(Paru à Bruxelles, en 1880, chez Bruylant-Christophe et Cie, comme introduction à « La Belgique et le Vatican. Documents et travaux législatifs concernant la rupture des relations diplomatiques entre le gouvernement belge et le Saint-Siège »)
Au début de l'année 1832, la Belgique est, au point de vue international, régulièrement constituée. Les ratifications du traité du 15 novembre 1831 s'échangent, et quatre des cinq grandes puissances accréditent à Bruxelles des légations qui nouent avec le gouvernement belge des relations officielles et suivies. C'est à ce moment qu'une série de missions extraordinaires vont notifier aux Souverains et Chefs des divers Etats secondaires l'avénement du Roi et la consécration définitive de notre indépendance nationale.
Ce fut le vicomte Charles Vilain XIIII qui fut chargé de cette tâche auprès des Etats italiens et notamment du Saint-Siège. Le choix de cet homme politique ne devait, semble-t-il, soulever d'objections nulle part : il portait un nom honoré ; il s'était fait remarquer au Congrès par son caractère et ses capacités ; il appartenait notoirement à l'opinion conservatrice et professait sincèrement la religion catholique. Mais, comme la plupart de ses coreligionnaires qui avaient pris part à notre émancipation nationale, le vicomte Vilain XIIII était imbu d'idées libérales ; fervent adepte des théories (page VIII) nouvelles préconisées par Lamennais sur les rapports de l'Etat et de l'Eglise, étroitement lié avec les éloquents rédacteurs du journal l'Avenir qui les représentait, il devait soulever bientôt à la cour de Rome des répugnances d'autant plus vives que la franchise de son langage égalait la sincérité de ses convictions : ce fut l'écueil de sa mission.
M. Vilain XIIII arriva à Rome au mois de novembre 1832 ; ses instructions, conçues dans les termes les plus sympathiques, témoignaient du vif désir du Roi de cultiver avec le Saint-Siège des relations amicales. La réception officielle du ministre belge pour la remise de ses lettres de créance eut lieu le 23. Cette première entrevue avec Grégoire XVI fut des plus cordiales et ne faisait guère pressentir les nuages qui allaient bientôt surgir. « Je vous charge, dit Sa Sainteté, d'exprimer au roi toute ma reconnaissance de la loyauté avec laquelle il maintient l'article de la Constitution qui a rendu à l'Eglise son indépendance du pouvoir civil et au Saint-Siège ses droits sur le gouvernement de l'Eglise. La religion est parfaitement libre en Belgique... Depuis la promulgation de la Constitution, le concordat de 1827 n'existe plus pour la Belgique. » Le Pape, à cette occasion, loua fort le clergé belge qu'il trouvait bon, pieux et fidèle, tout en regrettant qu'il manquât parfois de sagesse et de prudence (Dépêche du vicomte Vilain XIIII, 23 novembre 1832).
Ces dispositions si amicales pour la Belgique comme pour son représentant furent de courte durée. Bientôt après, le Pape, circonvenu par ses conseillers, se prit à douter de l'abrogation du concordat de 1827, c'est-à-dire de la validité même de l'acte par lequel il nous avait reconnus ; il se refusa à pourvoir à la vacance du diocèse de Bruges ; il fallut deux mois persistants d'efforts pour le déterminer à faire usage du droit que lui assurait la Constitution belge (page IX) de nommer, sans intervention de l'Etat, un titulaire à l'évêché de Namur (Dépêche du vicomte Vilain XIIII, 26 janvier 1833).
La position personnelle de notre agent ne tarda pas à se modifier également. L'encyclique du 15 août 1832, dans laquelle Grégoire XVI condamnait dans les termes les plus durs et les plus explicites les doctrines du catholicisme libéral, avait précédé de quelques mois seulement l'arrivée à Rome du vicomte Vilain XIIII. L'impression qu'il en gardait influa sans doute sur ses appréciations politiques. Jugeant sévèrement les actes et les principes du gouvernement pontifical, il ne s'en cacha ni dans ses entretiens ni dans sa correspondance ; des froissements se produisirent, et, le 15 avril 1833, notre ministre quitta Rome, sans y laisser, dans les sphères officielles, aucune espèce de regret. (Voir le discours de M. Vilain XIIII et celui de M. Lehon, prononcés le 19 novembre 1847 à la Chambre des Représentants à propos de l'incident Leclercq.)
Partout les missions extraordinaires de 1832 furent le prélude de l'établissement de rapports permanents ; il n'en fut pas de même à Rome. M. Vilain XIIII n'y laissa personne pour représenter la Belgique, et le Pape ne montra guère plus d'empressement d'envoyer un agent à Bruxelles.
Cette situation exceptionnelle se prolongea pendant trois ans. Le gouvernement belge, au sein duquel les Affaires étrangères furent successivement dirigées à cette époque par M. de Muelenaere, par M. le général Goblet et le comte de Mérode, puis encore par M. de Muelenaere, ne fit aucun effort pour y mettre un terme. Au sein des deux Chambres, personne ne réclama contre cet état de choses. Ce fut le Saint-Siège qui prit l'initiative de le faire cesser en envoyant à Bruxelles, en qualité d'internonce, Mgr Gizzi qui présenta ses lettres de créance au Roi le 5 juillet 1835.
C'est alors seulement, au mois de septembre, que le (page X) gouvernement demanda un crédit pour envoyer, à titre de courtoisie et de réciprocité, un ministre plénipotentiaire qui devait être accrédité à la fois auprès du Saint-Siège et des autres cours italiennes.
Cette proposition rencontra une assez vive opposition des deux côtés de la Chambre ; elle y fut discutée deux fois dans le même esprit, en septembre 1835 et en janvier 1836. On faisait valoir contre la mesure projetée la séparation constitutionnelle de l'Eglise et de l'Etat et le caractère plutôt religieux que politique des Envoyés du Saint-Siège ; on dénia toute importance commerciale aux Etats pontificaux. M. Gendebien exprima même la crainte que le droit de tous les catholiques de correspondre directement avec le Pape ne fût mis en péril par la création d'une nonciature en Belgique ou d'une mission diplomatique à Rome. Il fallut que M. Lebeau fît observer que le Pape n'était pas seulement le chef de l'Eglise, mais aussi le souverain d'un Etat, investi comme tel du droit de légation.
Le ministre des Affaires étrangères, M. de Muelenaere, protesta que le gouvernement n'avait agi que par des motifs politiques, et à raison de l'influence politique que cour de Rome exerçait en Europe. « On a manifesté, ajoutait-il, des inquiétudes relatives à l'existence d'une légation à Rome ; on a craint que par là on ne portât atteinte aux prérogatives garanties par la Constitution en matière religieuse ; mais je ne puis répéter assez que ces craintes sont entièrement chimériques ; que c'est dans un tout autre but que la légation est établie, et que, malgré la présence d'un internonce à Bruxelles, les évêques ne sont pas privés du droit de correspondre directement avec le Saint-Siège pour les affaires religieuses. Voilà un fait qui répond à toutes les objections. (Séance de la Chambre des Représentants, 29 janvier 1836)
Ces explications ne calmaient guère les appréhensions (page XI) des représentants qui se préoccupaient surtout des intérêts catholiques. M. Dubus demanda une forte réduction du crédit ; M. Doignon était d'avis que, par son influence officieuse ou indirecte, une légation auprès du Saint-Siège « serait plutôt nuisible qu'utile à nos libertés religieuses. » Il voulait qu'en tout cas, on n'envoyât à Rome qu'un simple chargé d'affaires. M. Dumortier soutenait cette proposition et critiquait vivement la mesure projetée par le gouvernement. Cette mesure fut néanmoins votée ; mais l'opposition qu'elle avait soulevée persista au sein de la législature, et ne cessa de se renouveler presque à chaque session jusqu'en 1848.
Le 4 décembre 1835, le vicomte Vilain XIIII fut nommé, à titre permanent, ministre plénipotentiaire de Belgique auprès du Saint-Siège et des autres cours d'Italie ; sa résidence était fixée à Rome. Aussitôt se reproduisirent les mêmes difficultés qui s'étaient fait jour lors de sa mission extraordinaire. On manifesta contre lui, à Rome, de telles répugnances que son départ fut retardé de plus d'un an. C'est un simple chargé d'affaires, M. Blondeel, secrétaire de légation, qui ouvre, en janvier 1836, nos relations diplomatiques avec Rome. Grégoire XVI, comme le cardinal Lambruschini, ne laissent passer aucune occasion de lui témoigner qu'ils ne désirent pas de changement à cette situation, qu'ils ne sont nullement pressés de recevoir le ministre belge.
Cependant, vers la fin de 1836, M. de Muelenaere d'abord, et bientôt après son successeur au ministère des Affaires étrangères, M. de Theux, firent des démarches pressantes pour obtenir l'agréation de M. Vilain XIIII ; une double négociation s'engagea à Rome par notre chargé d'affaires, à Bruxelles par l'intermédiaire de l'internonce, Mgr Gizzi. On sut alors que le principal grief du gouvernement pontifical contre notre ministre ne consistait pas tant dans son adhésion antérieure aux doctrines de Lamennais, dont on pouvait le croire revenu puisqu'il ne s'était pas insurgé contre l'encyclique (page XII) de 1832, que c'étaient surtout les jugements rigoureux émis par lui, à l'époque de sa première mission, sur l'administration temporelle des Etats romains, qu'on ne pouvait lui pardonner.
Le gouvernement refusa de céder et une transaction intervint ; il fut convenu que le Souverain Pontife recevrait M. le vicomte Vilain XIIII pour la remise de ses lettres de créance, et qu'aussitôt après, celui-ci quitterait Rome. Ce compromis reçut son exécution, avec cette circonstance aggravante que la réception, d'après un billet du cardinal Lambruschini du 13 juin 1837, eut lieu en audience privée. Jusqu'en août 1839, époque où sa mission prit fin, notre ministre résida tour à tour à Naples ou à Florence, mais il ne reparut plus à Rome où la Belgique continua d'être représentée par un chargé d'affaires : ce fut M. Blondeel d'abord, M. Vermersch ensuite.
Cette situation équivoque devait réagir sur la représentation du Saint-Siège à Bruxelles. Après un séjour de deux ans, l'internonce Gizzi présenta, le 15 juin 1837, ses lettres de rappel et laissa l'abbé Spinelli comme chargé d'affaires. L'intérim se prolongea pendant plus d'un an et demi ; il ne cessa réellement que lorsque Mgr Fornari, arrivé dans l'intervalle en Belgique avec le même grade, fut reçu en qualité d'internonce (15 février 1839).
Ce refus d'agréation du premier ministre belge envoyé à Rome par un gouvernement dont les sympathies envers le chef de l'Eglise n'étaient pas suspectes, bien que ce refus n'ait été qu'imparfaitement avoué et connu, ne pouvait manquer de réveiller au Parlement l'opposition qui s'était manifestée dès l'abord, au sujet de l'établissement de rapports diplomatiques avec le Saint-Siège.
M. H. de Brouckere signala, en 1837, la bizarrerie d'une situation qui retenait à la cour de Naples, que nul agent ne représentait à Bruxelles, notre ministre auprès du Saint-Siège. M. Dumortier contesta de nouveau la nécessité d'envoyer un ministre à Rome, et (page XIII) réclama son remplacement par un simple chargé d'affaires. Deux ans après, en 1839, M. Fleussu disait à la Chambre : « Comme puissance temporelle, les Etats du Pape n'ont pas grande importance ; comme pouvoir spirituel, nous n'avons rien à démêler avec le Saint-Père. Notre clergé est émancipé ; il n'a de contact avec le gouvernement que par le budget. Nous ne pourrions pas même faire un concordat avec le Pape. Aussi il me semble inutile d'avoir à Rome un ministre plénipotentiaire ; un simple chargé d'affaires suffirait pleinement pour chercher en Italie des débouchés à nos produits » (séance du 13 décembre1839). Ce n'était pas là une opinion isolée. « Quel besoin, disait M. Dumortier, avons-nous d'un ministre plénipotentiaire à Rome ? La Constitution a séparé le pouvoir civil du pouvoir spirituel ; le gouvernement ne peut intervenir en rien dans la nomination des évêques. M. Delehaye exprimait la même opinion en termes plus expressifs encore (séance du 18 décembre 1839). La Chambre maintenait néanmoins le crédit ; mais ses adversaires ne se lassaient pas de le remettre constamment en question.
La mission de M. Ch. Vilain XIIII prit fin le 19 août 1839 ; il s'écoula néanmoins encore sept mois avant qu'il reçût un successeur. Le comte Em. d'Oultremont, dont les opinions politiques et religieuses ne pouvaient donner au Saint-Siège le moindre ombrage, fut accrédité au mois de mars 1840 et accueilli avec empressement à Rome ; sa mission ne rencontra de ce côté aucun obstacle, mais elle ne cessa d'avoir un caractère essentiellement intermittent. Pendant les quatre années qu'il garda ses fonctions, M. d'Oultremont ne passa à Rome que quelques mois d'hiver et revenait ensuite en Belgique, en se faisant remplacer par des chargés d'affaires, qui furent tour à tour M. Vermersch et M. P. Noyer.
Ces irrégularités attirèrent l'attention de la (page XIV) Chambre ; pendant les quatre sessions de 1840 à 1844, l'opposition renouvela ses attaques ; MM. Delehaye, Osy, Delfosse, de Tornaco et Lys reviennent à la charge soit pour combattre l'existence de la légation, soit pour signaler les absences continuelles du titulaire.
L'opinion qui demandait la suppression même des rapports diplomatiques avait cependant perdu du terrain ; ce résultat était dû en grande partie à l'internonce Fornari, qui représenta, jusqu'à la fin de 1842, le Saint-Siège à Bruxelles. Par son intelligence de nos institutions, par la modération de son esprit et l'aménité de son caractère, ce prélat s'était concilié dans les hautes sphères belges des sympathies aussi vives qu'universelles ; le Roi professait pour lui la plus haute estime et usa de toute son influence à Rome pour lui faire décerner le titre d'archevêque et la dignité de nonce. Mgr Fornari révélait, quelques années plus tard, le secret de ses succès diplomatiques, quand il disait, à Paris, à l'un de nos hommes d'Etat qui se rendait en ce moment même en mission auprès du Saint-Siège : « Quel pays que le vôtre ! j'y ai passé cinq ans ; il me semble que j'ai été cinq ans en paradis. J'aime extrêmement la Belgique, et je suis autorisé à croire que l'on m'y regrette, car tous les Belges qui séjournent à Paris viennent me voir. Aussi je respectais le gouvernement, les autorités, les institutions. Je m'entendais avec tout le monde. C'est une chose singulière, je n'ai jamais eu de lutte qu'avec vos deux amis. » Il désignait ainsi Mgr l'Archevêque de Malines et Mgr l'évêque de Liége (Dépêche de M. H. de Brouckere, 17 décembre 1849).
Des relations aussi heureusement établies eussent pu être fructueuses si elles avaient offert quelque chance de durée. Mais, vers la fin de 1842, quelques mois seulement après sa promotion au rang de nonce, Mgr Fornari fut brusquement rappelé et envoyé à la nonciature de Paris ; il devait être (page XV) remplacé à Bruxelles par Mgr Garibaldi, internonce à la cour de France.
Il n'est guère douteux que ce changement n'ait eu lieu sur les vives instances du gouvernement français, qui ne rencontrait pas chez ce dernier prélat les qualités nécessaires pour négocier utilement avec lui ; mais le procédé était d'autant plus blessant qu'on savait au Vatican combien Mgr Fornari était estimé parmi nous et combien surtout le Roi attachait d'importance à son maintien à Bruxelles.
Aucun avis préalable n'y fut envoyé au sujet de la double mesure projetée à Rome. C'est le même jour que le ministre de Belgique y apprit du cardinal Lambruschini les intentions du Saint-Siège et leur accomplissement. Sans attendre des instructions, prévoyant l'effet que cet acte allait produire, le comte d'Oultremont écrivit, le 26 novembre 1842, au secrétaire d'Etat : « La précipitation avec laquelle la résolution m'est notifiée passe toute attente. J'aurais osé compter que le gouvernement pontifical aurait donné une marque de confiance qui m'eût été précieuse en me consultant du moins, ou en me permettant de prendre les ordres de mon Souverain. Dans la position où je me trouve, je ne puis que recevoir la nouvelle que Votre Eminence me communique, dans un esprit de conviction que, puisque la légation du Roi n'a pas été consultée dans cette affaire, les choses auront sans doute été directement proposées à Sa Majesté, mon auguste Souverain.
« Le gouvernement pontifical connaît trop bien l'estime particulière que le Roi porte à Mgr Fornari et la part toute personnelle que Sa Majesté a prise à son élévation au grade de nonce, pour n'avoir pas prévu ce qu'il y aurait d'inexplicable dans la mesure qui enlève brusquement ce haut fonctionnaire à la confiance du Roi.
« Je crois donc que cette mesure aura été préalablement consentie par Sa Majesté. Je me place entièrement dans cette supposition, qui me paraît d'accord avec les règles de (page XVI) convenance et de bienveillance que la cour de Rome met constamment en pratique...
« Cette considération, qui n'a sans doute pas été perdue de vue à propos du déplacement de Mgr Fornari, n'aura pas paru moins importante relativement à la désignation de son successeur. Je dois donc supposer que le Roi a été d'avance consulté sur le choix du nouveau nonce et que Sa Majesté a eu l'occasion de faire connaître préalablement son agrément. S'il en était autrement, je m'empresserais de prier Votre Eminence de ne rien préjuger à l'égard de Mgr Garibaldi. »
Ces réserves, on l'a vu, n'étaient que trop justifiées ; aucune notification n'avait eu lieu, et le gouvernement belge, justement froissé d'un procédé aussi insolite, fit savoir au Vatican que le Roi ne recevrait pas Mgr Garibaldi (Dépêche du comte d'Oultremont, 23 décembre 1842). Les motifs essentiels de cette détermination ne furent pas douteux : c'était, d'une part, le regret de perdre un nonce dont on désirait vivement le maintien à Bruxelles ; c'était, ensuite, l'irritation causée par l'attitude du Saint-Siège qui, méconnaissant les justes susceptibilités du gouvernement belge, se faisait l'instrument docile d'une combinaison en quelque sorte imposée par le cabinet des Tuileries. Mais ce ne furent pas là les seuls motifs de ce refus d'agréation. Mgr Garibaldi avait semblé en France en dessous de sa mission ; il manquait de savoir et de fermeté, et ses habitudes privées, en nuisant à son prestige, firent craindre qu'il fût incapable d'acquérir l'ascendant, d'exercer sur l'épiscopat l'autorité qu'on jugeait indispensable au succès de sa mission. D'un autre côté, il semble que le clergé belge, appréhendant que le nouveau nonce ne fût un instrument trop souple entre les mains du gouvernement, en ait secondé secrètement la résistance.
(page XVII) La nomination du prélat, grâce à la prompte intervention de notre ministre, n'avait pas été consommée ; le projet resta sans suite, mais la cour de Rome en garda un assez vif ressentiment. Aux instances du comte d'Oultremont, qui le pressait de faire un nouveau choix, le cardinal Lambruschini répondait que le Saint-Siège ne voulait pas s'exposer à un second affront. On finit toutefois par s'entendre pour la désignation de Mgr Pecci, qui présenta ses lettres de créance à Bruxelles le 15 avril 1843 ; il devait y rester trois ans. Au printemps de l'année suivante, le comte d'Oultremont quitta définitivement Rome ; il fut remplacé, après un nouvel intérim de six mois, par le baron Van den Steen de Jehay, que la mort enleva au bout d'un an et demi (13 mai 1846). Quelques semaines après, le Saint-Père, Grégoire XVI, cessait de régner.
Un nouvel incident surgit alors dans nos rapports avec le Saint-Siège. Le 3 août 1846, le prince de Chimay fut nommé envoyé extraordinaire auprès de Pie IX, avec rang d'ambassadeur ; trois jours auparavant, le nonce avait reçu à ce sujet une communication verbale, et notre chargé d'affaires à Rome avait dû faire, de son côté, la notification d'usage. Le prince de Chimay était en route vers l'Italie, quand on apprit que la cour de Rome refusait de l'accueillir. Le 30 août, le nonce fit savoir au ministre des Affaires étrangères, M. Dechamps, que l'Autriche, la France, l'Espagne et le Portugal étaient les seules puissances qui eussent le droit d'accréditer au Vatican des agents diplomatiques du rang d'ambassadeur. Des négociations s'engagèrent ; il fut convenu avec le nonce que l'envoyé belge serait reçu à Rome comme ambassadeur en mission spéciale et temporaire, motivée par l'avénement de Pie IX, mais qu'il partirait ensuite pour Florence, d'où il ferait savoir s'il lui convenait de retourner à Rome en qualité de ministre plénipotentiaire. Cette solution semblait admise quand, à la fin de septembre, (page 18) le nonce, alléguant qu'il avait mal interprété ses instructions, vint déclarer que le prince de Chimay ne serait pas admis avec le titre d'ambassadeur, même en mission temporaire.
Le motif invoqué par le Saint-Siège dans le but d'amoindrir le rang du représentant de la Belgique était évidemment peu fondé. Le droit d'ambassade qu'exercent à Rome les quatre puissances catholiques, en vertu d'anciennes traditions, ne saurait être exclusif à l'égard des agents diplomatiques des autres puissances ; tout au plus pourrait-on prétendre qu'il l'est au point de vue des prérogatives attribuées spécialement à ces puissances, notamment en cas de vacance du Saint-Siège. (Le prince de Ligne fut reçu en 1848 comme ambassadeur et resta avec ce titre en mission permanente, moyennant quelques réserves relatives à ces prérogatives, ainsi qu'à la préséance). Mais le gouvernement belge ne revendiquait aucune situation privilégiée ; le titre d'ambassadeur dont il avait revêtu son agent était plutôt un hommage au Souverain Pontife.
Néanmoins, la cour de Rome y mit tant d'obstination, que la mission belge resta encore pendant deux mois en suspens ; ce ne fut que le 7 décembre 1846 que le prince de Chimay fut reçu comme ambassadeur pour complimenter Pie IX, et, à la fin de cette même audience, il remit des lettres de créance de ministre plénipotentiaire. Le jour même de sa réception, il sortait donc du Vatican dépouillé du caractère qu'il y avait apporté.
Ce compromis bizarre et assurément exceptionnel fut signalé à la Chambre des Représentants, le 23 février 1847, par M. Verhaegen, comme peu compatible avec la dignité nationale, d'autant plus que le nonce apostolique en Belgique jouit comme tel des prérogatives de l'ambassadeur. Le ministre des Affaires étrangères, M. Dechamps, ne crut pas devoir entrer dans les détails de l'incident ; il se borna à affirmer que la mission du prince de Chimay avait été et restait essentiellement temporaire. En présence de la condition qui lui était faite, (page XIX) celui-ci, en effet, ne prolongea guère son séjour à Rome ; il se rendit à Naples et revint en Belgique au mois de mai. Un chargé d'affaires, M. de Meester, continua de gérer la légation.
Tant de difficultés d'une nature personnelle, de si fréquentes mutations et interruptions réciproques des rapports ne permettaient guère d'attendre de grands avantages de nos relations officielles avec le Saint-Siège ; au point de vue des intérêts politiques de notre pays, le résultat en fut, en effet, à peu près nul. On ne saurait envisager comme un succès de cette nature l'élévation de Mgr Sterckx au cardinalat, bien qu'on la représentât à Rome comme un hommage rendu à notre nationalité. Dans le règlement définitif en 1839, du différend hollando-belge, la cour de Rome s'imposa une abstention absolue ; son intervention, disait-elle, n'aurait pu que nous être préjudiciable, en indisposant davantage la Prusse, qui se trouvait en ce moment en lutte avec l'épiscopat et soupçonnait le Saint-Siège et le clergé belge d'en encourager la résistance.
Dès cette époque, même sous les ministères de M. de Muelenaere et de M. de Theux, les actes et le langage du clergé sont signalés à Rome comme pleins de périls et deviennent l'une des préoccupations dominantes de nos agents. Un mois après la remise de ses lettres de créance, le 26 février 1836, notre premier chargé d'affaires était amené à attirer l'attention du cardinal Lambruschini sur la grande liberté dont jouissait en Belgique l'Eglise catholique et la haute protection qu'elle devait au gouvernement de Sa Majesté. « « J'ai cherché également, ajoutait-il, à faire comprendre à Son Eminence que le clergé belge, pour ne pas compromettre cette belle position, et cela dans son intérêt à lui, devait user sagement de son indépendance et ne pas compromettre son avenir en Belgique par trop d'exigences ». Pour qu'un jeune secrétaire de légation parlât ainsi, il devait évidemment n'être qu'un écho.
La proposition Brabant-Dubus, tendant à conférer la personnification civile à l'université de Louvain, fut considérée, à bon droit, comme une de ces prétentions excessives qui pouvaient aisément devenir un écueil. Introduite à la Chambre le 10 février 1841, à l'instigation de l'épiscopat, elle visait plusieurs buts. Indépendamment de celui qu'elle avouait, elle devait, dans la pensée de ses auteurs, contribuer efficacement à ébranler l'administration formée en 1841 par MM. Nothomb et de Muelenaere, et considérée dès lors comme offrant des garanties insuffisantes au point de vue des intérêts catholiques.
L'internonce, Mgr Fornari, averti de la portée de la question qui allait être soulevée, n'épargna aucun effort pour la faire écarter ; les auteurs de la proposition ne se refusaient pas à son retrait, pourvu que les évêques, qui l'avaient provoquée, leur en donnassent le conseil. Mais l'épiscopat se refusa à toute concession ; l'archevêque de Malines surtout opposait une énergique résistance. C'est alors que le Saint-Siège se décida à intervenir. Le 17 décembre 1841, le secrétaire d'Etat Lambruschini écrivit à l'archevêque de Malines pour lui exprimer, au nom du Saint-Père, le désir que « Son Eminence veuille sur-le-champ faire usage de tout son crédit pour amener, par ses insinuations et son exemple, les évêques encore récalcitrants à se prêter au vouloir du Saint-Père. » « Il s'agit, disait le cardinal, de sauvegarder les intérêts de l'Eglise, menacés par le progrès constant de ses adversaires. Il faut attendre des circonstances plus favorables pour reproduire ce projet, quand il aura des chances de succès, sans se soucier des réclamations de personnes d'une foi douteuse ou dont le zèle n'a pas toute la prdence nécessaire ». Le Saint-Père ne saurait douter que Son Eminence ne comprenne qu'il faille tout autre chose qu'une simple insinuation en face de l'énergique excitation dont Sa Sainteté est l'auteur direct, bien qu'Elle se serve de (page XXI) mon intermédiaire. Elle attend de recevoir de Votre Eminence une réponse vivement attendue et conforme aux justes désirs de Sa Sainteté. »
Le Saint-Siège fut obéi, non, paraît-il, sans quelques hésitations. Le 15 février 1842, la proposition Brabant-Dubus était retirée, à la demande des évêques, et le cabinet de 1841 considérait cet acte comme une importante victoire diplomatique.
C'est au cours de cette négociation et en prévision de conflits ultérieurs avec le clergé, que les ministres de cette époque conçurent le dessein de renforcer l'appui qu'ils rencontraient chez Mgr Fornari, l'internonce du Saint-Siège, en lui faisant obtenir, avec un rang hiérarchique plus élevé, une autorité plus grande vis-à-vis de l'épiscopat.
Le 25 novembre 1841, M. de Briey, ministre des Affaires étrangères, s'en ouvrait, en ces termes, à notre chargé d'affaires à Rome, M. Noyer : « J'approuve sans réserve tout ce que vous avez fait pour maintenir Mgr Fornari dans le poste qu'il occupe à Bruxelles et qu'il remplit avec tant de dignité et un si parfait esprit de conciliation. Vous savez que le Roi désire que Mgr Fornari, auquel il porte une estime particulière, reste accrédité près de son gouvernement. Comme vous le dites, les ressentiments d'une partie du clergé contre l'internonce, en admettant qu'il en existe, devraient disparaître, si le Pape daignait lui concéder le titre de nonce et lui envoyait la croix d'archevêque. Ce serait une approbation éclatante de sa conduite et une marque de confiance accordée à un prélat qui en est si digne. »
M. Noyer, devançant ses instructions, avait écrit, deux jours auparavant, au cardinal Lambruschini : « L'érection d'une nonciature en Belgique, si vivement désirée par le Roi et par tous les catholiques belges, sera, en quelque sorte, de la part du Saint-Siège, achever et consolider l'œuvre de paix et d'ordre à laquelle le gouvernement pontifical a prêté son puissant concours et qui vient de se (page XXII) terminer si heureusement par l'adhésion des évêques belges aux idées de prudence gouvernementale qu'ils n'avaient pu comprendre jusqu'ici. » (Note de bas de page : M. Noyer anticipait ici quelque peu sur les événements. L'épiscopat ne se rallia pas si promptement aux avis de la cour de Rome, témoin la lettre que le cardinal Lambruschini écrivait le 17 décembre à l'archevêque de Malines et qui est mentionnée ci-dessus.) Afin de mieux assurer les effets de cette intervention conciliatrice, « il est à désirer plus que jamais que le représentant de l'autorité pontificale reçoive une position qui le rende supérieur, et de fait et de droit, aux chefs de notre clergé, en lui conférant le caractère de nonce. »
La cour de Rome condescendit à ce vœu, qui servait, au surplus, sa propre influence. Au mois d'avril 1842, M. d'Oultremont, notre ministre auprès du Saint-Siège, apporta lui-même à Bruxelles les lettres pontificales qui instituaient la nouvelle nonciature.
Le Pape et son secrétaire d'Etat soutenaient énergiquement, à ce moment, l'administration formée en 1841 et que dirigeait M. Nothomb. Aux élections du mois de juin 1841, ils lui avaient prêté, sans que cet homme d'Etat l'eût réclamé, un appui efficace, et c'est par leurs ordres que l'épiscopat descendit dans l'arène électorale. Ce résultat était dû à l'influence personnelle qu'avait acquise au Vatican notre ministre, M. le comte d'Oultremont, qui ne recula pas dans cette circonstance devant une initiative hardie (Voir, plus loin, page XXXV).
Mais là s'arrêtent, dans cette voie, les succès diplomatiques du cabinet de 1841. Les relations sympathiques établies entre le gouvernement belge et le Saint-Siège ne semblent pas avoir résisté aux épreuves de la discussion de la loi sur l'instruction primaire. Soit que Grégoire XVI n'eût pas obtenu, par la loi de 1842, les concessions qu'il souhaitait, soit qu'il n'ait pas réussi à faire prévaloir plus longtemps sa volonté sur celle de l'épiscopat, (page XXIII) son attitude, à partir de cette époque, se modifie sensiblement.
Trois mois après la promulgation de la loi, Mgr Fornari était envoyé à Paris, et son successeur n'obtenait pas l'agréation du gouvernement belge. Le ministre de l'Intérieur, M. Nothomb, se refusait à souscrire à l'interprétation donnée par les évêques, dans leur circulaire aux curés du 26 janvier 1843, à la loi sur l'instruction primaire. Tant qu'il garda le pouvoir, il persista dans ce refus. Le conflit se généralisa ; le clergé finit par réclamer une intervention directe dans le choix des instituteurs, et, n'obtenant pas satisfaction du gouvernement, il envoya, le 28 décembre 1844, au Roi, une requête solennelle, contenant l'exposé de ses exigences.
Pendant ces graves démêlés, la mission belge à Rome continua pendant deux ans d'être gérée par un intérimaire ; à Bruxelles, Mgr Pecci représentait le Saint-Siège, mais, qu'il ait ou non soutenu les prétentions des évêques belges, son intervention fut absolument inefficace et n'a laissé aucune trace. « Ce n'est pas une pensée de sujétion envers l'épiscopat belge et le Saint-Siège », disait plus tard le chef du cabinet, qui animait le ministère de 1843 : s'il a cherché à donner une haute importance à la nonciature de Bruxelles et à la légation belge à Rome, c'est qu'il croyait trouver et qu'il a, en effet, trouvé à Rome, même sous le Pape Grégoire XVI, une haute intelligence des questions politiques. Le départ de Mgr Fornari a été un grand malheur ; son successeur m'a surtout fait regretter le non-envoi de Mgr Garibaldi (M. Nothomb à M. d'Hoffschmidt, 14 novembre 1847).
M. Nothomb quitta le pouvoir le 19 juin 1845 ; quelques mois plus tard, la cour de Rome notifiait, pour motifs de santé, disait-elle, le rappel de Mgr Pecci. Les froissements avaient dû être graves ; il fut question un moment de ne plus envoyer à Bruxelles qu'un internonce. (page XXIV) M. Dechamps, qui, dans l'administration de 1845, avait pris le portefeuille des Affaires étrangères, protesta contre ce dessein ; il demanda non seulement qu'on continuât d'accréditer un nonce, mais que ce nonce fût un homme d'Etat. « En effet, écrivait-il à Rome, la nonciature, en Belgique, a une importance particulière. A l'intérieur, la difficulté pour le gouvernement se trouve dans les relations avec les évêques et le clergé. »
On finit par s'entendre. Le 22 décembre 1845, le baron Van den Steen de Jehay arrivait à Rome, comme ministre de Belgique, et mettait un terme à un intérim de près de deux années ; le 12 mars 1846, Mgr de San Marsano remettait ses lettres de créance en qualité de nonce apostolique, et M. de Theux, dont le cabinet s'était constitué le 31 mars 1846 avec le concours de MM. Malou et Dechamps, promulguait le règlement épiscopal de 1843 sur les écoles primaires : cet acte faisait droit aux exigences du clergé et modifiait essentiellement, dans l'application, l'esprit de la législation de 1842.
Tel fut le résultat où aboutirent, après dix ans, les relations établies entre le gouvernement belge et le Saint-Siège. Quelles qu'aient pu être les dispositions réciproques de l'un et de l'autre, si loin qu'ait été poussé parfois l'esprit de conciliation, les efforts mutuels, sauf dans une circonstance. unique, demeurèrent stériles. Il faut en chercher la raison dans l'attitude du clergé, qui s'interposant entre les deux pouvoirs, poursuivant en Belgique des intérêts politiques en faisant valoir à Rome des intérêts religieux, entravait et déroutait à la fois l'action du gouvernement, dont il combattait presque tous les projets, et celle du Saint-Siège, dont il ne suivait pas toujours les directions sans résistance. Cette situation si tendue, si complexe par elle-même, le devenait davantage entre les mains de ministres qui faisaient de l'entente avec le clergé un des points essentiels de leur programme politique. Il restait à faire l'expérience du système (page XXV) contraire et à s'assurer si un gouvernement, se plaçant au point de vue de la séparation de l'Eglise et de l'Etat et revendiquant l'indépendance absolue du pouvoir civil, rencontrerait à Rome un terrain plus propice de négociation.