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Histoire du parlement belge 1848-1857
ADNET Amédée - 1862

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Amédée ADNET, Histoire du Parlement belge : 1847-1858

(Paru à Bruxelles en 1862, chez Bruylant-Christophe et Compagnie)

Chapitre VIII. L’instruction supérieure

(page 177) Investi du pouvoir au nom de la gauche parlementaire, le cabinet De Brouckere ne pouvait songer à le retenir, en gouvernant pour la droite. Les élections du mois de juin 1854 ayant amené de nouveaux échecs pour l'opinion libérale, les ministres n'hésitèrent pas à offrir au roi leur démission (Moniteur du 17 juin, p. 1917. Explications de M. le ministre des affaires étrangères, le 21 novembre 1854. Annales, 1854-1855, p. 69). Toutefois la retraite ne leur fut pas immédiatement permise. Après quarante ans d'une paix profonde entre les grandes puissances, la plus effrayante des nouvelles venait de se répandre en Europe la France et l'Angleterre avaient conclu alliance contre la Russie et se disposaient à porter la guerre en Orient (Déclaration de guerre, 28 mars 1854). Nul n'osait prévoir où s'arrêterait une telle lutte, ni quels seraient ceux qui volontairement, ou fatalement, (page 178) s'y verraient peut-être engagés. Selon une belle et triste parole de M. Devaux : « Dans les crises de la guerre, les mauvaises idées, les mauvaises tentations peuvent venir aux gouvernements comme, dans les positions extrêmes, elles viennent aux individus. » Devant un avenir qui paraissait gros de menaces, tout changement à l'intérieur faisait craindre de l'agitation, et toute agitation semblait un danger. Le pouvoir et le parlement se trouvèrent ainsi d'accord pour ajourner l'avènement d'un nouveau ministère. L'adresse en réponse au discours du trône assurant au gouvernement le loyal concours des Chambres, fut votée par 81 voix contre 11 (25 novembre 1854. Annales, 1854-1855, p. 160).

Ce fut quatre mois après seulement, qu'un cabinet plus en harmonie avec la composition de la législature parvint enfin à se former. Le 2 mars 1855, M. H. De Brouckere déclare publiquement que son administration se retire. Après que la mission de former un ministère eut été inutilement offerte à MM. Tesch et Delfosse, une nouvelle administration est constituée le 30 mars (Explications de M. H. de Brouckere, le 2 mars. Annales, 1854-1855, p. Discours de MM. De Decker et Delfosse, le 24 avril. Annales, p. 948 et 949). Elle réunit MM. De Decker, à l'intérieur ; le vicomte Vilain XIIII, aux affaires étrangères ; Nothomb, à la justice ; Mercier, aux finances ; le lieutenant général Greindl, à la guerre ; et Dumon, aux travaux publics.

Animé des meilleures intentions, plein de foi en lui-même, le cabinet De Decker se présentait comme le continuateur de la politique du Congrès national. « Le gouvernement, disait M. le ministre de l'intérieur, s'élevant à la hauteur des grands (page 179) intérêts de la patrie, restera étranger aux luttes des partis, et se placera en dehors du courant de leurs influences (24 avril 1855. Annales, p. 948). C'était là une promesse à laquelle nous ne songeons pas à dénier l'honnêteté, mais bien la prévoyance. Elle est étrange l'illusion de ceux qui, sous un gouvernement sincèrement représentatif, prétendraient doter les ministres d'une existence indépendante des tendances de la majorité, ou mieux encore ne voudraient reconnaître dans cette majorité que le reflet des volontés du pouvoir. Celui-ci a-t-il donc la faculté de remanier à sa guise les assemblées politiques, en les façonnant d'après son propre esprit, ou n'est-il pas plutôt leur représentant nécessaire, en même temps que leur mandataire responsable ?

Malgré le loyal concours que le ministère réclamait de tous, « en échange des droites intentions et de la modération qui régissaient ses actes » (L'adresse en réponse au discours du trône de 1855, contenant cette promesse de loyal concours, n'a été votée à la Chambre des représentants que par 50 voix contre 18 avec 21 abstentions. Annales, 1855-1856, p. 21), l'avenir devait le montrer tout simplement, non pas comme le trait d'union entre les partis, mais bien plutôt comme l'instrument dévoué du parti catholique. Dès ses premiers pas, le cabinet eut hâte, du reste, de prouver son impuissance à résister aux entraînements politiques. Nous voulons parler de sa conduite à l'égard de l'un des établissements d'instruction supérieure placés sous la direction de l'État.

Quatre élèves de l'Université de Gand avaient dénoncé l'un (page 180) de leurs professeurs comme coupable d'avoir, dans son cours public, osé nier la divinité du Christ. Une enquête fut immédiatement ordonnée par le ministre de l'intérieur et, des témoignages recueillis, ainsi que de l'examen des cahiers du professeur, il résulta que l'accusation portée contre lui était en tout point erronée (Décision prise à l'unanimité par le conseil académique de l'université de Gand. Explications de M. le ministre de l'intérieur, séance du 22 janvier 1856. Annales, 1855-1856, p. 386). Néanmoins, M. De Decker, obéissant à un sentiment de prudence exagéré, tenta d'enlever à M Brasseur son cours de droit naturel, et ce fut seulement par une circonstance fortuite que ce cours lui resta confié (Discussion de l'adresse de 1856 ; discours de M. le ministre de l'intérieur, 24 novembre 1856. Annales, 1856-1857, p. 69 et suiv.). Autre fait presque en même temps, M. Laurent, professeur de droit civil à cette même Université de Gand, se voyait blâmé par le ministre, pour avoir, dans un de ses livres traitant les plus hautes questions de l'histoire et de la philosophie (Etudes sur l'histoire de l'humanité, par F. Laurent), émis certaines doctrines contraires à la foi catholique. Ces opinions n'ayant évidemment aucun rapport, ni direct ni indirect avec le droit civil, enseignement spécial confié au professeur, appartenait-il à l'État de les rechercher, de les poursuivre en elles-mêmes, et de se constituer ainsi le gardien et le vengeur complaisant du catholicisme ? Il nous est impossible de l'admettre un instant.

Nous souscrivons sans peine à cette vérité, qu'en devenant fonctionnaire de l'État, un citoyen cesse d'être complétement (page 181) indépendant, soit dans ses actions, soit même dans ses écrits ou dans ses paroles ; mais encore faut-il savoir ce qu'il abdique de sa liberté, et pour quel cas il consent à se priver lui-même de quelques-uns de ses droits. De ce que le fonctionnaire n'est plus tout à fait libre, qui oserait conclure qu'il ne doive plus l'être en rien ? Autant vaudrait dire que le gouvernement ne se tient pour bien servi, que par les parias de l'intelligence, ou à leur défaut, par ceux que dès lors il faudrait appeler des privilégiés de l'hébètement. Pour chaque fonctionnaire, le droit d'agir et de parler à sa guise reste donc une propriété intacte, sacrée entre toutes, à moins que, pour la restreindre, il ne se présente un de ces motifs spéciaux qui prennent leur origine et puisent leur justification dans la dignité même de l'État.

Que l'administration frappe celui de ses membres qui par sa conduite immorale attire sur elle le discrédit, qu'elle frappe encore celui qui décrie publiquement ce qu'elle a résolu ou entrepris, rien ne nous paraît plus naturel et plus légitime. Ce sont là des conséquences et de cette nécessité de la considération réputée à bon droit la première de toutes dans l'exercice des fonctions publiques, et de l'impossibilité pour l'État de conserver sa confiance entière à celui qui ne craint pas de s'insurger tout haut contre des actes auxquels il a promis le concours de son intelligence et de sa volonté. Mais comment dans la négation des dogmes catholiques, découvrir une atteinte à la dignité de l'État ? Quelque respect que l'on professe pour le catholicisme, on ne peut méconnaitre qu'en Belgique toutes les religions restent nécessairement en dehors de l'État. (page 182) Ne pas admettre le fondement d'un culte, c'est pécher contre lui, et très probablement s'exposer, de sa part, à des peines spirituelles, mais en même temps c'est poser un acte qui ne renferme pas l'apparence d'un blâme pour l'administration ; loin de là, c'est pratiquer un incontestable principe de notre droit public. Pour rester fidèle à notre charte fondamentale, le gouvernement, bien loin de se porter garant de la vérité d'aucune religion, ne peut assez craindre de marquer, en quelque manière que ce soit, la supériorité d'un culte sur un autre. (Voir notre chapitre premier.)

Si l'opposition que l'on fait à un culte n'a nullement pour conséquence une opposition au gouvernement, serait-ce là peut être une de ces flagrantes immoralités qui nécessitent des rigueurs exceptionnelles contre les fonctionnaires, quand leur conduite est devenue une tache pour l'administration ? Nous devons encore nous refuser à le croire, car alors non seulement la moitié des habitants de l'Europe est fatalement vouée à l'immoralité par l'autre moitié, ce qui paraît être un arrêt un peu sévère ; mais encore l'État paye chaque jour l'immoralité et ne craint pas de perpétuer un véritable scandale public, lorsque, comme cela est vrai en Belgique, il s'est chargé de pourvoir aux besoins des ministres de plusieurs cultes différents. Tous ces ministres ne sont-ils pas amenés par leur position et par leur devoir à discuter comme à contredire le fondement des religions rivales établies autour d'eux ?

Avant d'arriver à la loi sur la charité, qui va fournir (page 183) l'irrécusable preuve de la valeur qu'il faut attacher à ces mots : « modération et conciliation des partis », le ministère De Decker fait subir à la loi sur l'instruction supérieure, des modifications auxquelles, il faut le dire, elle ne semble guère avoir gagné.

Si, dans tous les pays, l'enseignement universitaire est considéré comme d'une rare importance ; si, florissant ou délaissé, il semble pour chacun d'eux la marque à peu près certaine des victoires ou des défaillances successives de l'esprit humain, nulle part comme chez nous il n'a eu le sort de demeurer l'objet des préoccupations constantes du pouvoir législatif, en même temps que des variations les plus diverses. La raison de ces vicissitudes est assez simple. A côté de l'enseignement supérieur officiel, il s'est élevé en Belgique un enseignement supérieur indépendant, conséquence immédiate des généreux principes admis par notre Constitution, dans son article 17. L'État considérant la preuve de la capacité intellectuelle comme nécessaire pour l'exercice de certaines professions libérales, des examens devenaient indispensables pour régulariser cette preuve. Mais ici, pour ne consacrer ni principe fatal à la science, ni injustice envers la liberté de l'enseignement, quelles précautions peuvent paraître assez sûres ? Quel sera le jury que l'on commettra pour garder l'entrée des professions déclarées inaccessibles sans diplôme ? Par qui ce jury sera-t-il nommé ? Quelles connaissances sera-t-il en droit d'exiger des candidats aux grades académiques ? Avant d'essayer de proposer à ces questions une solution rationnelle, qu'il nous soit d'abord permis de jeter (page 184) un rapide coup d'œil sur les nombreux changements que nous présente leur histoire.

La loi du 27 septembre 1855, organisant l'enseignement universitaire (cette loi est née sous le cabinet de Theux. Elle a été votée à la Chambre par 34 voix contre 39, 1 abstention ; au Sénat, par 24 voix contre 10), institue le jury central, pour prononcer indistinctement sur le sort de tous les récipiendaires. Pour chaque grade, deux membres du jury sont nommés par la Chambre des représentants, deux par le Sénat et les trois derniers par le gouvernement. L'organisation des jurys est de plus déclarée provisoire, et jusqu'aujourd'hui le provisoire est resté la règle invariable de son existence ; les lois du 5 juillet 1849 et du 1er mai 1857 déclarent encore que le mode de formation des jurys n'est établi que pour trois années.

En 1844, le ministère Nothomb se déclare instruit, par l'évidence des faits, de l'inaptitude des assemblées législatives à apprécier la valeur scientifique de chaque examinateur. Il essaye de revenir sur le système de 1835, en remettant aux mains de l'administration seule la nomination des jurys d'examen. Ni cette tentative, ni celle faite plus tard dans le même but par le ministère Rogier ne fut couronnée de succès (Les lois du 8 avril 1844 et du 18 avril 1848 maintiennent successivement le système en vigueur). Soit souci exagéré de ce qu'elles s'étaient habituées à regarder comme une de leurs prérogatives, soit crainte de voir le gouvernement abuser du droit de nomination des jurys en les composant en haine des études libres, les Chambres ne pouvaient se décider à sacrifier le rôle actif qui leur était attribué (page 185) par la loi de 1835. La loi du 13 juillet 1849 triomphe enfin de leurs scrupules sur ce point (présentation le 22 mars 1849 ; exposé des motifs, Annales, 1848-1849, p. 1097 ; rapport au nom de la section centrale de la Chambre, par M. Delfosse, p. 1589 et 1653 ; adoption par 62 voix contre 22, 3 abstentions. Au Sénat, rapport par M. Savart, p. 455 et 455 ; adoption par 28 voix contre 17), mais par ce motif, qu'à côté du jury central elle institue les jurys combinés, destinés dès lors à devenir d'une importance majeure dans la pratique (De 1849 à 1855 inclus, les jurys combinés ont examiné 6,461 candidats ; le jury central, 628 seulement. Annales, 1856-1857, tableaux, p. 24 et 25). Ces jurys sont formés de la réunion de professeurs appartenant à l'une des deux universités de l'État, et de professeurs représentant l'une des deux universités libres. Le gouvernement est dans l'obligation de régler ses choix de telle sorte, que les professeurs de l'enseignement dirigé par l'État et ceux de l'enseignement privé soient appelés en nombre égal pour procéder aux examens. Enfin, dernière garantie d'impartialité, le président de chaque jury ne peut être choisi qu'en dehors du corps enseignant (article 40).

Les jurys combinés ne sont pas la seule innovation remarquable apportée à la loi sur l'instruction supérieure en 1849. C'est de cette époque que date l'institution d'un examen, précédant l'obtention de tout grade académique, et qui primitivement fut appelé examen d'élève universitaire. Cette épreuve, tour à tour supprimée en 1855, rétablie comme exception en 1857 et comme nécessité en 1861, (page 186) paraît être d'une incontestable utilité ; (Note de bas de page : L'examen d'élève universitaire a été supprimé par la loi du 14 mars 1855, article unique, § 2, adoptée à la Chambre par 78 voix contre 3 ; au Sénat, par 29 voix contre 8. Cet article se borne à supprimer l'art. 57, § 1er de la loi du 45 juillet 1849. La loi du 1er mars 1857 n'exige l'épreuve préparatoire, que dans le cas où le récipiendaire ne peut produire un certificat d'études moyennes, et dans celui où le certificat produit est jugé insuffisant par le jury (article 6 et 29 de la loi). La loi du 27 mars 1861 établit l'examen de gradué en lettres (art. 5), indépendamment du certificat d'études moyennes. A défaut de ce dernier, une épreuve supplémentaire doit être subie (article 5)) ; mais pour autant seulement qu'elle n'ait pas l'ambition de demander un savoir encyclopédique aux récipiendaires, en ordonnant qu'ils soient scrupuleusement interrogés sur la plupart des connaissances que comprend l'enseignement moyen. Pour rester fidèle à son but, elle ne peut poursuivre qu'un seul objet : réclamer des jeunes gens qui se destinent aux études supérieures la preuve de l'aptitude indispensable pour profiter des leçons universitaires, et les empêcher ainsi de faire sans aucun fruit de grands sacrifices de temps et d'argent.

Après une très longue discussion, la loi du 1er mai 1857 a laissé en vigueur le double système des jurys combinés s'adressant surtout aux élèves des quatre universités, et du jury central considéré comme une sauvegarde pour les candidats qui n'appartiennent à aucun de ces établissements. (Présentation, le 31 janvier 1856. Exposé des motifs. Annales, 1853-1856, p. 555 ; rapport au nom de la section centrale, par M. de Theux, 15 mai 1856. Annales, 1856-1857, p. 4 et 25 ; rapport sur des amendements, p. 610 ; adoption par 52 voix contre 28. Au Sénat, rapport par M. de Block, 1836-1857, p. 206 ; adoption par 23 voix contre 18). D'autre part, la même loi a modifié la manière dont ont lieu les examens, ainsi que le programme des matières sur lesquelles ils doivent porter.

(page 187) Ainsi d'après l'article 17 de la loi, l'épreuve orale subsiste seule pour constater le mérite des candidats à un grade académique. Toutefois, en prenant inscription, ceux-ci peuvent déclarer vouloir être interrogés oralement et par écrit. La première partie de cette disposition n'a évidemment d'autre but que de permettre une appréciation plus vraie de la valeur de l'examen, en empêchant les fraudes de s'y produire ; malheureusement la deuxième partie de l'article 17 annihile d'une manière complète l'effet de la première, puisqu'elle rend l'aspirant à un grade seul arbitre de choisir l'examen par écrit ou de le rejeter. La section centrale de la Chambre était plus logique lorsque, supprimant complétement l'épreuve écrite (Rapport de la section centrale sur l'article 18 primitif. Annales, 1856-1857, p. 7), elle donnait au jury le moyen de venir en aide à la timidité excessive d'un récipiendaire, en décidant par exception et d'avis unanime que quelques questions par écrit pourraient lui être posées.

(Note de bas de page : La loi de 1857 contient quelques autres modifications à la loi de 1849 : Les jurys conservent deux sessions par an, mais la session de Pâques est désormais exclusivement réservée aux derniers examens de docteur dans chaque faculté, et aux examens de notariat et de pharmacie (article 23). Soixante bourses de 400 francs sont annuellement accordées par le gouvernement. Elles laissent leurs titulaires libres de suivre les cours de l'État ou ceux de l'une des universités de Bruxelles ou de Louvain (article 40). Cette dernière disposition consacre le retour à la loi de 1835, modification demandée par le gouvernement contre l'avis de la section centrale).

Au point de vue scientifique, la loi de 1857 a introduit de profonds changements, non pas seulement au programme des examens, mais, on peut le dire, à la direction même des études (page 188) supérieures ; nous voulons parler d'un principe nouveau consacré par la législature : la suppression partielle des examens et leur remplacement par des certificats. Dans la discussion à laquelle cette substitution a donné lieu, il est une idée qui revient obstinément et qui nous paraît avoir principalement dominé les esprits, le désir de rendre l'accès aux carrières libérales plus facile, et comme conséquence, la nécessité de diminuer les examens qui les précèdent. Certes nous sommes loin de croire que la grande facilité d'aborder les carrières libérales soit un bien en elle-même. Servant d'appât à tous les hommes médiocres, flattant l'amour-propre de chacun par l'espoir d'une réussite probable, une telle facilité prépare mal aux luttes sérieuses comme au travail incessant qui sont tout ensemble le mérite et l'écueil de certaines professions. Elle encourage des illusions que l'expérience ne manque pas de démentir cruellement, mais trop souvent après de longues années d'attente et d'incertitude. Mais admettons un instant qu'en développant d'une manière exagérée le goût pour les carrières libérales, on ne nuise ni aux particuliers par les mécomptes qu'on leur cause, ni à l'État par la masse d'intelligences et d'ambitions déclassées dont on surcharge son avenir. Peut-on conclure de là qu'il soit avantageux de laisser le savoir universitaire se calquer uniquement sur les exigences des examens, descendre, se simplifier en même temps qu'elles, n'avoir enfin d'autre but que de se maintenir à leur niveau ? Évidemment personne n'oserait le soutenir, sans mériter l'accusation d'être tout au moins indifférent aux intérêts de la science ; et cependant telles nous paraissent être les (page 189) conséquences fatales du système adopté par la législature en 1857. Hâtons-nous de justifier nos craintes.

Pour rendre plus aisée l'obtention des grades académiques, la dernière loi sur l'enseignement supérieur sépare celui-ci en cours de deux catégories bien tranchées (articles 7 à 16 inclus). La première comprend les sciences qui se recommandent par une importance capitale ; ce sont les seules sur lesquelles doivent désormais porter les examens. Dans la seconde catégorie se trouvent rangées toutes les autres branches d'études. A l'égard de celles-ci, le candidat à un grade se trouve dispensé à la fois de toute science et de tout effort. Il n'a plus à faire preuve d'intelligence ou seulement de mémoire. Facilement satisfaite, la loi ne réclame rien autre chose du récipiendaire qu'un certificat émanant de son professeur, et ayant pour objet de constater la fréquentation matérielle de chacun des cours accessoires. L'examen ne subsiste que pour le cas exceptionnel où une pareille attestation ne peut être fournie. Comme corollaire à ces dispositions, la loi fixe le nombre. d'heures dont les cours à certificat devront se composer au minimum (article 31). Elle laisse au jury la faculté d'imposer un examen sommaire à l'élève lorsque l'attestation qu'il produit paraît peu fondée ou irrégulière (article 30).

A la séparation des cours de l'enseignement supérieur en principaux et accessoires, nous apercevons une conséquence inévitable autant que dangereuse : l'infériorité d'un certain (page 190) nombre de sciences, décidée d'une façon pour ainsi dire arbitraire par la loi, et se reflétant de toute nécessité dans les établissements d'instruction. Qui méconnaît cependant que tous les efforts de l'État doivent tendre à faire de ces établissements des foyers de lumières, chaque jour plus brillants et plus actifs ?

L'exposé des motifs de la loi sur l'enseignement supérieur de 1849, protestait avec énergie contre cette tendance à trop simplifier qui devait prévaloir huit ans plus tard dans la loi de 1857. Réduire, dit cet intéressant document, les examens à deux ou trois branches de connaissances pratiques, et en quelque sorte professionnelles serait une expérience facile, mais fatale à la civilisation du pays. Il ne faut point l'oublier, l'examen préoccupe tellement l'élève, que toutes les sciences qui n'y figureront pas seront infailliblement négligées par lui. Et les sciences qui ne sont point cultivées dans les universités, où le seront-elles dans le reste du pays (Annales, 1848-1849, p. 1098) ? » On s'est souvent plaint et peut-être avec trop d'amertume de la décadence des études universitaires ; mais à coup sûr personne ne se laissera persuader que le meilleur moyen de les remettre en honneur et de les relever dans l'opinion, soit de rompre, à l'égard du grand nombre des sciences enseignées, le seul rapport de dépendance, le seul lien réel que la vie moderne ait laissé subsister entre l'élève et son professeur, nous voulons dire l'examen.

Ce n'est pas sans raison cependant qu'en Belgique on a pu (page 191) accuser les épreuves universitaires d'être trop peu favorables au progrès, d'encourager une triste uniformité dans les leçons, et de devenir ainsi la cause d'une sorte d'engourdissement des études supérieures. Qu'on pratique soit le système des jurys combinés, soit celui du jury central, chaque professeur se trouve également forcé, pour décerner des diplômes à ses élèves, de réclamer le concours d'autres professeurs, dont l'enseignement est toujours étranger, quelquefois même hostile à sa méthode ou à ses convictions. Chaque enseignement se voit ainsi contraint de perdre de sa spontanéité et de sa physionomie propre, pour se fondre dans une espèce de régularité et de banalité générales. Rien n'est plus vrai ; mais hâtons-nous de l'ajouter, ces reproches qui s'adressent avec justice aux examens tels qu'ils existent depuis 1855 dans notre pays, ne sauraient en aucune façon retomber sur des épreuves qui seraient subies par chaque élève devant ses seuls professeurs, et seraient réglées souverainement par l'autorité académique de l'université à laquelle appartiendrait le candidat. Pour ne rien déguiser de notre pensée, c'est dans la liberté la plus large, que l'enseignement supérieur nous paraît devoir chercher une vie nouvelle et des forces perpétuellement renaissantes. Chaque université restant maîtresse de ses grades et par conséquent maitresse de tout enseigner comme elle l'entend, on voit s'effacer les préoccupations de succès aux examens, qui de la part des professeurs, comme de la part de leurs élèves, doivent aujourd'hui prudemment dominer toutes les autres. Ces préoccupations cèdent bientôt la place à des objets véritablement dignes d'attention : la supériorité dans la (page 192) manière d'enseigner, et l'ardeur dans les recherches scientifiques. La science en devenant plus personnelle et plus intime de la part du professeur se fait nécessairement du même coup plus neuve et plus attachante pour son disciple.

Esquissons rapidement un système qui s'est produit lors de la discussion de 1857, et auquel, malgré les quelques difficultés d'exécution qu'il présente, on ne peut dénier l'avantage de faire renaître la liberté la plus complète des études, tout en conservant à l'État le droit d'exiger certaines preuves de capacité au nom de l'utilité générale. D'après ce système, l'enseignement par les particuliers est mis en outre exactement sur la même ligne, et jouit de la même position que celui par les universités libres ou officielles. Si ces établissements reçoivent le droit de conférer des diplômes sans le concours de personne, les grades ainsi acquis n'ont cependant d'autre importance que celle dérivant de la renommée et du crédit scientifiques des corps dont ils émanent. A l'entrée de chacune des professions pour lesquelles une aptitude spéciale doit être constatée, il est établi un jury nommé par le roi et dont les membres ne peuvent faire partie de l'enseignement. C'est à ce jury professionnel qu'il appartient de vérifier la valeur des attestations privées ou des diplômes universitaires produits par les candidats. C'est lui qui les soumet à une épreuve finale constatant leur aptitude à bien remplir les devoirs des professions dans lesquelles ils ambitionnent de se produire. Dans le cas où le jury professionnel juge insuffisantes les pièces fournies par un récipiendaire pour témoigner de l'étendue de ses connaissances ou de la durée de ses études, il peut (page 193) exiger de lui une épreuve supplémentaire devant un jury scientifique spécial, nommé à cet effet par le gouvernement.

Tel est à grands traits le système proposé par M. Frère-Orban, et auquel, malgré son mérite, les chambres ont refusé de faire accueil.

(Note de bas de page : Avant-projet d'un jury professionnel adopté par la 6e section de la Chambre des représentants, par 7 voix, 3 abstentions. Cet avant-projet a été développé dans une note explicative, Annales, 1856-1857, p. 25, et dans les discours de M. Frère des 13 et 14 janvier 1857, Annales, 1856-1857, p. 440 et 445. En 1857, M. Orts, lui-même professeur à l'université de Bruxelles, admettait comme M. Frère la nécessité d'accorder une indépendance plus grande à l'enseignement supérieur. Il donnait à chaque université le droit de conférer des grades, mais au moyen d'un jury nommé par le roi dans le sein de chacune d'elles, et sous un président étranger à l'enseignement. Le jury central subsistait comme garantie à l'égard des études privées. Séance du 16 janvier 1857. Annales, 1856-1857, p. 457)

Toutefois, en déclarant temporaire la loi qu'elles adoptaient, elles ont laissé l'avenir ouvert à une solution qui, dès aujourd'hui, semble rallier un grand nombre de bons esprits.

La liberté complète accordée à l'ordre et à la direction des études supérieures, est-elle une innovation sans précédent dans le passé, sans exemple de nos jours, et qui, par conséquent, doive sembler effrayante dans son imprévu ? Mais qu'on jette un regard en arrière, qu'on ressuscite par la pensée et par l'histoire ces splendides universités du moyen âge, dont on ne se lasse pas d'admirer les efforts et les succès scientifiques, au milieu de siècles qui touchent presque encore à la barbarie. Qu'on se demande ensuite à la pratique de quels principes il faut faire honneur d'une vitalité si courageuse, et l'on ne trouvera qu'une réponse. Dans ces (page 194) universités qui se gouvernaient elles-mêmes, les professeurs enseignaient non seulement ce qu'ils voulaient, mais encore comme ils le voulaient. Délivrant des diplômes le plus souvent sans l'assistance du souverain, et à plus forte raison sans avoir besoin de recourir à aucun concurrent, ils n'avaient à se préoccuper que du savoir ; et chacun formant seul ses élèves, chacun restait entièrement responsable de ses œuvres. Telle était, par exemple, l'organisation indépendante de l'Université de Louvain jusqu'à la fin du dernier siècle (Mémoires historiques et politiques sur les Pays-Bas autrichiens, par S. E. M. le Comte DE NENY, t. II, p. 239 et suiv. 4e édition, 1786), et il n'avait manqué à celle-ci que l'utile stimulant de la concurrence pour demeurer jusqu'alors à la hauteur de son ancienne réputation. Parlant des écoles de droit qui florissaient au siècle de Cujas, M. de Savigny, le savant professeur de l'Université de Berlin, expose en ces termes l'une des raisons principales de leur supériorité : « En comparant, dit-il, les écoles de ce temps-là aux écoles françaises d'aujourd'hui, je remarque surtout une différence qui me paraît très importante ; c'est qu'alors les professeurs ainsi que les étudiants jouissaient quant aux études d'une très grande liberté. Les professeurs formaient eux-mêmes le plan de leur enseignement, et les étudiants choisissaient les maîtres et les leçons dont ils espéraient profiter le plus. » (Tome IV, p. 195, de la Thémis).

A notre époque, si la France maintient la régularité pour ainsi dire géométrique de l'enseignement, sous la direction (page 195) de l'autorité (LAFERRIERE, Cours de droit public et administratif, p. 422 et suiv. Sur le dernier état de la législation française en matière d'enseignement, DALLOZ, Périodique, Table générale 1841 à 1856, vo Enseignement.), l'Angleterre a conservé Oxford et Cambridge comme de vivants et glorieux modèles du passé universitaire de l'Europe (Sur l'organisation de ces universités, Memorial of Cambridge. Discours de Macaulay du 9 juillet 1845 à la Chambre des communes. Speeches by Macaulay, t. II, p. 157, édition Tauchnitz). A côté de ces asiles des traditions, elle a fondé le Collège de l'Université de Londres (De l'éducation de toutes les classes en Angleterre. Revue britannique, t. II, p. 675. 1846), qui, bien moins célèbre, peut passer pour plus libre encore, puisqu'il place l'instruction supérieure au-dessus de l'influence de l'Eglise établie et la dégage de l'obligation des « tests » théologiques (Preuves d'orthodoxie au point de vue de l'Église anglicane. Depuis 1855 l'université d'Oxford est ouverte aux catholiques. DE MONTALEMBERT, De l'avenir politique de l'Angleterre, p. 165. Paris, Didier, 1856). Un autre pays, dans lequel l'instruction supérieure est poussée plus loin peut-être que partout ailleurs, ne donne à l'Etat la direction suprème de l'enseignement, qu'en réservant aux universités l'avantage d'une véritable autonomie scientifique. La Prusse laisse à chaque établissement d'instruction supérieure l'organisation et la division des études, ainsi que la collation des grades académiques (Note de bas de page : C'est le gouvernement qui peut seul admettre à l'exercice de certaines professions. A cet effet il institue des commissions spéciales chargées de constater le mérite des candidats. Ceux-ci doivent, comme première condition, produire des certificats universitaires. Rapport sur l'enseignement supérieur en Prusse, par CH. LOOMANS. Bruxelles, 1860). La diversité la plus complète, la rivalité la plus entière (page 196) subsistent entre les diverses universités prussiennes el, bien mieux, entre les leçons des divers professeurs, qui, presque toujours, dans chacune s'occupent en même temps de traiter le même objet.

Est-il à craindre qu'investies du pouvoir de conférer des grades, les universités belges veuillent se montrer assez peu soucieuses de leur dignité, pour faire un honteux trafic de leur nouveau droit en délivrant des diplômes à la légère? Nous nous refusons à le croire, et le passé de ces établissements nous est ici un gage certain de leur avenir. Mais fussent-ils prêts à subordonner le soin de leur réputation à celui de leurs intérêts matériels, ils trouveraient encore dans ces seuls intérêts une raison puissante pour se montrer difficiles. Les certificats délivrés par un établissement perdraient naturellement de leur valeur et de leur force probante, en proportion de la commodité qu'on aurait à les obtenir. Qui donc voudrait rechercher une distinction qui serait vaine et inutile à tous les yeux, quand elle deviendrait aisément le lot de tout le monde?. Et d'ailleurs le jury professionnel, dernier gardien placé par l'Etat à l'entrée des carrières réservées, le jury professionnel ne conserverait-il pas dans sa main le moyen facile d'arrêter l'avilissement des grades par une université? A celle qui oublierait la hauteur et la dignité de son mandat, ne pourrait-il pas imposer celle confusion publique de voir certains de ses élèves renvoyés devant le jury scientifique spécial, sans considération pour les diplômes qu'ils produiraient?

Dotée d'une indépendance absolue, qui lui apporterait un caractère à la fois plus élevé et plus attrayant, soutenue, du (page 197) reste, par la concurrence, qui l'empêcherait de déchoir en s'endormant sur des succès non disputés, l'instruction supérieure présenterait la réalisation la plus large des prescriptions constitutionnelles. La liberté de l'enseignement donnerait désormais à chaque université, non seulement le droit de vivre, mais le droit de vivre par ses propres forces ; sans lisières, il est vrai, qui la soutiennent, mais aussi sans entraves qui la gênent. L'enseignement dirigé par l'État resterait l'émule de l'enseignement libre ; s'efforçant de demeurer toujours au premier rang, il maintiendrait la science à un niveau élevé, et chercherait à donner l'exemple de tous les perfectionnements utiles comme de toutes les réformes heureuses.

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