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Histoire du parlement belge 1848-1857
ADNET Amédée - 1862

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Amédée ADNET, Histoire du Parlement belge : 1847-1858

(Paru à Bruxelles en 1862, chez Bruylant-Christophe et Compagnie)

Chapitre I. l'Etat et l'Eglise

(page 10) Notre Constitution, encore aujourd'hui la plus libre de toute l'Europe, n'est pas empreinte cependant de ces théories exagérées qu'on accueille volontiers au lendemain des révolutions, tandis que les temps plus calmes en font sentir les inconvénients et redouter les effets. C'est dans les vues élevées de ses auteurs, les hommes du Congrès, mais c'est avant tout dans la situation des partis et dans les circonstances qui l'avaient fait naître, qu'il faut chercher la cause de l'extrême modération de notre charte fondamentale. Elle eut l'heureux privilège de n'être la fille, ni des mécontentements passagers de quelques ambitieux, ni des vengeances calculatrices d'un parti ; à moins qu'on ne veuille dire, et c'est là en effet son suprême honneur, qu'un grand parti national l'a mise au monde. OEuvre du pays entier, la révolution de 1830 a pour prélude nécessaire l'oubli complet et général de toutes les (page 11) dissensions, de toutes les rancunes intestines. Catholiques et libéraux comprennent qu'ils ne peuvent rien, tant que leur désunion entretient l'incertitude et l'hésitation dans les esprits, qu'ils peuvent beaucoup au contraire en combinant leurs efforts dans une résistance commune, et dès 1827, ils fondent cette ligue célèbre qu'on a appelée l'Union.

Quels étaient les griefs qui conduisaient les deux partis à la guerre contre le gouvernement hollandais ?

Les catholiques, d'une part, n'avaient pas cessé de réclamer de lui la liberté pour leur enseignement. L'arrêté du 1er février 1824 et les deux arrêtés dụ 14 juin 1825 avaient porté un coup mortel à l'instruction donnée par les corporations religieuses (Voir notre chapitre IV).

La nouvelle d'une convention conclue avec Rome (convention publiée le 18 juin 1827) ralluma, il est vrai, les sympathies subites du clergé pour le pouvoir civil (De Gerlache, Histoire des Pays-Bass, t. I, p. 445) ; mais ces actions de grâces se changèrent rapidement en malédictions nouvelles, lorsque le parti catholique vint à comprendre qu'il avait peu à espérer d'un concordat, subi plutôt qu'accepté par la Hollande, si l'on en jugeait d'après les retards apportés à sa loyale exécution. Les libéraux, d'autre part, étaient las de revendiquer le plein exercice du droit de discussion. S'appuyant sur l'article 227 de la loi fondamentale qui promettait la liberté de la presse, ils demandaient le retrait du régime rigoureux que les arrêtés de 1815 avaient inauguré. De plus, pour que cette (page 11) concession ne devînt pas un leurre de la part d'un gouvernement trop habile à éluder ses promesses, ils réclamaient, comme indispensables, la double garantie de l'omnipotence du jury, et de la responsabilité ministérielle ; le jury décidant souverainement sur les délits de presse, c'est-à-dire une défense pour les journaux contre les vengeances de l'administration ; la responsabilité des agents du pouvoir, c'est-à-dire une arme qu'on pût tourner au besoin contre l'administration elle-même. Vers la fin de 1828, M. Charles de Brouckère présentait aux états généraux une motion tendant à faire abroger les arrêtés sur la presse, et le parti libéral voyait repousser avec elle le dernier appel à des sentiments de modération et de prudence. Si, dans tous les rangs de la nation, les deux partis recueillaient de vives sympathies, chez le pouvoir, ils n'avaient rencontré tour à tour qu'une amitié trompeuse, et ces promesses toujours renouvelées, qui déguisent mal une invincible répugnance à être honnête.

On le voit, ce n'est pas dans l'affection d'un parti pour l'autre que l'Union prend son origine. Née de l'utilité commune, elle n'est que le rapprochement naturel entre des aspirations et des haines, qui doivent s'entraider pour ne pas rester en chemin. Son but est une coalition contre le gouvernement. Son manifeste, qui devient celui des méfiances publiques, M. de Potter l'adresse au Courrier des Pays-Bas (8 novembre 1827) quand il écrit : « Bafouons, honnissons, poursuivons les ministériels que quiconque n'aura pas clairement démontré (page 12) par ses actes qu'il n'est dévoué à aucun ministre, soit mis au ban de la nation, et que l'anathème de l'anti-popularité pèse sur lui avec toutes ses suites. » Les griefs des partis se corroboraient, avons-nous dit, des mécontentements de la nation entière. Elle n'avait oublié, ni le syndicat d'amortissement, création mystérieuse qu'on destinait à favoriser les dépenses secrètes, celles que les peuples détestent le plus ; ni l'audacieux bannissement de l'une des langues du pays, au nom de l'utilité générale (arrêté du 30 octobre 1822) ; ni la résurrection des impôts de mouture et d'abatage, qui rappelaient imprudemment le nom maudit du duc d'Albe (DE GERLACHE, Histoire des Pays-Bas, 1. 1, p. 368 et 371.

Enfin, humiliation qu'on ne pardonne guère, l'influence hollandaise s'était établie partout dans la haute administration et dans l'armée. Elle laissait à la Belgique la triste condition d'un de ces pays conquis par les armes, où les vainqueurs s'emparent en maîtres de toutes les fonctions honorifiques ou lucratives, et n'en abandonnent guère d'autres aux indigènes, que celles qui ne valent pas la peine d'être occupées.

Plaintes des partis et plaintes générales se firent jour dans le pétitionnement universel de 1828. De la part d'un peuple poussé à bout, c'était une prière déjà grosse de menaces. Le refus des budgets par les états généraux marque bientôt après la première victoire de l'Union, et avec elle la première révolte légale. La Belgique retrouvait cette vieille énergie qui ne lui a jamais fait défaut contre aucune oppression. Bientôt la révolution, en nous affranchissant à jamais de tout vasselage (page 12) envers l'étranger, devait nous faire libres par nous-mêmes, et enfin, pour nous-mêmes. Si la révolte, cette raison suprême des peuples irrités peut quelquefois trouver grâce devant l'histoire, c'est lorsque les instincts de vengeance et de destruction ont promptement fait place au respect de l'ordre établi, lorsque, devant la grandeur de l'œuvre que la force victorieuse a rendue possible, nul ne peut accuser la violence d'être restée inutile et inféconde.

Tel est le spectacle que nous offre le mouvement de 1830 : deux partis ennemis mettent trêve tout à coup à des dissentiments qu'on aurait pu croire intraitables, oublient leurs tendances opposées, pour s'unir étroitement et marcher ensemble, côte à côte, à une mème conquête. Faut-il s'étonner qu'une pareille alliance ait existé, où faut-il se plaindre qu'elle ait trop peu duré ? L'un et l'autre serait également irréfléchi. Quand il s'agite une grande cause, comme celle de la délivrance d'un peuple, les partis se confondent un moment dans l'enthousiasme de la lutte, et dans la poursuite du noble but à atteindre. Leurs passions, leurs désirs, leurs intérêts d'hier paraîtraient mesquins devant la mâle éloquence de la nation, et ils sentent qu'elle seule conserve le droit de parler et d'ordonner. Le danger écarté du patrimoine commun, la liberté mise à l'abri, les ambitions rivales se souviennent d'elles-mêmes, et se retrouvent en présence ; principes et personnes, rien n'a eu le temps de changer. Il n'est guère d'hommes de parti, lorsqu'ils reparaissent à la vie politique, auxquels on ne puisse appliquer justement le reproche qu'on opposait aux émigrés sous Louis XVIII. «Ils n'ont rien (page 13) oublié ni rien appris, » disait-on, et ce n'était là un blâme sérieux, que parce qu'on les accusait d'être restés en arrière de la nation, en encensant des idoles dont elle ne voulait plus. Si l'Union a été de courte durée, c'est qu'elle ne pouvait être qu'un accident passager dans l'existence d'une nation régie d'après le système représentatif ; nulle volonté au monde ne pourrait recommencer ce qu'ont fait naître des circonstances et une époque évanouies. A quoi servent dès lors les regrets stériles ? Des intentions droites et modérées peuvent donner une trêve aux partis, mais c'est le danger commun, qui seul peut ramener leur alliance ; n'appelons donc pas son retour, mais n'en doutons pas, si la patrie élevait de nouveau la voix pour l'exiger. L'Union d'ailleurs n'est pas morte en entier ; elle a laissé son œuvre. La Constitution est restée debout, respectée de tous, pour affirmer, à trente ans de distance, ses larges principes, et ses libertés sans privilège. Fruit d'une victoire remportée par les deux partis, notre charte fondamentale ne leur refusa rien de ce qu'ils avaient si ardemment. réclamé du gouvernement hollandais. Les libéraux obtinrent la liberté entière pour toutes les manifestations de la pensée humaine ; les catholiques reçurent du même coup la liberté de l'enseignement et l'indépendance de l'Église vis-à-vis de l'État, avantage qu'ils préféraient au plus généreux des concordats (Dans sa lettre du 13 décembre 1850, adressée au Congrès national, le prince de Méan, archevêque de Malines, demande la liberté complète de l'Église catholique. Discussions du Congrès, t. I, p. 525).

Avant d'entrer dans le récit des actes de notre Parlement, (page 13) il nous paraît nécessaire d'examiner cette importante question des rapports réciproques du culte et de l'État, et de considérer en particulier la manière dont la Belgique a cru devoir la résoudre. Le système de la Constitution, sur ce point, nous offre le double intérêt, et d'être nouveau en Europe, et d'être resté non sans influence, on le comprend, dans les affaires d'un pays où la religion a conservé un immense empire, et dont un grand parti n'a pas quitté le nom de catholique.

Quels sont les devoirs de l'État à l'égard du culte ? Il est certaines fonctions et certains droits que chacun s'accorde à reconnaitre légitimement exercés par l'Etat, ceux par exemple, de se faire le médiateur entre les citoyens, en rendant la justice, et d'être leur protecteur, en maintenant la paix publique. D'autres attributions lui sont plus contestées. Est-il nécessaire, par exemple, qu'en matière religieuse un gouvernement prenne vis-à-vis de ses administrés la position d'un père vis-à-vis de ses enfants mineurs ? Faut-il qu'il se charge de préserver de l'erreur la conscience des citoyens, comme il préserve leur personne du vol et de l'assassinat ? Question délicate, et résolue de bien des manières, selon le temps et le pays qui s'en sont occupés.

L'antiquité aimait l'alliance intime du pouvoir et du culte. Tantôt, nous y voyons la politique qui se sert de la religion ; tantôt la religion, au contraire, établit son empire sur la société civile.

L'histoire de certains États de la Grèce, et celle de la république romaine, nous montrent avec quelle adresse les (page 16) anciens savent tirer parti du sentiment religieux ; de quelle manière, en s'appuyant de l'autorité de leurs dieux, ils tendent constamment à renforcer la vigueur de l'État. Tel est, en effet, le but et la pensée dominante de la plupart des gouvernements de l'antiquité. A leur passion pour la grandeur politique de la patrie, ils sacrifient jusqu'aux sentiments les plus intimes et jusqu'au bien-être même des individus. Quelque influence indépendante qui s'établisse, elle leur semble inutile, et partant importune, puisqu'elle se place en dehors de la chose publique. De pareils gouvernements ne peuvent évidemment songer à faire du sacerdoce une puissance séparée. Ils le renferment, ou plutôt le séquestrent dans l'État, afin d'être bien assurés qu'il ne deviendra pas son rival. Un théologien célèbre, saint Augustin, exprime cette pensée avec énergie, quand il dit : « Les gouvernements ne se sont emparés de la religion que pour disposer plus facilement des peuples. » (SAINT AUGUSTIN, De la cité de Dieu, chap. XXXII.) En absorbant le culte jusqu'à en faire une partie de lui-même, l'État s'impose le devoir de le défendre et de le combler d'honneurs. Offenser la religion, outrager l'homme ou l'objet qu'elle a élevé jusqu'à elle en l'appelant sacré, c'est porter atteinte à l'État lui-même dans ce qu'il a de plus respectable. Le sacrilège est le plus grand des crimes que puissent punir les lois, et les prêtres acquièrent le caractère de magistrats publics. Lycurgue à Sparte et Numa Pompilius à Rome, usent de la religion en appelant ses mystères au secours de leurs réformes politiques ; ils sacrent, (page 17) pour ainsi dire, leurs lois nouvelles, et forcent la nation à les révérer, lorsqu'ils déclarent qu'elles leur sont inspirées par le ciel. Après eux, pendant toute la durée des deux républiques, les prêtres gardent pour premières fonctions dans l’État le droit de faire parler les oracles et de rechercher les présages leur rôle inévitable est de promettre d'avance le succès aux ambassades comme aux expéditions guerrières qu'il plaît à l'État d'entreprendre.

Ailleurs, l'antiquité nous offre le spectacle attristant de nations entières que le pouvoir sacerdotal maintient asservies. L'Égypte voit jusqu'à son souverain soumis à la direction et à la censure des prêtres. Pour eux, le roi reste une vaine idole qu'ils encensent en public, mais dont ils connaissent l'impuissance, et dont ils dictent les arrêts. Dans l'Inde, les Brahmanes se vantent d'avoir succédé aux premiers patriarches (J.-J. ALTMEYER, Histoire ancienne, p. 61.), et leur empire est si bien assis qu'il a duré sans interruption jusqu'à l'époque actuelle. Dans l'œuvre d'abrutissement qu'ils poursuivent sans relâche, à peu près depuis la naissance du monde, ils ont tout prévu, tout embrassé, tout calculé, depuis les règles de la morale jusqu'aux minuties du costume. Ils ne permettent à personne, ni de naître, ni de vivre, ni de mourir en dehors de l'exactitude immuable de leurs prescriptions, et les lois qu'ils ont dictées se montrent si jalouses de servitude qu'elles osent énoncer l'obligation impérieuse pour les rois eux-mêmes, « de se laisser guider par les Brahmanes (Code de Manou, chap. VII.). » C'est bien l'esclavage domestique (page 18) d’un peuple entier consacré et maintenu au profit du sacerdoce.

De quelque côté que nous tournions nos regards, l'antiquité nous apparaît consacrant entre l'État et le culte l'association la plus complète et la plus intime. On peut dire qu'ils se servent l'un de l'autre, et vivent véritablement l'un par l'autre.

Loin de cesser pendant le moyen âge, cette communauté d'existence s'y manifeste sous une nouvelle forme. Devenu un ordre dans la plupart des États, le clergé s'efforce de s'y mêler le plus possible des affaires publiques. Selon le vent qui souffle, tantôt il use ouvertement de sa puissance pour tout embrasser, tantôt il se fait humble et dissimule ses projets avec une prodigieuse habileté. Certes, on ne peut douter de son influence prépondérante sur l'esprit des princes, lorsque ceux-ci veulent gagner le ciel, en poursuivant sans merci tous ceux de leurs sujets qui se permettent d'adorer Dieu d'une manière différant de celle adoptée par leur souverain. Il n'est guère de pays qui n'ait été souillé d'odieuses persécutions ; on peut en conclure qu'il n'en est guère non plus, où la religion n'ait pas, pour un temps, régné sur le pouvoir civil et conduit le bras séculier.

De nos jours, l'esprit humain a montré pour l'indépendance une énergie vivace, qui devait s'étendre et se fortifier de plus en plus, sous l'égide de lois sincèrement protectrices pour les manifestations de la pensée individuelle. Chez les peuples civilisés, la religion a cessé d'être une adoration publique et parfois forcée pour devenir un élan spontané de l'homme vers (page 19) un être supérieur ; s'épurant par cette transformation, elle nous semble y avoir puisé un prestige plus solide et plus vrai, puisque désormais elle le tient surtout d'elle-même. Aujourd'hui, si la tolérance religieuse ne règne pas toujours dans les mœurs, c'est beaucoup déjà qu'elle ait marqué son empire, en adoucissant les lois ; presque toutes les législations modernes ont cessé de poursuivre de leurs rigueurs les croyances religieuses des minorités. Mais si les persécutions ont fini leur temps, il ne faut pas se hâter d'en conclure que l'alliance entre le gouvernement et le culte ait cessé de vivre ailleurs que dans l'histoire. Cette union subsiste au contraire, plus ou moins intime, dans la plupart des États de l'Europe actuelle ; partout où elle s'est établie, l'autorité civile la trouve trop avantageuse à sa puissance pour consentir à la rompre de bonne grâce En affranchissant le clergé, l'État craindrait de lui donner surtout la liberté d'être ingrat.

Quelques gouvernements européens maintiennent une religion au premier rang, et l'associent à leur propre grandeur. Semblables en cela aux républiques anciennes, ils comblent le culte de leurs faveurs, se chargeant d'en diriger les manifestations, et au besoin d'en interpréter les mystères. A sa dignité civile le souverain de la nation joint alors un caractère religieux. Il règne doublement sur ses sujets, puisqu'il est maitre tout à la fois de leurs personnes et de leurs consciences. Tel est le pouvoir que la Turquie reconnait au sultan, et la Russie, à l'empereur. Hobbes et J.-J. Rousseau recommandent un état social aussi peu compliqué. Sans cette unité politique, dit ce dernier, jamais (page 20) Etat ni gouvernement ne sera bien constitué (Contrat social, liv. IV, chap. VIII).

L'Angleterre elle-même admet la justesse de cette maxime, en enveloppant son Église dans l'État (Note de bas de page : Les États réformés prennent tous leur souverain pour chef spirituel. Ainsi la Suède, la Norwége, le Danemark, la Prusse et la plupart des États allemands. D'autre part l'Espagne et une grande partie de l'Italie sont jusqu'aujourd'hui restées inféodées au catholicisme. L'Autriche, par son concordat du 18 août 1855, fait du culte catholique une véritable religion d'Etat.). Si le système qu'elle adopte semble s'éloigner beaucoup de celui dont nous venons de parler, c'est qu'en effet il y a un abime entre eux, celui qui sépare un gouvernement libre du gouvernement despotique. Le souverain des Trois-Royaumes est le chef de l'Église anglicane ; mais c'est dans le Parlement que réside le droit de décider en matière de foi. Dans les questions de cette nature, celui-ci laisse aux chefs spirituels de l'Église le droit de faire les propositions, et garde pour les laïques la faculté de donner ou de refuser leur assentiment (Discours de l'évêque d'Exeter, 27 février 1845). Le Parlement tient ainsi tous les pouvoirs de la Constitution, parce qu'il est censé représenter le peuple anglais de la manière la plus directe et la plus entière ; au pouvoir législatif appartient le droit de siéger en concile, comme celui de juger certaines causes en tribunal suprême.

En adoptant une religion nationale (Voir, sur cette adoption en Angleterre MACAULAY, Critical and historical essays, t. I, p. 235.), un pays se lie à elle, la soutient, et s'en fait responsable. « Il est obligé, comme l'écrit un homme d'État de l'Angleterre, M. Gladstone (W. GLADSTONE, The State in its relations with the Church. London, 1859), (page 21) inévitablement obligé de pousser à son extension. Pour y arriver, il doit se servir de tous les moyens légitimes qui y soient propres. »> Hâtons-nous de dire qu'en Angleterre l'existence de l'Église officielle ne forme pas obstacle à la prospérité des communions qui lui sont même le plus directement hostiles. L'aristocratie du clergé prend place dans l'État à côté de l'aristocratie de naissance, et la Chambre des lords a son banc des évêques ; mais le gouvernement laisse à toute doctrine religieuse, comme à toute doctrine politique la latitude de se produire librement, et d'avoir sa place au soleil. Le dogme encore ignoré et sans crédit combat à visage découvert les principes les plus solidement établis, et les plus universellement respectés. Chaque innovateur peut faire appel à l'attention publique dans le meeting, l'assemblée de tout le monde, ou dans cette presse, qu'on a justement comparée au forum des Romains. Tous les bruits publics s'y donnent en effet rendez-vous ; et l'on peut dire d'elle comme du forum, que tour à tour elle reçoit sa puissance de l'opinion populaire, et communique au peuple ses inspirations directrices. C'est ce goût illimité pour la discussion sur toute chose qui a passé dans les habitudes de la nation anglaise, et en forme l'élément un peu tracassier peut-être pour ceux qui la dirigent, mais essentiellement démocratique à coup sûr, puisqu'il amène le pays à s'occuper de toutes ses affaires, et à s'en rendre compte par lui-même.

A côté des gouvernements qui, de leur propre autorité, reconnaissent une foi religieuse pour la seule vraie, il en est d'autres qui ne se prononcent ouvertement sur le mérite (page 22) particulier d'aucun culte, mais en prennent plusieurs sous leur protection, en leur imposant à tous le fardeau d'une tendresse exigeante. Tel est le système inauguré par le consulat, et que la France a pratiqué sans interruption depuis le commencement de ce siècle (VIVIEN, Droit administratif ; DURIN, Manuel de droit public ecclésiastique français ; VINET, Liberté des cultes.). Tout en reconnaissant que le frein d'une religion régulière est indispensable au peuple, le gouvernement français ne s'est pas considéré comme suffisamment infaillible pour en choisir une à sa place. On se tromperait en voyant dans les bienfaits que l'État dispense au culte, une preuve de ce respect sympathique qu'on porte naturellement aux croyances qu'on a embrassées. Comment, en effet, comprendre de la part du gouvernement une foi également respectueuse pour des croyances qui s'excluent et qui se condamnent l'une l'autre ? Ses bienfaits n'ont qu'une source : la conviction arrêtée chez le chef de l'État, que c'est la pratique de certaines religions positives qui contribue puissamment au maintien de la tranquillité générale. Il importe assez peu d'ailleurs que ces dogmes soient ou non conformes à la vérité révélée, ou à la morale bien entendue. Ce qui les rend d'abord respectables, c'est qu'ils ont de l'influence et des partisans à leur service. Le gouvernement croit nécessaire d'absorber ces forces, qu'il craindrait trop comme ennemies, si elles cessaient de lui être subordonnées. Parlant de la religion catholique, Portalis s'exprime ainsi dans son discours sur la loi de l'an X : « Abandonner un ressort aussi puissant, c'est avertir le premier ambitieux ou le premier brouillon qui voudrait de nouveau (page 23) agiter la France, de s'en emparer et de le diriger contre sa patrie. Dans les temps les plus calmes, ajoute-t-il, il est de l'intérêt des gouvernements de ne point renoncer à la conduite des affaires religieuses. Ces affaires ont toujours été rangées par les différents codes des nations dans les matières qui appartiennent à la haute police de l'État. » Ces paroles, émanant de celui qu'on peut appeler l'auteur de la loi organique du concordat, mettent pour nous en pleine lumière la double face de cette législation sur les cultes. D'une part, la France adopte les religions dominantes, les maintient, et les honore, afin de les diriger ; d'autre part, elle ne reconnaît pas même aux autres cultes le plus naturel des droits, celui d'exister sans son autorisation. Quand elle s'occupe d'eux, c'est pour les restreindre dans leur liberté, ou pour les frapper de condamnations (Note de bas de page : Différents arrêts établissent nettement la position des Églises non reconnues ; par exemple ceux de la cour de cassation de France des 12 avril 1838, 22 avril 1843 et 7 janvier 1848, rapportés dans SIREY-DEVILLENEUVE, à leurs dates respectives. Le décret du 23 mars 1852 est plus explicite encore.) Bien loin qu'ils soient protégés, ce sont plutôt les citoyens qu'on protégé contre leurs doctrines ; et si l'on se demande quelle position ces dogmes déshérités occupent dans l'État, on ne peut guère les appeler que du nom de perturbateurs et d'ennemis publics, puisqu'ils n'ont ni la faculté de s'exercer librement, ni celle de faire ouvertement des prosélytes.

La Belgique a été longtemps régie par cette législation. A ce titre celle-ci mérite d'arrêter un moment notre attention. Elle le mérite encore à un autre point de vue. Comme elle est (page 24) l'antithèse parfaite de notre système actuel, elle met en œuvre des principes que nous avons solennellement répudiés : on ne connait bien ce que l'on veut, qu'en l'opposant à ce dont on ne veut plus.

Avant d'examiner la position que la loi du 18 germinal an x (Note de bas de page : 8 avril 1802. Loi organique sur la convention entre le gouvernement français et Sa Sainteté Pie VII, en date du 26 messidor an x (15 juillet 1801). Les catholiques ont accusé la loi organique du 18 germinal an X d'avoir perfidement modifié, au profit du gouvernement, la convention du 26 messidor an IX (Histoire du Consulat et de l'Empire, par THIERS, édit. Meline, t. I, p. 350). Quoi qu'il en soit, c'est la loi de germinal qu'on a constamment appliquée) a faite au culte catholique, disons d'abord que les Églises juive et protestante ont été placées sous un régime analogue, par cette même loi et par celles du 17 mars 1808. Les trois cultes n'ont guère vu leur situation se modifier depuis ces lois organiques, et la Charte de 1830 n'a pas eu la prétention d'innover en cette matière, quand elle a dit dans son article 5 : « Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la mème protection. » Cette phrase solennelle n'a absolument rien changé à la situation d'aucun culte. Ils sont restés, après, ce qu'ils étaient auparavant les uns, caressés par le pouvoir ; les autres, poursuivis et condamnés à l'occasion.

La dépendance de la religion catholique vis-à-vis de l'État se trouve réglée de la manière la plus stricte et la plus sévère par les articles organiques du concordat. Il y aurait injustice cependant à attribuer à l'époque ou aux hommes qui l'ont mise au jour, la responsabilité exclusive de cette législation. Elle (page 25) n'est le plus souvent qu'un énergique résumé des anciennes doctrines gallicanes, doctrines que les principes contraires de la République n'étaient pas parvenues à remplacer dans les esprits. Par la loi de l'an X, le gouvernement se réserve la surveillance des relations de l'Église avec le Saint-Siège, comme avec les conciles étrangers. Non content d'isoler ainsi le clergé de l'extérieur, l'État pénètre dans son organisation intime. Il se fait confirmer l'avantage d'intervenir dans la nomination de chacun de ses membres, faculté qui prend son origine dans le concordat de 1516, entre François Ier et Léon X ; règle l'immobilité de la doctrine sur un document qui date de près de deux siècles (Note de bas de page : Exposition de la doctrine de l'Église catholique sur les matières de controverse, par Bossuet, approuvée par les archevêques et évêques de France. OEuvres de Bossuet, édit. Didot, t. 1, p. 699 et suiv., le texte et les approbations) ; enfin ne laisse émaner du culte, ni une publication, ni un acte non revêtu à l'avance de l'approbation du pouvoir. Il est facile de reconnaître l'origine de cette haute autorité, dans l'appui que le clergé de France a souvent réclamé de l'ancienne monarchie contre les prétentions d'omnipotence émanant de la papauté. Tel est, par exemple, l'esprit de la fameuse déclaration du clergé, dont Bossuet s'est fait l'interprète (Déclaration du 19 mars 1682) et qu'un édit du 25 mars 1685 a rendue loi de l'État.

Pour arriver à la partie pénale de la loi de l'an x, disons qu'elle consiste dans le droit, pour l'autorité civile, de prononcer sur les appels comme d'abus, prérogative dont les rois s'étaient de tout temps montrés jaloux, en prenant la qualité (page 26) de protecteurs de l'Église. Dans sa déclaration de 1696, Louis XIV se donnait le nom de « défenseur des saints canons ; » et trois ans après, d'Aguesseau, vantant bien haut la conduite de son souverain, disait de lui devant le parlement assemblé : « Un roi dont le règne glorieux n'a été qu'un long triomphe, encore plus pour la religion que pour lui-même, voulut toujours mériter le titre auguste de protecteur de l'Église et d'évêque extérieur, en joignant les armes visibles de la puissance royale à la force invisible de l'autorité ecclésiastique (H.-F. D'AGUESSEAU, chancelier de France. OEuvres complètes, t. I, p. 260). » Ce que le régime de la loi de l'an X offre de nouveau en cette matière, c'est le conseil d'État, qui remplace les parlements dans l'exercice de la déclaration d'abus, droit délicat dont, il est juste de le dire, ceux-ci ne s'étaient montrés indignes en aucun temps.

Entre les mains de l'administration, l'appel comme d'abus demeure une arme dont la double menace est incessamment dirigée tout à la fois contre les citoyens qui portent atteinte à la religion, et contre les ministres du culte qui oublient le respect qu'ils doivent au pouvoir civil, ou transgressent les lois de l'Église gallicane ; les injures au droit canon, de la part des prêtres, sont vengées par l'administration, comme les injures à la religion elle-même, de la part des particuliers. Décidant pour chaque cas particulier qui se présente, le conseil d'État est forcé, par exemple, de se faire juge entre le citoyen qui réclame de son curé l'avantage des biens spirituels, et le curé qui ne prétend pas les lui accorder (Note de bas de page : Article 6, loi de germinal an x. Les différentes restrictions apportées par cet article à la liberté du culte sont expliquées avec soin dans l'ordonnance du conseil d'État du 9 mars 1845, rendue sur le rapport de M. Vivien, contre le mandement de M. le cardinal de Bonald, archevêque de Lyon. DALLOZ, 1845, 3e partie, p. 63.) Sans examiner si l'appel (page 27) comme d'abus est nécessaire au maintien de la discipline dans l'Église française, on peut se demander si l'administration reste bien dans son rôle en l'exerçant, et l'on a de graves motifs d'en douter. Soit que l'attentat à punir par la déclaration d'abus blesse le gouvernement lui-même, soit qu'il offense le culte ou les fidèles, il est difficile de lui assigner un caractère qui n'ait pas une parfaite analogie avec la contestation entre citoyens, ou bien avec le crime que l'action du parquet est destinée à poursuivre. Que ce soit l'un ou l'autre, la magistrature se présente de droit pour être la protectrice des intérêts individuels ou la vengeresse de l'ordre social outragé. Les préfets qui dénoncent l'abus, et les conseillers d'État qui le déclarent, ne font donc que remplir la tâche des magistrats, ce qui pourrait bien ne pas être nécessaire. Nous sommes peu partisan d'ailleurs de lois qui tendent à concentrer une trop grande puissance entre les mains d'un seul, en faisant remonter au prince le plus dangereux de tous les droits, celui de juger. Bien qu'on l'appelle le signe du pouvoir fort, un pareil système est dangereux pour le gouvernement tout le premier, si l'absolutisme vient à s'implanter dans les traditions administratives. Quand les autorités qui émanent directement du pouvoir central sont déclarées impeccables, en restant sans contrôle et sans appel, elles courent grand risque de pécher par excès de zèle, de demander du servilisme au lieu (page 28) de dévouement, et de la bassesse, comme un hommage légitime au souverain. Voilà le mal. Les adulations extrêmes mènent tout droit au mépris pour ceux qui les encouragent ou les exigent ; et du mépris au renversement du pouvoir, il n'y a qu'un jour d'impatience de la nation.

Le clergé belge resta soumis au régime du concordat aussi longtemps que nos destinées se confondirent avec celles de la France. En cette matière, le gouvernement hollandais continua les traditions de l'empire jusqu'à notre révolution de 1830.

La loi fondamentale affirme, il est vrai, « la liberté des opinions religieuses » (article 190) ; mais, par ces mots, elle ne songe nullement à assurer l'indépendance du clergé, ou le droit pour toutes les religions de s'exercer sans entraves. La commission chargée de réviser la loi fondamentale hollandaise en l'appropriant à la Belgique, montre assez, par les termes de son rapport, que la liberté de l'article 190 n'est pas autre chose que le droit pour chacun de penser à sa guise en matière de culte. « Le plus précieux de tous les droits, dit ce rapport, l'entière liberté de conscience, est garanti aussi formellement qu'il peut l'être. » Le gouvernement nouveau ne veut rien de plus. Le chapitre VI de la Loi fondamentale maintient du reste formellement le système de la protection de l'État « sur les communions religieuses existantes » (article 194). Jaloux d'autorité, le nouveau monarque se fait attribuer à lui-même la surveillance directe de tout ce qui concerne le culte (articles 193, 195 et 196). Dès son (page 29) avènement, le prince souverain des Pays-Bas montre bien qu'il n'entend pas abandonner son droit de faire des règlements sur la matière. Par ses arrêtés du 1er octobre et du 30 novembre 1814, il contraint ses sujets à l'observance des dimanches et des fêtes ; le gouvernement sort ainsi sans contredit de sa mission sérieuse en prescrivant, à titre de nécessité sociale, une obligation que l'autorité spirituelle peut seule imposer comme devoir de conscience.

Au point de vue des relations du culte avec l'extérieur, le roi des Pays-Bas pousse jusqu'à l'imprudence le système de compression que l'empereur avait exercé à l'égard du clergé. En 1817, l'évêque de Gand, M. de Broglie, se voit traduit devant la cour d'assises du Brabant. On lui reproche, nous citons l'un des chefs de l'acte d'accusation,« d'avoir, depuis 1815, et notamment en 1816, et même postérieurement, sur des questions religieuses, entretenu des correspondances avec une cour étrangère, sans en avoir préalablement informé le directeur général du culte, laquelle correspondance a été suivie de faits contraires aux dispositions formelles d'une loi, et particulièrement de la publication de deux bulles et d'un bref du pape qui n'avaient été ni placetés ni visés. » (Acte d'accusation devant la cour d'assises du Brabant, 9 octobre 1817). En trouvant de pareils actes rangés parmi les crimes, ne croit-on pas entendre la mercuriale courroucée d'un maître d'études, qui se plaint amèrement des méfaits d'un écolier peu docile ?

Contre la position d'infériorité humiliante où l'État prétendait maintenir le culte, les catholiques accumulèrent à cette (page 30° époque les protestations les plus vives. Les lois et les règlements invoqués leur paraissaient vexatoires et insupportables. Et cependant, ils les avaient reçus depuis longtemps : 1815 n'avait rien changé à la position légale que la loi de l'an X reconnaissait au clergé. Comment les sentiments de bienveillance que le culte portait à l'empire, s'étaient-ils changés soudain en invectives contre le royaume des Pays-Bas ? A ce prompt revirement, on ne peut assigner qu'une seule cause le regret des catholiques de voir leur religion déchue du premier rang dans l'Etat, et celui d'être comptés eux-mêmes pour peu de chose par les nouveaux gouvernants. Tout en prenant des précautions contre l'influence catholique, l'empire n'avait jamais manqué de l'honorer bien haut. La religion que le concordat appelait « celle de la grande majorité des Français (Note de bas de page : D'après l'abbé Bernier, le négociateur principal du concordat, la mention de ce fait était aussi utile que la déclaration que l'Eglise catholique était la religion d'Etat. (THIERS, Histoire du Consulat et de l'Empire, 1. 1, p. 304 et 506.)), » recevait presque la consécration publique de sa supériorité sur les autres cultes, et l'on avait toujours soigneusement ménagé une auxiliaire dont on connaissait l'importance. Le nouveau règne, au contraire, avait maladroitement heurté de front les intérêts et les vanités catholiques. Un homme politique de l'époque, M. de Gerlache, laisse percer les regrets de son parti, lorsqu'il s'exprime en ces termes sur la portée de la charte hollandaise : « On accordait, dit-il, protection ou plutôt tolérance à tous les cultes, mais la religion chrétienne réformée était déclarée celle du (page 31) souverain et spécialement favorisée (Histoire du royaume des Pays-Bas, par le baron E.-C. DE GERLACHE, p. 261). » Le parti catholique avait peu de confiance désormais dans les affections changeantes des gouvernements, et n'aspirait plus qu'à la rupture des liens qui rattachaient la religion à l'État.

Cet affranchissement se réalise pour elle presque au lendemain de la révolution de 1830. Un arrêté du gouvernement provisoire, à la date du 16 octobre, porte : « Art. 1er. Il est libre à chaque citoyen ou à des citoyens associés dans un but religieux ou philosophique quel qu'il soit, de professer leurs opinions comme ils l'entendent, et de les répandre par tous les moyens possibles de persuasion et de conviction.» Les articles 2 et 3 du même arrêté proclament l'abrogation des lois qui entravent soit la liberté des doctrines, soit l'exercice d'une religion, ou l'indépendance entière de ses ministres. L'article 4 complète l'œuvre nouvelle, en supprimant les fonctions de ceux qui représentaient l'autorité civile dans ses rapports avec la religion.

Lorsque la Belgique eut à établir la position des cultes sur une base définitive, elle donna raison au principe consacré par le gouvernement provisoire, celui de l'indépendance réciproque et complète entre l'Église et l'État. Au Congrès, toutefois, le système opposé rencontrait encore des adhésions convaincues, et, parmi elles, celle d'un homme éminent, M. Defacqz : « Il faut, disait-il, que la puissance temporelle prime et absorbe en quelque sorte la puissance spirituelle (HUYTTENS, Discussions du Congrès, t. 1, p. 587.). Pleine d'amertume contre le passé, la majeure (page 32) partie de l'assemblée repoussait, au contraire, la soumission imposée au culte par les deux gouvernements précédents. A cette législation, et à son cortège de faveurs et de défiances inséparables les unes des autres, elle préférait la liberté, avec le droit commun. L'amendement de M. Defacqz, qui rétablissait la suprématie de l'État sur la religion, fut rejeté par 114 voix contre 60.

La Constitution de 1831 proclame donc un principe nouveau (Voy. le discours de M. Nothomb au Congrès, Huyttens, t. I, p. 596.), la liberté des cultes. Toutefois, si elle donne aux religions le droit de se produire et de s'exercer sans entraves, elle prend soin de refuser l'impunité à ceux qui, sous le couvert du sentiment religieux, prétendraient offenser librement les lois ordinaires (article 14). Les articles qui suivent l'énonciation du principe de la liberté des cultes sont d'énergiques protestations contre le système répudié par le Congrès - Du respect pour la liberté entière de chaque culte, nait le respect pour l'indépendance absolue des citoyens en matière religieuse (article 15). Chacun peut croire, ou ne pas croire ; suivre une religion quelconque, ou n'en suivre aucune. Les lois pénales ne viennent plus au secours des règles ecclésiastiques, pour les faire observer. La nomination et l'installation des ministres du culte cessent d'appartenir au pouvoir civil ; elles font partie des attributions du seul pouvoir religieux (article 16). Le clergé peut librement correspondre avec ses supérieurs ; (page 33) il publie leurs actes sans autre responsabilité que celle de la loi commune (article 16).

De la théorie adoptée par la Constitution, il ressort une dernière conséquence, qu'elle n'a pas, il est vrai, mentionnée d'une manière expresse, mais qui n'en est pas moins évidente, et qu'on ne peut logiquement repousser. La voici : en se prononçant sur le mérite d'une ou de plusieurs religions, l'autorité civile sort de son rôle constitutionnel, et va plus loin qu'il ne faudrait. Quelque chose que l'on blâme, ou que l'on approuve, il est nécessaire d'en savoir la raison. C'est là une règle de bon sens que l'État n'aurait pas le moyen de renverser quand bien même il le voudrait. Or, quand le pouvoir manifeste à propos d'un culte une opinion quelconque, il n'a pas le droit d'en savoir le pourquoi. Depuis 1830, le gouvernement est dépouillé d'une partie des fonctions qu'il exerçait antérieurement. Il n'étudie plus les dogmes, car il n'est plus chargé de les maintenir (article 15) ; il ne peut donc les connaitre en aucune manière. La surveillance des cultes lui a échappé en même temps, il ne peut, ni pénétrer dans leurs affaires d'intérieur, ni régler leurs rapports avec l'étranger (articles 14 et 16). A quel titre, et à l'aide de quelle intuition surnaturelle, le gouvernement irait-il se prononcer sur la vérité ou sur l'utilité d'une religion, alors qu'il n'en connait et n'en surveille plus rien, ni les principes, ni la morale, ni la discipline ? Les avantages que l'État accorde aux membres du clergé, sans en faire jouir les autres citoyens, (page 34) conservent donc le caractère de libéralités, d'actes complétement gratuits, sans autre justification que la loi du bon plaisir, les convenances et les affections personnelles de ceux qui gouvernent.

A l'indépendance du culte, notre charte n'a admis qu'une seule exception à moins d'une loi spéciale, le mariage civil doit toujours précéder l'union religieuse (article 16, paragraphe 2). La rigueur du principe de liberté absolue s'efface ici devant un motif tout particulier d'ordre public, l'utilité incontestable de la consécration des mariages par l'officier municipal, et de la tenue exacte des registres qui les mentionnent. L'article 16 de la Constitution forme garantie contre une opinion populaire, suite de la législation de l'ancienne Belgique. Ce préjugé persistait à considérer comme valables devant l'État et la famille, des unions que l'autorité religieuse avait seule consacrées.

Pour trouver un affranchissement de la religion aussi complet que celui consacré par notre charte fondamentale, il faut sortir de l'Europe, et se transporter au milieu de la société américaine. Les États-Unis ont même été plus loin que la Belgique. N'accordant de traitement aux ministres d'aucun culte, ils ont porté le principe philosophique de la séparation du culte et de l'État, jusqu'à ses dernières conséquences dans les institutions. Notre Congrès comprit qu'il ne pouvait être philosophe jusque-là, sans se faire accuser par les catholiques de tendre au renversement des plus saintes lois. Dans la déclaration par l'État, qu'il ne se chargeait plus (page 35) de rémunérer le culte et qu'il laissait ce devoir aux fidèles, on n'eût voulu voir qu'un acte de spoliation, et le retour des mesures hostiles organisées contre le catholicisme par la république française, dans ses décrets de l'an II et de l’an III (Décrets du 2ème jour des sans-culottides an 11, et du 3 ventôse an III. La constitution du 5 fructidor an III admet des principes analogues). La suppression du salaire des prêtres, dont la Convention avait fait une marque de haine, un moyen de persécuter les autels, n'aurait pu être comprise et interprétée comme une suite naturelle de la nouvelle position du culte vis-à-vis de l'État. C'est ce qui explique comment le salaire des prêtres ne rencontra aucune opposition au Congrès (Huyttens, t. II, p. 478 et 479). Certes la majorité de l'assemblée ne voulait pas avec M. de Gerlache que le traitement des ministres d'une religion fut le signe de son utilité reconnue.

(Note de bas de page : Cette opinion, qu'on a attribuée au Congrès entier, et dont on a fait la base de tout un système, a été émise par M. de Gerlache, non pas dans la discussion sur l'article 117, mais incidemment et à propos de l'indépendance du clergé (article 16, voy. HUYTTENS, t. I, p. 391), ce qui diminue encore son importance. Les catholiques, même les plus fervents, n'adoptaient pas la manière de voir de M. de Gerlache. Dans sa lettre du 13 décembre 1830, adressée au Congrès, l'archevêque de Malines, prince de Méan, demande, lui aussi, le maintien des traitements ecclésiastiques ; mais il s'appuie uniquement sur des raisons historiques, qui font de ces traitements, non pas une marque de faveur et le prix de services rendus, mais une restitution véritable, c'est-à-dire un acte de justice. « L'État, dit-il, ne s'est approprié les biens du clergé qu'à charge de pourvoir convenablement aux frais du culte et à l'entretien de ses ministres ; l'article premier de la loi française du 2 novembre 1789 l'atteste. Le Saint-Siège, de son côté, n'en a ratifié l'aliénation pour le bien de la paix, que sous la stipulation expresse que le gouvernement se chargeait d'accorder un traitement convenable aux ministres du culte, comme les articles 13 et 14 du concordat de 1810, ainsi que les bulles y relatives en font foi. » M. le baron de Sécus tient un langage analogue. (HUYTTENS, t. I, p. 576.)).

C'était là revenir au principe de l'empire français la protection spéciale des religions qui comptent le plus d'adhérents, la surveillance des dogmes et des actes des différents cultes. Mais personne (page 36) non plus ne voulait jeter l'Etat dans les hasards d'une expérience dangereuse. En refusant le traitement au clergé, le Congrès n'eût réussi qu'à soulever des défiances peut-être mortelles, pour un gouvernement dont les institutions ne pouvaient pas encore être jugées dans la pratique, et qui avait tout à craindre, mème la calomnie, dans un moment où le concours de personne ne lui était superflu. Au législateur constituant, il ne suffit pas d'avoir pour lui la raison pure, et de trouver des conséquences toujours rigoureuses à ses théories. Son œuvre est destinée à la généralité des citoyens. Elle risque d'être éphémère, si un parti considérable peut l'accuser de faire de la tyrannie en l'honneur de la sagesse des principes.

Des exigences du passé et des périls de la situation présente, est sorti l'article 117 de notre Charte : « Les traitements et pensions des ministres du culte sont à la charge de l'État. » Toutefois, comme c'est la législature qui vote les budgets, c'est elle seule qui est appelée à décider des besoins réels de la religion, et l'Etat reste maitre de restreindre ou d'étendre dans une certaine mesure les bienfaits qu'il lui dispense. En Belgique, la situation du culte se résume d'un mot : le pouvoir civil n'a le droit de s'occuper de lui, que pour rémunérer ses ministres. On a parfois déploré cette abstention forcée du gouvernement en matière de religion. (page 37) Les uns y ont vu du mépris pour l'un des sentiments les plus élevés qu'il soit donné à l'homme de manifester. Les autres, la considérant comme une abdication inutile du pouvoir civil, y ont cherché la source des ambitions inquiètes de la puissance cléricale. Quant aux premiers, nous craignons qu'ils ne soient de ceux qui n'admettent de bon en ce monde, que ce qui vient à naitre sous l'inspiration directrice d'un culte particulier. En politique, cette école ne comprend guère de vertu sociale, dont la religion ne soit le principe et la fin. En histoire, elle réserve ses éloges aux princes pieux qui ont richement doté des abbayes ou des églises, et n'a d'admirations enthousiastes que pour les souverains qui ont pris place dans le calendrier. A ceux qui exagèrent ainsi l'utilité de l'influence religieuse, répondons que notre Charte, bien loin de mépriser le culte, l'a estimé très haut, puisqu'elle lui a laissé toute sa liberté d'action. Il est même inexact de dire que chez nous l'État soit indifférent à la religion ; car à l'idée d'indifférence on rattache d'ordinaire une pensée d'abandon ou de dédain, et les sentiments de ce genre étaient loin de prévaloir chez nos constituants. Ce qui est vrai, c'est que le pouvoir spirituel n'est ni l'associé, ni le subordonné du gouvernement. Chaque clergé avec ses fidèles forme une véritable société particulière, en dehors de l'action et de l'attention spéciales de l'Etat. Il en est des mystères de la foi comme de tout ce qui touche aux délicatesses de la conscience la plus haute marque de respect que la loi puisse leur donner, c'est de se taire devant eux.

(page 38) Y a-t-il du moins quelque avantage pour le pouvoir civil à élever la voix dans un débat religieux ? Quand un gouvernement se laisse aller à cette ardeur d'intervention, et prétend parler droit canon, il risque fort de se couvrir de ridicule, parce que d'ordinaire il ne s'y entend pas beaucoup ; ou bien, ce qui ne vaut pas mieux pour lui, on l'accuse d'être tracassier et d'exceller à se rendre odieux. Quels que soient l'adresse qu'il déploie et les ménagements qu'il garde, les règlements et les arrêtés paraitront toujours d'assez mauvais directeurs de conscience. A tort ou à raison, on n'aime pas à voir apparaitre le gendarme comme dernier argument d'un dogme que le pouvoir veut absolument faire triompher, ou faire comprendre à sa manière.

Pour établir son empire sur les âmes, la religion conserve en Belgique la seule arme qui soit digne d'elle, la seule qui ait jamais pu donner quelque triomphe durable à une doctrine : la persuasion. Sans autre moyen qu'elle, le catholicisme a fondé en Irlande ces convictions ardentes des populations, contre lesquelles les efforts de la religion anglicane sont toujours demeurés impuissants (L'Irlande contient seulement 833,064 protestants de l'église établie, et 7,091,876 catholiques et dissenters. Histoire d'Angleterre, de David HUME, Continuée par SMOLLETT, ADOLPHUS et ALKIN, t. XXVI, p. 252, édit. belge.) Du côté de cette dernière militaient cependant, et le prestige de l'appui direct du gouvernement, et l'influence que donnent aux ministres du culte officiel de l'Angleterre les vastes possessions de territoires qui leur sont attribuées comme bénéfices. Dans un autre monde, aux États-Unis d'Amérique, l'idée d'une (page 39) alliance entre le culte et l'État est restée si étrangère à la politique, que les lois n'accordent aux prêtres, ni traitement, ni dispenses de services, ni avantages d'aucune sorte. Et cependant, il n'est guère de pays où l'on rencontre au même degré la fougue du prosélytisme et la ferveur dans les opinions religieuses (MICHEL CHEVALIER, Lettres sur l'Amérique du Nord, t. II, p. 313, note 36, et DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique.), de pays en un mot, où l'on s'occupe autant des moyens d'assurer son salut et celui des autres. Quelle apparence y a-t-il donc que le sentiment religieux doive fatalement s'étioler et se perdre sous les gouvernements qui le laissent en dehors de leurs préoccupations ? Un État ne pourrait être accusé d'injustice envers le culte, que s'il cessait de lui accorder une protection spéciale, et continuait cependant à lui dénier les avantages de la liberté de tout le monde.

Si nous passons au second reproche dirigé contre notre charte, celui d'avoir commis une imprudence, en affranchissant le clergé de la tutelle gouvernementale, nous ne pouvons y trouver plus de fondement qu'au premier. En admettant que le clergé pût perdre le souci de sa dignité, et le soin de sa sûreté même, au point de diriger contre le gouvernement établi une opposition systématique qui tendrait à le renverser (Note de bas de page : Ce triste spectacle a été donné à l'Europe jusque dans les temps modernes : En 1825, le clergé espagnol déterminait le renversement des Cortès ; en 1843, il forçait à la fuite le régent Espartero. En 1847, le clergé suisse ne reculait pas davantage devant la guerre civile, lorsqu'il demandait la séparation des sept cantons catholiques) ; dans cette hypothèse presque impossible en (page 40) Belgique, nous voulons le croire, le danger ne serait pas plus grand pour l'État, parce que le pouvoir religieux serait plus libre de manifester contre lui ses antipathies. Inimitié pour inimitié, celle qui parle bien haut est moins à craindre que celle qui se cache et agit dans l'ombre. Lorsque le gouvernement tient la religion dans une situation dépendante, il peut, à la vérité, se venger d'elle, soit en lui retirant quelqu'un de ses avantages, soit en destituant ou bien en condamnant quelqu'un de ses ministres ; mais ce qu'il y gagne en obéissance, il le perd en autorité véritable. Le plus souvent l'opinion ne lui pardonne pas ses colères, et se range du côté des persécutés.

S'il affranchit le culte au contraire, un pays ne lui laisse rien de juste à envier, devient son bienfaiteur, et lui impose en quelque sorte la nécessité morale d'être à jamais reconnaissant. Le clergé osât-il tourner contre l'État cette liberté qu'il tient de lui, osât-il réclamer impérieusement de nouvelles concessions, le public est encore le souverain juge des prétentions qu'il soulève. Devant lui, un gouvernement a tout à espérer en laissant les plaintes et les griefs élever librement la voix. Aux attaques ouvertes, il gagne le droit de défense, et peut-être le moyen de repousser l'injustice des accusations. A coup sûr, il évite le tort énorme de paraitre abuser de sa force contre un ennemi enchaîné.

Supposons, au contraire, que le clergé ne quitte pas le terrain constitutionnel, son intervention dans la politique n'est alors qu'une manifestation de cette étroite surveillance, qu'il appartient aux citoyens d'exercer sur la marche d'un (page 41) gouvernement parlementaire. Quelle raison y aurait-il pour faire un reproche aux prêtres de ce qui n'est que l'exercice du droit de tous ? Comme le soleil, la liberté est pour tout le monde ; pas plus que lui, elle ne regrette, ni ne calcule ses bienfaits. Certes les membres du clergé jouissent de la vie politique comme les autres membres de la nation. Ce qu'on pourrait peut-être recommander à la religion, non pas au point de vue constitutionnel, car c'est son droit, mais dans son intérêt propre, c'est de garder toujours le respect d'elle-même, afin de ne pas perdre celui des autres. En un temps où il n'y a pas une seule loi qui lui soit hostile, que gagne-t-elle à compromettre son caractère sacré, et jusqu'à ses armes spirituelles dans les combats électoraux ? Que gagne-t-elle à mettre parfois des paroles de haine, jusque dans les mandements de ses évêques ? Elle ne croit pas et ne fait plus croire que les vérités éternelles, qu'elle a pour mission de répandre, puissent avoir quelque chose de commun avec les intérêts trop terrestres, où déjà on l'a vue s'abaisser.

Un fait incontestable en Belgique, c'est que la religion n'ayant plus à se défendre chez elle, puisqu'on l'a reconnue maitresse de son patrimoine véritable : le droit et la discipline ecclésiastique, c'est que la religion n'a pas voulu renoncer à son rôle guerroyant, et s'est mise à tenir perpétuellement la campagne ; un peu comme ces barons d'un autre âge qui, lorsque personne ne leur cherchait querelle, n'étaient pas fâchés de se battre, ne fût-ce que par amour de l'art.

Le clergé catholique a trouvé pour allié intime le parti dont les efforts l'ont soutenu contre le gouvernement hollandais, (page 42) et dont l'influence reste à son service. Tantôt ce parti l'appuie activement et tout haut dans ses prétentions les plus hardies ; tantôt il déclare n'avoir avec lui qu'une communauté d'aspirations modérées, et ne désirer comme lui rien de plus que le repos et la sécurité. A coup sûr, ceux qui se vantent d'être les meilleurs amis du clergé n'ont jamais négligé l'occasion de l'introduire un peu partout dans nos lois. Le catholicisme, d'autre part, n'a jamais manqué d'être avec certains hommes politiques l'adversaire convenu, mais d'autant plus obstiné de toutes les idées nouvelles.

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