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(Paru à Bruxelles en 1862, chez Bruylant-Christophe et Compagnie)
(page 158) Le 31 octobre 1852, le cabinet était reconstitué. Il se composait en partie seulement d'éléments nouveaux. M. Henri De Brouckère était nommé aux affaires étrangères, M. Faider, à la justice et M. Piercot, à l'intérieur. MM. Van Hoorebeke, Liedts (nommé provisoirement le 17 septembre 1852) et Anoul conservaient respectivement leurs portefeuilles des travaux publics, des finances et de la guerre. Dès les premiers jours de son avènement au pouvoir, le ministre des affaires étrangères expliqua à la Chambre la ligne politique qu'il comptait adopter. A ses yeux, la majorité libérale, bien qu'amoindrie, n'avait pas cessé d'exister. Le triomphe isolé de l'opposition, lors de la (page 158) nomination du président de la Chambre, semblait d'autant moins décisif qu'il n'avait été remporté qu'au scrutin secret. Tout en s'appuyant sur le parti libéral, le ministère était disposé à toute conciliation raisonnable » (Discours de M. le ministre des affaires étrangères, séance du 3 novembre 1852. Annales, 1852-1855, p. 55), et sans se faire illusion sur sa durée, il se déclarait prêt à céder la place à toute autre administration qui pourrait s'appuyer sur une majorité compacte, soit de la droite, soit de la gauche. L'extrême modestie de cette déclaration, par laquelle le ministère semblait se réserver un rôle purement expectatif en matière politique, ne fit d'ailleurs obstacle ni à la présentation d'un projet de loi sur la bienfaisance, projet remplacé plus tard sans avoir été discuté et dont nous reparlerons ; ni à l'adoption de deux mesures très importantes, l'une, au point de vue de nos relations extérieures ; l'autre, au point de vue de l'influence du clergé sur l'instruction publique.
Considérée à distance et froidement, la première de ces mesures, la répression pénale des offenses envers les chefs des gouvernements étrangers, est loin d'offrir, comme on l'a souvent insinué, le caractère d'un acte de servilité, ou seulement de complaisance aux désirs d'une nation voisine. Malgré de sinistres prédictions, la liberté de la presse nous est restée entière et nous avons d'autant moins perdu le droit de nous en montrer glorieux, qu'aujourd'hui le dénigrement et la haine ne peuvent plus tenter de s'abriter impunément derrière l'exaltation de l'amour-propre national. Le patriotisme, (page 159) ce sublime égoïsme collectif, n'a le droit de se dire la passion des grandes âmes, que si la manière dont il se manifeste comme les moyens qu'il emploie, restent à la hauteur du but qu'il ambitionne. Quand il descend aux mesquineries et aux bassesses de la haine privée, non seulement il déshonore sa cause, en éloignant d'elle les sympathies généreuses, mais il s'expose à la compromettre mortellement : l'injure appelle l'injure et la violence des attaques offre un trop facile prétexte à la violence des actions.
La loi du 20 décembre 1852, punissant les offenses envers les souverains étrangers, était rendue nécessaire et par les doutes que soulevait l'applicabilité de la loi du 28 septembre 1816, ayant pour but de réprimer des faits analogues), et par l'audace déployée dans l'agression par certains organes du journalisme (Note de bas de page : Art. 1er de cette loi : « Ceux qui, dans leurs écrits, auront offensé ou outragé le caractère personnel des souverains et princes étrangers, auront contesté ou révoqué en doute la légitimité de leur dynastie et de leur gouvernement, ou auront critiqué leurs actes en termes offensants ou injurieux, seront, pour la première fois, punis d'une amende de 500 florins, ou s'ils se trouvent hors d'état de l'acquitter, d'un emprisonnement de six mois ; la récidive sera punie d'un emprisonnement d'un an à trois ans »)
S'il est de l'intérêt général que des rapports amicaux se maintiennent et se multiplient entre toutes les nations civilisées, il n'est pas moins utile que les peuples s'appliquent à prévenir, l'un à l'égard de l'autre, les causes naturelles de méfiance et de mécontentement. Dans chaque pays, le souverain, même lorsqu'il ne jouit que d'un pouvoir très limité, est un véritable symbole de la puissance publique. A l'intérieur, c'est en son nom que se rend la justice et que (page 160) s'exercent tous les emplois de l'État ; à l'extérieur, c'est lui encore que les ambassadeurs représentent. L'offense dirigée de l'étranger contre le souverain d'une nation frappe donc à la fois, et celui qui gouverne, et tous ceux qu'il gouverne. En vain allèguerait-on que sortant d'un pays où la liberté de la presse n'est entravée par aucune sorte de censure, l'attaque la plus violente reste toujours l'œuvre d'un simple particulier et n'a pas derrière elle l'approbation, même tacite, de l'État. Comment l'étranger peut-il, avec quelque semblant de raison, demander compte à un pays entier de l'injure d'un écrivain isolé, dont les opinions sont désavouées sans doute par le sentiment presque unanime des citoyens ? Pour répondre d'un seul mot à cette objection, disons que la presse subit ici la responsabilité de sa puissance, puissance sans action directe dans l'État, sans sanction à ses arrêts, mais trop crainte et trop vantée pour ne pas être capitale. Si on a pu appeler la presse, le quatrième pouvoir sous un gouvernement constitutionnel, n'oublions pas qu'en Belgique ce quatrième pouvoir est entre les mains de chacun. A ceux qui l'exercent, l'administration ne demande et ne peut demander aucune preuve de probité, d'intelligence, ou seulement de nationalité ou de fortune. Le cautionnement, l'autorisation des journaux, leur suppression nous sont également inconnus.
Ce régime de complète liberté, si éminemment favorable au développement de l'esprit public, ne peut subsister qu'avec certaines garanties pénales, pour le cas où les écrits s'attaquent à des principes dont le maintien paraît importer à la tranquillité générale. A cet égard, la loi répressive est née (page 161) presque en même temps que l'affranchissement de la pensée écrite (Note de bas de page : L'arrêté du 16 octobre 1830 affranchit la presse. Celui du 20 juillet 1831 s'attache à prévenir les délits qui se produisent par l'impression). Parmi les principes protégés contre toute atteinte, le décret sur la presse du 20 juillet 1831 range, par exemple, la force obligatoire des lois, le respect dû à l'autorité constitutionnelle du roi, aux droits et à l'autorité des Chambres (articles 2 et 3). Complément de ce décret, la loi du 6 avril 1847 punit l'offense envers le roi ainsi qu'envers les membres de la famille royale, par discours, cris, menaces, écrits, imprimés, images ou emblèmes quelconques (articles 1 et 2). C'est dans un ordre d'idées analogue que la loi du 20 décembre 1852 est édictée. L'article premier de cette loi a pour but de réprimer « l'offense envers la personne des souverains étrangers, » et «< l'attaque méchante contre leur autorité (article premier). » Dans le projet primitif de la loi, cette disposition punissait le délit, qu'il fût commis à l'aide de l'écriture, du dessin ou de l'impression, ou bien simplement par discours, cris ou menaces. Sur la proposition de la section centrale et avec l'assentiment du ministre de la justice (Note de M. le ministre de la justice. Annales, 1852-1855, p. 207), l'offense qui se produit oralement n'est pas devenue poursuivable devant les tribunaux. Elle est loin en effet d'offrir le caractère de gravité que présente l'offense imprimée, c'est-à-dire faisant toujours supposer la préméditation de la part du coupable, offense d'autant plus dangereuse qu'elle peut se répandre rapidement à des milliers (page 162) d'exemplaires et ne s'arrête même pas toujours aux limites du pays.
La répression de l'attaque méchante contre l'autorité du monarque étranger a été l'objet de vives critiques, de la part de ceux-là mêmes qui trouvaient légitime la répression des offenses s'adressant à sa personne (Un amendement de MM. Orts et Pierre ayant pour objet de supprimer les mots : « ou aura méchamment attaqué leur autorité, » dans l'article premier, a été repoussé par 60 voix contre 31, dans la séance du 6 décembre 1852). Est-il vrai que cette disposition législative risquât de porter un coup mortel à la liberté de discussion quant aux affaires extérieures ? Les explications de M. le ministre de la justice, celles de M. rapporteur de la section centrale, et plus encore la rareté extrême des poursuites ordonnées depuis, ne nous laissent aucun doute sur l'injustice d'une telle critique. « Les expressions de la loi, disait M. Faider, consacrent en un mot le droit de libre et de légitime discussion, pour n'atteindre que les attaques méchantes, supposant nécessairement une intention criminelle dont l'existence est essentielle pour constituer le délit.» (Note de M. le ministre de la justice. Annales, 1852-1855, p. 207 ). « Le droit de critique des actes et de la forme des gouvernements étrangers, est incontestable, disait à son tour, M. Lelièvre. « Il n'y a que l'essence et le principe de l'autorité qu'il est interdit d'attaquer méchamment, c'est-à-dire avec mauvaise foi et intention criminelle. » (Discours de M. Lelièvre. Ibid., p. 235)
Avouons-le du reste, il nous paraît impossible que la loi déclare répréhensible l'offense à la personne d'un souverain (page 163) étranger, sans condamner du même coup l'attaque méchante à son autorité. Et en effet, nous ne concevons guère une attaque frappant l'autorité du prince dans ce qu'elle a d'essentiel et de fondamental, sans porter un préjudice énorme, sinon à sa personne privée, du moins à sa personne politique, qui est liée d'une manière si étroite à la première. Ensuite, à la bien considérer, l'attaque contre l'autorité du souverain étranger, est-elle moins dangereuse et par suite moins punissable que celle dirigée contre sa personne ? L'avantage de régner, n'est-ce pas là ce qui vaut au prince un prestige d'exception et comme conséquence une protection spéciale contre l'injure, parce que dès lors il cesse d'être un particulier, pour devenir la vivante personnification d'une nation amie. En dernier lieu, n'est-il pas certain que l'offense à la personne investie de la puissance royale n'a presque toujours qu'un seul but : représenter l'autorité comme avilie par le caractère, les antécédents ou les actes de celui qui l'exerce, entamer ainsi le pouvoir et provoquer à son renversement ? Dans le souverain, c'est l'homme que l'on frappe, mais c'est surtout la couronne que l'on veut atteindre. S'il en est ainsi, la loi serait-elle juste et logique, en punissant l'offense à la personne du souverain étranger, laquelle n'est le plus souvent qu'un moyen de porter indirectement atteinte à son autorité, mais en laissant se produire impunément l'attaque ouverte et non dissimulée contre cette autorité même ? Par le double cas qu'il a prévu et par les expressions générales dont il s'est servi, le législateur voulu rendre son œuvre applicable à toutes les circonstances où l'écrivain, franchissant les limites de la discussion la plus (page 164) large, n'a d'autre mobile que la haine et n'emploie d'autre arme que l'injure ou la calomnie. Nous ne croyons pas avoir le droit de l'accuser de trop de rigueur.
Que l'offense soit spontanée ou qu'elle ait été puisée dans une publication faite en Belgique ou à l'étranger, la responsabilité incombant à celui qui l'a produite n'en demeure pas moins complète (article 2 de la loi). Cette précaution de la loi contre un moyen de défense qu'il serait toujours facile de se préparer contre les poursuites, n'est que la reproduction de l'article 368 du code pénal concernant la calomnie (Note de bas e page : l'article. 3 de la loi du 28 septembre 1816 admet un principe analogue).
La partie comminatoire de la loi de 1852, pas plus que le fondement de cette loi, n'est restée à l'abri des plus vifs reproches. La peine à prononcer par les magistrats est, en premier lieu, l'emprisonnement de trois mois à deux ans et l'amende de 100 à 2,000 fr. ; en second lieu, l'interdiction pendant deux ans au moins et cinq ans au plus, de tout ou partie des droits civils et politiques mentionnés en l'article 42 du code pénal. Cette dernière pénalité que le projet de loi rendait toujours applicable (projet de loi. Annales, 1852-1855, p. 209), a été restreinte, avec l'assentiment du ministre de la justice (Annales, ibid., p. 214), au cas où le coupable se trouve en état de récidive légale, c'est-à-dire a déjà été condamné correctionnellement à un emprisonnement de plus d'une année (article 58 du code pénal). Ainsi mitigée, la loi peut-elle être accusée (page 165) d’une sévérité excessive ? S'il est vrai que le meilleur moyen de porter un jugement sain sur le caractère plus ou moins utile d'une peine dans un cas donné, soit de comparer cette peine à celles prononcées par la loi contre des délits analogues, il nous paraît certain que l'interdiction des droits civils et politiques n'a rien d'exorbitant dans la loi de 1852. Et en effet cette pénalité n'est pas nouvelle en matière de presse.
Prenons d'abord la calomnie, le délit tombant sous le coup de la loi commune, l'imputation renfermant une attaque contre toute personne que ne couvre pas l'inviolabilité attachée à l'exercice de la souveraineté. D'après l'article 374 du code pénal, le calomniateur doit, à compter du jour où il a fini sa peine, être interdit pendant cinq ans au moins, et dix ans au plus, des droits mentionnés à l'article 42 du même code. L'article 15 du décret du 20 juillet 1831 sur la presse, modifie le code pénal en ce sens seulement, que l'interdiction prononcée par celui-ci devient facultative pour les tribunaux. Si de la loi générale concernant les délits de presse, nous passons à la loi spéciale qui assure à la fois, et la protection due à d'augustes personnages, et le maintien de la tranquillité intérieure, intéressée au respect qu'on leur accorde, nous y retrouvons encore l'interdiction des droits civiques et de famille, à côté de l'emprisonnement. Par la loi du 6 avril 1847, punissant les offenses envers le roi ou envers les membres de la famille royale, la faculté est laissée au juge de prononcer la peine de l'article 42 du code pénal, pour un laps de temps qui varie de deux à cinq ans (article 3 de cette loi). Dans la loi de 1852 dont nous nous occupons, le juge (page 166) conserve le même droit avec cette différence, tout à l'avantage de la mansuétude, qu'il ne peut plus l'exercer que dans un seul cas, celui de récidive légale. Pour prévenir un délit dont l'exaltation des sentiments politiques est généralement la cause, la peine, surtout physique, de l'emprisonnement peut parfois rester inefficace, tandis que celle de l'amende ne trouve même pas toujours sur quoi s'exercer. La peine morale et en quelque sorte politique, qui vient éventuellement s'y joindre, est dans certains cas la seule propre à faire reculer ceux que la crainte de la détention et de l'amende n'aurait pas suffi à arrêter une première fois.
Dans la loi concernant les offenses envers les chefs de gouvernements étrangers (), il est un dernier point qui mérite d'appeler notre attention. (La loi du 20 décembre 1852, concernant les offenses envers les souverains étrangers, a été présentée le 9 novembre 1852. Annales. 1852-1853, p. 57. Rapport de M. Lelièvre, le 23 novembre, p. 205 ; adoption à la Chambre par 68 voix contre 21, 1 abstention. Au Sénat, rapport de M. d'Anethan, le 13 décembre, p. 60 ; adoption le 16 décembre, par 30 voix contre 9, 1 abstention). L'article 5 de la loi subordonne l'exercice des poursuites à la demande faite par le représentant du souverain qui se croira offensé. Cette disposition, supprimée du reste en 1858 (La loi du 12 mars 1858 a, par son article 15, supprimé l'article 3 de la loi du 20 décembre 1852. Exposé des motifs, 20 janvier 1858. Annales, 1857-1858, p. 192. Rapport de M. Lelièvre, p. 520 ; adoption par 80 voix contre 10, 4 abstentions. Rapport au Sénat, par M. d'Anethan, p. 77 ; adoption par 34 voix contre 4, 1 abstention), est-elle préférable à la poursuite directe par la magistrature belge sans réclamation officielle venant du dehors ? Nous n'hésitons pas à dire que non. Si l'offense au souverain étranger est poursuivable, il n'en existe, à vrai (page 167) dire, qu'un seul motif, le préjudice éventuel porté à la Belgique par tout acte susceptible d'amener de l'aigreur ou de la défiance dans nos relations avec d'autres États. Puiser dans l'intérêt et dans la volonté de l'étranger la cause de la loi répressive de 1852, ce serait, du même coup, condamner cette loi sans rémission, puisque dès lors elle n'apparaîtrait plus que comme un honteux sacrifice de notre autonomie. La loi n'existant qu'au nom de la dignité et de la sécurité belges, pourquoi la placer sous un régime d'exception qui ne permette à la magistrature de la faire respecter, que sur une invitation émanant de l'extérieur ? Une si complète dérogation aux principes de la répression ne risque-t-elle pas d'ailleurs d'ouvrir la porte aux plus fâcheux conflits ? Qu'arriverait-il si un gouvernement étranger réclamait des poursuites contre une prétendue offense, et si la magistrature belge se refusait à trouver dans le fait signalé les éléments constitutifs du délit punissable ? Qui aurait le pouvoir de décider entre ces deux prétentions contraires ? Si la poursuite d'office a été quelquefois envisagée avec défaveur, c'est que, dans notre Belgique si jalouse de ses libertés, on a cru voir dans ce simple retour au droit commun l'indice d'une sévérité croissante contre la presse. Affranchir de la responsabilité des poursuites les plaintes émanant de l'étranger, c'était, disait-on, vouloir leur épargner les risques d'un échec public, et par conséquent préparer la voie aux réclamations officieuses, aux recherches de délits comme aux condamnations multipliées. Avant même que les faits fussent venus démontrer l'erreur de ces suppositions, il était difficile de leur prêter quelque consistance, sans (page 168) attribuer au caprice et à la fantaisie la distinction entre le châtiment et l'impunité. C'était rejeter volontairement dans l'oubli, et la droiture si scrupuleuse de nos magistrats, et l'indépendance souvent presque hautaine de ces délégués immédiats de la nation qu'on appelle le jury, et qui, en matière de presse, ont seuls le pouvoir de motiver une condamnation par leur verdict.
A côté de la loi réprimant les offenses envers les souverains étrangers, nous trouvons, dans la courte existence du cabinet de 1852, un acte qui donne une trop juste idée du caractère et des résultats de la politique mixte, pour que nous manquions à l'analyser. Cet acte est connu sous le nom de Convention d'Anvers.
La loi sur l'instruction moyenne, en inscrivant l'enseignement religieux comme partie intégrante de son programme, ne manquait pas d'ajouter que les ministres du culte seraient appelés à donner ou à surveiller cet enseignement (voir notre chapitre IV). Une telle invitation, adressée au clergé par le ministère Rogier, était demeurée sans résultat, à cause, disaient les uns, des exigences extrêmes des ministres de la religion ; par suite, affirmaient les autres, du mauvais vouloir de l'administration, dont les vues secrètes tendaient à laisser la loi en partie inexécutée. A peine au pouvoir, l'administration nouvelle était en quelque sorte sommée de mieux réussir que celle qui l'avait précédée. M. de Theux priait le ministère de n'avoir égard qu'à une seule chose « le vœu des pères de famille, et le (page 109) bien-être de la société. » (séance du 11 décembre 1852. Annales, 1852-1855, p. 308) M. Malou énonçait cet axiome, qui peut à coup sûr sembler hardi comme maxime gouvernementale dans un pays n'ayant ni religion d'État, ni religion privilégiée « L'enseignement à tous les degrés, disait-il, est inséparable de l'éducation morale et religieuse (séance du 13 décembre 1852. Ibid., p. 317). » A ces déclarations, qui n'ont pour nous d'autre tort que de perdre complétement de vue l'indépendance du pouvoir civil, le ministre de l'intérieur, M. Piercot, répondait en se déclarant animé « des intentions les plus conciliantes en matière d'enseignement. » (séance du même jour). Ces paroles sont un présage trop certain, et la convention d'Anvers en doit sortir ce qu'elle est, une abdication véritable. Le ministre, n'ayant pu arriver à un arrangement général avec le clergé, proposa au cardinal archevêque de Malines, et obtint de lui, la conclusion d'un traité particulier, pour chaque établissement d'instruction moyenne (Note de bas de page : Correspondance échangée entre M. le ministre et l'archevêque. Litt. D. Annales, 1853-1854, p. 709. C'est cette marche du ministère, et non le contenu de la Convention d'Anvers, qui a été approuvée à la Chambre des représentants, par 86 voix contre 7, dans la séance du 14 février 1854. Annales, 1855-1854, p. 727. Telle est la signification donnée à ce vote par M. Orts, par M. le ministre de l'intérieur, par MM. Verhaegen et Delfosse. Séances des 22, 23 et 24 novembre 1854. Annales, 1854-1855, p. 96, 107, 110 et 130). La convention d'Anvers devenait le type convenu de ces compromis, et les conseils communaux des différentes villes étaient appelés à se prononcer sur son admission ou sur son rejet, mais sans pouvoir la modifier.
(page 170) Le règlement pour l'athénée royal d'Anvers est important à un double point de vue, d'abord en ce qu'il détermine les droits du prêtre, quant à la direction religieuse de l'élève ; ensuite, en ce qu'il règle l'influence de la religion sur l'établissement tout entier.
Résumons en quelques mots les dispositions concernant le premier de ces deux objets :
L'instruction religieuse devient partie essentielle de l'enseignement (article premier de l'arrêté du 5 avril 1854) et concourt avec les autres branches pour les prix généraux (article 9, ibid). L'ecclésiastique qui donne l'instruction religieuse a également soin de l'éducation chrétienne des élèves, et veille à ce qu'ils accomplissent en temps opportun leurs devoirs religieux (article 4, ibid). Les élèves sont tenus d'entendre la messe, les dimanches et les jours fériés (article 8, ibid).
Même lorsqu'on admet l'utilité de l'enseignement religieux au nom du gouvernement, on doit reconnaître que la convention d'Anvers va singulièrement au-delà du principe renfermé dans l'article 8 de la loi de 1850. Non contente en effet du droit d'être expliquée, et de se produire par la parole de ses ministres, la religion veut être pratiquée et se traduire en obligation dans les établissements de l'État. Entre la loi de 1850 et son prétendu complément naturel de 1854, il y a l'énorme distance qui sépare le règne par la persuasion de la triste victoire obtenue par la contrainte.
(page 171) Mais c'est surtout dans celles de ses dispositions donnant à l'enseignement tout entier un cachet religieux, qu'il faut chercher le but principal de la convention d'Anvers. Ainsi dans tout établissement qui adopte cette convention, il ne peut être fait usage d'aucun livre qui soit contraire à l'instruction religieuse. Les livres destinés à la distribution des prix sont choisis dans le catalogue général à arrêter par le gouvernement, et sous l'approbation du bureau administratif, par une commission, dont l'ecclésiastique fait nécessairement partie (article 7 de l'arrêté du 3 avril 1854). Le préfet des études, et les professeurs profitent des occasions qui se présentent dans l'exercice de leurs fonctions, pour inculquer aux élèves les principes de morale, et l'amour des devoirs religieux. Ils évitent dans leur conduite, comme aussi dans leurs leçons, tout ce qui pourrait contrarier l'enseignement religieux (article 11, ibid. Un second arrêté du 5 avril 1854, concernant l'école moyenne d'Anvers, sert de type à tous les autres établissements de ce genre, quant à l'intervention du clergé. Article 6 à 18 de cet arrêté). Un orateur de la droite nous semble avoir résumé d'une manière fort nette la portée de ces différentes dispositions. « Quand, dit M. de Mérode, on adopte pour un collège la convention d'Anvers, et par conséquent l'intervention sérieuse du clergé catholique, on veut que l'enseignement y soit donné dans un sens catholique (5). » L'instruction publique subordonnée par le gouvernement à une (page 172) religion particulière, telle est en résumé la signification politique de la convention d'Anvers.
Quel est cependant le but élevé de l'instruction publique ? N'est-ce pas de se répandre partout et de s'adresser à tous les citoyens, sans distinction, non seulement de classes, mais de croyances ? Dépouillez-la de sa générosité native, rétrécissez-la aux convenances d'un culte déterminé, vous pourrez encore l'appeler l'instruction publique ; mais ce nom sera devenu menteur, quand dans la nation un seul père de famille pourra prétendre sans injustice, que l'instruction a des bienfaits dont il lui est interdit de faire profiter ses enfants, parce qu'elle se constitue de parti pris l'adversaire des convictions religieuses qu'il désire leur voir conserver intactes. Les auteurs de la convention d'Anvers comprenaient si bien la nécessité, pour l'instruction de l'État, de paraître accessible à tous, qu'ils avaient soin de mentionner la dispense pour les élèves non catholiques, d'assister à l'enseignement religieux (article 3 de l'arrêté réglant la convention d'Anvers). Mais quel effet pouvait-on se promettre d'une si mince concession, quand elle n'avait pas le pouvoir de changer le caractère catholique imprimé à toutes les parties de l'enseignement moyen ? Elle servait tout au plus à prouver l'empire de cette vérité : l'instruction est un devoir dont l'État n'est dispensé vis-à-vis de personne ; vérité qu'on se refusait à rendre véritablement efficace dans la pratique, mais dont on subissait l'invincible influence, tout en lui refusant l'utilité.
A l'exclusion qu'elle prononce virtuellement contre les (page 173) élèves dissidents, la convention d'Anvers en ajoute une autre, non plus justifiée, et partant non moins odieuse, celle des professeurs non catholiques. Il est en effet difficile de comprendre par quel effort d'intelligence un professeur appartenant à l'une des églises de la minorité aurait pu trouver le moyen de demeurer consciencieux et respectable, en conservant ses convictions religieuses, mais en obéissant à l'injonction d'inculquer à ses élèves l'amour des devoirs du culte catholique ; et c'est là le sens incontestable de l'article 11 de la convention d'Anvers (Note de bas de page : M. de Theux explique en ces termes cet article 11 : « Comme ceci est stipulé par le cardinal-archevêque, il faut entendre les principes de morale et l'amour des devoirs catholiques. » Séance du 13 février 1856. Annales, 1855-1856, p. 581.)
Sous l'empire des principes constitutionnels qui régissent en Belgique la situation de l'Eglise, si le catholicisme a pu tenter de s'introduire comme régulateur suprême dans l'enseignement moyen donné par l'Etat, c'est en s'étayant d'un double sophisme.
L'État, a-t-on dit d'abord, ne peut vouloir un enseignement indifférent à tous les cultes, sans attribuer la préférence sur toutes les religions révélées, à la négation de la révélation. Dans un pareil cas, « l'État ne serait pas neutre, il ne serait pas impartial, il prendrait parti pour le culte de l'indifférence en matière religieuse, il serait partial en faveur d'un rationalisme antichrétien. » (Paroles de M. Dechamps, séance du 12 février 1856. Annales, 1855-1856, p. 567). Nous n'aurions rien à objecter à cette dure conclusion, si le mot « mépris » et le mot « abstention » pouvaient tout à coup devenir synonymes, ou représenter du moins deux (page 174) idées toujours corrélatives. Mais, ne l'oublions pas, ce qui serait vrai pour la religion ne saurait manquer de l'être pour toute autre manifestation de l'activité humaine ; et alors il ne deviendrait possible de borner l'action du gouvernement à quelques fonctions essentielles, qu'en le supposant animé de la plus vive antipathie à l'égard de toutes les pensées et de tous les actes qu'il laisserait en dehors de ses préoccupations.
La nation belge, a-t-on prétendu en second lieu, étant presque exclusivement composée de catholiques, il est logique que chez elle l'enseignement soit le reflet de la religion généralement professée. Si la majorité des citoyens s'impose des sacrifices pour conserver l'instruction publique, c'est à la condition essentielle de la régler à sa guise et de lui imprimer une direction déterminée.
Il est vrai, répondrons-nous, que la majorité règne sans conteste chaque fois qu'il s'agit, soit d'une élection à faire par les citoyens, soit d'une résolution à prendre par ceux qu'ils délèguent pour voter leurs lois. A ce point de vue, il est permis de dire que la reconnaissance, par chacun, des droits de la majorité forme le pivot sur lequel se meut le régime représentatif, et à défaut duquel il deviendrait irréalisable. Mais si, négligeant un moment les faits, nous visons plus haut et si nous pénétrons dans le domaine des idées, si de l'exercice de la liberté, nous passons aux principes qui régissent la liberté elle-même, nous demeurons alors convaincus que la majorité d'un peuple ou d'une assemblée, non plus que toute autre puissance humaine, n'a pu recevoir le don d'infaillibilité en partage. S'il en était autrement d'ailleurs, les lois (page 175) existantes chez une nation seraient de toute nécessité immuables, parce qu'elles seraient pour toujours sans défaut du moment qu'elles pourraient prétendre avoir été un seul jour l'expression de la volonté du plus grand nombre. Affirmer que la majorité peut faire ce qu'elle veut, c'est donc tout à la fois proclamer un fait vrai dans la pratique parlementaire, et une flagrante inexactitude dans le monde moral. Investie de la faculté de régler les destinées de tous, en modifiant la législation, la majorité est tenue, par cela seul, d'être juste et généreuse envers tous. Lorsque, s'abritant derrière la prétendue omnipotence de la majorité, on exalte quelqu'une de ces mesures ayant pour résultat de restreindre les avantages que la nation doit à chaque citoyen, lorsqu'on représente la Belgique comme insouciante ou dédaigneuse du principe de l'égalité devant la loi, alors il faut le dire, on marque peu d'estime à cette majorité dont on se proclame l'interprète, et on lui prépare sinon le prompt regret, du moins la honte future de s'être montrée oppressive. Souvenons-nous que c'est pour le bien de l'État, au nom de la tranquillité générale et de la religion de la majorité, qu'on a osé écrire cette sanglante page de l'histoire de France appelée la Saint-Barthélemy, et qu'un siècle après on a obtenu du roi Louis XIV la révocation de l'édit de Nantes.