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Histoire du parlement belge 1848-1857
ADNET Amédée - 1862

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Amédée ADNET, Histoire du Parlement belge : 1847-1858

(Paru à Bruxelles en 1862, chez Bruylant-Christophe et Compagnie)

Chapitre III. Réforme parlementaire

(page 63) Avec 1848 s'ouvrait une de ces époques pleines de troubles, de bizarreries et de surprises, où l'on voit des rois s'enfuir de leurs palais tandis que leurs peuples les parcourent en souverains, et vont jusqu'à les piller en despotes ; où toutes les idées semblent un moment confondues, et toutes les cervelles affolées de changements. Les réformes réclamées hier avec ardeur paraissent tardives et impuissantes après un seul jour d'orage populaire. Le progrès qui marche du même pas que la raison, va trop lentement au gré de ceux qui parlent de tout abattre et de tout reconstruire ensuite d'un seul coup. Le plus triste, c'est qu'à ces rêveurs, il ne manque pas toujours des partisans crédules qui votent à coups de fusil en faveur de la félicité universelle.

Jetons un coup d'œil sur l'Europe en 1848.

Le 24 février, la France élevait cette république à laquelle (page 64) n'ont fait défaut ni les grands talents, ni les intentions honnêtes, et qui cependant n'est pas parvenue à fonder une seule œuvre de quelque durée. Pourquoi, dans ses enthousiasmes, la démocratie avait-elle oublié cette parole d'un de ses illustres ? « L'injuste, a dit Armand Carrel, est fort souvent l'impraticable. »

Presque au lendemain de la révolution française, l'empereur d'Autriche, chassé de sa capitale, attendait à Inspruck le moment de reconquérir la Hongrie et le nord de la péninsule italienne. Le roi de Prusse autorisait, ou plutôt subissait, la réunion du parlement de Francfort. Le roi de Bavière se voyait contraint d'abdiquer. L'Italie entière était affranchie à la fois du despotisme indigène et de la domination étrangère. Naples, Turin, Modène, Florence et Rome même proclamaient à l'envi les constitutions les plus larges.

De tant de libertés affirmées avec orgueil, il ne devait rester bientôt que des serments trahis, de dures représailles, et d'ineffaçables regrets chez quelques esprits persistants.

Qu'au milieu de pareils revirements la moralité politique semble s'abaisser et les convictions se perdre, il n'y a rien là qui doive surprendre. Bien des hommes en arrivent à croire que les principes du juste et de l'injuste, du vrai et du faux n'existent que pour les circonstances ordinaires de la vie, et ne s'appliquent pas aux temps d'agitation. Fatigués d'espérances déçues, de promesses éludées, tout ce qui est osé leur paraît permis, et ils ont perdu la faculté de l'indignation. Il ne leur reste qu'un amour et qu'un désir brutal : ils veulent (page 65) le repos, et ils le veulent à tout prix parce qu'avec lui, ils espèrent retrouver le bien-être matériel qu'ils ont vu fuir au milieu des agitations intérieures. Quelque régime qu'on leur impose, la peur de nouveaux bouleversements le leur fait accepter avec joie, pourvu qu'il ne recule devant rien pour mettre un terme à l'esprit d'anarchie. S'il tue du même coup l'esprit public, ils parleront de leurs regrets, mais le plus souvent ne sauront montrer que l'étendue de leur soumission. D'autres vont plus loin encore. Il est mauvais, disent-ils, qu'un peuple s'habitue à penser. Rien de plus révolutionnaire et de plus dangereux ; le gouvernement ne pense-t-il pas pour lui ? N'agit-il pas pour lui ? Célébrant le triomphe de la force, ils répètent dédaigneusement après M. le comte de Beaumont-Vassy : « Qui s'occupe du droit depuis 50 ans? » (Histoire de mon temps, par M. le comte DE BEAUMONT-VASSY.) Et ils admirent bien haut l'insolence d'un acte, quand seulement il peut se qualifier de fait accompli.

Entre la France et l'Allemagne en révolution, la Belgique demeurait tranquille et respectée. Avec son extrême bon sens, elle comprenait n'avoir rien à gagner aux recherches ni aux agitations fébriles. Sous une royauté qui n'a pas cessé d'être l'alliée de toutes les libertés publiques, le progrès nait de lui-même. On peut l'oublier quelque temps, mais on ne peut pas le bannir. S'il rencontre des obstacles, ses amis s'en consolent, en pensant que du moins ils ont le droit de les combattre, sans être réputés ennemis de l'État, et qu'ils sont certains d'en triompher, s'ils ont le courage d'avoir obstinément raison.

(page 66) Au milieu des bouleversements du dehors, le gouvernement belge modifie profondément, mais sans secousse et presque sans plaintes, les conditions de notre électorat politique.

La loi du 3 mars 1831 (article 51) avait établi un cens différent pour les villes et pour les campagnes : elle exigeait le cens d'autant plus élevé que l'électeur appartenait à une population plus agglomérée (Tableau du cens électoral. HUYTTENS, t. V, p. 120. L'échelle du cens s'élevait à 80 florins à Bruxelles, à Anvers et à Gand, et descendait à 20 florins pour les campagnes de certaines provinces). La Constitution, confiante dans les progrès intellectuels des populations, permettait d'étendre le droit d'élire à tous les censitaires payant au moins 20 florins (42 fr. 52 c.) d'impositions directes (article 47). Le ministère libéral alla généreusement jusqu'à la limite constitutionnelle, et la droite elle-même vota la loi du 12 mars 1848, à l'unanimité (Annales parlementaires, 1847-1848, p. 991 à 997. Au Sénat, la loi fut votée par 27 voix contre 7) ; lui donnant ainsi une adhésion « derrière laquelle, selon les paroles de M. Dechamps, il n'y avait aucune réticence (Ibid., p. 993 ; séance du 4 mars 1848), » mais qui devait plus tard, sans le moindre effort, se changer en désapprobation également sincère (4 Voir, par exemple, le discours de M. de Theux, lors de la discussion du budget de l'intérieur, le 26 novembre 1852. Annales, 1852-1855, p. 149).

Les modifications à la loi électorale présentaient un double avantage. D'abord, elles donnaient satisfaction à l'esprit du moment, qui réclamait avec avidité l'accès du plus grand nombre à l'exercice des droits politiques : le gouvernement belge se séparait ainsi d'une manière éclatante du parti Guizot, (page 67) parti dont la roideur avait exaspéré la France. La réforme électorale, en second lieu, faisait appel au concours actif d'une classe toujours laborieuse et modérée, la petite bourgeoisie ; relevant son importance à ses propres yeux, elle ravivait son dévouement et ses sympathies pour les institutions existantes.

On n'aperçoit pas d'ailleurs quels avantages un pays peut trouver dans la consécration légale de cens différents ; il y a toujours là une inégalité qui ressemble fort à une injustice. Quel était le crime des électeurs urbains pour démériter de la loi en 1851 ? L'électorat étant l'apanage légitime de la capacité présumée, ce sont les électeurs des villes qui peut-être eussent pu prétendre à être spécialement favorisés. On l'a dit avec esprit : « Il y a un préjugé en faveur de ceux qui savent lire ; » et M. l'abbé de Haerne lui-même ne le cache pas : « C'est dans les grands centres de population qu'on rencontre surtout des personnes qui s'occupent des affaires publiques, c'est là qu'on trouve le plus de capacités électorales, le plus d'hommes capables d'apprécier un vote politique. » (Discours de M. l'abbé de Haerne. Annales, 1847-1848, p. 994 ; séance du 4 mars 1848).

L'utile influence des villes sur l'intelligence des élections se voit consacrée par l'article 2 de la loi de 1848. « Les électeurs, dit cet article, continueront à se réunir au chef-lieu du district administratif dans lequel ils ont leur domicile réel. » En écartant le vote à la commune, et le vote au chef-lieu du canton, la loi consacrait de nouveau le système en vigueur depuis les (page 68) élections pour le Congrès. Ce système a pour lui un rapport de M. de Theux, plus lumineux que les arguments employés depuis lors par M. de Theux lui-même pour combattre son ancienne opinion (Discussions du Congrès, séance du 10 février 1831. Rapport sur la loi électorale. Texte, HUYTTENS, 1. V, p. 105 et 104. Discussions sur l'article 18 (19 de la loi), séance du 14 février. HUYTTENS, t. II, p. 518 et 519).

Qu'on se garde de croire que ce soit une question puérile, celle de savoir où les électeurs sont appelés à émettre leur vote. Dans un État où la plus large part de la puissance législative revient au Parlement, toute loi qui a quelque influence sur la composition des Chambres est par cela même une loi-mère : la législation entière ne peut que naître à son image. Elle sera large, généreuse, utile au grand nombre, si les élections se font en vue du pays entier ; mesquine au contraire, exclusive et tracassière, si elles ne sont qu'un moyen de produire et de faire prévaloir des intérêts de clocher. La plupart des petites communes, personne ne nous accusera de les calomnier, restent par goût éloignées de ce qui constitue le mouvement intellectuel et politique de la nation. Elles s'occupent peu des affaires publiques, à moins d'y être elles-mêmes très spécialement intéressées. Quand elles sont appelées à élire des représentants, c'est-à-dire ceux dont va dépendre en grande partie le sort du pays, doit-on désirer d'elles un vote irréfléchi, et passif en quelque sorte ? Ne faut-il pas que la loi leur prête son aide et les amène à s'instruire sur leurs choix ; et peut-on dire qu'elle fasse trop, quand elle enlève un seul (page 69) jour le citoyen des campagnes à son milieu d'influences directes, et parfois de rancunes étroites ou de mesquines rivalités ? Forcé de se rendre au chef-lieu de district pour émettre son vote, mis en contact avec d'autres citoyens à propos des affaires du pays, le campagnard est forcé d'abdiquer au moins une part de son ignorance et de ses préventions locales. Tel est le but de la loi en 1831, comme en 1848.

Quelques mois après l'abaissement du cens électoral, la législature faisait porter les réformes jusque sur elle-même, en votant la loi sur les incompatibilités parlementaires. Cette loi porte la marque énergique du temps : la défiance vis-à-vis du gouvernement. La dernière royauté française était restée convaincue, de par la révolution, d'avoir faussé le régime représentatif, en s'appuyant, dans les Chambres, sur une majorité toujours prête qui se recrutait surtout de fonctionnaires publics. Cette majorité trop dévouée, on l'avait souvent accusée de sacrifier les intérêts de la nation, en approuvant comme en glorifiant sans pudeur toutes les mesures du pouvoir. Le ministère libéral voulut prévenir jusqu'au soupçon le plus vague, qu'il pût avoir recours à une assemblée servile. Son projet de loi enlevait aux fonctionnaires salariés par l'État le droit de faire partie de la représentation nationale. Toutefois ce projet admettait de sages exceptions, en faveur 1° des chefs de départements ministériels, 2° des gouverneurs élus dans une autre province que celle qu'ils administraient, 3° des lieutenants généraux, et 4° des conseillers des cours d'appel (Exposé des motifs, texte. Annales, 1847-1848, p. 1468.). Les membres de la cour des comptes, ceux de la cour (page 70) de cassation et les conseillers provinciaux continuaient à rester écartés du parlement (Note de bas de page : Cour des comptes, article 2 du décret du 30 décembre 1830, et loi du 24 novembre 1846.-Cour de cassation, article 6 de la loi du 4 août 1852.-Conseil provincial, article 40 1°, loi provinciale, 30 avril 1836. A cet article 40, qui mentionne les incompatibilités admises par la loi provinciale, la loi du 26 mai 1848 a ajouté : « Ne peuvent être membres des conseils provinciaux : les commissaires d'arrondissement, les juges de paix, les membres des tribunaux de première instance et des cours d'appel, ainsi que les officiers des parquets près des cours et tribunaux. » C'est un corollaire de la réforme du parlement).

La section centrale alla plus loin que le gouvernement ; elle ne pardonna à aucune fonction publique autre que celle de ministre (Rapport de la section centrale par M. Malou. Texte, Annales, 1847-1848, p. 1756.). D'après elle, nul n'était capable d'être à la fois bon représentant et fonctionnaire zélé. C'était arriver à cet axiome inexact et bizarre : tous les emplois publics exigent une assiduité sans trêve, et absorbent forcément tous les instants de ceux qui s'y consacrent. Malgré la vive résistance des ministres, ce fut ce principe de l'exclusion absolue des fonctionnaires qui finit par triompher. Lors du vote, il réunit soixante voix contre vingt-trois restées fidèles au ministère, et deux abstentions (Annales, 1847-1848, p. 1788 ; séance du 20 mai 1848. Au sénat, rapport par M. Desmanet de Biesme, 24 mai. Adoption le 26 mai, par 19 voix contre 6 ; 5 abstentions.).

L'assemblée s'était montrée inexorable jusqu'à rejeter un amendement de M. Lebeau, qui permettait l'accès de la législature à un nombre déterminé de membres de l'ordre judiciaire, pourvu qu'ils tinssent leur mandat d'un arrondissement (page 71) où ils n'étaient pas domiciliés (Annales, 1847-1848, p. 1782). Quelque timide que fût cette exception, quelque justifiée qu'elle parût être par l'exemple constant de la chambre des pairs en France, et de la chambre des lords en Angleterre, la droiture hautement reconnue de nos magistrats ne leur fit pas trouver grâce devant l'esprit de radicalisme qui s'était emparé du parlement. Nous comprenons sans peine qu'on le déplore, mais non pas qu'on en soit surpris. Dans une question du genre de celle qui nous occupe, la Chambre est mise en demeure de se faire son propre juge et son propre exécuteur. Par conséquent rien ne lui est plus difficile que de rester dans les limites de l'utile et du vrai. Plus elle renferme de consciences honnêtes, plus celles-ci se soulèvent contre la possibilité des abus et risquent de tomber dans des exagérations vertueuses. Pour épurer la représentation nationale, il suffirait sans doute d'en écarter quelques fonctionnaires, mais quel moyen de les choisir ? Ne sont-ils pas tous innocents ou tous coupables, puisqu'il n'en est pas un seul qui soit dûment convaincu de trop de complaisance pour l'autorité, et qu'il n'en est pas un seul non plus qui soit sur d'échapper toujours à une pareille accusation de complaisance ? Où trouver une préférence qui soit basée sur la justice et non sur la sympathie ? En jugeant ceux qui l'entourent, chaque membre du parlement sent bien d'ailleurs qu'il n'est pas complétement libre. Le plus ferme et le plus probe est dominé par cette vague crainte, de paraitre l'ami d'un gouvernement corrupteur, ou d'être compté parmi ceux qui se laisseraient corrompre à l'occasion.

(page 72) Un fait évident, c'est que si nos assemblées sont devenues plus pures depuis la réforme de 1848, elles y ont perdu en même temps une part notable de leurs forces intellectuelles. Les carrières rétribuées par l'État conservent l'indiscutable mérite d'avoir servi les débuts de la plupart de nos hommes politiques importants. MM. Dechamps, d'Hoffschmidt, d'Huart, de Muelenaere, Ernst, Lebeau, Leclercq, Liedts, Malou, Mercier, J.-B. Nothomb, Raikem, Rogier et bien d'autres y ont appris le maniement des affaires. Ces carrières leur étaient à la fois une préparation à la vie parlementaire et un refuge assuré quand les hasards politiques les en bannissaient. Rien ne nous semble plus naturel et plus patriotique en même temps, que de conserver et d'appeler aux plus hauts emplois ceux qui ont le mieux prouvé qu'ils savaient défendre les intérêts du pays. Nous avouons donc ne pas comprendre un gouvernement se privant au plus vite du concours de certains fonctionnaires, par la singulière raison que les suffrages populaires ont consacré leur valeur.

Par la loi sur les incompatibilités parlementaires, espère-t-on du moins avoir affranchi tous les représentants de l'accusation de calcul et tous les ministres du soupçon de népotisme ? Ce serait certes un beau résultat. Toutefois avant de le proclamer atteint, n'oublions pas que le pouvoir n'a pas perdu le droit de distribuer les faveurs, les places et les concessions lucratives. Si l'on veut qu'en matière de gouvernement, tout se réduise à une question d'intérêts et d'avantages, nous y consentons volontiers. Lequel des deux, demanderons-nous, est le plus dépendant et le plus maniable, celui qui occupe (page 73) une fonction publique et qu'on ne peut congédier sans éclat, ou celui qui attend sa fortune d'un ministre et qui se laissera toujours conduire dans le seul espoir d'obtenir enfin quelque faveur ? Mais ne nous y trompons pas et revenons à la réalité. La droiture et la conscience politique font partie de l'honneur ; et l'honneur n'est pas dans le domaine des choses dont il soit possible de trafiquer. Chez les fonctionnaires comme chez tout le monde quand il existe, il est durable et nous ne savons pas de promesses avantageuses qui le fassent se changer en abaissement (Note de bas de page : Comme suite à la loi du 12 mars 1848, abaissant le cens électoral ; à celles du 20 mai, apportant des modifications aux lois électorale, provinciale et communale, et à la loi du 26 mai 1848, sur les incompatibilités parlementaires, l'arrêté royal du 27 mai (n°295) prononça la dissolution des Chambres législatives).

Avant de terminer ce chapitre, considérons un moment ce corps que l'élection renouvelle et perpétue le parlement. A ceux qui le croient lié intimement à la liberté comme à la prospérité générales, il importe de se rendre compte de ce qui a pu lui manquer dans le passé, il importe surtout d'empêcher qu'il ne s'affaiblisse dans l'avenir.

Quoi qu'en aient pu dire les révolutions et les déclamations des niveleurs modernes, la société européenne continue à se diviser en trois grandes familles : la noblesse, la bourgeoisie et le prolétariat. Dans les pays mêmes où les privilèges se sont effacés, dans ceux où tous les citoyens se confondent sous l'égalité de la justice et sous la parité de l'impôt, ces trois classes n'ont pas cessé de rester séparées dans l'opinion. Les noms et les souvenirs, les préjugés et les mœurs continuent à (page 74) différer chez chacune d'elles, et subsistent encore pour garder l'empreinte de distinctions qui ne se retrouvent plus dans les lois. En Belgique, quelle a été la part de chacune de ces classes à la pratique du gouvernement représentatif ?

D'un côté les masses populaires, rivées aux nécessités du travail manuel, ne pouvaient espérer de produire leurs représentants directs au parlement. Le non payement du cens leur est d'ailleurs un obstacle constitutionnel, sinon à proposer des candidats, du moins à les faire triompher en les élisant elles-mêmes. Réfugiées sous la tutelle des classes plus favorisées, elles ont cherché et le plus souvent rencontré chez elles des organes attentifs à faire valoir leurs réclamations comme à défendre leurs intérêts. D'un autre côté, la classe à qui de grands souvenirs historiques font un passé qui oblige, à qui de vastes possessions territoriales donnent la richesse et les loisirs, la noblesse, sauf quelques très honorables exceptions, paraît avoir renoncé à diriger les intérêts publics. Loin de nous cependant de vouloir l'accuser d'une paresse ou d'une incapacité incurables. Un jour, espérons-le, lasse d'être trop peu utile, elle rendra au parlement cette double existence, qui réunit dans les mêmes hommes les gloires d'autrefois avec celles de nos temps modernes

Depuis notre émancipation, la bourgeoisie a été la grande pépinière de nos hommes politiques. C'est là un des caractères du XIXe siècle, que dans chaque pays où l'aristocratie s'est éloignée de la vie publique, il s'est rencontré un tiers-état tout armé de science et de zèle, pour la suppléer et la remplacer au besoin. Presque partout le tiers-état a établi son (page 75) droit de régner, en fournissant à l'Europe la plupart des grands esprits qui depuis trois quarts de siècle ont forcé son attention, ou influé sur ses destinées. Après de nombreux succès, la classe moyenne n'a pu échapper à toutes les faiblesses ; depuis un petit nombre d'années surtout, elle paraît céder à une tendance qui l'amoindrit. Peu à peu, elle se concentre dans une pensée, ou plutôt dans une étude dominante : gagner et posséder beaucoup. Ses forces vives se dirigent vers les combinaisons adroites du commerce et de l'industrie. La portion active, intelligente de sa jeunesse se lance et s'absorbe dans les carrières qui produisent rapidement, et qui donnent de gros bénéfices ; bien que cette jeunesse ne manque ni de talents, ni de patriotisme, ni de noble ambition, elle ne songe guère à la carrière politique. D'abord, toute profession est, de fait, à peu près inconciliable avec le mandat de député, à moins qu'elle ne s'exerce dans la ville même où se réunit la représentation nationale. Ensuite, de quel homme réfléchi peut-on attendre le renoncement à tout espoir comme à tout avenir, en dehors de l'honneur fort souvent éphémère de paraître dans les Chambres, ou d'occuper une place dans les conseils de la couronne ?

Le privilège de siéger au parlement est-il donc l'apanage exclusif, soif des grands propriétaires par hérédité, soit de ceux qui ont vieilli dans le commerce ou dans les entreprises, et qui ne les abandonnent que lorsqu'ils sont las de devenir riches, ou, pour tout dire, quand ils n'aspirent qu'au repos ? S'il en devait être ainsi, la bourgeoisie renierait les principes qui l'ont élevée, et risquerait de perdre dans l'avenir ses (page 76) véritables titres à gouverner. Sa vraie force, elle le sait, ne repose pas dans la fortune héréditaire ou acquise. C'est par le triomphe du principe de l'individualité sur le principe de la corporation privilégiée qu'elle a établi son empire. C'est par les grands esprits, et non par les grands capitalistes, qu'elle l'a justifié et soutenu. Qu'elle méconnaisse la nécessité d'attirer au gouvernement tous ceux qui y apportent du talent ou des idées, qu'elle rétablisse contre eux la corporation de l'argent, bientôt elle sentira le pouvoir lui échapper à elle-même, ou tout au moins s'avilir dans ses mains.

On s'est parfois étonné du bonheur avec lequel l'aristocratie anglaise a pu, sans péril pour son influence, traverser les plus terribles épreuves, et braver les attaques les mieux dirigées. Comme presque toujours en matière politique, ce qu'on a appelé du bonheur n'est pas autre chose ici, que le sentiment éclairé d'une situation. Le miracle de cette jeunesse perpétuelle au milieu des plus antiques institutions, s'explique tout simplement par le culte des grands talents et des idées fécondes. Pour ne rien négliger qui les fasse naître et les encourage, on a vu de tout temps les hommes politiques de l'Angleterre tenir à honneur de se former d'illustres élèves et des successeurs dignes d'eux-mêmes. « Le premier lord (Holland), dit Macaulay, avait été élevé par sir Robert Walpole. M. Fox l'avait été par son père. Le dernier lord (Holland) le fut par M. Fox. » (Lord Holland, by MACAULAY. Edinburgh review. July 1841).

Bien plus, l'aristocratie anglaise a su mettre de côté toute (page 77) envie et tous préjugés de caste, en ne cessant d'attirer au parlement tout ce que le pays produisait de hautes intelligences. La Constitution, il est vrai, ne déclare éligibles en Angleterre que les citoyens qui font la preuve d'un certain revenu ; mais cette condition qui n'existe, du reste, ni pour les fils aînés des pairs, ni pour les députés écossais, ni pour les représentants des Universités, ne forme aucunement obstacle à ce qu'un membre de la Chambre des communes remplisse une fonction salariée par l'État (Note de bas de page : « En 1842, sur les 658 membres que compte la Chambre des communes, on en trouvait à peine 200 qui n'eussent ni titres, ni places, ni pensions, ni patronage d'Église. » LÉON FAUCHER, Études sur l'Angleterre, t. II, p. 215. 1856. « Une place accordée à un membre du Parlement le soumet seulement à la réélection. » (BLACKSTONE, traduit par CHOMPRÉ, t. I, p. 324.) « Certaines fonctions seulement sont incompatibles avec le mandat parlementaire.» (BLACKSTONE, t. 1, p. 322 et suiv. ; t. VI, p. 405.)). La Chambre des lords elle-même ne dédaigne pas d'admettre dans son propre sein les hommes que leurs mérites et leurs succès commandent d'élever jusqu'à elle. « L'un des principes fondamentaux de l'assemblée des pairs, dit lord Mahon dans son histoire d'Angleterre, c'est de se recruter toujours parmi les hommes d'épée, les hommes d'État, les légistes les plus éminents de chaque âge. C'est ce flux nouveau qui maintient le courant limpide, et l'empêche de se changer en une eau stagnante et marécageuse. Sans ces additions, je n'hésite pas à le dire, la Chambre des lords n'existerait pas et ne pourrait pas exister (History of England, by lord Manox, t. I, p. 261, édit. Tauchnitz.2). En effet, sur 577 pairs héréditaires (Dans ce chiffre ne sont compris ni les hauts dignitaires de l'Église au nombre de 50, ni les 28 pairs d'Irlande qui sont nommés à vie ; ni les 16 pairs d'Écosse, qui sont élus à chaque renouvellement du Parlement, c'est-à-dire tous les sept ans. Droit anglais, par ALEXANDRE LAYA, t. I, p. 124. Paris, 1850 !) il y en a 175, et ce ne sont pas les (page 78) moins illustres, dont le titre ne remonte pas au-delà de 1800 (Dietrichsen and Hannay's Royal Almanack).

Quand l'aristocratie la plus fière du globe depuis le patriciat romain, mais la plus intelligente peut-être et la plus instruite qui ait jamais existé, quand cette aristocratie n'est parvenue à se maintenir au premier rang de la nation anglaise, qu'en appelant à elle les grands seigneurs de l'esprit, et le plus souvent en leur cédant le droit de diriger les affaires, le rôle de la bourgeoisie qui gouverne ne peut rester un seul instant douteux. Elle non plus ne peut vivre glorieuse et honorée, qu'en répudiant courageusement, et la médiocrité et la lassitude.

Lui est-il bien difficile d'ailleurs d'attirer toujours au parlement les plus illustres et les plus dignes ? Loin de là, mais encore faut-il qu'elle remplisse vis-à-vis d'eux une double condition. D'abord, les gens de talent sont fiers, ils ne veulent pas s'offrir à tout propos ni à tout venant. Il faut savoir les trouver, et aussi savoir les estimer : on en a vu se retirer pour toujours de la vie politique, parce qu'ils n'y avaient rencontré que des déboires de toute sorte, à commencer par l'ingratitude de leurs amis Ensuite, il arrive que des hommes de grand talent soient sans fortune, et s'ils se dévouent aux affaires publiques, ils trouvent naturel qu'en retour les affaires publiques leur donnent le moyen de vivre.

A ce dernier point de vue, par quels moyens le parlement (page 79) belge peut-il rester véritablement la tête de la nation ? Lui suffirait-il de voter le rappel tout au moins partiel de la loi sur les incompatibilités parlementaires ? Ce serait à vrai dire l'utile réparation d'une faute que chacun aperçoit aujourd'hui. Mais si, comme nous le pensons, il est besoin d'un remède plus énergique, pourquoi les Chambres ne reviendraient-elles pas à une idée déjà vieille, la création d'un conseil d'État (Note de bas de page : Une loi instituant un conseil d'État a été discutée et votée par le Sénat en 1834. Elle est restée oubliée jusqu'en 1844. Texte du projet, Moniteur de 1834, n°49 ; vote, Moniteur, no 156. Le rapport de la section centrale de la Chambre des représentants, déposé le 29 mars 1844 seulement, repousse la loi du Sénat. Moniteur de 1844, n°91. En 1857, la proposition de créer un comité consultatif de législation et d'administration, c'est-à-dire une sorte de conseil d'État, a été faite au Sénat par MM. le prince de Ligne, Forgeur, Savart et le baron d'Anethan. Cette proposition a été adoptée par 18 voix contre 15 (séance du 20 mars 1857, Annales, 4856-1857 ; Sénat, p. 94 à 152), malgré l'opposition du ministère). Ce conseil pourrait mener à bonne fin la codification des lois et des règlements que tant de gouvernements divers nous ont légués, et qui se trouvent quelquefois être fort peu en harmonie avec les principes fondamentaux de nos institutions. Il prêterait aux réformes le concours de son expérience, aiderait aux améliorations morales et matérielles en les plaçant au-dessus des rivalités politiques, en un mot soutiendrait les ministres dans leur mission de haute tutelle gouvernementale. A un corps de ce genre, corps choisi de jurisconsultes, d'orateurs, d'hommes politiques, nous apercevons de grands avantages, si, bien entendu, il était basé sur les larges principes de notre Constitution. La Belgique ne s'accommoderait guère, par exemple, d'un système fort en honneur en (page 80) France, système faisant de chaque fonctionnaire public un petit despote inviolable, tant que le conseil d'État ne déclare pas qu'il peut être poursuivi devant les tribunaux (Constitution française de l'an VIII, article 75. LAFERRIÈRE, Droit public et administratif, p. 626, liv. III, titre unique, chap. III).

Le conseil d'État avec différents grades et différents émoluments pourrait devenir une carrière pour quelques-uns de ceux qui aspirent à la vie politique. D'une part, il aplanirait la route vers le parlement, par les fortes études qu'il nécessiterait, études qui d'avance désigneraient ses membres aux suffrages des électeurs ; d'autre part, il recueillerait les représentants qui, après avoir brillé d'un incontestable éclat dans l'enceinte législative, s'en seraient vus écartés par un caprice de scrutin.

Nous n'avons ici ni l'autorité, ni l'espace suffisants pour examiner les moyens de mettre en œuvre une semblable institution (2). Toutefois, à ceux qui nous accuseraient d'avoir soulevé une question ardue, difficile, sans apporter pour la résoudre une solution complète, à ceux-là nous serions en droit de répondre, que ce qui peut arriver de pis dans un pays libre, c'est de voir le parlement perdre de ses forces aux yeux de tout le monde, sans que personne tente rien pour l'empêcher.

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