Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Exposé historique des rapports qui ont existé la Belgique et le Vatican depuis 1830
- 1880

Exposé historique des rapports qui ont existé la Belgique et le Vatican depuis 1830

(Paru à Bruxelles, en 1880, chez Bruylant-Christophe et Cie, comme introduction à « La Belgique et le Vatican. Documents et travaux législatifs concernant la rupture des relations diplomatiques entre le gouvernement belge et le Saint-Siège »)

II. Troisième période (1847 à 1855)

(page LXV) A l'ouverture de cette troisième période, la Belgique compte vingt-cinq années d'existence comme Etat indépendant. Pendant les cinq premières années de ce quart de siècle, elle n'a guère de relations diplomatiques avec le (page LXVI) Saint-Siège que pour la notification de l'avénement du Roi ; sur les vingt qui suivent, elle reste pendant dix-sept ans et huit mois sans ministre régulièrement accrédité à Rome, où elle n'est représentée tout ce temps que par des secrétaires de légation, faisant fonction de chargés d'affaires.

Cette situation va désormais se modifier.

Pendant les vingt-cinq années que nous allons aborder, le gouvernement belge ne cesse plus d'avoir auprès du Vatican un diplomate revêtu d'un caractère régulier et permanent. A M. de Meester de Ravenstein, nommé ministre résident le 28 janvier 1856, succèdent, avec le titre de ministres plénipotentiaires, M. Carolus en 1859, M. le baron Pycke en 1867, M. le baron d'Anethan en 1867. De son côté, le Saint-Siège a pour représentants officiels auprès du gouvernement belge une série ininterrompue de nonces : ce sont, après Mgr Gonella qui quitta la Belgique en 1862, Mgr Ledochowski jusqu'en 1866, Mgr Oreglia di San Stefano jusqu'en 1868, Mgr Cattani jusqu'en 1876, enfin Mgr Vannutelli jusqu'en 1880.

Mais si les relations diplomatiques acquièrent désormais un caractère moins intermittent, elles ne sont pas plus fructueuses et elles deviennent d'année en année moins actives. Sous les administrations catholiques comme sous les administrations libérales qui se succèdent depuis cette époque au pouvoir, le rôle du ministre de Belgique auprès du Vatican n'est plus guère que celui d'un observateur ; cet agent n'a plus de mission à remplir, d'affaires à traiter. Les gouvernements qui s'étaient placés au point de vue de la coopération volontaire et amiable de l'Eglise et de l'Etat, comme ceux qui avaient pris pour règle de conduite l'indépendance absolue du pouvoir civil et la séparation des deux domaines, avaient dû reconnaître les uns et les autres l'inutilité de leurs efforts à Rome. Il semble en être résulté cette conviction commune que le Pape, représentant d'une idée religieuse, personnification d'un dogme immuable, était incapable de (page LXVII) comprendre les exigences du gouvernement civil ni de se prêter aux transactions, aux moyens termes qui sont le fruit et la fin de toute négociation politique. C'est à ce sentiment de plus en plus répandu qu'il faut attribuer sans doute la stérilité manifeste et croissante de nos rapports officiels avec le Saint-Siège jusqu'à la tentative suprême de l'échange de vues qui en précéda la rupture.


L'administration catholique, formée en 1855 par MM. De Decker et Vilain XIIII, fut la première à appliquer cette règle de conduite. Au cours des graves difficultés que lui suscitèrent le clergé et la presse catholiques, au milieu des embarras et des périls créés par les questions de l'enseignement supérieur et de la charité, elle ne fit, au moins par l'intermédiaire de notre légation à Rome, aucun effort pour obtenir l'intervention de la Papauté. M. de Meester de Ravenstein eut incidemment des conversations à ce sujet avec Pie IX. Le Pape n'hésitait pas à blâmer les excès de zèle de nos prélats ; il promettait de prévenir le retour d'actes semblables aux lettres pastorales des évêques de Gand et de Bruges ; il ajoutait que le premier de ces évêques avait au surplus reconnu ses torts ; qu'il espérait bien que l'on serait plus prudent à l'avenir (Dépêche de M. de Meester, 1er avril, 14 avril, 11 septembre 1857). Mais ces déclarations ne modifiaient guère la face des choses en Belgique et le gouvernement se contentait d'en accuser réception.

Il en était de même au sujet de la presse. Après le retrait du projet de loi sur les fondations charitables, les violences des journaux ultramontains ne connurent plus de bornes. Elles faisaient, suivant l'expression de notre agent, sensation au Vatican même (Dépêche de M. de Meester, 1er juillet 1857). Il prit sur lui de les signaler à Pie IX qui lui confessa, non sans une nuance d'ironie, son impuissance. « Il ne savait, disait le Saint-Père, comment (page LXVIII) parvenir à engager la presse dite catholique à la modération ; la Civiltà cattolica lui occasionnait souvent, à Rome même, tant de désagréments, qu'il avait déjà menacé les rédacteurs de ce journal (des Jésuites) de le faire supprimer, s'ils ne changeaient pas leur langage. Maintenant cela allait un peu mieux, et il fallait faire des vœux pour qu'on finît enfin partout à voir combien la violence est nuisible à la religion et combien la modération lui est toujours utile. » « - La manière toute paternelle, ajoutait notre ministre, dont le Saint-Père prononçait ces dernières paroles m'a de plus en plus confirmé dans l'opinion que le Saint-Siège désire vivement que toute la presse dite catholique change de langage en Europe, mais que ses salutaires conseils ne sont guère suivis » (Dépêche de M. de Meester, 11 septembre 1857).

Le cardinal Antonelli s'était exprimé jadis dans les mêmes termes, notamment sur le compte de l'Univers « qui, par son zèle outré, suivant lui, avait déjà fait beaucoup de mal à l'Eglise » (Dépêche du même, 18 octobre 1855). Au moment où le ministère de 1855 recueillait ces témoignages successifs, il succombait, renié depuis longtemps et combattu sans relâche par la presse ultramontaine.


Il ne fallait pas s'attendre à voir les liens officiels se resserrer avec Rome pendant les treize années que le cabinet libéral de 1859 gouverna la Belgique. De part et d'autre, on se fit en quelque sorte une règle de l'abstention. Les conditions d'existence du pouvoir temporel du Saint-Siège devenaient du reste, à cette époque, de plus en plus précaires ; elles contribuaient à détourner son attention de la politique générale pour la concentrer sur la crise qui s'annonçait de longtemps. La guerre de l'indépendance italienne de 1859 ne pouvait manquer de la précipiter ; deux années plus tard, le royaume d'Italie était constitué. La reconnaissance de ce (page LXIX) nouvel Etat fut le seul incident qui mit le ministère belge en présence du Saint-Siège sur le terrain diplomatique.

Au mois de novembre 1861, le gouvernement se décida à reconnaître le royaume d'Italie. En même temps qu'il notifiait cet acte au représentant du Roi Victor-Emmanuel, et qu'il cessait en conséquence ses relations avec celui du Roi des Deux-Siciles, le ministre des Affaires étrangères envoya à Rome des explications au sujet de sa résolution. La dépêche adressée à cette occasion par M. Rogier à notre ministre auprès du Saint-Siège porte la date du 3 novembre 1861 ; elle se résume en deux mots. La reconnaissance imposée par la nécessité de sauvegarder les intérêts belges en Italie n'est que la constatation d'un état de fait qui n'implique aucun jugement sur les événements qui l'ont amené, ni aucun engagement pour l'avenir, si la situation venait à se modifier. Rien n'est changé dans nos relations avec le Saint-Siège.

Cette détermination devait être vue à Rome avec déplaisir. Elle coïncidait avec un changement de titulaire dans la nonciature de Bruxelles. Mgr Gonella avait été rappelé ; on avait désigné pour le remplacer Mgr Ledochowski. A la nouvelle de l'acte de reconnaissance, le départ de ce prélat fut ajourné et subordonné aux réserves que le gouvernement belge aurait faites à l'égard de l'Italie. Le ministre des Affaires étrangères répondit qu'il n'y aurait d'autres réserves que celles qu'il avait indiquées dans la dépêche du 3 novembre.

La cour de Rome exige-t-elle de nous, demanda-t-il, plus qu'elle ne réclame des autres puissances qui ont reconnu le royaume d'Italie ? Si l'on persiste à vouloir davantage, on mettra le gouvernement dans l'impossibilité de maintenir le statu quo diplomatique. La présence d'un ministre belge auprès du Saint-Siège est, sans contredit, la réserve la plus explicite que puisse désirer la cour de Rome. » (Dépêche de M. Rogier, 17 novembre 1861).

(page LXX) Le Saint-Siège ne persista pas dans un dessein dont le maintien eût amené dès lors la rupture des rapports diplomatiques (M. Rogier à la Chambre des Représentants, 23 novembre 1861). Sans insister sur de plus amples explications, il fit partir Mgr Ledochowski pour Bruxelles, où ce prélat arriva le 3 janvier 1862.

A partir de ce moment jusqu'à la retraite du cabinet libéral, en 1870, les relations diplomatiques reprennent le même caractère qu'auparavant. Toujours courtoises, elles sont dénuées, au point de vue politique, de toute importance. Le gouvernement ne prit l'initiative d'aucune négociation avec la cour de Rome. Quand il sécularisa les fondations d'études, il ne songea pas, malgré l'opposition véhémente de l'épiscopat, à faire un appel quelconque à l'intervention du Saint-Siège.

La propagande ultramontaine prenait alors de jour en jour de plus vastes proportions. Elle se faisait remarquer par l'âpreté et la véhémence de ses polémiques. Les attaques contre la Constitution belge, contre les principes de liberté dont elle est l'expression et la garantie, se multipliaient dans les colonnes de la presse épiscopale. Le parti catholique se scindait en deux groupes profondément divisés d'esprit et de tendances. Le gouvernement, en combattant avec énergie ce mouvement sur le terrain politique, ne chercha pas à l'entraver par des influences hiérarchiques en le dénonçant à Rome. Le Saint-Siège lui-même paraissait indécis et flottant. Il adressait tour à tour des témoignages de sympathie à la rédaction du Bien public et à M. Dechamps, non sans protester contre la publicité donnée à son langage, ni contre les interprétations que, de part et d'autre, on s'attachait à en déduire.

Le ministre de Belgique n'avait pas à intervenir dans ces querelles ; mais il eut, un jour, avec le cardinal Antonelli, (page LXXI) un entretien explicite au sujet des scrupules que certains catholiques manifestaient à l'endroit de notre Constitution.

« Je ne me rends pas compte de ces scrupules, disait le secrétaire d'Etat de Pie IX. A mes yeux, ils ne sont nullement fondés ; s'ils l'étaient, il serait vraiment étrange qu'ils eussent mis plus de trente ans à se produire. Quant au Saint-Siège, jamais il n'a eu une parole de blâme, pas plus contre la Constitution belge que contre toute autre ; l'Eglise ne se préoccupe nullement de la forme des gouvernements avec lesquels elle entretient des rapports, témoin la présence à Rome des représentants des Etats-Unis, de la Russie, de la Prusse, etc. Quant à ce qu'on appelle les libertés modernes, le Saint-Siège s'en est expliqué à plusieurs reprises ; les principes que les encycliques ont exposés ont eu et devaient avoir un caractère absolu ; mais, à côté de ce caractère, il y a la tolérance passive de l'Eglise qu'on perd si souvent de vue et volontairement la plupart du temps. Voici un exemple frappant de cette tolérance passive ; l'Eglise catholique a la croyance que, hors de son sein, il n'y a point. de salut, et cependant à Rome même, elle tolère une synagogue, une église pour les protestants, etc. En ceci et en beaucoup d'autres cas, le Saint-Siège peut manifester cette tolérance passive ; mais il lui est formellement interdit de souscrire à la moindre déviation dans l'exposition des principes eux-mêmes. »

Le cardinal regrettait que ces idées ne fussent généralement pas mieux comprises en Belgique ; il nourrissait l'espoir qu'elles finiraient par l'être, et que tout dissentiment disparaîtrait alors parmi les catholiques. Mgr Ledochowski devait recevoir des instructions conçues dans cet esprit de conciliation et de paix.


C'est le 30 avril 1864 que le ministre de Belgique recueillit les déclarations ci-dessus du secrétaire d'Etat. Quelques mois plus tard, Pie IX promulguait l'Encyclique du 8 décembre 1864 avec sa célèbre annexe du Syllabus.

Ce document approfondissait l'abîme qui séparait l'Eglise catholique de l'Etat moderne ; il frappait d'anathème les principes constitutifs de notre société civile et politique ; il divisait plus profondément les catholiques et donnait le signal d'une guerre implacable et soutenue contre nos institutions en général et la Constitution en particulier. Le gouvernement, bien qu'il ne se déguisât pas la portée politique de cet acte, ne crut pas devoir faire à ce sujet des observations à Rome. La Papauté resta sur la même réserve. Les six années qui suivirent ne modifièrent sous aucun rapport cet état de choses.


Un changement considérable s'opéra avec l'année 1870 dans les positions respectives. Les élections du mois de juin déterminèrent la retraite du cabinet libéral, qui fit place, le 2 juillet, à l'administration catholique présidée par M. d'Anethan. Peu après, le 20 septembre, l'entrée des troupes italiennes à Rome consommait la ruine du pouvoir temporel de la Papauté. Ces événements créèrent au gouvernement belge une situation difficile.

Décidé à remplir les obligations que lui imposaient la condition internationale et les intérêts positifs du pays, dominé, d'autre part, par ses sympathies politiques et religieuses, il chercha à concilier les unes et les autres, sans parvenir à satisfaire les exigences de ses amis ni de ses adversaires.

Bientôt le ministère allait se trouver en butte, à chaque session, à une double protestation : se fondant sur le principe constitutionnel de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, l'opposition réclamait avec persistance le retrait de notre légation auprès du Pape, qui avait cessé désormais d'être un chef d'Etat ; en même temps, les organes de la majorité exigeaient impérieusement le rappel du ministre belge auprès du Roi d'Italie, à titre de protestation contre ce qu'ils appelaient la spoliation sacrilège du Saint-Siège. Cette situation resta la même sous les deux administrations catholiques qui, de 1870 à 1878, se succédèrent au pouvoir.

(page LXXIII) L'initiative des hostilités partit des rangs de la droite. Six jours après l'occupation de Rome par les Italiens, un sénateur catholique crut devoir publiquement protester contre ce fait. M. le baron d'Anethan déclara que, ministre constitutionnel d'un Etat neutre, il n'avait pas à se prononcer sur les événements qui venaient de s'accomplir en Italie.

A ce moment, les vues du gouvernement ne paraissent pas fixées ; elles revêtent une forme plus explicite dans un entretien que le ministre des Affaires étrangères eut, le 8 novembre 1871, avec le représentant du roi d'Italie. Il refusa de se prononcer sur le fait de l'occupation de Rome, mais il revendiqua hautement l'indépendance du Souverain Pontife, et exprima l'avis qu'il convenait de faire appel à un congrès européen pour assurer cette indépendance sans laquelle la liberté des catholiques n'existerait pas. (Note de bas de page : La dépêche du comte de Barral, datée du 8 novembre 1870, fut l'objet d'une dépêche rectificative du baron d'Anethan en date du 12 janvier 1871).

Les instructions qui furent envoyées, le 30 décembre 1870, à notre ministre auprès du Saint-Siège formulent un système arrêté. L'occupation de Rome soulève, d'après le ministre des Affaires étrangères, une question religieuse et une question politique. Au premier point de vue, « le gouvernement considère la pleine indépendance du Souverain Pontife dans l'exercice de ses fonctions spirituelles comme réclamée par un grand intérêt social et religieux. C'est dire que cette question mérite la plus sérieuse attention. La liberté des cultes, inscrite dans notre pacte fondamental, impose au gouvernement le devoir de ne rien négliger pour en assurer l'entier bénéfice à toutes les confessions religieuses. Or, cette liberté ne serait pas réelle ni complète pour les catholiques le jour où leur chef spirituel ne serait plus lui-même libre et où leurs rapports avec le Souverain (page LXXIV) Pontife seraient entravés. Vous devez donc, le cas échéant, vous montrer favorable à toute négociation, à toute entente qui tendrait à réaliser le but que les ministres du Roi ont à cœur de voir atteindre ».

Quant à la souveraineté temporelle, considérée comme question territoriale, ajoutait M. d'Anethan, la Belgique est liée par sa neutralité. En revanche, elle n'a point à sanctionner, par une approbation quelconque, des faits ou des théories dont la portée pourrait n'être pas sans danger pour les Etats secondaires.

Une circulaire du 20 janvier 1871 fait un pas de plus dans cette voie. S'appuyant sur les considérations développées dans les instructions du baron Pycke, le ministre des Affaires étrangères ajoute que des garanties unilatérales lui paraissent insuffisantes pour assurer l'indépendance de la Papauté. Un Congrès européen lui paraît indispensable pour régler cet intérêt. Sans prendre d'initiative, la Belgique ne déclinera pas l'invitation qui lui serait adressée de se faire représenter dans une réunion à laquelle prendraient part les autres Etats intéressés.

La distinction qui faisait le fond de ces instructions était assez délicate et devait fournir prise à des difficultés de plus d'un genre. L'indépendance du Saint-Siège, c'est-à-dire le pouvoir temporel lui-même, aux yeux de tous les catholiques militants, était envisagée comme une question religieuse, et cette même question devenait un intérêt national que le gouvernement devait sauvegarder. La convocation d'un Congrès, à laquelle se ralliait le gouvernement belge, était une issue douteuse ; cette idée ne prit pas, du reste, de forme précise dans les desseins des Puissances. Le gouvernement italien ne s'y arrêta pas ; au mois de mai 1871, il promulgua la loi dite des garanties et, le 1er juillet, il transféra à Rome le siège de son administration.

Se conformant à une règle diplomatique qu'il ne pouvait enfreindre sans rompre avec (page LXXXV) l'Italie, M. d'Anethan donna, dès le 20 juin 1871, à notre ministre, M. Solvyns, l'ordre de suivre le Roi. Il renouvela, à cette occasion, ses réserves antérieures ; il prescrivit à M. Solvyns de ne se rendre à Rome que lorsque la plupart de ses collègues l'y auraient précédé ; il ajouta que rien ne serait innové dans la représentation entièrement indépendante de la Belgique auprès du Saint-Siège (Dépêche du baron d'Anethan, 24 juin 1871). Plus tard, le 5 mars 1872, le comte d'Aspremont-Lynden précisait en ces termes, à la Chambre, la signification de cette dernière mesure : « Il convient que nous ayons un ministre près du Saint-Père, parce que, à côté des intérêts matériels, il y a des intérêts moraux et religieux. La Belgique est un pays éminemment religieux... On manquerait aux égards dus à ce sentiment légitime et digne de respect en rappelant notre ministre près du Pape. »

Ainsi commença la double représentation de la Belgique à Rome, auprès du Roi Victor-Emmanuel et du Souverain Pontife. Dès ce moment aussi, se manifestèrent les objections qu'elle ne cesserait plus de faire naître. Les explications données à ce sujet par M. d'Anethan au Sénat, le 3 juillet 1871, ne satisfirent guère les membres ultramontains de cette assemblée.


D'un autre côté, l'opposition libérale formulait, le 5 mai 1872, à la Chambre des Représentants, sa première demande de rappel de notre ministre auprès du Saint-Siège. Cette demande, renouvelée de session en session, donna lieu à trois grandes discussions (Séances de la Chambre du 5 mai 1872, du 17 mai 1873, et du 22 janvier 1875), finit par rallier la presque unanimité des membres de la gauche et M. Frère-Orban la résuma, le 25 mars 1873, dans ces paroles : « La Constitution nous défend d'intervenir dans les rapports du clergé avec le chef de l'Eglise..... Quelque forme que (page LXXXVI) l'on veuille lui donner, (cette mission) ne peut guère servir qu'à exposer le gouvernement à des embarras quand les catholiques sont au banc ministériel, et elle deviendrait un sujet de dérision si les libéraux étaient au ́pouvoir.

A ces difficultés intérieures en correspondaient d'autres au dehors. Le Saint-Siège, de quelque façon qu'il ait pu apprécier la politique adoptée par le gouvernement belge, s'abstint à son égard de toute réclamation officielle. Mais la chute du pouvoir temporel inaugura des manifestations d'une autre nature. L'organisation du denier de Saint-Pierre prend une vaste extension. Des pèlerinages politico-religieux se dirigent régulièrement, à partir de 1871, vers le Vatican. Chaque année des députations de catholiques belges s'en vont déposer aux pieds du Souverain Pontife, avec le tribut des offrandes recueillies dans le pays, des adresses protestant « contre l'attentat sacrilège qui offense l'indépendance du Vicaire de Jésus-Christ et prive toute l'Eglise de son patrimoine légitime ». Les discours prononcés à ces occasions par les orateurs des députations étaient conçus dans le même ton ; ils constituaient, envers la nation italienne, de véritables provocations.

Ces manifestations se renouvelèrent de 1871 à 1873 avec les mêmes formes et dans les mêmes conditions. Bien que le ministre de Belgique n'y prît pas officiellement part, elles ne laissaient pas de devenir un embarras sérieux pour le gouvernement. « J'ai cru devoir attirer l'attention du cardinal secrétaire d'Etat, écrivait notre ministre, sur les inconvénients qui peuvent résulter de pareilles démonstrations. Son Eminence, en évitant de se prononcer sur ce sujet, a néanmoins reconnu que les délégués belges en particulier avaient manifesté, dans ces dernières circonstances, une vivacité de sentiments qui ne lui paraissait pas exempte d'exagération » (Dépêche du baron Pycke, 28 janvier 1872).

(page LXXVII) Cette appréciation du cardinal Antonelli se rapportait au pèlerinage de 1872 ; celui de l'année suivante mit personnellement notre ministre en cause. Le Bien public rendant compte, le 14 mars, de cette démonstration, ainsi que de la visite faite par les pèlerins belges à M. le baron Pycke, prêta à celui-ci cette assertion qu'en dépit de toutes les difficultés, il demeurerait à son poste jusqu'au jour de ce grand Te Deum dont le pressentiment est dans tous les cœurs ». Invité à s'expliquer à cet égard, le baron Pycke désavoua catégoriquement les paroles qu'on lui avait attribuées, et à la suite d'une interpellation faite à ce sujet, le 25 mars, par M. Frère-Orban, la Chambre des Représentants prit acte de ce désaveu.

C'est à propos de cet incident que le secrétaire d'Etat du Pape, confirmant une appréciation antérieure, dit à notre ministre « qu'il ne pouvait s'empêcher de témoigner un regret au sujet des difficultés politiques que fait naître trop souvent à l'étranger l'ardeur peu réfléchie de quelques catholiques » (Dépêche du baron Pycke, 4 avril 1873).

Le gouvernement italien ne souleva pas à cette occasion d'incident diplomatique. Les pèlerinages continuèrent ; mais, à partir de l'année 1875, le langage de leurs organisateurs parut sensiblement plus modéré. Même alors, le ministre des Affaires étrangères n'hésita pas à en décliner toute solidarité. « Si j'avais un argument à faire valoir, disait à la Chambre le comte d'Aspremont-Lynden, en faveur du maintien de notre légation auprès du Pape, je dirais qu'elle donne le moyen de faire savoir au Saint-Père que les opinions de la Belgique ne sont pas celles de toutes les personnes qui se rendent à Rome et que toute la Belgique ne pense pas comme tels ou tels pèlerins qui vont porter leur obole au Saint-Père » (Séance du 21 janvier 1875).

Mais, au moment même où un certain (page LXXVIII) apaisement paraissait se produire dans les régions du Vatican, d'autres difficultés naissaient en Belgique.

Le 8 septembre 1874, eut lieu le grand pèlerinage de Verviers, organisé dans le but de protester contre la suppression du pouvoir temporel. Le nonce y prit publiquement part, au risque de compromettre son caractère diplomatique. Le ministre des Affaires étrangères expliqua ce qu'une telle attitude pouvait avoir d'irrégulier en disant que le nonce avait officié en sa qualité d'archevêque (Séance de la Chambre des Représentants, 20 janvier 1875). Deux années plus tard, un incident semblable se reproduisit quand le nonce du Saint-Siège, haranguant une députation d'anciens zouaves pontificaux, leur annonça, suivant la version des journaux catholiques, que « l'état actuel de la question romaine semblait en présager le dénouement dans un sens conforme à leurs vœux ». Cette fois encore le ministre des Affaires étrangères intervint, au nom de ce même dignitaire, pour désavouer le langage qu'on lui avait prêté (Séance de la Chambre des Représentants, 5 juin 1877).


Tandis que le maintien de nos relations officielles avec le Saint-Siège menaçait ainsi constamment, grâce aux imprudences de ses partisans les plus déclarés, de devenir un écueil au point de vue de nos rapports avec l'Italie, d'autres difficultés, procédant du même ordre d'idées, se produisaient vis-à-vis de l'Allemagne.

Les évêques belges, des associations catholiques, renouvelant une faute commise déjà en 1837 (Dépêche du vicomte Vilain XIIII, 12 décembre 1837), à propos de la question des mariages mixtes en Prusse, et dont les conséquences se firent encore sentir en 1839, prirent fait et cause pour certains membres de l'épiscopat allemand engagés dans une lutte violente avec le gouvernement de leur pays. Cette intervention provoqua une vive irritation en Allemagne. Le gouvernement impérial (page LXXIX) chargea son ministre d'une réclamation officielle auprès du cabinet de Bruxelles (Note du comte de Perponcher, 3 février 1875.). Les ministres belges ne crurent pas pouvoir prendre, en présence des termes de la Constitution, de mesure préventive contre les écarts dont on se plaignait ; mais ils les blâmèrent publiquement, et quand un membre du Parlement, prenant acte de leur langage, formula un ordre du jour exprimant des regrets au sujet de l'attitude peu correcte des membres de l'épiscopat et particulièrement de l'évêque de Namur, le gouvernement, quoique surpris par cette motion, ne refusa pas de s'y associer et les deux Chambres la votèrent à l'unanimité (Séances de la Chambre des Représentants, 8 mai 1875 ; du Sénat, 26 mai 1875). L'intervention du Saint-Siège ne fut ni demandée ni offerte en cette circonstance. On attachait peu d'importance, à Rome, aux réclamations du Chancelier de l'empire d'Allemagne, et on se refusait à en reconnaître le fondement. Le Pape trouvait que la conduite de notre épiscopat n'avait pas cessé d'être irréprochable à tous égards ; tout au plus admettait-il une exception pour un seul de ses membres (Dépêche du baron Pycke, 14 mai 1875).

Vers 1875, il se manifeste toutefois dans les dispositions du Vatican un certain apaisement. S'entretenant avec le directeur d'un journal catholique qui allait s'éditer à Rome (le Roma), Pie IX lui recommanda la prudence et la modération. « Evitez, lui disait-il, les polémiques agressives et irritantes ; je le répète, je veux l'apaisement » (Dépêche de M. Reusens, 4 novembre 1875). »

Le même sentiment se traduit dans un entretien que M. Reusens avait eu, quelques mois auparavant, avec le secrétaire d'Etat. Le gouvernement belge était alors en butte aux plus véhémentes attaques de la presse ultramontaine. Le cardinal Antonelli lui conseilla de ne pas trop s'en émouvoir, mais d'agir avec (page LXXX) fermeté et beaucoup de prudence. « Il faut surtout, disait Son Eminence, que le gouvernement se mette en garde contre les suggestions imprudentes de certains journalistes qui, sans mission et sans autorité, se disent guidés par nous. Les évêques seuls sont les interprètes du Saint-Siège et ils reçoivent ici des conseils de sagesse et de modération. Nous ne reconnaissons à aucune feuille publique le droit de parler en notre nom ; ces feuilles expriment les idées et les sentiments personnels de leurs écrivains, lesquels n'ont ni qualité, ni position pour être inspirés par Rome. »

Ces paroles s'appliquaient spécialement au Courrier de Bruxelles, qui venait d'obtenir alors du Pape un bref approbatif. Ce bref, arraché à force d'instances, disait-on en guise d'excuse, était conçu en termes vagues et ne s'appliquait pas à la politique intérieure du pays. Les évêques, ajoutait-on, avaient reçu des instructions qui leur enjoignaient de ne pas attacher d'importance aux journaux de cette nuance et de ne pas les encourager (Dépêche de M. Reusens, 22 juin 1874.). L'attitude que prenait en ce moment même l'épiscopat belge à l'égard de l'Allemagne démontre que ces conseils furent bien peu efficaces.


Toutefois, après ce dernier incident, il se manifeste, en effet, une espèce de revirement. Le clergé paraît moins agressif à l'égard de l'Italie et de l'Allemagne. Les difficultés internationales que ses actes et son langage risquaient sans cesse de faire surgir, disparaissent ou s'atténuent. Mais la guerre ne cesse pas pour cela, elle ne fait que changer de théâtre. C'est à l'intérieur qu'elle éclate et c'est la Constitution, ce sont les institutions nationales qui en deviennent l'objet.

Ces attaques, qui prennent dès 1865 une forme systématique, mais dont la gravité devient surtout sensible à partir de 1870, n'échappèrent pas à l'attention du Saint-Siège. Le (page LXXXI) gouvernement, fidèle à la ligne de conduite que, dès le début, il semble s'être tracée en ces matières, ne crut pas devoir en faire l'objet de remontrances à Rome ; mais des entretiens eurent lieu, des explications furent échangées entre nos agents et la secrétairerie d'Etat. « Evidemment, Evidemment, » disait le cardinal Antonelli, « les principes du droit public consacrés dans votre loi fondamentale ne sont pas le desideratum, l'idéal que le Saint-Siège préconise dans l'organisation des Etats catholiques ; mais le fait existe et il n'a pas été un obstacle au développement de la religion. Il importe donc de consolider une position favorable aux intérêts catholiques et de ne pas l'ébranler par un zèle imprévoyant ou des mesures inopportunes. Je ne laisse échapper aucune occasion, poursuivait-il, de faire connaître que les hommes exagérés ne rencontrent ici aucun appui, car ils font un grand tort à la cause qu'ils prétendent servir » (Dépêche de M. Reusens, 22 juin 1874).

Les faits, malheureusement, correspondaient peu à ce langage ; ils l'annulaient vis-à-vis du gouvernement qui recevait ces confidences.

Il n'y avait guère longtemps alors que M. Dumont était nommé évêque de Tournai. Bientôt le Pape allait provoquer lui-même de nouvelles attaques contre la Constitution en réclamant la priorité du mariage religieux. En 1875, les violences de la presse ultramontaine ne font que s'accroître. Elles sont, à deux reprises, relevées à la tribune nationale (Séances de la Chambre des Représentants, 22 janvier et 1er décembre 1875) et signalées à la sollicitude du gouvernement. A Rome, le secrétaire d'Etat de Sa Saintetẻ persiste à les déplorer, d'autant plus que la pratique de la Constitution belge depuis quarante-cinq ans n'avait pas donné lieu, suivant lui, à des inconvénients sérieux. « Sans en approuver d'une façon absolue tous les principes, il fallait (page LXXXII) reconnaître que c'était la Constitution convenant le mieux à l'esprit et aux mœurs de la nation, et qu'en signaler une imperfection, comme l'avait fait dernièrement le Pape, - il s'agissait ici de la priorité du mariage civil, - n'était pas en demander le changement » (Dépêche du baron d'Anethan, 7 décembre 1875). » Le baron d'Anethan fait observer au Pape que c'est au nom du Syllabus que des catholiques attaquent nos institutions. Pie IX lui répond qu'il serait bien préférable que les journalistes ne s'occupassent pas de ces questions ; que, quant au Syllabus, il y a des personnes qui s'obstinent à ne pas le comprendre tel qu'il est (Dépêche du baron d'Anethan, 20 janvier 1876).

De tels sentiments, s'ils avaient reçu une expression officielle, eussent pu aider peut-être à pacifier les esprits ; mais ils ne franchissaient pas les limites de la chancellerie romaine. Personne ne les connaissait, et le langage public de Pie IX, les actes de son gouvernement proclamaient de tout autres principes, encourageaient de tout autres tendances. Le ministère ne songea pas, dans ces conditions, à se prévaloir des témoignages confidentiels de sympathie qu'il recevait à Rome. Aussi la presse ultramontaine, loin de désarmer, poursuivait-elle sa polémique anticonstitutionnelle avec une virulence croissante. En 1876 et 1877, cette polémique atteint son paroxysme ; elle est déférée de nouveau avec indignation à la Chambre des Représentants et flétrie par un ordre du jour proposé par M. Frère-Orban, appuyé par M. Malou, et voté à l'unanimité de ses membres, moins six abstentions (Séance de la Chambre des Représentants, 5 juin 1877).


Telle était la situation à l'avénement de Léon XIII. Allait-il chercher à la modifier ? Essayerait-il, en venant en aide à nos institutions battues en brèche avec un (page LXXXIII) acharnement inouï, de sauver l'existence du seul ministère catholique encore debout en Europe ?

Ses premières paroles au moins prouvèrent qu'il ne se faisait pas illusion sur l'étendue du mal ni sur l'urgence du remède. « Le Saint-Père désire, disait le cardinal Franchi, que la presse catholique cesse ses attaques contre vos institutions ; il tient à ce que les catholiques ne soient pas étrangers aux affaires de leur pays, et Sa Sainteté comprend qu'ils ne peuvent y prendre part, s'ils répudient les lois fondamentales de l'Etat. » Le cardinal entretint également notre ministre des tendances de certains évêques belges, et l'assura que Léon XIII ferait en sorte de modérer le zèle quelquefois trop prononcé de ces prélats (Dépêche du baron d'Anethan, 20 mars 1878).

Quelques jours plus tard, M. d'Anethan présentait ses lettres de créance au nouveau Pontife. Léon XIII confirma, à cette occasion, les déclarations de son secrétaire d'Etat.

Je ferai tout ce qui dépend de moi », dit-il, « pour favoriser le développement de la religion en Belgique et les intérêts de votre belle patrie. Les relations entre le Saint-Siège et la Belgique sont facilitées par les libres institutions dont jouit votre pays. Ces institutions permettent à la religion d'exercer librement son influence civilisatrice. On attribue au Saint-Siège l'intention de dominer le pouvoir civil : ce que je recommande, au contraire, c'est l'obéissance aux gouvernements établis, le respect des lois. Si mes conseils sont écoutés, je contribuerai au maintien et à la prospérité de la société civile, car ceux qui m'écouteront ne pourront être que de bons citoyens, dévoués à leurs princes et respectant les lois de leur pays » (Dépêche du baron d'Anethan, 30 mars 1878).

Quelle qu'ait été la pensée qui ait dicté ces paroles, l'importance politique en était notoire. Pourquoi ne (page LXXXIV) reçurent-elles ni publicité ni sanction quelconque ? Deux mois et demi se passèrent ; ce sont les derniers jours de l'administration catholique présidée par M. Malou. A la veille d'une crise décisive, rien n'indiqua que Léon XIII eût, à l'égard de la Belgique, d'autres vues, une autre politique que Pie IX. Le gouvernement ne sortit pas de la réserve passive qu'il s'était imposée dès l'origine dans ses rapports avec le Saint-Siège. Celui-ci ne suivit pas une autre conduite, et, de ses intentions, avouées ou non ailleurs, il ne subsistait, au mois de juin 1878, hors des archives diplomatiques, ni un effet ni même une trace.


Il n'y eut guère que deux circonstances où, dans le cours d'une carrière de huit ans, le gouvernement se départit, vis-à-vis de la cour de Rome, de cette attitude purement négative : ce fut, en 1875, quand Pie IX prononça son allocution relativement au mariage civil, et, en 1876, lors de l'opposition faite en Belgique par l'évêque de Tournai à l'exécution de la loi de 1842.

Le 3 octobre 1875, Pie IX, recevant un certain nombre de nos compatriotes, exprima le vœu de voir désormais, chez les peuples catholiques, le mariage religieux précéder le mariage civil. Ce conseil, donné dans des termes qui conviaient à une action immédiate, fut promptement suivi. Dès leur retour en Belgique, MM. J. et P. de Hemptinne, le baron Ern. Kervyn de Volkaersbeke et plusieurs autres adressèrent au Roi une pétition pour solliciter l'abrogation de l'article 16 de la Constitution. Le Bien public publia ce document le 5 novembre 1875.

A peine le Pape avait-il fait cette manifestation, qu'à Rome même on en sentit l'imprudence et qu'on chercha à l'atténuer. Le gouvernement annonça néanmoins à notre chargé d'affaires l'envoi d'instructions immédiates. Ces instructions portent la date du 11 novembre. Elles partent de l'idée déjà insinuée à Rome, que le Saint-Père n'avait pas voulu faire allusion à une législation qui existe en Belgique (page LXXXV) et s'y applique sans inconvénient depuis trois quarts de siècle. Elles qualifient l'opinion hostile à cette législation d'erronée, pour ne pas dire excentrique, et ajoutent que cette opinion n'a trouvé aucun écho ni dans le clergé, ni dans la presse, ni parmi les catholiques. « Il y a en Belgique, poursuit le ministre des Affaires étrangères, un sentiment presque unanime, malgré les divisions des partis, sur la nécessité de maintenir intacte en tout point la Constitution de 1831. Malheur à ceux qui voudront, sous un prétexte quelconque, rompre cette patriotique transaction ! La Constitution est notre principale force nationale, la raison de notre existence heureuse, calme et prospère depuis quarante-cinq ans ; elle est puisée dans nos traditions historiques, conforme à notre état social, à nos besoins moraux ; la conserver intégralement est le plus vital des intérêts du pays ; vouloir cher serait pour l'opinion catholique et conservatrice la plus déplorable des fautes. »

L'indépendance réciproque du pouvoir civil et de l'autorité religieuse est le principe essentiel de toute notre organisation sociale et politique. Les deux ordres d'intérêts, les uns matériels, les autres moraux, sont séparés ; mais la priorité n'implique ni une exclusion ni une suprématie. « Une expérience décisive faite en Belgique, mais trop souvent oubliée, démontre à l'évidence que cette priorité maintenue par la Constitution est une mesure d'ordre public nécessaire, et, chose remarquable, elle l'est surtout à cause du sentiment religieux des populations. »

Le gouvernement rappelle cette expérience fâcheuse faite dans notre pays, de 1814 à 1817, après l'abrogation de la priorité obligatoire du mariage civil ; et, après avoir fait justice de l'argument tiré des exceptions prévues par la Constitution même, il conclut en faisant connaître la résolution prise par le ministère de ne donner aucune suite à la demande irréfléchie qui avait été faite à Sa Majesté.

(page LXXXVI) Ces instructions n'étaient pas destinées à faire l'objet d'une communication officielle ; elles ne devaient servir qu'à régler l'attitude et le langage de notre agent. Le jour même où elles partaient de Bruxelles, M. d'Anethan était reçu en audience par le Pape qui, abordant spontanément la question, lui déclara qu'on avait mal interprété ses paroles, qu'on avait agi hors de propos et qu'on eût mieux fait de ne pas envoyer de pétition. Il ne s'était, disait-il, placé qu'au point de vue religieux en affirmant la prééminence du sacrement sur le contrat civil. « Votre loi, ajoutait Pie IX exige que le contrat civil précède l'acte religieux ; je ne demande pas qu'on la modifie MAINTENANT ; les circonstances actuelles n'y seraient pas favorables, et, dans le moment présent, rien même ne serait plus inopportun. » Le Pape prononça ces paroles lentement et avec une certaine solennité ; elles étaient évidemment préparées d'avance (Dépêche du baron d'Anethan, 11 novembre 1875).

C'était, autant que le permettaient les traditions de la cour romaine, annuler la manifestation du 3 octobre. Les instructions du 11 novembre devenaient ainsi sans objet. Quand l'incident fut porté, le 1er décembre, devant la Chambre, le gouvernement se borna à en faire connaître l'esprit et la conclusion. Cette attitude ne donna lieu à aucune observation de la part de la cour de Rome. Le cardinal Antonelli l'approuva et dit que le Pape avait eu surtout en vue les difficultés que rencontrent les mariages in extremis.


L'incident qui vient d'être rappelé eût, sans le brusque recul du Saint-Siège, mis directement le gouvernement belge en conflit avec celui-ci ; il n'en fut pas de même du second, où l'on se trouva simplement en présence d'un des membres de notre épiscopat.

Au mois de septembre 1876, l'administration communale (page LXXXVII) de Soignies décida la création d'un nouvel établissement d'instruction primaire et le plaça sous le régime de la loi de 1842. L'évêque de Tournai, soit qu'il considérât la nouvelle école comme un établissement d'instruction moyenne, soit qu'il se refusât à appliquer plus longtemps la loi de 1842, frappa publiquement l'école d'interdit et fit annoncer en chaire que les élèves, comme leurs parents, ne seraient plus admis à la fréquentation des sacrements de l'Eglise. Toutes les démarches de l'autorité communale pour faire retirer cette mesure exceptionnelle furent vaines.

Le gouvernement, persuadé que l'attitude de l'évêque n'était justifiable ni quant au fond ni quant à la forme, déclara qu'il maintiendrait les subsides alloués à l'école. En même temps, il instruisait des faits notre ministre à Rome.

Faisant allusion à une correspondance romaine du Courrier de Bruxelles, d'après laquelle la conduite de l'évêque aurait eu la pleine approbation du Vatican, le ministre des Affaires étrangères écrivait : « Il n'y a pas lieu de faire à ce sujet une communication officielle et par écrit au gouvernement de Sa Sainteté, mais d'expliquer verbalement à Son Eminence le cardinal secrétaire d'Etat les raisons de la politique du gouvernement et de sa ferme volonté de maintenir intacte et complète l'application de la loi de 1842 à l'école de Soignies, alors même que l'erreur commise par Mgr de Tournai ne serait ni reconnue ni réparée » (Dépêche du comte d'Aspremont-Lynden, 25 octobre 1876).

Le cardinal Antonelli répondit à notre ministre qu'il regrettait vivement ce fâcheux incident, et qu'il ferait tout ce qui dépendait de lui pour ramener l'évêque de Tournai à une appréciation plus saine de la situation (Dépêche du baron d'Anethan, 29 octobre 1876).

Il n'y eut pas d'autre communication échangée à ce sujet avec la cour de Rome. Mais M. Malou a fait savoir plus (page LXXXVIII) tard à la Chambre des Représentants (séance du 17 mai 1878) que Mgr Dumont avait dû céder aux remontrances du Souverain Pontife et retirer les censures dont il avait frappé l'école de Soignies.

(Note de bas de page : Dans une dépêche du 5 décembre 1876, M. d'Anethan rapporte un entretien qu'il eut avec Pie IX sur cet incident : « Je regrette, lui dit Sa Sainteté, qu'il y ait un désaccord dans l'épiscopat belge ; et il y a un évêque que j'aime beaucoup (le Pape a insisté sur ce point), je le crois très bon prêtre, mais il me semble qu'il a été un peu loin et qu'il devrait tenir compte des circonstances particulières du pays, ainsi que d'une loi dont les catholiques désirent le maintien. Il y a des moments où il est nécessaire d'user de grands ménagements, et il faut toujours savoir allier le zèle à la prudence. » M. d'Anethan fit observer qu'il serait bon que Mgr Dumont connût ce sentiment du Pape ; Pie IX ne répondit pas et changea de conversation.)


Deux années plus tard, une difficulté analogue surgit à Tournai. Il existait dans cette ville un établissement d'enseignement moyen pour les filles. L'administration communale, qui l'avait placé sous le régime de la loi de 1850, avait, dès l'origine, demandé au chef du diocèse - c'était alors Mgr Labis - de désigner un prêtre pour y donner l'instruction religieuse. Ce prélat s'y était refusé « parce que, selon lui, les écoles alors existantes suffisaient aux besoins de la population ». Au mois d'avril 1878, Mgr Dumont, poussant les hostilités plus loin, décida que les élèves de cette école ne seraient plus admises à la première communion.

Le gouvernement signala ces faits à Rome ; il constata le déplorable effet qu'ils produisent pour la paix des consciences et les dangers qu'ils recèlent pour l'avenir de la liberté religieuse dans notre pays. « Plus cette liberté est large et pour ainsi dire illimitée, à l'abri de tout appel comme d'abus et de toute intervention du pouvoir civil, plus aussi l'usage qui en est fait doit être sage, prudent et restreint dans les limites de la raison et de la justice..... Le gouvernement du Roi ne doute pas que le Saint-Père voudra bien prendre les mesures que, dans sa sagesse, il jugera les meilleures pour mettre fin à un pareil abus » (Dépêche du comte d'Aspremont-Lynden, 18 avril 1878).

(page LXXXIX) Léon XIII venait alors de monter sur le trône pontifical. Son secrétaire d'Etat, le cardinal Franchi, ne cacha pas à notre agent que le nonce du Saint-Siège à Bruxelles avait déjà signalé l'incident et qu'il avait reçu en conséquence, dès le 5 avril, l'ordre de procéder à une enquête. Sa Sainteté était bien décidée à faire entendre à Mgr Dumont des conseils de prudence et de modération, « afin de mettre fin au plus tôt à une situation qui n'avait déjà que trop troublé le repos des familles dans le diocèse ». Personne ne semblait douter à Rome que cette intervention ne fût promptement suivie d'effet. Le Saint-Père, ajoutait le cardinal Franchi, connaît parfaitement la situation religieuse : il est décidé à intervenir d'une façon plus générale et à établir une unité complète de vues et d'action dans les membres de l'épiscopat (Dépêche de M. Reusens, 24 avril 1878).

Il a été démontré malheureusement depuis qu'à la fin de cette même année, à l'occasion d'un mandement politique dirigé contre des actes du gouvernement, le Saint-Siège s'était, en effet, employé activement et avec succès à établir cette unité de vues entre les membres de l'épiscopat ; mais son intervention particulière à Tournai fut moins efficace. L'évêque envoya de longues explications à Rome ; le Pape persista néanmoins dans son appréciation : il ne doutait pas que le prélat ne finît par céder (Dépêche du baron d'Anethan, 31 mai 1878). Mgr Dumont ne céda pas.


Tels furent les résultats que retirèrent en huit ans, de leurs rapports officiels avec le Saint-Siège, deux ministères catholiques qui rencontraient dans l'attitude des évêques à leur égard et dans les véhémentes et persistantes attaques de la presse ultramontaine le principal écueil de leur administration. Ces résultats n'étaient pas de nature à atténuer l'importance des objections que l'opposition parlementaire, (page XC) se plaçant au point de vue des principes constitutionnels, formulait depuis six ans contre le maintien de nos relations diplomatiques avec la cour de Rome.


Au terme de la triple période qui vient d'être passée en revue, la Belgique se trouvait, vis-à-vis du Saint-Siège, dans une situation nettement caractérisée. Le pouvoir temporel n'existait plus ; dans le domaine international, il ne restait pas d'intérêt à régler, pas de matière à traiter avec lui. Sur le terrain politico-religieux, dans l'ordre des relations de l'Eglise et de l'Etat, l'impuissance de notre représentation officielle au Vatican était un fait démontré ; des obligations constitutionnelles en Belgique, des préoccupations dogmatiques à Rome rendaient toute sympathie stérile, toute entente impossible. Le cabinet libéral, qui arrivait en 1878 au pouvoir avec des engagements formels à ce sujet, n'avait d'autre tâche à remplir que de cesser sur-le-champ nos relations diplomatiques avec le Saint-Siège.

Ce fut en effet son premier dessein ; il allait y donner suite, quand la situation prit tout-à-coup un aspect imprévu. Un Pape nouveau avait ceint récemment la tiare ; il annonçait des intentions conciliantes ; il semblait comprendre les exigences de la société moderne et apprécier les nécessités de notre temps. Revenant sur certaines déclarations déjà faites antérieurement, il parut disposé à leur assigner désormais une signification précise, une haute portée politique. Le gouvernement, malgré les engagements qu'il avait contractés dans l'opposition, ne crut pas pouvoir décliner des ouvertures qui prenaient un tel caractère ; écartant toute autre considération que celle de l'intérêt public, il suspendit ses résolutions et en subordonna la nature aux résultats d'une dernière et solennelle épreuve.

Une guerre à outrance se faisait depuis nombre d'années (page XCI) à notre loi fondamentale, à nos institutions nationales par la majorité du clergé et l'unanimité de la presse ultramontaine. L'administration catholique s'était vue dans l'impuissance d'en réfréner les excès, d'en vaincre l'hostilité. Pie IX et même Grégoire XVI ne s'étaient pas fait faute de prononcer dans divers entretiens des paroles qui condamnaient ces violences ; mais les déclarations réitérées qu'ils avaient échangées à ce sujet avec nos agents diplomatiques, ou n'avaient pas franchi l'enceinte du Vatican, ou n'avaient pas obtenu au dehors l'effet voulu. Tiraillés, du reste, dans des sens contraires, ces Papes n'avaient qu'exceptionnellement conformé leurs actes à leur langage.

La propagande ultramontaine, avec ses emportements et ses audaces, était devenue, en Belgique, un danger public. Elle avait contribué à prêter un caractère d'urgence à un autre article du programme que le parti libéral apportait au pouvoir : la réforme de la loi de 1842 sur l'instruction primaire. Cette mesure, qui n'avait cessé d'être réclamée avec énergie, au nom de nos principes constitutionnels, depuis le jour où le règlement du 15 août 1846, dicté par les évêques, transforma les écoles communales en écoles confessionnelles, avait fini par rallier, aux élections de 1878, la majorité des suffrages. Il n'était guère possible de laisser plus longtemps le clergé catholique intervenir, à titre d'autorité, dans l'enseignement public, auquel il contestait jusqu'au droit d'existence.

Pouvait-on espérer de résoudre à l'amiable cette double difficulté ? Le Saint-Siège était-il irrévocablement tourné vers le passé, radicalement hostile au présent et à l'avenir ? Resterait-il obstinément fermé aux leçons de l'expérience, aux inspirations de l'esprit politique ? Quel qu'en dût être le résultat, l'épreuve était digne d'être tentée.

Pendant un an, Léon XIII parut répondre aux espérances qui avaient déterminé le gouvernement belge à se prêter à (page XCII) un échange de vues avec lui. Il en avait pris lui-même l'initiative ; il avait blâmé les attaques contre la Constitution belge, déclaré qu'il fallait la maintenir et la défendre, y être soumis sans arrière-pensée, n'y pas même désirer de changement.

Le gouvernement, craignant que des conversations sur ce sujet consignées dans la correspondance diplomatique n'eussent pas plus d'effet que nombre de déclarations semblables faites antérieurement, fit entendre que c'était « ailleurs et autrement » que le Pape devait tenir ce langage.

Bientôt après, on fit savoir que le nonce avait transmis aux évêques des instructions positives en ce sens. En même temps le Souverain Pontife exprima la volonté et l'espoir de voir le clergé s'associer patriotiquement aux fêtes du jubilé national. Si des considérations dogmatiques ne lui permettaient pas d'approuver notre nouvelle loi sur l'enseignement primaire, il fit, à diverses reprises, prendre acte de son abstention personnelle dans l'opposition faite à cette loi ; il refusa longtemps d'y laisser compromettre l'autorité du Saint-Siège ; il blâma tout excès ; il recommanda la prudence, la sagesse, la modération.


Telle était la situation au mois d'octobre 1879. Le gouvernement n'avait nul motif de suspecter cette attitude, de douter de la sincérité des déclarations du Saint-Siège, de sa volonté d'y conformer loyalement ses actes. Il proposa, en conséquence, et obtint le maintien provisoire de la représentation belge auprès du Souverain Pontife. Il n'eût pu se dispenser d'agir ainsi sans compromettre les résultats acquis, renoncer aux effets espérés, interrompre une épreuve qui devait être conduite jusqu'au bout.

Six mois se passèrent. Ni sur le terrain constitutionnel, ni sur le terrain scolaire, on ne constata, pendant cet intervalle, de changement essentiel dans la conduite de l'épiscopat belge ni de ses alliés politiques. La réaction au Vatican n'avait été qu'imparfaitement contenue jusque-là ; (page XCIII) au début de 1880, elle reprit brusquement le dessus.

Le Saint-Siège avait eu secrètement la main, au moment même qu'il négociait avec le gouvernement, dans les mandements des évêques ; le 2 avril 1880, en adressant à l'archevêque de Malines une approbation explicite de la conduite de l'épiscopat, il rentrait dans la logique de sa situation vis-à-vis du clergé, mais en se mettant en contradiction avec son attitude antérieure à l'égard du gouvernement belge. Toutes les concessions furent alors reprises les unes après les autres.

Léon XIII déclara qu'il avait conseillé le respect de la Constitution dans le même sens que ses prédécesseurs, Grégoire XVI et Pie IX, les auteurs des encycliques de 1832 et de 1864. Ni l'enseignement des établissements du clergé ni l'esprit de la presse qu'il inspire ne furent, sous ce rapport, sensiblement modifiés. Les évêques ne parurent pas à la fête patriotique du 16 août.

Le gouvernement, laissant de côté la question théologique et ne se plaçant qu'au point de vue pratique, avait demandé que les autorités ecclésiastiques ne créassent pas, en matière scolaire, un régime spécial, exceptionnel, pour la Belgique ; que les catholiques qui font usage chez nous des écoles officielles ne fussent pas traités autrement ni plus rigoureusement qu'ils ne le sont, sous une législation analogue, en Irlande, aux Pays-Bas, en Autriche, en Italie, à Rome même, sous les yeux du Souverain Pontife.

Le Saint-Siège non seulement repoussa cette juste demande, mais taxa le cabinet belge d'exigences insatiables. Le clergé catholique tout entier, sous la direction de ses pasteurs et sous la haute approbation du Pape, continua avec une ardeur croissante et poursuit jusqu'à ce jour sa lutte acharnée contre une loi qui ne lèse aucun de ses droits constitutionnels et respecte rigoureusement la liberté de conscience.

Les documents qui suivent sont les actes de cette longue négociation ; ils permettent d'en suivre toutes les phases et (page XCIV) en éclairent tous les mystères ; ils confirment la conclusion. qui résulte de l'ensemble de l'exposé historique qu'on vient de lire la cessation de nos rapports diplomatiques avec le Saint-Siège.

5 novembre 1880.