieu hier dans la salle de Saint-Georges ; déjà elle avait dû avoir lieu au Waux-Hall, mais le propriétaire de cet établissement avait refusé de prêter un local pour cela. Les disciples de Saint-Simon, avaient immédiatement loué une salle à l'Hôtel de la Paix ; ils avaient même donné des arrhes, lorsque par une influence quelconque, les propriétaires de l'hôtel leur renvoyèrent leurs arrhes. En troisième lieu, ils louèrent la salle Saint-Georges. Je m'y rendis à 7 heures, hier au soir, désireux d'entendre la prédication ; mais je trouvai la porte fermée, et le bruit général se répandit aussitôt que la police en avait interdit l'ouverture. A dix heures, je reçus une plainte de l'un de ces messieurs, qui me dit que c'était M. Barbier, commissaire de police, qui avait défendu l'ouverture de la salle Saint-Georges. Messieurs, voilà un fait de la police que nous ne saurions tolérer, et si, comme l'a dit M. Lebeau, on ose se permettre une infraction si (page 108) évidente à la liberté des cultes en présence du Congrès constituant, qui a proclamé cette liberté, que sera-ce lorsqu'un autre pouvoir nous aura succédé ? Remarquez, Messieurs, que ce n'est pas seulement ici une infraction à la liberté des cultes et de l'enseignement, mais encore au droit consacré par la Constitution de s'assembler paisiblement et sans armes.

J'appuie la proposition, qui est un hommage rendu à la liberté d'opinions, liberté que nous devons tous respecter, car le respect est dû à toutes les opinions conscien¬cieuses, et aux opinions saint-simoniennes comme aux autres.

« M. Vande Weyer. - Nous sommes tous d'accord, je crois, puisque d'un côté, le gouvernement provisoire a fait demander des renseignements sur cette affaire, et que de l'autre le congrès, en adoptant la proposition, a pour but d'en obtenir de son côté. Attendons ces renseignements, et nous prendrons ensuite les mesures que nous jugerons convenables.

« M. l'abbé Andries. - Messieurs, je suis l'un des auteurs de la proposition ; je me suis empressé de la présenter, car je me croirais le plus indigne des homme si, après avoir contribué de tous mes moyens et de grand cœur à la proclamation de la liberté des cultes, et toutes les autres libertés, je pouvais laisser soupçonner que je ne l'ai voulu que pour mon culte : alors les principes que j'aurais soutenus, je ne l'aurais fait que par une indigne hypocrisie. Je ne veux pas donner crédit à pareil soupçon, et c'est pour cela que j'ai souscrit à une proposition qui prouve que nous voulons la liberté en tout et pour tous. (Bravo, bravo !)

« M. Claes, d'Anvers. - Sans vouloir excuser la conduite de la police, peut-être n'a-t-elle été portée à prendre les mesures dont on parle que par des antécédents fâcheux, dont nous trouvons la preuve dans l'Émancipation ? Je lis, en effet, dans ce journal que la prédication saint-simonienne à Paris a donné lieu à une scène tumul¬tueuse où 12 à 15 mille personnes se sont donné des coups de poing. C'est peut être pour prévenir de pareils désordres que la police a défendu que la prédication eût lieu. (On rit.)

« M. Le Bègue. - S'il est vrai que la police ait mis des entraves à l'exercice du culte saint-simonien, elle a violé la loi, (page 109) et l'on doit s'adresser aux tribunaux pour faire punir les coupables. Cette affaire ne saurait concerner le Congrès ; il n'aurait à s'en mêler que pour autant qu'il y aurait quelque déni de justice. Cela est si vrai, Messieurs, que nous n'avons aucun moyen pour réprimer (page 110) ceux qui se seraient permis cette infraction, et que s'il arrivait que l'administrateur de la sûreté générale, vînt nous dire demain qu'il est vrai que des ordres ont été donnés par lui pour empêcher la prédication, nous ne pourrions prendre aucune mesure contre lui ; il ne nous appartient pas même de le renvoyer devant les tribunaux ; nous ne pourrions émettre qu'un vœu pour cela. Je crois donc qu'il faut rejeter la proposition, et si l'on a des plaintes à former contre la police, que l'on traduise les coupables devant les tribunaux.

« M. le vicomte Charles XIIII. - Il me semble que la fin de l'allocution de M. Le Bègue réfute son commencement. Notre but n'est autre que d'obtenir des renseignements, précisément pour que l'infraction aux lois soit réprimée. Quant à ce qu'a dit M. Claes, que la police avait voulu prévenir des coups de poing, je lui dirai que la police n'a pas le droit de prévenir des coups de poing (On rit.) Sous ce prétexte, elle pourrait empêcher tout rassemblement et paralyser toutes les libertés. (On rit.)

« M. le président. - Si l'assemblée y consent, j'écrirai à M. l'administrateur de la Sûreté publique pour qu'il se rende au sein du Congrès demain à l'ouverture de la séance.

« De toutes parts. - Oui, oui ! »


Le lendemain, 19 février, le président du Congrès, M. de Gerlache, annonça que MM. Margerin, Laurent, Carnot, Dugied et Leroux, avaient adressé une pétition au Congrès pour demander, en faveur de leur doctrine, l'exécution de l'article de la Constitution belge qui garantit la liberté des cultes et de l'enseignement.

Cette pétition était ainsi conçue :

« Au Congrès National,

« Nous professons une religion nouvelle, nous sommes venus dans votre pays pour l'annoncer.

« Vos lois consacrent la liberté des cultes et la libre (page 111) des opinions en toute matière. Nous devions donc nous attendre à pouvoir prêcher librement notre doctrine.

« Il n'en a pas été ainsi. Des influences, qu'il ne nous appartient pas de qualifier, nous ont empêchés de réunir, et d'enseigner les hommes qui voulaient entendre notre parole.

« C'est aux fondateurs de la liberté de la Belgique que nous en appelons, pour faire lever les obstacles qui nous environnent. C'est à vous, messieurs, de faire respecter votre œuvre et de nous faire jouir du bienfait de vos lois.

« Nous n'invoquons pas l'hospitalité, qu'en des temps barbares mêmes les nations généreuses regardèrent comme sacrée ; car pour nous, et c'est un principe de notre foi, les frontières, traditions de la barbarie, doivent cesser de séparer les hommes, et nous ne nous croyons pas étrangers nulle part.

« Nous venons donc vous demander, messieurs, d'intervenir près du gouvernement à l'effet d'assurer à notre culte le libre exercice que l'article de votre Consti¬tution garantit indistinctement à tous.

« Recevez, etc... »

Puis le président revint sur les interpellations faites la veille et le compte rendu officiel continue ainsi :

« M. le président. - Sur la proposition de Messieurs Vilain XIIII et Andries, vous avez décidé que l'administrateur général de la Sûreté publique serait entendu aujourd'hui, pour nous donner des renseignements sur ce qui s'est passé à l'égard des prédications saint-simoniennes. M. l'administrateur est présent, je lui accorde la parole.

« M. Plaisant, administrateur général de la Sûreté publique, monte à la tribune. - Messieurs, le Congrès national m'a fait l'honneur de m'appeler dans son sein pour lui donner des renseignements sur les empêchements apportés à l'enseignement d'une doctrine, et les entraves mises au droit libre d'association. On accuse la police de ces faits. Cette imputation est grave, et si elle était fondée, je la considérerais com¬me devant amener sur la tête des coupables une punition exemplaire. Empêcher l'enseignement d'une doctrine, entraver l'exercice du droit d'association, serait (page 112) en effet se mettre en opposition manifeste avec les principes dont la révolution a été la conséquence ; ce serait chercher à détruire dans sa partie la plus importante cette liberté, qui seule peut donner la vie aux gouvernants nouveaux, et sans laquelle ils devraient tomber comme ceux qui les ont précédés.

« Je suis heureux de pouvoir annoncer, de prouver même, que ces imputations ne sont pas fondées. Ceux mêmes qui disent, ou à qui on ferait dire, que la police leur avait défendu de prêter des locaux pour les prédications, nient avoir tenu un tel langage. J'ai fait prendre des renseignements, j'ai interrogé les personnes intéressées : elles ont nié formellement avoir invoqué la défense de la police. Au reste, ces dénégations sont consignées dans les journaux de ce matin. Vous connaissez cette lettre du sieur Rykere, propriétaire de la salle Saint-Georges, qui est insérée dans le Courrier et dans l'Émancipation ; le sieur Rykere a désavoué dans cette lettre avoir invoqué la défense de la police pour appuyer le refus qu'il a fait de la salle à mes¬sieurs les prédicateurs saint-simoniens : cela devrait suffire pour répondre aux accusations dirigées contre la police. En effet, rien ne prouve qu'elle ait fait la défense à qui que ce soit de se prêter à l'enseignement de la doctrine de Saint-Simon. Je crois cependant devoir faire un narré succinct de ce qui s'est passé à cet égard.

« Lorsque la première prédication fut annoncée, je croyais qu'elle se ferait paisiblement, et je ne dois pas dissimuler que ma sécurité à cet égard était peut-être déplacée ; j'ai appris, en effet, que quelques perturbateurs se proposaient d'apporter le trouble dans l'assemblée si la prédication avait lieu. Jeudi dernier, je fus prévenu à trois heures de l'après-midi, que la première prédication devait avoir lieu le soir même. Pour empêcher tout désordre, pour empêcher que les prédicateurs eux-mêmes ne fussent insultés, j'ordonnai à M. Barbier d'aller à l'administration de la police pour prendre les mesures nécessaires au maintien de l'ordre ; il ne trouva personne à l'hôtel de ville ; il se rendit à l'hôtel de la Paix, où la prédication devait avoir lieu, et ayant appris que ce n'était plus là qu'elle serait faite, mais à la salle Saint-Georges, il s'y transporta, et là il se borna à demander que l'on vînt le prévenir si des troubles avaient lieu à propos de la prédication.

(page 113) « Plus tard, il se présenta beaucoup de monde, et la femme Rykere, effrayée de cette affluence, refusa d'ouvrir la salle et, pour motiver son refus, elle dit que la police le lui avait défendu. Quand elle se vit pressée par plusieurs personnes pour nommer celui qui lui avait intimé cette défense, elle nomma le sieur Barbier. Il paraît, messieurs, que cette femme, effrayée, n'a invoqué le nom de la police que pour se dispenser de tenir l'engagement qu'elle avait contracté de prêter la salle. Au reste, je l'ai interpellée à cet égard, et elle m'a dit qu'aucune défense ne lui avait été faite.

« Cela suffit, j'espère pour prouver que toutes les imputations adressées à la police, par rapport à cette affaire, étaient dénuées de tout fondement.

« Je ne quitterai pas cette tribune sans remercier le Congrès de l'occasion qu'il m'a donnée de protester de nouveau de mon inébranlable attachement aux principes de la liberté et de tolérance qui ont préparé la révolution et qui seuls peuvent en assurer le triomphe. S'il pouvait jamais se faire, que je ne pusse plus remplir mes fonctions sans les violer, je me retirerais, non par défaut de courage ou de dévouement, mais par attachement aux principes mêmes de la révolution, à ces principes qui ont été ceux de toute ma vie, pour lesquels je suis fier d'avoir combattu dans nos grandes journées de septembre et pour lesquels, tant qu'il me restera un souffle de vie, je serai toujours prêt à combattre encore. (Très bien !) »

« M. de Robaulx. - Je remercie monsieur l'administrateur de la police, des assurances qu'il nous a données qu'aucun empêchement ne serait apporté à l'enseignement d'une doctrine qui, comme toutes les autres, a droit à la protection des lois. Je suis bien aise aussi d'apprendre qu'il n'y eut, de lui, ni de ses subordonnés, aucune démarche contraire à nos libertés ; seulement, je regrette qu'une espèce de terreur panique ait été répandue fort mal à propos, par suite des menaces qui auraient été faites aux propriétaires des établissements, qui, d'abord, avaient consenti à recevoir les membres de la doctrine saint-simonienne.

« Il y a eu des menaces, en effet, car il ne faut pas croire (page 114) que ce soit de leur propre mouvement que les propriétaires du Waux Hall et de l'Hôtel de la Paix aient refusé à quoi ils avaient d'abord consenti. Voici une lettre de M. Pletinckx, propriétaire de l'Hôtel de la Paix, qui prouve qu'il avait reçu des arrhes de ces messieurs, et qu'il les leur renvoya en leur disant : « Je regrette ne pas pouvoir tenir l'engagement que j'avais pris relativement à mon salon ; mais les circonstances réclament de ma part une neutralité absolue quant à la religion et à la politique. » (On rit.) Maintenant qu'il est prouvé qu'il n'y a pas faute de la part de la police, je n'ai plus qu'un conseil à donner à messieurs les saint-simoniens, c'est de s'adresser à monsieur le chef du comité de l'intérieur, pour qu'il leur fasse donner un local dans le lieu destiné aux cours publics. (Rumeurs légères.)

« M. Plaisant, administrateur général de la Sûreté publique. - Les menaces se sont bornées à dire qu'on casserait les vitres de la maison où la prédication aurait lieu. Je cherche à découvrir les auteurs de ces menaces ; j'y parviendrai peut-être, mais, jusqu'à ce moment, les recherches faites à cet égard ont été sans résultats. Pour compléter les explications que je devais au Congrès, je dirai que hier, avant que la proposition n'eût été faite, j'avais écrit à M. Margerin, pour le prier de me faire con¬naître le lieu et l'heure de la prédication, afin que je prisse les mesures nécessaires pour le maintien de la tranquillité.

« L'orateur lit la lettre : (Voici le texte de cette lettre) :

« L'administrateur de la Sûreté publique à M. Margerin, chef de la mission saint-simonienne en Belgique.

« Monsieur,

« J'ai vu avec peine, dans les journaux de ce matin, que l'on attribuait à la police les entraves qui ont empêché la prédication saint-simonienne annoncée pour hier au soir. J'ai fait vérifier si cette allégation était fondée, et je me suis assuré qu'il n'en est rien.

« Pour éviter à l'avenir les obstacles que l'on pourrait encore élever, aussi bien que les désordres que la malveillance pourrait provoquer, j'ai l'honneur, monsieur, de vous prier de vouloir bien nous faire connaître le lieu et le moment des prédications publiques. Je saurai prendre des mesures suffisantes pour vous assurer l'exercice d'un droit qui, dans un pays libre, appartient à toutes les doctrines qui ne provoquent point la désobéissance des lois : d'un droit que nos institu¬tions reconnaissent et qu'il est de mon devoir de protéger.

« Recevez, Monsieur, etc.

« (s) Isidore Plaisant ».

« Voilà la lettre que (page 115) j'ai écrite et que M. Saint-Margerin avait reçue avant la proposition. »

« (Les mots Saint-Margerin excitent dans l'assemblée une hilarité générale et prolongée ; tous les regards se dirigent vers la tribune des journalistes, où les membres de la mission saint-simonienne se trouvent placés.)

« M. le président (après que les rires ont cessé). - L'assemblée est-elle satisfaite des explications qu'elle vient d'entendre ?

« Voix nombreuses. - Oui, oui ! »


L'Émancipation du 29 février revient sur ces incidents et écrit ces lignes curieuses sur l'état des esprits au lendemain de la révolution :

« Nous avons annoncé hier avec surprise les difficultés que rencontraient les prédicateurs de la doctrine de Saint-Simon, pour trouver dans la ville un lieu convenable à leurs prédications en public. Nous devons nous réjouir maintenant d'une circonstance qui vient de fournir à tant d'honorables citoyens du congrès, du gouvernement et du clergé, l'occasion de prouver qu'ils ne savaient pas reculer devant l'application des principes de la liberté pour lesquels nous combattons. C'est une leçon, nous l'espérons, qui sera féconde. MM. Ch. Vilain XIIII et l'abbé Andries sont les auteurs de la proposition par laquelle le Congrès vient de faire hautement comprendre qu'il voulait que la liberté entière fût laissée à l'émission de toute nouvelle doctrine. Des renseignements qui nous étaient parvenus dans la journée, nous avaient appris que l'administrateur de la sûreté publique désavouait ses agents, et offrait sa protection à nos jeunes prédicateurs.

« Pendant qu'en France un clergé gâté par un pouvoir déchu est pris en flagrant délit de conspiration contre l'ordre public ; pendant que, chargé de honte et de malédictions de tout un peuple, l'un de ses chefs fuit devant les recherches d'une sévère justice ; pendant que par le plus aveugle des entêtements (page 116) ce clergé achève de compromettre la religion, et semble vouloir la rendre complice de ses écarts, il convient au clergé belge d'accueillir, de pratiquer les principes si larges, si positifs de la nouvelle église qui s'élève plus brillante à la voix de M. Lamennais. Il convient à la Belgique de 1831 de laisser sans crainte le champ libre à la discussion de toutes les doctrines nouvelles, fruit de notre époque.

« Le catholicisme nouveau a proclamé par la voix de M. Lamennais qu'il ne reculerait jamais devant la controverse. Laissons le champ libre ; il demeurera à la vérité. »

Le 1er mars, ce journal revient à la charge en ces termes :

« Nouvelle preuve que la Belgique est le pays libre par excellence. En France, l'on ne dit rien à la tribune parlementaire des prédications saint-simoniennes ; en Belgi¬que, le congrès national mande l'administrateur de la sûreté publique à sa barre et cependant les saint-simoniens ne parviennent pas à obtenir un local pour prêcher. Il y a plus. Ces messieurs voulaient se plaindre au peuple des viles calomnies dont ils sont les objets. On étouffe leurs plaintes en les empêchant de les manifester. Ils dressent une proclamation au bas de laquelle ils mettent leurs signatures en toutes lettres. Portées chez l'afficheur, celui-ci consulte la police, et reçoit comme réponse, l'affiche, quoique signée, ne porte pas le nom de l'imprimeur. Déroutés par ce contre¬temps, mais pleins de bonne volonté, ils demandent à leur imprimeur de mettre son nom au bas de l'affiche. Refus. Ils s'adressent à plusieurs autres imprimeurs de Bruxelles, offrant argent comptant. Refus partout ; et pourquoi ?

« Le peuple saccagerait notre maison et nos ateliers. Et cependant la Constitution belge dit qu'il y a liberté d'opinions et liberté de les manifester ; et cependant le congrès national a déclaré, sur la réclamation de messieurs les saint-simoniens, que l'article de la Constitution n'y était pas mis pour rire. Le moyen de douter après cela que la Belgique est le pays le plus libre de l'Europe. Il nous peine de devoir le dire : nous cachons mal, sous ce ton plaisant, l'amertume dont les persécutions qu'essuient les disciples de Saint-Simon nous ont remplis, quoique nous ne partagions pas leurs doctrines. »

(page 117) Bien que défendus par la presse libérale tout entière, et assurés de la protection de la police et des pouvoirs publics, les saint-simoniens ne parvinrent point à se faire entendre publiquement à Bruxelles. Ils quittèrent donc cette ville pour se rendre à Liège ; mais avant de partir, ils firent afficher sur les murs, et insérer dans les journaux de la capitale, la proclamation suivante :

« 22 février 1831.

« RELIGION SAINT-SIMONIENNE.

« Belges !

« Vous avez glorieusement conquis la liberté ; mais vous êtes demeurés en proie à des misères sans nombre.

« La discorde règne parmi vous ; vos provinces sont menacées, un grand nombre d'entre vous manquent de pain, de vêtements et d'asile, et sont privés de tous moyens d'instruction et d'amélioration morale.

« Ces maux sont aussi ceux de la France et de l'Europe tout entière.

« L'ancien ordre social s'écroule de toutes parts. Les nations sont dans l'attente d'un ordre social nouveau.

« Belges, nous avons senti vos douleurs, et c'est pourquoi nous sommes venus vous annoncer, au nom de Saint-Simon, la religion nouvelle.

« Toutes les institutions sociales auront pour but, l'amélioration la plus rapide de la condition morale, intellectuelle et matérielle de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse.

« Tous les privilèges de la naissance seront abolis sans exception.

« Chacun sera classé selon sa capacité, et rétribué selon ses œuvres.

« Il n'y aura plus sur la terre qu'une seule race, une seule nation, une seule famille.

« Cependant, les hommes aveuglés par le fanatisme et la superstition, se sont par trois fois placés entre vous et nous. Notre parole n'a pu se faire entendre.

« Ils ont semé l'injure et la calomnie, afin de nous faire (page 118) passer pour des ennemis du peuple, et d'exciter contre nous sa fureur et sa haine.

« En vain, nous nous sommes adressés au Congrès et au Gouvernement, afin d'obtenir pour notre culte, le libre exercice que l'article 14 de votre Constitution garantit à tous. La loyale et franche intervention du Congrès et du Gouvernement n'a pu triompher des obstacles suscités contre nous.

« Belges, que vous a donc servi de verser votre sang dans les journées de septembre, si ceux qui veulent vous sauver, ne peuvent arriver jusqu'à vous ?

« Mais nous saurons surmonter les obstacles qu'on nous oppose ; nous sortirons victorieux de toutes les épreuves qui nous sont réservées, et nous remplirons la mission que nos pères nous ont confiée ; encore un peu de temps, et la parole saint-simonienne retentira par toute la Belgique.

« Bruxelles, le 22 février 1831.

« Margerin, Laurent, Carnot, Dugied, Leroux. »


A Liège, les saints-simoniens furent favorablement accueillis : « Le peuple de Liège, écrivirent-ils à Paris, fut moins facile que celui de Bruxelles, à se laisser entraîner à la violence. Il se sentait français par son origine, par sa langue, par ses mœurs et par ses aspirations. »

Les missionnaires trouvèrent dans la ville wallonne, des amis dévoués. Pierre Leroux y avait été en relation avec les principaux chefs libéraux, que la Révolution de 1830 avait mis en évidence, avec Rogier, notamment, qui ne craignit pas de compromettre sa popularité, en allant s'asseoir à la table des disciples de Saint-Simon et fraterniser avec eux.

Le recteur de l'Université mit la salle académique à la disposition des apôtres de la foi nouvelle. Mais à peine les premières prédications furent-elles annoncées, que des placards menaçants émanant des cléricaux, furent affichés et sommèrent les saints-simoniens de garder le silence et de partir de la ville !

Devant ces menaces, les étudiants s'offrirent de faire escorte aux orateurs et de veiller à leur protection. On remercia (page 119) ces jeunes gens, car l'on était rassuré sur l'inanité des menaces cléricales.

La première réunion eut lieu dans les premiers jours du mois de mars, devant 1,500 personnes, parmi lesquelles, à côté d'ouvriers en blouse et de femmes du peuple, se trouvaient M. de Gerlache, président du Conseil des ministres, M. Bailut, procureur-général, M. Contraux, recteur, et des professeurs de l'université, des membres du barreau, des étudiants et des bourgeois.

L'ordre ne fut pas troublé un seul instant et, « quand le prédicateur eut cessé de parler, l'assemblée plongée dans un religieux silence, écoutait encore, et ce n'est qu'après quelques instants, qu'elle fit éclater son adhésion par un tonnerre d'applau¬dissements. » (Lettre adressée de Liège au Père Enfantin.)

Mais, que disaient les missionnaires, les disciples de Saint-Simon ? Quel était le thème de leurs discours ? Comment expliquaient-ils leur doctrine ?

Voici, l'extrait d'un discours prononcé à Liège, le 10 mars 1831, par M. Margerin :

« Au milieu des circonstances graves qui préoccupent tous les esprits ; quand la Belgique, menacée dans son existence, se lève tout entière pour la défense de son territoire ; quand l'Europe semble à la veille d'un déchirement général ; si, en présence des grands événements qui se préparent, nous venons parmi vous, faire entendre notre parole, c'est que nous sommes profondément convaincus de l'importance des choses que nous avons à vous dire ; c'est que, de la gravité même des circonstances, notre voix emprunte une nouvelle force, une nouvelle autorité.

« L'Europe est engagée dans une crise effroyable. Les nations éperdues s'agitent convulsivement. Partout les masses populaires supportent impatiemment le joug qui pèse sur elles ; partout elles se lèvent et réclament hautement la fin de leurs souf¬frances.

« L'ancien édifice européen s'écroule de toutes parts.

(page 120) « La France a donné deux fois le signal de la destruction ; les peuples ont entendu son appel. La Pologne a secoué le joug de la Russie. L'Allemagne gronde sourdement ; l'Irlande est en insurrection permanente. L'Angleterre se débat sous le poids de son aristocratie féodale. L'Espagne est en proie à la guerre civile. L'Italie se soulève et brise sa chaîne. Et il n'y a pas longtemps encore, un cri de guerre et d'extermination retentissait parmi vous, le canon grondait de Mons à Anvers, et les Hollandais chassés du territoire de la Belgique apprenaient pour la seconde fois à l'Europe que le joug impie que la Sainte-Alliance avait imposé aux nations était brisé pour toujours.

« Cette conflagration générale accuse un vice profond dans l'organisation des sociétés européennes.

« Voulez-vous savoir quel est ce vice profond ?

« Ecoutez :

« Le renversement des institutions féodales n'est point encore achevé.

« Le hasard de la naissance préside à la répartition de la plupart des avantages sociaux, moraux, intellectuels ou matériels.

« Les populations laborieuses gémissent dans la plus profonde misère, tandis qu'un grand nombre d'oisifs vivent au sein des richesses. Le catholicisme et le libé¬ralisme sont également impuissants à conjurer les calamités sans nombre que la crise actuelle accumule sur l'espèce humaine.

« Un nouvel ordre social va surgir des ruines de l'ancien. Une religion nouvelle est donnée au monde.

« Nous sommes les apôtres de cette religion nouvelle.

« Au sein du désordre et de la guerre, nous vous apportons des paroles de con¬corde et de paix.

« Au nom de Saint-Simon, nous vous annonçons que toutes les institutions sociales auront pour but, l'amélioration la plus rapide de la condition morale, intellectuelle et matérielle de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse.

« Nous vous annonçons l'abolition de tous les privilèges de la naissance sans exception. Le classement selon la capacité, et la rétribution selon les œuvres.

« L'émancipation politique et religieuse de la femme ; sa participation (page 121) au sacerdoce et à toutes les fonctions sociales. Il y a 18 siècles, Jésus est venu fonder parmi les hommes l'égalité et la fraternité : Saint-Simon vient aujourd'hui établir l'ordre et la famille.

« Jésus a promis, dans le ciel, à un petit nombre d'élus, la récompense des bonnes œuvres. »

« Saint-Simon vous dit, par notre bouche, que tous obtiendront (page 122) sur la terre, la récompense de leurs œuvres ; que l'espèce humaine croît sans cesse en amour, en intelligence et en force que ce progrès s'accomplit pour chacun dès cette vie, et continuera de s'accomplir immédiatement dans l'autre.

« Voilà la nouvelle promesse qui a été faite à la terre.

« Mais notre parole a d'abord été peu comprise. Et il devait en être ainsi.

« On a dit que nous voulions établir la communauté des biens. Mais voyez on entend généralement par le système de la communauté des biens, le partage égal entre tous les membres de la société, soit des produits du travail de tous, soit du fonds même de la production. Or, qu'avons-nous dit ? Chacun sera classé selon sa capacité et rétribué selon ses œuvres. En d'autres termes : les instruments du travail, consistant en terres, capitaux, ateliers, etc., seront confiés aux hommes les plus capables de les employer à la production ; et les produits du travail seront donnés à chacun, selon qu'il aura opéré et mérité ; de telle sorte que la fonction de chacun sera l'expression de sa capacité et sa richesse la mesure de ses œuvres.

« Le système de la communauté des biens serait donc la violation la plus mani¬feste de notre loi morale.

« On a été plus loin. On nous a accusé de vouloir porter atteinte à la pureté du mariage. Ecoutez : Nous enseignons, comme les chrétiens, qu'un seul homme doit être uni à une seule femme ; et nous enseignons de plus que les chrétiens, et contrai¬rement à la doctrine de saint Paul, que l'épouse doit devenir l'égale de l'époux ; et que, selon la grâce particulière que Dieu a dévolue à son sexe, elle doit lui être associée dans toutes les fonctions religieuses et politiques. Ainsi, loin de porter atteinte à la pureté du mariage, nous avons, au contraire, ajouté à sa sainteté ; et en l'élevant au rang d'institution sociale, nous lui avons donné une consécration nouvelle, nous lui avons imprimé pour la première fois le caractère divin.

« Mais ces idées vous seront développées plus tard.

« Nous allons parcourir toutes les nations de la terre pour leur porter cette bonne nouvelle, que les maux qu'elles endurent touchent à leur terme et que le règne de Dieu est proche.

(page 123) « Nous appelons à nous tous les hommes sans distinction de race, de nation ou de famille ; car il n'y aura plus qu'une seule race, une seule nation, une seule famille.

« Nous appelons à nous ceux qui ont une loi et ceux qui vivent sans loi ; car tous sont également justifiés en Dieu.

« Nous appelons à nous les catholiques et les protestants, les absolutistes et les libéraux. Nous les convions tous à une même communion : car nous seuls pouvons donner à tous ce qu'ils cherchent vainement en dehors de nous : aux catholiques, l'unité de doctrine ; aux protestants, le libre examen ; aux absolutistes, l'ordre ; aux libéraux, la liberté.

« Nous allons parcourir toutes les nations de la terre.

« Mais c'est par la Belgique que nous avons voulu commencer notre apostolat ; la Belgique unie à la France par tant de liens, et dont la destinée est désormais de marcher avec la France à la tête des nations, dans la route glorieuse du progrès, vers l'association universelle. C'est avec le sentiment profond de la puissance que Saint-Simon a mise en nous, c'est avec l'ineffable joie que nous éprouvons à la commu¬niquer, que nous venons parmi vous prêcher et enseigner. »

Voici encore un passage d'un autre discours, adressé spécialement à la jeunesse bourgeoise :

« ... Chez les Hébreux, lorsque sur le bord de la route était trouvé un cadavre, les habitants de la cité voisine, la main étendue sur ce corps inanimé, juraient qu'ils n'avaient point trempé dans cet homicide. Eh ! bien, je vous adjure ici de m'entendre. A la vue de ce peuple entier que vous voyez dans la fange de vos rues et de vos places, sur de misérables grabats, au milieu de l'air fétide des caves et des greniers, dans des hôpitaux encombrés, dans des bagnes hideux, se mouvoir, pâle de faim et de privations, exténué par un rude travail, à moitié couvert de haillons, livré à des agitations convulsives, dégoûtant d'immoralité, meurtri de chaînes, vivant à peine, je vous adjure tous, enfants des classes privilégiées, levez-vous, et, la main appuyée sur ces plaies putrides et saignantes, enfants des classes privilégiées, qui vous engraissez de la sueur de cette classe misérable exploitée à votre profit, jurez que vous n'avez aucune part à ses (page 124) souffrances, à ses douleurs, à son agonie. Jurez ! Vous ne l'oseriez pas !... Ah ! que faites-vous du moins pour guérir ses blessures et pour le rendre à la vie ? Que faites-vous ? Rien... rien encore que de nous écouter.

« Ah ! il faut vous le dire, si nos paroles n'agissaient pas plus promptement sur la classe la plus nombreuse et la plus pauvre que sur vous, savez-vous bien que nous, qui pénétrons dans le secret de ces cœurs ulcérés et recevons la confidence de leurs sentiments, savez-vous bien que nous frémirions pour vous ? Voulez-vous donc ressembler à ces sceptiques de l'empire romain, dont la science prétendue chicanait l'Evangile et se consumait dans de frivoles incertitudes, tandis que les barbares, accourant en armes aux frontières, soudain étaient saisis par l'enseignement de la parole divine ? Oui, si les chrétiens n'avaient su dompter ces sauvages idolâtres, c'en était fait de tout l'empire ! Et nous, si nous n'avions la puissance de dompter, d'amollir, d'apprivoiser ces populations ignorantes et affamées, à quelle crise épou¬vantable la société ne serait-elle pas livrée ? Que le passé vous instruise et vous éclaire ! Ecoutez, écoutez notre voix, voix de paix et de réconciliation ! »

Mais les prédications ne suffisaient point et les missionnaires s'occupèrent d'organiser et de grouper les adhérents qui se présentaient à eux.

Les groupements saint-simoniens comprenaient la « famille », qui se subdivisait en sections ou plutôt en degrés. Il y avait le degré préparatoire, où les adhérents devaient faire leur stage ; puis, le troisième, le second degré, etc.

Le Globe, principal organe de l'école saint-simonienne publié à Paris, imprimait au commencement du mois de mai 1831 :

« En Belgique, MM. Charles Duveyrier, membre du Collège ; Duguet, membre du second degré ; Machereau, du troisième degré, organisent la famille saint-simonienne à Bruxelles, à Liège, à Huy et dans quelques autres localités. »

Duveyrier prit la direction de la mission belge. Au commencement du mois de mai, il se rendit à Gand et à Louvain. Voici en quels termes le Courrier des Pays-Bas rendit compte de la première réunion qui eut lieu à Louvain :

(page 125) « M. Duveyrier, chef de la mission saint-simonienne en Belgique, s'est rendu le mardi 10 mai à Louvain, pour y faire entendre la nouvelle doctrine. M. Roussel, professeur à l'Université, a vainement insisté auprès de la régence (bourgmestre) pour que cette prédication pût se faire dans la salle académique ; la régence a été sourde et a persisté dans son refus. M. Duveyrier s'est alors assuré d'un salon à l'hôtel de l'Aigle noir, et la réunion devait y avoir lieu à onze heures, lorsque l'hôte, effrayé par de déplorables insinuations, est venu annoncer, au moment où les étudiants étaient attendus à l'enseignement, que son salon n'était plus disponible et qu'il retirait sa parole.

« Cependant, les étudiants étant venus pour entendre les saint-simoniens, M. Duveyrier leur proposa de se réunir hors de la ville. Cette proposition fut accueillie avec empressement et l'après-dîner, par le plus beau soleil, on voyait une longue procession de jeunes étudiants qui s'en allaient à travers la campagne, impatients d'entendre des choses nouvelles. A l'entrée d'un bois, ils s'assirent en demi-cercle, et M. Duveyrier, debout devant eux, leur traça l'objet de sa mission avec des couleurs et des images riches, fécondes, et aux inspirations desquelles l'effet pittoresque que faisait ce groupe donnait nécessairement plus d'éclat et plus de vivacité. Des applaudissements francs et unanimes dédommagèrent M. Duveyrier des misérables contra¬riétés qui lui avaient été suscitées le matin et, lorsqu'il voulut fixer ce lieu pour rendez-vous habituel, toutes les voix crièrent : Non, non, à l'Université ! »

Et le Courrier des Pays-Bas ajoutait :

« Nous nous contenterons pour toute réflexion, de proposer à M. Nève l'exemple de Liège, où la régence et le recteur se sont empressés d'accorder la salle académique à la mission saint-simonienne ; cette protection accordée à l'exercice de nos libertés est d'un bon effet sur l'esprit d'une jeunesse studieuse et susceptible à l'aspect d'une injustice, même indirecte. »

Pendant ce temps, la propagande continuait, très active.

A Bruxelles, où l'on pouvait enfin parler sans craindre le désordre, l'activité fut fort grande. Il y eut des réunions presque tous les jours. L'enseignement se faisait au salon (page 126) Marché-aux-Herbes, 28, le dimanche et le jeudi pour les hommes, le vendredi pour les dames, le lundi et le samedi pour les ouvriers. Le mercredi avaient lieu les délibérations des membres de la nouvelle église. Il y avait également des réceptions où il venait beaucoup de monde et de curieux.

Les séances commençaient le dimanche, à 11 heures du matin, et les autres jours à 7 heures du soir.

« Indépendamment des séances d'enseignement, annonçaient les journaux, les missionnaires saint-simoniens recevaient avec plaisir tous les jours et à toute heure les personnes qui désiraient des explications particulières. »

Les prédications étaient très suivies à Liège, Bruxelles et Verviers. Dans cette dernière ville, la parole nouvelle reçut un accueil des plus favorables, annonçait le Journal de Verviers et une famille saint-simonienne allait y être organisée.

Les villes d'Anvers, de Gand, de Bruges, d'Ypres, de Courtrai, de Deynze, d'Eecloo, de Thielt, de Louvain étaient régulièrement visitées, et la famille y recrutait de nombreux adhérents.

Dans le Hainaut, un journal, L'Observateur du Hainaut, publiait des articles sur la doctrine nouvelle. Dans son numéro du 28 juin 1831, il annonçait que M. Duveyrier, chef de la mission belge, avait passé à Mons, rentrant à Paris. Il n'avait eu le temps que de réunir une cinquantaine d'adhérents, la plupart des jeunes gens, désireux de connaître la doctrine nouvelle. Duveyrier, dit cet organe, a fait une brillante impro¬visation qui dura trois heures !

Le 8 juillet, une grande cérémonie appelée Communion, réunit à Paris la famille.

Olin de Rodrigues y déclara :

« Chers enfants, l'Eglise de Belgique est fondée ; notre très cher fils Duveyrier et son fils Duguet ont pu revenir près de nous tranquilles sur la famille que nous leur avons confiée et qui, par leurs efforts, s'était affirmée et étendue. Nos fils Machereau et Toussaint ont été chargés de continuer leur ouvrage. »

« Liège, Verviers, Huy, Mons, Louvain et Gand ont été visités utilement par nos fils...

(page 127) « Nous avons fondé la famille universelle et brisé à tout jamais le privilège de la naissance ; de chacun suivant sa capacité, à chacun suivant ses œuvres. »

Toussaint, dont parlait le père Enfantin, était un Belge, très ardent saint-simonien en 1831. Il fut nommé notaire et élu député de l'arrondissement de Thielt en 1848, mais il ne fut pas réélu en 1850. Pendant son court séjour à la Chambre, Toussaint préconisa l'organisation des assurances par l'Etat, projet dont Jules Malou avait déjà saisi la Chambre en 1846, et il proposa un impôt sur les successions que Frère-Orban réalisa plus tard, en 1851.

Parmi les partisans belges de la doctrine de Saint-Simon, il ne faut pas oublier le poète Jean-Théodore-Hubert Weustenraad, né à Maestricht, le 15 novembre 1805.

Weustenraad fonda, à la fin de 1827, l'Eclaireur du Limbourg, qui fit de l'oppo¬sition au gouvernement du roi Guillaume. Il fut poursuivi plusieurs fois par la magistrature hollandaise. Quand éclata la révolution de 1830, il vint à Bruxelles avec son frère, qui fut tué pendant le mouvement révolutionnaire.

Après 1830, Weustenraad fréquenta les conférences organisées par les saint-simoniens et embrassa cette doctrine. Il était alors substitut du procureur du roi à Tongres. Il publia dans cette ville, sous le pseudonyme de Charles Donald, un recueil de poésies portant le titre de Chants de Réveil Brochure de 32 pages, chez J. Billen, à Tongres, en 1831.

Il y proclame avec enthousiasme l'avénement d'une société meilleure d'après les plans de Saint-Simon :

« LE CHANT DU PROLETAIRE

« Quand sur les splendides ruines

« De ce siècle âgé de trente ans,

« L'essaim des nouvelles doctrines

« S'abattit à cris triomphants,

« Un poète éclos sous leurs ailes,

« Qui les suivit dans leur essor

« S'éprit d'amour pour l'une d'elles,

« Et chanta plein d'espoir encor :

(page 128) « Gloire à toi, Saint-Simon, seul vrai dieu de ta race,

« Quand je trouvai ton pied empreint dans mes sillons,

« Quand ton souffle vivant passa devant ma face

« Je sentis, sur ma chair, frissonner mes haillons ;

« Et les signes des temps sur ma tête éclatèrent,

« Et je me dis alors : Jeune homme, lève toi,

« Lève-toi du grabat où les grands te jetèrent,

« Au nom profané de la Loi ! »

(Note de bas de page : En 1848 - novembre - Weustenraad publia un volume, Poésies lyriques où le Chant du Prolétaire figure, mais avec quelques changements.)

Weustenraad ne resta pas longtemps à Tongres ; le 19 novembre 1832, il fut appelé à Liège en qualité d'auditeur militaire et y occupa ces fonctions durant quinze ans. Il fit dans cette ville de nombreux disciples des idées saint-simoniennes. Après la dislocation de l'Ecole, il devint phalanstérien. Vers la fin de 1848, il fut investi des fonctions de greffier au tribunal civil de Bruxelles.

Il continua à écrire des poésies et des pièces de théâtre. Une de ses pièces, le Remorqueur, qu'il dédia à son ancien ami Charles Rogier, eut beaucoup de succès et lui valut l'ordre de Léopold ! Il collabora aussi à divers journaux : au Courrier Belge, au Politique, à la Tribune, à l'Indépendance, etc.

Au mois de juin 1849, se sentant malade, il se rendit au pays de Namur. Il y mourut le 25 juin, à Jambes, du choléra, et ses restes furent déposés dans le cimetière de ce joli village des bords de la Meuse. (Voir le Débat Social du 28 juin 1849. Voir aussi une Notice sur Weustenraad, par Quetelet, dans l'Annuaire de l'Académie Royale de Belgique pour 1850.

Le Débat social annonça la « mort du citoyen Weustenraad » et fit de lui un grand éloge. De son côté, le ministre des travaux publics, M. H. Rolin, par un arrêté du 1er juillet 1849, « voulant payer, au nom du pays, un tribut d'admiration et de regret à la mémoire du poète national, auteur du Remorqueur », décida que la locomotive numéro 169 porterait le nom de Weustenraad.

La presse libérale, nous l'avons dit, s'était montrée très favorable aux idées défendues par l'école de Saint-Simon. Tel fut notamment le cas de l'Emancipation, de Bruxelles ; du (page 129) Journal de Verviers, de la Révolution belge, de Huy ; de l'Observateur du Hainaut ; du Courrier des Pays-Bas.

A côté de la propagande orale, la propagande écrite n'avait pas été négligée. Une forte réclame avait été faite dans plusieurs journaux et Paris avait envoyé en Belgique des ballots de volumes, parmi lesquels : l'Exposition de la Doctrine de Saint-Simon, premier volume ; les Lettres sur la Religion et la Politique ; Cinq Discours aux Elèves de l'Ecole Polytechnique ; l'Appel aux Artistes.

Plusieurs de ces ouvrages ayant été fort demandés, furent réimprimés à Bruxelles.

Le grand journal quotidien Le Globe, de Paris, qui avait été repris par l'Ecole, était en vente aussi dans les librairies de Bruxelles, de Liège et de Louvain.

Le 29 mai 1831, Duveyrier fonda à Bruxelles, « avec de l'argent belge » dit une de ses lettres, l'Organisateur belge, journal de la doctrine de Saint-Simon, paraissant tous les dimanches.

Nous reproduisons le titre complet de ce journal (L’image n’est pas reprise dans la présente version numérisée) qui n'eut que vingt-quatre numé¬ros (du 29 mai au 27 septembre 1831) et dont nous n'avons pu nous procurer nulle part la collection complète, pas même à Paris, à la bibliothèque de l'Arsenal , qui possède cependant tous les documents de l'Ecole, qui lui ont été légués par le père Enfantin. (Note de bas de page : J'ai demandé en vain la collection de l'Organisateur belge à la bibliothèque royale de Bruxelles, aux bibliothèques de nos universités de Liège et de Gand, à la bibliothèque nationale de Paris et même à celle de l'Arsenal, à laquelle le père Enfantin légua tous les papiers de l'Ecole, et qui forment les Archives saint-simoniennes, réunies et classées par dates dans un grand nombre de cartons. Le conservateur de la bibliothèque de l'Arsenal me fit visiter la salle où se trouve la bibliothèque de l'Ecole saint-simonienne, des portraits du Père, son buste ainsi que celui de Saint-Simon. Cette salle n'était pas encore arrangée au moment de ma visite (avril 1903). Dans un coin se trouvait un grand panier contenant des livres, des brochures et des journaux. J'y cherchai et fus assez heureux d'y découvrir quelques numéros de l'Organisateur belge, mais la collection n'était malheureuse¬ment pas complète.)


(page 130) L'Organisateur belge, dont le bureau était situé place de Louvain, 7, était imprimé chez Laurent frères. Il avait 8 pages et le prix de l'abonnement était très élevé : 12 florins, c'est-à-dire 24 francs par an, soit environ 50 centimes le numéro ! Il devait être consacré exclusivement à la propagation de la doctrine de Saint-Simon en Belgique. D'après le prospectus, il s'adressait « surtout aux personnes qui ressentent vraiment l'état de malaise et de désordre de la société et qui cherchent dans la religion, dans la philosophie, dans la politique, la fin de tant d'incertitudes et de douleurs ».

Son but était « de mettre un terme aux controverses de la science, aux catas¬trophes de l'industrie, et de guérir les beaux arts du marasme qui les tue ». Il voulait « présenter sur toutes les hautes questions d'économie politique, d'histoire, de philosophie, de morale et de législation, les solutions auxquelles la religion saint-simonienne enseigne que tous les hommes et tous les peuples se rallieront progressivement, et qu'ils proposent aujourd'hui à l'examen de tous les hommes de con¬science et de dévouement à quelque classe qu'ils appartiennent, et quelle que soit leur croyance ou leur opinion »

D'après ce que nous avons pu en juger par les quelques exemplaires que nous avons trouvés à Paris, chaque numéro de l'Organisateur belge devait contenir un article sur la politique de notre pays, des articles de doctrine et un compte rendu des progrès que réalisaient chez nous les missions saint-simoniennes.

Pour donner une idée de la manière dont ce journal envisageait les choses belges, nous avons copié le passage suivant d'un article du numéro 2, du 5 juin 1831 :

« Nous avons montré dans notre précédent numéro que la société se trouve composée d'individus appartenant à deux classes (page 131) bien distinctes. Pour les uns, le présent et l'avenir sont assurés. Ils ne sont pas dans des transes continuelles sur la destinée de leurs femme et de leurs enfants. Il leur est permis de jouir des douces sympathies de la famille ; l'éducation a développé leur intelligence et leur a donné des mœurs élégantes et polies ; leurs sens se rassasient des jouissances des beaux arts ; ils profitent de toutes les découvertes, de tout ce qui se produit de neuf et de grand. Mais ils ne forment qu'une petite minorité.

« En dehors, et tout autour de cette petite minorité, il est une foule innombrable, une fourmilière de créatures humaines qui n'ont ni avenir ni présent assurés. Or, cette masse qu'un souffle émeut comme la mer, parce qu'aucun intérêt, aucun sentiment ne l'attache au sol et à toutes les belles inventions qui en parent la surface, cette masse est un amas de malheureux abandonnés depuis l'enfance, dont l'éducation n'a point éclairé l'esprit ni adouci les mœurs ; ceux-là sont presque sauvages ; leur cœur n'a jamais été initié aux tendres affections, ni leurs sens aux délices des beaux arts ; ils végètent avec leurs femmes et leurs enfants, au jour le jour, dans un cercle rétréci où ils souffrent toutes les privations, toutes les incertitudes et où la rudesse de leurs passions, leur misère, leur ignorance les poussent à manifester violemment leurs douleurs.

« Un pareil état de choses, avons-nous dit, est une source intarissable de perturbations. Il entretient au cœur de la société une plaie vive qui est le foyer de toutes ses angoisses, de tous ses tressaillements, de toutes ses convulsions. Cette plaie endolorit le corps social tout entier ; pas un de ses membres n'est à l'abri des étreintes cuisantes qui s'en échappent. Aussi le seul moyen de leur donner la vie et le bien-être, c'est de sécher à sa source même le mal qui les ronge.

« Toute politique qui n'a pas directement pour but l'amélioration morale intellectuelle et physique de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse est une politique immorale, ignorante et impuissante.

« Tous les efforts de la presse, toutes les discussions du congrès, tous les actes des divers administrateurs et fonctionnaires publics, qui n'ont pas en vue d'atteindre ce résultat (page 132) important par la voie la plus courte, sont choses qui peuvent assurément jouir d'une certaine importance aux yeux d'une classe privilégiée d'amateurs de polémique animée et d'émotions parlementaires ; mais pour réjouir le peuple d'une joie durable, point. Picard, ainsi qu'on l'appelle, se laisse volontiers prendre, car il est bon peuple, aux douces paroles et à l'assurance présomptueuse de ceux qui croient que, parce que l'on a mis le mot loi au-dessus d'un rouleau de papier, il va en sortir des torrents de délices et comme un nouvel Eldorado ; mais aussitôt que l'effet ne suit point la promesse, ce bon peuple ne se met plus en frais de satisfaction ; il retombe découragé sur son grabat de douleurs, il gronde, il gémit.

« Il faut que le peuple soit heureux ; sans quoi nul n'a le droit de l'être autour de lui et nul ne l'est en effet ; il y met ordre. Et il n'est qu'un moyen de rendre le peuple heureux, encore une fois, c'est de donner à toutes les forces politiques dont la presse, et la tribune disposent, un but, un but unique : l'amélioration continue de la classe la plus pauvre. »

Dans son numéro du 10 juillet 1831, l'Organisateur belge publia un article intitulé « Monsieur Lebeau » dans lequel nous lisons les deux passages suivants relatifs au premier roi des Belges :

« ... Nous saluons aussi l'arrivée prochaine du prince de Saxe-Cobourg, parce que le besoin d'ordre matériel qui se fait vivement ressentir en Belgique, sera au moins momentanément satisfait par les traditions du passé qu'il apporte avec lui, à savoir un reste du principe de la légitimité par droit de naissance, c'est-à-dire sa parenté avec un membre de la corporation des rois, titre encore indispensable aujourd'hui pour un souverain constitutionnel, qui doit représenter les intérêts de l'héritage par droit de naissance, jusqu'à ce que la transformation de ce moyen de transmission de la propriété ait fait arriver la succession de la capacité à la capacité. »

« ... Nous espérons d'ailleurs que le prince de Saxe-Cobourg sentira qu'il peut acquérir le titre d'élu du peuple, en s'occupant de ses véritables intérêts, à mesure qu'il perdra celui d'élu des rois ; en ne défendant pas les principes féodaux de leur caste, et (page 133)qu'il répondra aux prévisions de son précurseur qui nous prédit qu'aussitôt après la constitution politique de la Belgique et l'installation de son roi, on s'occupera de l'amélioration de la classe la plus nombreuse, qui n'échappe aux réactions politiques que parce qu'on la laisse croupir dans la pauvreté et dans l'ignorance... » (Paroles de M. Lebeau au Congrès national.)


(page 134) Après avoir été contrariée à Bruxelles par des perturbateurs inconscients, la propagande saint-simonienne fut vivement combattue et critiquée par les catholiques et les conservateurs.

Comme toujours, on dénatura le but et les tendances des apôtres de l'idée nouvelle. On leur reprocha surtout de poursuivre le partage des biens et la communauté des femmes !

En 1832, M. l'abbé G. Moens, de Liège, publia en deux volumes portant le titre Revue du Saint-Simonisme, une prétendue réfutation de la doctrine de Saint-Simon. (Liège, imprimerie de Jeunehomme Frères, 1832.)

Ce qui le décida, dit-il, à entreprendre son travail, c'est l'étendue de la propagande des missionnaires venus en Belgique, et les dangers de la propagation de leurs livres, qui avaient été réimprimés à Bruxelles par la maison Louis Hauman et Cie, pour être envoyés dans les principales villes du pays et répandus parmi le peuple.

L'auteur répond à l'ouvrage : Doctrine de Saint-Simon, réimprimé à Bruxelles en 1831. Il y choisit de ci, de là, une ou deux phrases et les réfute longuement.

Parlant du dévouement des apôtres saint-simoniens, il répond en ces termes :

« Le dévouement des saint-simoniens ne prouve pas la valeur de leur doctrine ; toutes les sectes religionnaires et philosophiques, même les doctrines les plus obscures, comptent leurs hommes dévoués ; la réforme, le judaïsme, même le paganisme n'ont-ils pas leur martyrologe comme les vrais enfants de Jésus-Christ ? Ceci prouve-t-il que toutes les doctrines qui comptent leurs martyrs, sont soutenues par les colonnes inébranlables de la vérité ? Non, mais c'est une preuve que l'entêtement et le fanatisme poussent parfois les extravagances humaines jusque dans leurs dernières conséquences. »

Si M. Moens dit vrai, cela se retourne également contre l'Eglise qu'il défend, car celle-ci aussi compte des fanatiques !

Il nous reste à examiner l'influence que les saint-simoniens et leurs idées ont pu avoir en Belgique.

En 1839, c'est à dire quelques années à peine après leur (page 135) campagne, M. Charles de Coux, professeur à l'Université catholique de Louvain, publia dans la Revue de Bruxelles, un article d'une soixantaine de pages sous le titre d'Histoire du Saint-Simonisme (Revue de Bruxelles, numéro du mois d'octobre 1839).

Se posant la question : « Que reste-t-il aujourd'hui du Saint-Simonisme ? », il ré¬pond : « D'une part, ses doctrines sur la propriété, doctrines qui se sont infiltrées, bien plus qu'on ne le pense, parmi les classes ouvrières, et de l'autre, la réaction religieuse qu'il a si puissamment provoquée ».

Le professeur de Louvain pensait, en 1839, que les idées rénovatrices de Saint-Simon étaient en décadence. Il avait craint un moment en voyant les classes instruites suivre avec sympathie l'enseignement de la doctrine nouvelle. Mais, ajoute-t-il, les extravagances des républicains en France ont mis fin aux progrès du Saint-Simonisme, à cause de la peur qu'avaient les bourgeois conservateurs, petits et grands, d'un bouleversement social, de modifications au régime propriétaire, etc.

« La peur, dit-il, étouffe sous sa main glacée toutes les pensées généreuses, et les hommes doués de quelque clairvoyance, respectent en elle le principe vital de la société actuelle, se réjouissent en quelque sorte des événements qui la raniment, des émeutes qui la rendent si puissante, des complots qui l'empêchent de s'engourdir au sein d'une périlleuse sécurité. »

« La peur, principe vital de la société actuelle » est vraiment une pensée exquise ! C'est sans doute elle qui a décidé les dirigeants de prendre à leur service des agents provocateurs et à faire parler la dynamite officielle !...

Dans une étude précédente : Des nouvelles théories sociales au XIXe siècle M. de Coux avait déjà écrit : « Il y eut un moment, vers la fin de 1831, où les catholiques français d'une part et le gouvernement de l'autre, se sentirent saisis d'une grande frayeur, tant le Saint-Simonisme avait étendu le nombre de ses prosélytes, tant était aveugle le fanatisme dont ils étaient animés. Un changement pareil dans les habitudes froides, ironiques, (page 136) égoïstes de la partie incrédule de la population, de cette partie si facile à soulever contre l'autorité royale par un appel à ses passions démocratiques, si facile à irriter par un appel à ses préjugés antireligieux, est assurément le phénomène le plus extraordinaire du XIXe siècle, et nous comprenons presque que l'on y vit un véritable miracle, si depuis longtemps plusieurs causes ne s'étaient réunies pour préparer les esprits à l'avènement d'un système social nouveau. » (Revue de Bruxelles, du mois d'août 1839, pages 105-106.)


Ce qui est resté de la propagande saint-simonienne et ce qui a dû influencer les esprits après 1830, c'est avant tout l'idée d'organisation qui fut la grande pensée synthétique de la doctrine de Saint-Simon.

L'exploitation industrielle du globe fut le but commun d'activité de Saint-Simon et de ses disciples :

« Il fut un temps - écrit Enfantin, - il fut un temps qui n'est pas loin, où les grandes questions politiques s'appelaient liberté de la presse, libertés municipales, liberté indi¬viduelle. A une autre époque, elles s'appelaient Austerlitz, Iéna, Wagram ou Marengo... Aujourd'hui c'est près de Rothschild qu'il faut voler ou sur les rails qu'il faut marcher, si l'on veut se mêler vraiment aux grandes affaires de ce monde. »

En matière industrielle, les saint-simoniens qui étaient à la fois des théoriciens et des praticiens, ont touché en quelque sorte à tout.

On leur doit la théorie des banques et le service financier. Dès 1832, Michel Chevalier, qui appartenait à l'école saint-simonienne, avait déclaré que le chemin de fer serait le symbole le plus parfait de l'association universelle. Et, n'est-ce pas à Rogier, qui fut saint-simonien, que l'on doit la création de la première ligne de chemin de fer sur le continent, qui fut exploitée par l'Etat, et dont le ministre de l'Intérieur, M. de Theux, ne voulait pas ?

Quand on relit les ouvrages de Saint-Simon et de ses disciples, on y trouve toutes les formules employées encore aujourd'hui (page 137) pour critiquer l'organisation sociale actuelle, et l'on constate que les réformes inscrites dans le programme de la démocratie socialiste, au début du XXe siècle, avaient déjà été préconisées il y a quatre-vingts ans par cette école. (Note de bas de page : Lire à ce sujet une très curieuse conférence faite à l'Union catholique de Lille, par M. J. E. Fidao, et publiée dans l'Association catholique, livraison du 15 août 1902.)

Le socialisme, pour les Saint-Simoniens, est le contraire de l'individualisme.

« Deux principes sont en présence, dit Laurent dans un de ses discours, le socialisme et l'individualisme. Là où domine le principe socialiste (car le socialisme a existé dans l'état normal des sociétés et à toutes les époques de foi), la société ne reste pas indifférente au sort d'aucun des ses membres... »

La réforme du régime de la propriété individuelle, par la suppression de l'héritage, a été la réforme préférée des saint-simoniens. L'héritage était considéré par eux comme une prime à l'oisiveté et, dès 1831, leur principal organe, Le Globe, faisait campagne en faveur d'un impôt progressif sur les successions.

Ne demandaient-ils pas, en même temps que l'abolition de tous les privilèges de naissance, sans exception et par conséquent la suppression de l'héritage, que tous les instruments de travail, les terres et les capitaux, qui forment aujourd'hui le fonds morcelé des propriétés particulières, soient réunies en un fonds social, et que ce fonds soit exploité par association et hiérarchiquement, de façon que la tâche de chacun soit l'expression de sa capacité et sa richesse la mesure de ses œuvres ?

Il est donc resté beaucoup de choses de la doctrine de Saint-Simon et des prédications de ses disciples, et nous retrouverons plus tard, dans la suite de ce travail, des traces profondes de leur propagande, de leur enseignement et de leur ardent prosélytisme !