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(Paru à Bruxelles en 1862, chez Bruylant-Christophe et Compagnie)
(page 43) Dès 1831, le nouveau royaume de Belgique s'était définitivement constitué à l'intérieur. La haine des excès populaires, la hâte que mettent les citoyens à se tourner du côté de la loi, comme vers un refuge assuré, ce sont là à coup sûr des gages d'avenir et de prospérité pour une nation qui vient de s`affranchir, mais son avenir même n'est pas fixé et peut demeurer longtemps en suspens. Parfois l'Europe tolère une révolution et en admet les résultats ; la révolte est sanctionnée alors comme légitime. Le plus souvent, au contraire, l'Europe abandonne à elles-mêmes les audacieuses entreprises d'une nation, et si elle consent à ne pas leur être directement hostile, elle demeure cependant ombrageuse et défiante vis-à-vis d'elles. Elle hésite et se tait avant de donner à un peuple l'investiture solennelle de l'existence. Les vieux gouvernements craignent d'approuver trop vite les remaniements (page 44) de territoire, de peur de fournir quelque argument qui pourrait devenir un jour trop décisif contre leurs propres possessions. De toute nationalité qui veut revivre, leurs diplomates réclament des preuves éclatantes de fermeté publique et d'abnégation privée. Mais cela ne leur suffit pas ; ils la soumettent à la plus difficile des épreuves, et lui demandent, ce qui ne dépend de personne ici-bas, des prodiges de bonheur. Combien ont péri de nobles causes, auxquelles il n'a rien manqué que des circonstances favorables pour se produire, ou la bonne chance de trouver de l'appui chez quelque puissance voisine directement intéressée à leur réussite! Pour ne parler que des deux révolutions qui éclatèrent vers la même époque que la nôtre, l'une et l'autre ont rencontré de sanglants obstacles.
La Grèce révoltée lutte six ans contre les vengeances de la Turquie, vengeances dont l'historien Alison a peint l'horreur et l'inexorable acharnement dans une phrase qui dit tout : « Du Danube aux cataractes du Nil, pas un chrétien ne pouvait compter sur une heure de vie. » En 1827, un miracle vient sauver la Grèce La France et l'Angleterre lui apportent leur aide inespérée, la relèvent expirante et, trouvant l'épreuve assez longue, lui accordent enfin le droit de vivre, mais quand déjà elle a perdu le plus précieux de son sang. La Pologne est moins heureuse encore. Malgré la suprême justice de sa cause, malgré les vœux de tout ce que l’Europe renferme de sentiments généreux, son dernier cri n'éveille que des sympathies individuelles, et sa dernière lutte reste la triste preuve de l'inefficacité de l'héroïsme contre la (page 45° force. En 1851, la Pologne vaincue retrouve une servitude plus lourde et des geôliers plus inflexibles. Depuis lors, c'est à peine si, de temps à autre, elle peut faire entendre à l'Europe quelques paroles de plainte ou de lointaine (page 45) espérance.
Si la révolution belge ne rencontre au dehors, ni des difficultés insurmontables, ni même une résistance bien vigoureuse, elle le doit surtout aux sympathies de la France qui se manifestèrent pour elle de la manière la moins équivoque. Par un heureux hasard, la politique généreuse de la part de celle-ci était aussi une politique pleine d'adresse (Voir Guizot, Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. II, p. 91).
On connait la mission que les alliés de 1815 avaient imposée au royaume des Pays-Bas, comme une règle invariable de conduite. Placé entre la France et ceux qu'elle avait si longtemps humiliés, et qui à leur tour voulaient l'humilier à force de défiances et de précautions, le royaume des Pays-Bas devait être une vedette, et au besoin un premier rempart pour la sainte alliance. En brisant ce royaume, la révolution belge servait directement les intérêts de la France ; au lieu d'une frontière toujours menacée, la nouvelle Belgique lui faisait une frontière à jamais affranchie et en quelque sorte protégée. Aussi le gouvernement de juillet ne doutait pas qu'en défendant la cause de notre révolution il défendit en même temps la sienne. Lui qu'on n'a jamais accusé d'avoir été trop audacieux, tenait tant au succès en cette occasion, que pour se l'assurer il ne reculait pas devant un défi positif aux (page 46) gouvernements qui voulaient le retour du roi de Hollande en Belgique (Dépêches de M. le baron Mortier, chargé d'affaires de France à Berlin, adressées à M. le comte Molé. Elles sont rapportées par M. le comte d'Haussonville, Histoire de la politique extérieure du gouvernement français de 1850 à 1848, t. I, p. 250 à 255).
Une politique qui pourrait étonner davantage, et qui ne s'explique que par la plus louable modération, c'est celle du ministre Wellington s'unissant à la France pour favoriser notre émancipation. « Sans l'assistance que le cabinet anglais nous prêta dans cette question, dit M. d'Haussonville, il ne faut pas douter que les cours du Nord ne se fussent opposées à la dislocation du royaume de Hollande. Ce ne fut point la moindre des habiletés et des bonnes fortunes de la diplomatie du nouveau gouvernement, d'avoir pu entrainer de son côté les hommes d'Etat qui dirigeaient la politique britannique. Beaucoup de bons esprits s'étonnèrent à cette époque, de voir l'Angleterre, protectrice séculaire de la maison d'Orange, prêter elle-même les mains au dépouillement d'un monarque protestant, dont l'alliance était nationale dans les salons du monde aristocratique de Londres, comme dans les moindres tavernes de la Cité. »
Au milieu des préoccupations extérieures, les premiers temps de notre régime parlementaire reflètent, tantôt des craintes, tantôt une confiance exagérées. Ils ne révèlent pas encore le véritable état des partis. Qu'il s'agisse de l'entrée d'une armée française en Belgique, de la marche des conférences de Londres, ou du traité des vingt-quatre articles, de pareilles discussions morcellent les partis, et semblent les (page 47) confondre. Sur de pareils sujets, les opinions se forment et se manifestent, bien moins d'après des principes arrêtés et réfléchis, que par le goût, l'entrainement, ou les passions momentanées de chacun. Lorsque s'éloigne la probabilité d'une restauration du monarque déchu, à mesure que les débats sur le régime intérieur prennent la place des questions extérieures, les partis se reforment d'eux-mêmes parce qu'ils retrouvent leurs prétentions et leurs désaccords d'autrefois ; le parlement rentre peu à peu dans l'exercice naturel et régulier du régime représentatif : la discussion libre des acte et des tendances du gouvernement.
A notre époque on a beaucoup attaqué l'autorité parlementaire. Il n'est guère de reproches et d'injures qu'on n'ait déversés sur elle. Bon nombre d'esprits ingénieux se sont en même temps mis en quête des avantages qu'il peut y avoir, à vivre sous un gouvernement qui regarde toute discussion comme une dangereuse superfluité. Dans leur habileté séductrice, ils ont fait l'éloge de l'immobilité intellectuelle, au nom de la tranquillité publique, et ils l'ont parée de tous les charmes et de toutes les gloires de la force indiscutée. Sans nous arrêter à réfuter des succès de fanfares, il nous importe de dire bien haut que la Belgique a consacré d'autres croyances. Elle persiste à penser que, sans la libre tribune, sans ce parlementarisme si décrié, le pouvoir ne peut éviter de tomber dans cet excès d'admiration pour lui-même qui se tourne bien vite en esprit d'oppression et de vertige. Quels que soient peut-être les conseils qu'il appelle, quelles que soient l'intelligence et l'honnêteté des hommes dont il cherche (page 48) à s'entourer, un gouvernement absolu demeure fatalement isolé ; sa nature le condamne à n'avoir jamais que des soldats, des courtisans, et des ennemis. Tous ses actes portent avec eux les tristes marques d'une volonté toute-puissante et d'une origine mystérieuse, c'est-à-dire la contrainte et la défiance Il en est des peuples comme des enfants ; ils veulent savoir où on les conduit, et rien ne les effraie davantage que le silence et l'obscurité qui se font autour d'eux.
Quels efforts de génie d'ailleurs peuvent remplacer ce jeu admirable des institutions libres, ce mouvement perpétuel qui repousse le règne des idées et des hommes trop vieux ou trop nouveaux, en adaptant toujours le gouvernement aux besoins et aux intérêts de l'époque présente? Quelle surveillance peut valoir celle d'une opposition toujours éveillée, toujours intéressée à signaler les abus et les fautes de ses adversaires politiques, puisque c'est dans les revirements de l'opinion, qu'elle peut seulement trouver le moyen de reconquérir la direction des affaires?
Lorsqu'on entend blâmer l'antagonisme des partis qui s'agitent sous un gouvernement constitutionnel, lorsqu'on entend demander à quoi ils servent, il semble qu'ils soient véritablement l'œuvre de la fantaisie, et qu'ils existent sans autre raison que des satisfactions de vanité pour quelques-uns. On se demande s'il est possible de les supprimer d'un mot, et d'en purger la terre le jour où ils deviennent gênants. Cela serait tout simple, en effet, si après les mots qu'on peut empêcher de dire, et après les hommes à qui on peut interdire de parler, il ne restait pas des idées et des principes contre (page 49) lesquels on n'a pas encore découvert de moyen de suppression. Quand on triomphe, en proclamant qu'on a détruit les partis, nous osons dire qu'on se trompe. On n'a abouti qu'à les faire taire pour un temps, et probablement à les exalter davantage dans leur mutisme forcé. Les partis ne sont l'œuvre d'aucune volonté humaine. Ils naissent parce qu'ils doivent naître ; ils sont puissants parce qu'ils représentent certaines tendances et certains besoins sociaux ; et s'il est juste de les accuser de leurs fautes, il est insensé de les rendre responsables de leur existence.
En Belgique, quels sont les caractères politiques des deux partis qui se succèdent au pouvoir ?
Pour une part, toute société organisée dépend encore des générations passées dont elle est l'héritage, pour une autre, elle appartient déjà aux générations à venir dont elle sera le patrimoine. En Belgique comme dans toute l'Europe, deux tendances se manifestent, mais nullement dangereuses, à moins qu'on ne leur permette pas de s'exercer librement, et de se borner l'une par l'autre. La première cherche dans le passé ses admirations les plus vraies. Espérant peu de chose des réformes et des innovations, elle n'hésite pas à les qualifier de sacrilèges ou d'imprudences. Le parti qui la représente attend tout des vieilles croyances et de l'esprit d'autorité. Plein d'amour pour les traditions, il oublie que le monde marche et il s'arrête trop souvent à regretter.
Toujours entraîné vers le progrès, son adversaire sonde l'avenir sans crainte et sans dépit ; il semble le posséder déjà, et le régler à l'avance par ses aspirations et ses projets. (page 50) Comme dans les convictions qu'il adopte il n'est dominé par aucune doctrine exclusive ni jalouse, tous les dogmes et toutes les opinions ont droit de sa part à un égal respect. Avec tant de précieux avantages, ce que le parti libéral doit éviter, c'est de donner raison à ceux qui l'accusent de manquer de patience à souffrir les imperfections du présent, et plus encore, de se laisser emporter trop facilement par l'esprit d'aventure. Un grand historien de l'Angleterre, Macaulay, a peint éloquemment la nécessité de ces deux partis, qui chacun représentent une tendance essentielle de la nation. « L'un d'eux, a-t-il dit, est la voile, sans laquelle la société ne pourrait avancer, l'autre est le lest, sans lequel elle aurait peu de sûreté dans la tempête (MACAULAY, The earl of Chatham. Edinburgh review, 1844.).
Esquissons rapidement l'histoire des partis en Belgique, de 1830 à 1847.
Nous avons dit quelle est dans notre pays l'alliance intime du culte catholique avec le parti de la résistance aux idées nouvelles. Dès 1832, la papauté proclame hautement ses antipathies et lance son défi au monde moderne. L'encyclique du 15 août appelle exécrables la liberté de conscience et la liberté de la presse, et accuse d'impudence ceux qui osent soutenir que la religion en retire quelque bien. Avec cet anathème, s'évanouissaient les espérances de Lamennais (OEuvres posthumes de F. aumennais, publiées par E.-D. Forgues. Paris, 1858) et de quelques esprits enthousiastes, qui voulaient voir dans le chef du catholicisme le soutien le plus ferme et le (page 51° régénérateur de toutes les libertés humaines. Certes, nous ne prétendons pas que l'opinion catholique ait jamais essaye de mettre en pratique les principes proclamés par la lettre papale de 1832. Seulement, nous avons en vain attendu de cette opinion quelque éclatante et vertueuse protestation contre un document qu'elle ne pouvait respecter qu'en répudiant les principes constitutifs de l'État en Belgique. Cette soumission forcée qui se traduit tout au moins par le silence, est un principe d'une irrécusable logique pour le parti dont « la politique, pour prendre une expression de M. de Gerlache, doit s'appuyer au dedans et au dehors sur la vraie religion » (Don Juan, par M. le baron DE GERLACHE, premier président à la cour de cassation ; la Belgique, revue catholique, t. X, p. 455, livraison de novembre 1860). Cette politique tient du culte une telle part de son prestige et de ses succès, qu'en échange elle doit se livrer à lui sans restriction, et le servir sans murmure. Si dans un jour de fol orgueil, elle essayait de s'affranchir de sa direction et de ses conseils, elle retomberait brusquement dans le néant, et ne serait plus rien sans la religion qui jusqu'à ce jour l'a gouvernée, mais l'a fait vivre.
Dans cette longue période de dix-sept années, de 1830 à 1847, le pouvoir appartient presque sans interruption au parti catholique. Les deux ministères de 1832 et de 1840 sont plutôt des interrègnes libéraux, que des réactions énergiques contre l'influence cléricale. Né le 20 octobre 1832, le premier se trouve presque continuellement aux prises avec les difficultés extérieures. Après une lutte de deux ans contre (page 52) les attaques les plus vives de l'opposition, et contre l'indiscipline de ses propres amis, il finit par se retirer le 1er août 1834.
La seconde administration libérale ne garde le pouvoir que pendant une année. Son existence n'est pas moins agitée que celle du ministère de 1832, et elle se termine brusquement en avril 1841. La majorité catholique du Sénat avait frappé le gouvernement d'une arme peu usitée jusqu'alors dans les pays parlementaires, et qui, fort heureusement pour leur tranquillité, n'y est pas devenue à la mode. Elle avait voté au roi cette singulière adresse qui restera comme un exemple de l'immense parti qu'on peut tirer de certains mots, pour remplacer à l'occasion tous les arguments du monde. Cette adresse invoquait l'union, le rapprochement des partis, la marche régulière de l'administration, et les intérêts les plus chers de la patrie » (Adresse au roi, votée dans la séance du 17 mars 1841. Moniteur, 1841, n°76, 77 et 78. Elle réunit 53 voix contre 19) ; puis concluait gravement à la chute d'un ministère auquel elle ne pouvait reprocher rien autre, que de ne pas servir les intérêts d'ennemis politiques. Le ministère avait en effet un tort énorme : il luttait contre des héritiers implacables, et trop peu patients pour attendre les moyens réguliers de lui succéder.
Ce désir extrême de garder le pouvoir se manifeste de nouveau chez les catholiques après la démission du cabinet Vande Weyer, au commencement de 1846. Condamnés par la chute successive des deux administrations précédentes (Ministère du 15 avril 1841 et ministère du 30 juillet 1845), (page 53) ils ne se décident pas cependant à admettre qu'ils ne soient plus nécessaires, et barrent sans pitié le passage à tous ceux qui pourraient les remplacer. On voit s'élever au ministère des personnages qui représentent l'anti-libéralisme dans son expression la moins voilée. MM. de Theux, Dechamps, Malou obtiennent des portefeuilles (31 mars 1846) Pour peindre cette administration, très honorable du reste, mais que trop d'ardeur à servir son parti avait fourvoyée dans une situation insoutenable, il faut reproduire un mot qui a fait fortune. M. De Decker disait du ministère où siégeaient ses amis politiques « Il est un anachronisme, si même il n'est un défi. » C'était cruel, mais vrai.
Le parti catholique se déclarant perpétuellement indispensable au bonheur de la Belgique, et la poursuivant de sa direction obstinée nous rappelle malgré nous un directeur de conscience que la foi n'excuse qu'à peine, quand il poursuit à outrance une pénitente, l'obsède de ses conseils, et veut absolument la sauver, malgré elle.
Toujours repoussé du pouvoir, le parti libéral luttait vainement contre sa fâcheuse destinée. On l'empêchait de gouverner, puis on répétait avec une rare bonhomie, qu'il n'était pas (page 54) gouvernemental. Pour le combattre, ses adversaires avaient du reste conservé sur lui des avantages évidents. D'abord, il leur était facile de toujours s'entendre à merveille le parti et le ministère étaient en tout point du même avis. Ils désiraient à un égal degré le triomphe de la religion catholique dans les matières temporelles, et prenant modèle sur sa doctrine, ils avaient le même goût pour l'immutabilité en toutes choses.
Les conservateurs, en second lieu, triomphaient assez aisément dans les élections. Disposant du clergé, ils avaient, jusque dans le plus infime village, des amis et des prôneurs assidus. Quel dévouement peut valoir celui d'une milice sacrée, formée à l'obéissance par les règles mêmes de son institution, habituée par état à manier les consciences et à dominer les esprits ? Quel enthousiasme et quelle activité peuvent égaler ceux de prêtres, à qui l'on persuade qu'il y a presque une guerre sainte dans chaque élection politique, et qui croient fermement faire un pas vers le ciel, chaque fois qu'ils soutiennent les candidats approuvés par leurs chefs ? Avec d'aussi puissants auxiliaires, et dans un pays comme le nôtre, il n'est pas bien difficile de soulever à volonté l'indignation de beaucoup d'honnêtes gens. Il suffit de leur répéter, ou mieux encore de leur murmurer discrètement à l'oreille, que le libéralisme n'a pas d'autre but que de renverser l'Église. Si quelqu'un ose protester, il ne reste plus qu'à le plaindre ; nul doute que ce doit être une brebis égarée. Qu'on ose demander des preuves de la haine des libéraux contre l'Église, on sera bien vite confondu. L'argument n'est pas compliqué. Les (page 55) libéraux ne se vantent-ils pas eux-mêmes d'être les fils de la grande révolution française ? Qui ne connaît ce que la révolution de 89 a fait souffrir au clergé ? D'ailleurs, il est certains hommes dont la parole n'a pas besoin de s'appuyer sur des preuves, parce que leur droit à parler ne leur vient pas de la terre. Quand ils affirment, la religion ordonne qu'on les croie, uniquement parce qu'ils affirment ; penser qu'ils peuvent tromper, c'est déjà commettre une impiété. On oublie que dans les affaires d'ici-bas, les prêtres ne sont rien autre chose que des citoyens, et peut-être se trompent eux-mêmes, ou sont trompés.
Vis-à-vis de cette entente toujours parfaite entre le parti catholique et ses chefs, vis-à-vis d'affections et de dévouements toujours prêts, les libéraux restaient impuissants et paraissaient à jamais désarmés. Pour triompher dans les élections, il leur fallait, avant tout, le concours puissant des associations politiques. Grâce aux efforts de ses orateurs et de ses journaux, grâce surtout à l'empire qu'une doctrine basée sur la raison humaine doit nécessairement exercer sur des intelligences cultivées, le libéralisme était dès longtemps devenu la foi politique d'une bonne partie des classes lettrées de la nation. Les classes bourgeoises et campagnardes, au contraire, étaient demeurées défiantes à l'égard d'un parti dont elles confondaient les aspirations légitimes avec les excès. Mais si les grandes voix de la tribune et de la presse servent à proclamer les idées, si elles en sont le clairon dans le domaine intellectuel, c'est l'association politique qui seule peut concentrer les forces matérielles d'un parti, et en devenir en quelque sorte le levier.
(page 56) Si l'on se demande pourquoi le libéralisme est resté si longtemps sans aucune organisation, et pourquoi il sera toujours mal discipliné, la réponse est bien simple à cette question. Il prend le progrès pour base et pour but constant de ses efforts ; c'est là ce qui les fait irrésistibles et glorieux, c'est là sa force à certaines heures, mais c'est aussi le secret des défaillances et des mécontentements qu'il traîne après lui. Le progrès n'a rien de défini, ni d'indiscutable dans ses réalisations pour ceux-là mêmes qui en admettent le principe et la nécessité invincible .Chacun reste attaché aux abus existants par les mille liens de l'habitude, des préjugés et de l'intérêt personnel. En admettant la réforme du monde entier, chacun aime à dire bien haut que les privilèges dont il jouit lui-même sont parfaitement légitimes et respectables. Depuis son origine, le libéralisme vogue ballotté sans cesse entre deux écueils s'il propose une réforme, il risque de déplaire à une fraction souvent importante de ses adhérents ; s'il se borne au rôle d'administrateur, et se déclare satisfait du présent, il se voit accusé de renier son principe, qui est le progrès, ou tout au moins de manquer d'énergie pour le faire triompher dans la pratique.
Avant 1846, c'était bien pis : le parti libéral manquait encore d'une charte qui pût lui servir de base assurée. Tout entier dans les opinions individuelles, il n'avait pas encore proclamé et mis à part, au-dessus des discussions intestines, ces quelques doctrines qui sont de l'essence d'un parti, qui lui donnent sa véritable raison d'être, et fixent pour un temps la limite de ses espérances. Le Congrès libéral de 1846 devait (page 57) donner un corps à des griefs jusque-là dédaignés comme des chimères ou accusés comme des moyens d'agitation ; usant de cette liberté qui de tout temps a eu droit de bourgeoisie dans nos provinces, usant de la liberté d'association, il devait grouper des aspirations que l'isolement avait jusqu'alors laissées stériles. On peut dire de lui, qu'il a créé un parti, comme d'un général qui rassemble des troupes, les discipline, et les forme à la victoire, on dit qu'il a créé une armée.
Ce n'est pas sans obstacles que le libéralisme parvenait à formuler ses principes. Par une confusion préméditée, les ennemis du progrès cherchent à le rendre responsable de toutes les sottises vieilles ou nouvelles qui courent le monde. Comme il n'est pas d'utopie ridicule qui n'ait essayé de s'abriter derrière le nom de progrès, on feint de n'y plus voir clair, et on a facile à calomnier. On s'écrie que le progrès est tout près de l'utopie ; on fait de lui le dieu des folles entreprises, le fauteur de tous les désordres, et l'ami intime de toutes les révolutions. Rejeter sur le progrès la responsabilité des violences qu'il exècre, et dont il est infailliblement la première victime, c'est condamner un très honnête homme, sous le singulier prétexte qu'un malfaiteur lui aurait pris son manteau, et s'en serait couvert pour commettre les crimes les plus abominables.
Loin qu'on puisse l'accuser d'entraîner les peuples aux révolutions, le progrès est, au contraire, le préservatif le plus assuré contre elles. Travaillant à la patiente démolition des préjugés et des abus, n'enlève-t-il pas tout prétexte et tout refuge à ceux qui voudraient, pour les détruire, employer la (page 58) violence au lieu de la persuasion ? L'histoire de la plupart des révolutions nous montre d'ailleurs qu'elles n'arrivent guère que lorsque le progrès est traité en ennemi par les gouvernants, c'est-à-dire quand les réformes tardent trop à arriver.
Pour peindre les défiances qui assaillaient une manifestation de l'esprit public vers des tendances libérales, pour montrer tous les maux imaginaires que, même au dehors, on se plaisait à en présager, citons une lettre d'un souverain dont les tristes conseils ne furent pas suivis, mais dont les erreurs constitutionnelles ont coûté cher à lui-même. Le 14 mai 1846, Louis-Philippe écrivait au Roi des Belges :
« … Vos lettres et tout ce que je recueille d'informations sur la situation de la Belgique fermentent dans ma tête, sur le fonds de ma vieille expérience et des orages révolutionnaires qui ont passé sous mes yeux. C'est surtout cette assemblée de délégués des associations belges, qui va se réunir à Bruxelles, qui me préoccupe. Elle ne me rappelle rien moins que la commune de Paris de 1792, dictant de l'hôtel de ville à la Convention nationale aux Tuileries (après la disparition de la royauté), tout ce qu'il lui plaisait de lui imposer, et parvenant jusqu'à envoyer à sa barre des députations audacieuses qui lui faisaient rapporter le lendemain les décrets qu'elle avait prononcés la veille.
« J'ignore le moyen que peut fournir la législation belge pour paralyser, frapper et anéantir cette audacieuse réunion, si elle ne permet pas de la prévenir, ce qui serait toujours préférable. On dit que la Constitution belge autorise les associations ; mais je ne sais pas jusqu'où s'étend (page 59) cette autorisation, et je doute qu'elle puisse s'étendre, même en droit, jusqu'à autoriser la formation d'une assemblée de délégués, élue sans autorité légale, délibérant, prenant des arrêtés, des résolutions à côté des Chambres légalement élues, et exerçant les pouvoirs constitutionnels dont elles sont investies par la Constitution et la loi du pays. Ce n'est rien moins à mes yeux qu'une Convention nationale révolutionnairement constituée, puisqu'elle le serait en dehors de toutes les lois et de l'autorité constitutionnelle de la royauté, et même probablement sans rapport avec le gouvernement légal du pays.
« J'en ai entretenu tout à l'heure mes ministres, et il n'y a eu parmi eux qu'un cri sur l'incompatibilité d'un tel état de choses avec l'existence du gouvernement légal et constitutionnel du pays. Grâce à Dieu, cet état de choses n'existe pas encore, au moins dans ce développement ; mais n'oubliez pas que c'est précisément de l'absence de toute règle légale dans leur création, que les assemblées révolutionnaires tirent la force de détruire les institutions légales, et « que ces dernières se laissent intimider par l'audace effrénée des autres. » (Revue rétrospective, par M. J. TASCHEREAU, p. 401 et 402, no 26. Paris, 4848, Paulin, éditeur, rue Richelieu, 60).
Toujours craindre et toujours trembler à chaque mouvement de l'opinion publique, est-ce bien le lot d'un souverain dont le gouvernement se modifie sans honte comme sans faiblesse, puisqu'il se renouvelle par une loi même de sa nature ? (page 60) Dans les monarchies tempérées, le prince n'a pas à représenter quelque classe particulière, quelque idée ou quelque tendance exclusive. Sa dignité est plus haute, et son suprême honneur est de faire triompher les principes d'ordre et de stabilité sociale. Placé au-dessus des partis, il ne peut sans déchoir se lier ni à leur politique, ni à leurs passions sympathiques ou haineuses ; il ne peut ni les servir, ni s'en servir. Attentif à écouter les verdicts de la nation, il ne s'attache qu'à les ratifier : tour à tour, il considère la force respective des partis, l'intelligence et la droiture des hommes qu'ils mettent à leur tête ; il reste en un mot le juge impartial qui à chaque époque doit mettre leur élévation en rapport avec les vœux du pays. Que peut-il dès lors avoir à craindre de l'opinion, lui qui n'a d'autre but que de consacrer et d'inscrire toutes ses victoires ?
Le 14 juin 1846, des députés de toutes nos provinces réunis à l'hôtel de ville de Bruxelles, adoptaient comme programme les résolutions suivantes : 1° la réforme électorale ; 2° l'indépendance réelle du pouvoir civil ; 3° l'organisation d'un enseignement public à tous les degrés ; 4° le retrait des lois réactionnaires (Note de bas de page : Ces lois consistaient dans les modifications apportées à la loi communale du 3 mai 1836 par celle du 30 juin 1842. Les lois des 1er et 31 mars, 15 avril, fer et 20 mai 1848, ordonnent la nomination du bourgmestre dans le conseil communal, sauf exception autorisée par la députation permanente du conseil provincial ; retirent la loi du fractionnement des collèges électoraux ; abaissent le cens électoral à 20 florins ; suppriment le cens d'éligibilité et reportent de huit à six années la durée des fonctions des membres du conseil communal.) ; 5° l'augmentation du nombre des représentants et des sénateurs, d'après le chiffre de la population ; (page 61) 6° enfin, l'amélioration du sort des classes ouvrières et indigentes. Quelle que fût l'importance de ces promesses, le parti libéral ne bornait pas son rôle à les faire passer dans nos lois ; il n'aliénait rien de sa destinée, mais l'assurait davantage, en la dégageant des visées imprudentes et des réformes prématurées.
Un an après le Congrès libéral, les élections simultanées dans les deux Chambres amenaient le triomphe complet de l'opinion si longtemps écartée des affaires (8 juin 1847). Le 12 août de la même année, s'élevait le ministère de la politique nouvelle. Il se composait de MM. Rogier, à l'intérieur ; d'Hoffschmidt de Resteigne, aux affaires étrangères ; de Haussy, à la justice ; Frère-Orban, aux travaux publics ; Veydt, aux finances ; baron Chazal, à la guerre. Cette administration était si manifestement en harmonie avec l'opinion publique, que ses adversaires eux-mêmes ne pouvaient lui contester le droit d'être au pouvoir (Discours de M. Malou. Annales parlementaires, 1847-1848, p. 50 ; séance du 17 novembre 1847). Bien plus, ils sentirent si bien la nécessité de ne pas être hostiles au gouvernement, qu'ils allèrent jusqu'à lui donner raison contre la cour de Rome. Celle-ci avait refusé d'accueillir M. Leclercq (Aujourd'hui procureur général à la cour de cassation) nommé ambassadeur auprès d'elle par un acte du nouveau ministère ; nous n'avons pas à rechercher quels avaient été les heureux inspirateurs de cette bouderie internationale. Le cabinet, ayant maintenu son choix, demanda à la Chambre de le sanctionner par un vote. Le paragraphe de l'adresse qui (page 62) approuvait la conduite du gouvernement vis-à-vis du Saint-Siège, fut voté non seulement par la gauche, mais encore par la droite tout entière, sauf M. de Mérode (Ce paragraphe obtint 95 voix sur 96. Annales parlementaires, 1847-1848, p. 87 ; séance du 20 novembre.). On approchait alors d'une de ces crises publiques, où l'opposition ne peut mieux faire que d'abdiquer. En attaquant le parti qui gouverne, en le poursuivant de l'amertume de ses regrets, elle ferait, contre son gré, cause commune avec les ennemis de tout pouvoir social, comme de tout gouvernement régulier, et c'est à eux seuls qu'elle risquerait de livrer l'avenir.