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Histoire du parlement belge 1848-1857
ADNET Amédée - 1862

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Amédée ADNET, Histoire du Parlement belge : 1847-1858

(Paru à Bruxelles en 1862, chez Bruylant-Christophe et Compagnie)

Chapitre IX. La charité

(page 200) Pour bien comprendre ce qu'était la loi sur les établissements de bienfaisance, présentée à la législature par le cabinet De Decker, il faut se placer en face du catholicisme, et sans autre passion que celle de la vérité, regarder la place qu'il occupe en Belgique, et celle qu'il voulait y prendre. Libre et honoré, le clergé catholique doit remonter au-delà de 1830, pour trouver quelque sérieux motif de plainte contre le pouvoir civil. A notre révolution est échue cette bonne fortune, précieuse entre toutes, d'être non seulement um affranchissement de la domination étrangère, ce qui déjà la ferait glorieuse, mais encore un immense progrès à l'intérieur, puisqu'elle a conféré aux Belges la charte définitive de toutes leurs libertés publiques.

Aux ministres du culte, notre Constitution a donné, et la liberté, et le salaire ; en un mot l'avantage de ne dépendre que d'eux-mêmes, joint au profil de recevoir un traitement de l'État. D'autre part, les associations religieuses se trouvent affranchies par l'article 20 de notre Charte, de toute autorisation préalable, soit de la loi, soit de l'administration. La Révolution française avait enveloppé les ordres ecclésiastiques dans la réprobation méritée que soulevait l'évidence de leurs abus. Le décret des 13-19 février 1790, complété par celui des 18-18 août 1792 (Sur son interprétation, arrêt dc Liège du 24 juillet 1824. Pasicrisie, à sa date), supprimait entièrement les institutions monacales. Moins exclusif, quoique toujours défiant, l'empire organise les congrégations des Sœurs de charité et des Hospitalières par les décrets du 3 messidor an XI (22 juin 1804, article 5. Dans cet article. 5, le décret vise les arrêtés des 1er nivôse an IX, 24 vendémiaire an XI et les décisions du 28 prairial an XI et du 22 germinal an XII) et du 18 février 1809 ; mais il n'accorde à aucune autre association religieuse le droit d'exister, si ce n'est en vertu d'un décret qui l'autorise formellement (Ce droit à l'existence, conféré par décret impérial, ne donne d'ailleurs aucunement le privilège de la personnification civile. Arrêt de cassation, 11 mars 1848. Pasicrisie Belge, 1849, p. 1). La loi fondamentale des Pays-Bas ne change rien à ce régime de restriction ; c'est donc au mouvement de 1830 que revient l'honneur de l'avoir fait disparaitre d'un seul coup.

Il serait difficile de croire que le catholicisme pût ambitionner plus encore, si l'on ne se souvenait de ce caractère dominateur, et de ce désir extrême de possessions temporelles, qui ont marqué sa vie dans le moyen âge tout entier. Il est peu de (page 201) prétentions, en effet, que le catholicisme n'ait élevées, il est peu de moyens qu'il n'ait employés pour se substituer au pouvoir civil, ou du moins pour le dominer. Aujourd'hui le clergé, qui a cessé d'être un ordre dans l'État, ne veut pas cependant se résoudre de bonne grâce à n'être qu'une réunion de citoyens.. Il a cherché quelle institution de la société moderne pouvait lui rendre l'unité d'action dans le monde matériel, et par suite faire revivre sa domination temporelle. Pouvait-il rencontrer mieux que la personnification civile, la réunion à perpétuité des biens dans les mêmes mains, par suite toujours au service d'une même pensée ? C'est donc à la personnification civile que depuis 1830 ont tendu tous les efforts du clergé. Il n'est pas sans importance de rechercher les tentatives qu'il a successivement faites pour la saisir.

La première de ces tentatives se produit au Congrès. Le projet de constitution, après avoir accordé la liberté à toutes les associations, séculières ou ecclésiastiques, prenait soin d'ajouter qu'elles ne pouvaient être reconnues personnes civiles que par la loi, et en se conformant aux conditions que la loi trouvait bon de leur prescrire (article 16 du projet de Constitution). MM. de Pélichy van Huerne, de Foere et Legrelle opposaient à cette prohibition trois amendements ayant pour but d'accorder immédiatement la personnification civile aux associations, mais avec des restrictions plus ou moins étroites (HUYTTENS, Discussions du Congrès, t. II, p. 472). M. Séron, au contraire, demandait que l'article 16 fût supprimé complétement. A son avis, le droit de s'associer ne devait guère profiter qu'à des communautés religieuses, (page 202) que l'État n'avait aucun intérêt à voir grandir et se multiplier (HUYTTENS, t. II, p. 474). Lors du vote, aucun de ces amendements ne parvint à réunir la majorité. Sur la proposition de M. Van Meenen, appuyée par M. Lebeau, on retrancha dans l'article 16 les différents paragraphes qui suivaient l'énonciation du principe de la liberté d'association. Telle est l'origine de l'article 20 actuel (Ibi., t. II, p. 478). L'assemblée accordait aux corporations religieuses la faculté de se produire en toute liberté, mais elle leur refusait la personnification civile, ne voulant pas leur donner le bénéfice d'une situation exceptionnelle.

En 1841, MM. du Bus ainé et Brabant reprennent le projet que le Congrès s'était refusé à accueillir. On se borne cette fois à demander la personnification civile au profit de l'université de Louvain seulement. Toutefois, avec l'aide des évêques belges, véritables auteurs de la proposition (Moniteur belge, année 1841, no 93), cet établissement pouvait légitimement espérer de devenir le prête-nom ordinaire et convenu de toutes les donations que la loi interdit de faire aux associations religieuses. Ce second essai n'eut pas plus de succès que le premier, et à la suite d'une vive agitation dans le pays, les auteurs de la proposition se sentirent contraints de la retirer (Moniteur belge, année 1842, no 47).

Il appartenait au ministère De Decker de tenter un nouvel effort en faveur d'un projet déjà repoussé deux fois. Se présentant au nom de la liberté de la charité, la loi sur les (page 203) établissements de bienfaisance évitait soigneusement de proclamer la personnification civile dans un texte exprès et positif, mais par des dispositions successives, habilement ménagées, elle laissait aux communautés religieuses tous les avantages, et à l'État tous les dangers qu'elle entraîne. A la suite d'une lutte acharnée dans l'enceinte législative comme dans la presse, cette loi s'est vue repoussée, non par un vote de la Chambre, mais par une vive manifestation d'antipathie de la part de l'opinion publique.

Quelque système que l'on préconise en matière de fondations, ce serait tomber dans une étrange erreur que d'en attendre l'anéantissement de la misère. A cette plaie sociale nous n'apercevons à vrai dire qu'un seul remède, le travail ; et encore est-il dans la nature des choses humaines, que ce remède demeure parfois inefficace contre le mal. Mais, s'il faut reconnaître l'impuissance des lois à anéantir la classe pauvre, celle qui, malgré ses efforts, ne parvient pas toujours à se suffire à elle-même, il faut craindre, avant tout, de favoriser par une législation imprudente le développement de ce qu'on pourrait appeler la classe mendiante, c'est-à-dire la fraction servile et dégradée de la classe pauvre. A cet égard, l'immense mérite des lois du 16 vendémiaire et du 7 frimaire an V (7 octobre et 27 novembre 1796. La première s'occupe des Hospices civils, la seconde des Bureaux de bienfaisance.), lois qui n'ont pas cessé de nous régir (sauf quelques modifications nécessaires introduites par la loi communale du 30 mars 1836. Voir, par exemple, l'article 76 3°, et l'article 84), est d'avoir régularisé l'assistance publique, en plaçant dans chaque commune (page) le centre de l'administration du bien des pauvres. La législation maintient ainsi celui qui a besoin du secours sous la protection, en même temps que sous la surveillance immédiate de celui qui a le pouvoir de l'accorder.

Tant qu'un pareil système reste en vigueur, il est peu à craindre qu'il se forme dans l'État une race parasite, délaissant le travail pour les faciles ressources de l'aumône, race onéreuse pour les citoyens, puisqu'elle cesse de produire, sans cesser de consommer ; dangereuse pour la tranquillité publique, puisque, oisive et cupide par nature, elle semble faite exprès pour soutenir toutes les agitations, et pour se mêler à toutes les guerres civiles. Une pareille mendicité, non pas honteuse, mais presque fière d'elle-même, trouve son plus frappant exemple vers la fin de l'empire romain, dans cette plèbe que nous voyons soudoyée tour à tour par la peur et par l'ambition des Césars. Au moyen âge, nous retrouvons la mendicité organisée presque partout à l'ombre des monastères et des églises. De nos jours, elle se maintient encore à l'égal d'une institution dans certains pays, comme l'Italie et l'Espagne, où la charité s'exerce principalement par l'intermédiaire de communautés religieuses. Si la classe pauvre ne peut s'éteindre, la classe mendiante ne peut naître que là où la charité se montre trop complaisante et trop aveugle. Ce qui paraîtra sans doute bizarre, c'est que la taxe des pauvres, qui aujourd'hui encore écrase la Grande-Bretagne, n'est qu'un legs des ordres religieux qu'Henri VIII dispersa pour frapper la religion romaine, mais dont il n'avait pas le moyen d'annihiler l'influence sur le développement du paupérisme. « Tant que le dogme (page 205) catholique fut dominant, dit L. Reybaud à propos de l'Angleterre, le soin des pauvres était demeuré à la charge du clergé seul, et malgré un luxe inouï de pénalité, le nombre s'en accroissait à vue d'œil. » Les couvents détruits, les pauvres restèrent directement à la charge de l'État, et la reine Élisabeth en fut réduite à établir la taxe des pauvres, comme obligatoire pour toutes les personnes aisées du royaume (Du paupérisme et des institutions de charité, par L. REYBAUD, de l'Institut. Revue des Deux-Mondes, 1847, 1. II, p. 506). Depuis lors, la plaie n'a fait que grandir, et elle n'est pas près de se cicatriser.

Avant d'examiner les principes que le ministère De Decker voulait faire prévaloir, en matière de fondations charitables, jetons un coup d'œil sur les modifications que le cabinet De Brouckere avait entrepris d'apporter aux lois de l'an V.

Tout en laissant séparées les deux administrations des hospices et des bureaux de bienfaisance, le projet de loi du 17 janvier 1854 (Projet de loi sur les bureaux de bienfaisance, déposé par M. Ch. Faider, ministre de la justice. Annales, 1855-1854, p. 414 ; exposé des motifs, p. 612, documents à l'appui, p. 847) combine en un seul conseil les commissions directrices de ces deux services, dans toute commune où ils se rencontrent simultanément. Cette réunion, déjà opérée à Bruxelles et à Louvain, paraissait y produire les meilleurs résultats (article du projet de loi). Une seconde modification, proposée aux lois de l'an V, nous semble moins heureuse ; nous voulons parler de l'admission du curé comme membre de droit dans (page 206) chaque administration charitable (article 18 du projet de loi). C'était là une dérogation importante à la nomination des membres de la commission des hospices et de ceux des bureaux de bienfaisance par les conseils communaux. Le système nouveau échappe difficilement au reproche d'organiser un antagonisme permanent entre l'influence religieuse, ayant pour soutien le curé, et l'influence civile, trouvant son représentant naturel dans le bourgmestre, aussi membre de droit de chaque commission administrative (article 10).

Un second projet de loi, présenté le mème jour que le premier (Projet de loi sur les dons et legs charitables, déposé le 17 janvier 1854, par M. Ch Faider. Annales, 1855-1854, p. 414 ; exposé des motifs, p. 651 ; ajournement, p. 531 ; documents à l'appui, p. 1293 ; rapports au nom de la section centrale. Annales, 1854-1855, nos 55 et 56), fait d'amples concessions aux réclamations catholiques, en matière de dons et de legs charitables. Dès longtemps on accusait le gouvernement de mettre obstacle aux élans de la charité, par la rigueur qu'il apportait à l'exécution des lois de l'an V. Aussi, l'article 5 du projet de loi permet-il qu'en dehors des administrations régulières chargées de la distribution des secours, il soit fondé des établissements indépendants, régis par une administration spéciale. Toutefois chacune de ces fondations séparées doit être sanctionnée par la législature (article 5). Différents articles du projet consacrent de nouveau, moyennant certaines conditions, la faculté pour les fondateurs et pour les membres de leur famille, de (page 207) participer à la direction d'établissements de charité, concurremment avec les administrateurs légaux ; il en est de même du droit de présenter des indigents dans les hospices, et de concourir aux distributions de libéralités envers les pauvres.

D'autre part, M. Faider essaye, dans son projet de loi, d'éluder une critique qui avait souvent été formulée contre l'administration, celle de ne point respecter la volonté des donateurs de biens envers les pauvres. La circulaire du 10 avril 1849, rappelant les principes légaux en matière de donations et de legs charitables (La loi du 3 juin 1859, portant une nouvelle rédaction de l'article 84 de la loi communale, fixe définitivement les principes légaux en matière de dons et legs. Exposé des motifs de cette loi, 18 mars 1859 Annales, 1858-1859, p. 945 à 958 ; rapport, p. 1053 et 1038. Rapport au Sénat, 18 mai 1859 ; rapport à la Chambre, sur un amendement, p. 1211 ; adoption définitive, le 30 mai), avait enlevé aux catholiques l'espoir de faire jamais admettre par leurs adversaires politiques la liberté, ou plutôt l'anarchie des fondations. Depuis cette époque surtout, il se glissait, dans un grand nombre d'actes de libéralité, certaines clauses instituant des administrateurs particuliers aux biens donnés. Réputées non écrites comme contraires à la loi, ces clauses n'empêchaient pas l'acceptation par les administrateurs légaux. Ainsi le veut l'article 900 du code civil, qui répute valables les actes de libéralité, alors même que leur auteur les a subordonnés à quelque condition impossible, illégale, ou contraire aux (page 208) mœurs. Cependant d'aussi constantes dérogations à la volonté légale décelaient un but arrêté chez ceux qui s'en faisaient les inspirateurs : ils cherchaient à exciter l'opinion contre les principes défendus par les libéraux en matière de charité. Pour arriver à ce but, ils imposaient chaque jour à l'administration le devoir pénible de déclarer illégal et de repousser comme tel le désir exprimé par un bienfaiteur des indigents. Dans son article 2, le projet de 1854 conserve les bases du système de l'an V, mais dans son article 5, il donne en partie gain de cause aux réclamations des catholiques, puisqu'il enlève à l'article 900 du code civil presque toute son efficacité pratique. La libéralité testamentaire tombe en entier, si son auteur l'a subordonnée formellement à quelque condition non permise. Il en est de même pour le cas de donation, à moins que le donateur ne consente à effacer la condition illicite, attachée par lui à sa disposition en faveur des pauvres (article 3 in fine).

Le nouveau ministre de la justice, M. A. Nothomb, devait aller plus loin dans la voie des innovations. Par son projet de loi sur les établissements de bienfaisance (Projet présenté le 29 janvier 1856. Annales, 1855-1856, p. 419 ; exposé des motifs, p. 682 ; rapport par M. Malou, Annales, 1856-1857, p. 401 ; rejet d'une proposition d'enquête sur l'état du paupérisme, p. 1625 ; rapport sur des amendements, p. 1656 ; documents à l'appui du projet de loi, p. 1086 et 1722) il se détache, à la vérité, du projet Faider, en ne conférant à aucun ecclésiastique un siège de droit dans les commissions administratives, comme en laissant intact l'article 900 du code civil (Exposé des motifs, p. 682. Annales, 1855-1856) ; mais il (page 209) s'arrête à un principe d'une bien autre importance, principe qui réagit forcément sur toutes les dispositions législatives touchant la matière. Dorénavant les fondations particulières, indépendantes des administrations légales, cessent d'être prohibées. Un simple arrêté royal suffit pour leur donner l'existence (articles 69 et 71). Les fondateurs peuvent réserver pour eux-mèmes ou pour des tiers, l'administration de leurs fondations. Ils ont aussi le pouvoir d'instituer comme administrateurs spéciaux les membres de leur famille à titre héréditaire, ou les titulaires à venir de fonctions soit civiles, soit ecclésiastiques (article 78).

Trop adroit cependant pour supprimer les bureaux de bienfaisance, en même temps qu'il crée les administrations spéciales, le projet Nothomb semble plutôt subordonner ces dernières à la charité communale : l'acceptation de toute libéralité continue à appartenir au bureau de bienfaisance (article 71). Malgré ce droit d'acceptation, lequel est de pure forme puisqu'il devient une suite forcée de l'autorisation par le gouvernement (article 73), les bureaux de bienfaisance restent sans pouvoir sérieux vis-à-vis des administrations spéciales. Ce sont deux puissances, qui n'étant pas subordonnées l'une à l'autre, et s'exerçant dans le même cercle d'attributions, doivent fatalement se trouver en rivalité.

Il faudrait ignorer, et les tendances envahissantes de l'Église (page 210) catholique en matière de charité, et l'aptitude qu'elle montre à diriger la volonté des testateurs, pour n'être pas convaincu d'avance de la facilité avec laquelle les administrations spéciales devaient presque partout triompher des administrations de l'an V. Peu d'années devaient suffire pour que les premières fussent favorisées de la plus grande partie des dons nouveaux. Quelle sûreté d'ailleurs semblait promise aux donateurs catholiques qui auraient persisté à mettre leur confiance dans les commissions légales de charité ? L'une des voix les plus écoutées à la Chambre, celle de M. Malou, n'hésitait pas à accuser ces conseils de ne pas exécuter les charges imposées aux donations, et de ne voir dans leurs fonctions qu'un instrument de politique (Discours de M. Malou, séance du 29 avril 1857. Annales, 1836-1837, p. 1403). Tous les honnêtes gens devaient désormais tenir à honneur de ne plus soutenir des administrations comprenant si mal les devoirs de leur institution ; et si la loi Nothomb ne les supprimait pas tout d'un coup, ce qui aurait pu faire crier, elle laissait du moins à l'avenir le soin de leur enlever leur importance, ce qui devait plus facilement passer inaperçu.

Certes, il y aurait inexactitude à soutenir que toutes les commissions administratives instituées d'après les lois de l'an V comprennent d'une manière toujours également parfaite les fonctions difficiles qui leur incombent. Cependant quels que soient les démérites qu'on aime à leur attribuer, les administrations spéciales leur restent manifestement inférieures au double point de vue, et de la probité, et de (page 211) l'intelligence dans la gestion du bien des pauvres. Afin d'assurer la régularité de l'administration des nouvelles fondations indépendantes, le projet de loi de 1856 accumulait, nous le voulons bien, les moyens de surveillance et de répression qui lui paraissaient offrir le plus de garanties contre l'inintelligence, l'insouciance ou l'improbité (articles 86, 87, 88, 91, 92, 93 et 94). Mais sur quoi pouvait-il baser la certitude de réussir dans son entreprise ? Nous ne pouvons oublier que des moyens semblables ont été tentés sans relâche, comme sans succès, par les différents gouvernements de l'ancienne Belgique. Résumant en quelques mots ces efforts infructueux, un homme dont le caractère proteste contre toute pensée d'exagération, n'a pas craint de dire : « Vainement. établissait-on un contrôle, une surveillance, l'obligation de rendre compte ces précautions ont été insuffisantes ; les administrateurs spéciaux ont fini par s'affranchir de toute subordination, le désordre a régné dans une administration négligée, et trop souvent des détournements aussi nombreux que coupables ont été le résultat d'un ordre de choses qui s'est vu bientôt universellement condamné (Zxposé des motifs du projet de loi sur les dons et legs charitables, par Ch. Faider, ministre de la justice. Annales parlementaires, 1853-1854, p. 651)

(Note de bas de page. Dès le XVIème siècle, on demandait la sécularisation de la charité en Belgique, et mieux encore, on tentait, en plusieurs villes, de la faire prévaloir. "De la charité publique au XVIe siècle en Belgique", par A. ORTS, membre de la Chambre des représentants. Revue trimestrielle, t. II, 1854, p. 156 et suiv. Voir aussi les curieux documents historiques publiés dans les Annales parlementaires de 1855-1854, p. 1293 et suiv. ; l'">Essai historique sur les dons et legs faits aux établissements publics", par T. LEFEBVRE. Revue des revues de droit, t. XIII, p. 322, et le beau livre de JEAN VAN DAMME (Frère-Orban), sur la main-morte.)

(page 212) Au point de vue de l'aptitude à gérer le bien des indigents, les administrateurs nommés par les conseils communaux (article 84, 2° de la loi communale) restent encore de beaucoup préférables aux administrateurs désignés d'avance dans l'acte qui institue une fondation. Cette supériorité est en quelque sorte originelle. Elle réside dans la nature différente de l'autorité qui confère le mandat aux administrateurs des deux catégories. Les uns sont désignés par un conseil ne basant ses choix que sur une aptitude bien constatée, et restant de plus responsable tout le premier devant un corps d'électeurs. Les autres tirent leur droit à gérer une fondation de la volonté pure et simple d'un particulier, et moins encore, d'un particulier qui, mort peut être depuis longtemps, peut ne les avoir jamais connus. Ils n'ont donc d'autre titre que la fantaisie, et d'autre répondant que le hasard.

Arrivons au principe qui, dans l'économie du projet de loi de 1856, était appelé à corroborer la création des administrateurs spéciaux. Plus craintif qu'en 1830, le parti catholique ne voulait pas s'entendre dire que la loi avait nécessairement pour résultat la personnification civile (Exposé des motifs de la loi sur les établissements de bienfaisance, par M. A. Nothomb. Annales, 4855-1856, p. 682). De quel nom désigner ce double droit accordé à une fondation perpétuelle, et d'ester en justice, en n'obligeant qu'elle-même (article 87, paragraphes 2 et 4), et de posséder des biens, des immeubles sans autre limite que ses besoins, d'après sa destination charitable, des rentes sur l'État à l'infini (article 75) ? Est-ce un vain fantôme de la mainmorte, (page 213) évoqué à plaisir, ou n'est-ce pas plutôt la main-morte elle-même qui apparaissait évidente aux moins clairvoyants ? Si l'on ne pouvait supputer exactement ce qu'elle devait donner à un parti de bénéfices et d'influence, on avait du moins le moyen de préjuger ses avantages, par les efforts que les corporations religieuses ont faits pendant des siècles afin de se les conserver ; efforts tentés avec tant de courage et de persistance, qu'ils paraissent s'être toujours assez peu souciés de respecter les lois.

Cette lutte entre les monastères et la législation dure si longtemps en Angleterre, que Blackstone en trouve des traces dans les statuts de main-morte, depuis Edouard Ier (1272-1307), jusqu'à l'époque où il écrit (BLACKSTONE, Législation anglaise, traduit par CHOMPRE sur la 15e édition Paris, 1823, t. VI, p. 383 et 406). « Il est curieux, dit-il, d'observer, dans l'histoire de ces statuts, l'adresse, les ruses fertiles des ecclésiastiques, pour éluder, dans un temps ou dans un autre, les lois existantes ; et de même le zèle des parlements successifs pour les poursuivre à travers leurs subtilités et leurs expédients, par de nouvelles dispositions, lesquelles enfantaient encore de nouvelles évasions, jusqu'à ce qu'enfin la législature eût obtenu, non sans difficulté, une victoire complète.» BLACKSTONE, 1. III, p. 148 ) On ne pourrait dire mieux pour la Belgique. Seulement chez nous, le prince joue le rôle entrepris en Angleterre par le parlement. C'est Jean II de Brabant qui, le premier, prend soin de protéger les biens contre l'immobilisation, en proclamant ses légitimes défiances, par son édit du 12 mai 1312 (article 12). Deux siècles plus tard, c'est (page 214) l’empereur Charles-Quint qui, dans son édit du 19 octobre 1520 (Placards de Flandre, t. VIII, p. 19. Études sur les Constitutions nationales, par M. Ch. FAIDER, chap. II, § 4), renouvelle et développe les prohibitions de ses prédécesseurs. En résumé, défense était faite de transférer aux monastères, collèges ou autres mains-mortes aucun bien immeuble, à quelque titre que ce fût, sans le double consentement du souverain et des gens de loi des chefs-villes sous lesquels le bien se trouvait situé. Toute cession clandestine était frappée de nullité. Deux siècles après, l'édit de Marie-Thérèse du 15 septembre 1755 (Placards du Brabant, 1. VIII, p. 14), et les plaintes du président de Neny suffisent pour attester que, jusqu'à cette époque, la victoire n'était pas demeurée à la loi. Certes, l'extrême audace ne peut suffire pour exciter l'admiration, mais cette lutte cinq fois séculaire contre tous les gouvernements qui se sont succédé en Belgique, ne peut manquer tout au moins de faire naître l'étonnement.

Aujourd'hui que l'Église s'est émancipée, à l'abri des idées et des institutions modernes, selon l'expression de M. de Montalembert, le clergé n'a pas renoncé pourtant à ce qu'on a ingénument appelé le droit pour les consciences de s'insurger contre la loi (Discours de M. Malou, séance du 13 mai 1857. Annales, 1856-1837, p. 1588). Qu'en matière de donations la volonté du législateur ait été souvent violée, on n'en peut douter un instant, quand un des chefs du parti catholique en Belgique n`a pas craint de le révéler lui-même. Dans la discussion de la loi sur les établissements de bienfaisance, M. Malou déclare que (page 215) de nombreuses donations sont faites au moyen de fidéicommis tacites (Discours de M. Malou, séance du 29 avril 1857. Annales, 1856-1857, p. 1405), en d'autres termes, afin d'éluder les défenses de la loi. En 1841, un opuscule attribué au même M. Malou s'explique plus clairement encore sur ce point, lorsqu'il préconise en ces termes la personnification civile, qu'à cette époque MM. du Bus et Brabant proposaient d'accorder à l'Université de Louvain : « Il faut le reconnaître, dit-il, là est toute la différence entre les associations de personnes ou droits collectifs constitués comme personnes civiles, et les êtres moraux qui ne sont pas constitués en cette qualité. Les uns possèdent directement, légalement, par eux-mêmes ; ils n'acquièrent qu'avec l'autorisation spéciale de la puissance publique. Les autres peuvent avoir la jouissance des biens qui sont en réalité en main-morte, quoique possédés nominalement par des particuliers. Vainement espère-t-on pouvoir modifier cet état de choses ; la loi est impuissante pour atteindre des engagements qui n'ont pour sanction que la bonne foi et la con science. Ces considérations peuvent servir à dissiper quelques illusions. » (Examen de la proposition de MM. du Bus et Brabant, tendante à conférer à l'université catholique de Louvain la qualité de personne civile. Chapitre XXI. Conséquences de l'autorisation et du refus. Octobre 1841). Bien peu d'illusions, en effet, doivent être assez vigoureuses pour résister à de tels aveux ; mais depuis quand la passion ou l'intérêt personnel, qui portent à transgresser les lois, peuvent-ils invoquer leur fraude mème pour obtenir qu'on modifie ces lois qu'ils attaquent ?

Le projet présenté par M. A. Nothomb devait avoir (page 216) le sort de toutes les propositions qui, sous le régime parlementaire, ne craignent pas d'altérer les institutions existantes, afin d'arriver à établir la prépondérance marquée d'un parti sur un autre. Soutenues par quelques enthousiasmes, ces mesures ne peuvent manquer d'échouer tôt ou tard contre un écueil certain, l'esprit modéré du pays. La discussion sur les établissements de bienfaisance dura plus d'un mois (du 21 avril au 27 mai 1857) ; elle se termina par la chute du ministère De Decker, l'ajournement des Chambres, et le retrait de la loi. Des amis politiques du cabinet renversé, des amis seulement, ont lancé contre lui cette singulière accusation, qu'il ne s'était retiré des affaires que par crainte, et sous la menace de l'émeute (séance du 24 décembre 1857. Annales, 1857-1858, p. 47). Était-il donc nécessaire de chercher un motif inavouable à une résolution basée sur le principe le plus sage et le plus naturel du gouvernement représentatif ? Un cabinet n'a plus ni appui, ni raison d'être, du jour où il se considère comme dépossédé de la confiance du pays (Explications de MM. De Decker et Vilain XIIII, membres du cabinet démissionnaire. Séance du 16 novembre 1858. Annales, 1838-1859, p. 30 à 32). Six mois après l'ajournement des Chambres, alors qu'à coup sûr le calme et la réflexion avaient eu le temps de revenir dans les esprits, les élections générales (par suite de la dissolution de la Chambre, 10 novembre 1857) vinrent prouver de quel côté le sentiment public s'était prononcé. En donnant une importante majorité au parti libéral, ces élections ratifièrent l'élévation du cabinet Rogier-Frère, qui avait pris naissance le 9 novembre 1857.

(page 217) Un homme de grand talent, mais dont les souvenirs amers et l'expérience se reportent, sans qu'il le veuille, à un pays comme à une époque de révolutions, M. Guizot, apprécie la situation morale de la Belgique en 1857, avec une sévérité que nous ne croyons pas exempte d'injustice. « Est-ce, dit-il, le symptôme d'un mal profond et permanent qui menace en Belgique plus encore l'avenir que le présent ? » - « On me dit, des gens bien instruits m'affirment qu'il faut répondre oui à cette dernière question. A les en croire, l'esprit d'anarchie prenant surtout en ce moment la forme de l'esprit d'impiété, travaille ardemment et avec succès la Belgique. » (Revue des Deux-Mondes, t. X, p. 498, 1857) N'est-ce pas chercher un symptôme de faiblesse et de décomposition morale, dans une de ces agitations qui ne sont en définitive autre chose qu'un excès de vie chez un peuple libre, crises fugitives qui témoignent, avant tout, de l'intérêt qu'un pays sait prendre aux actes de ses mandataires. Aux nations frappées de mort politique, à elles seules, il appartient de ne rien savoir et de ne rien comprendre, de ne rien désirer et de ne rien craindre. Ce sont là des vertus toutes pacifiques, il est vrai, mais ce sont en même temps des vertus de tombeau.

Depuis notre émancipation, un fait incontestable se dégage pour nous de la mise en œuvre du gouvernement représentatif, et nous devient un sûr garant de son mérite dans le passé, comme de sa durée dans l'avenir.

(page 218) Une autorité cachée nous apparait, dominant les volontés ministérielles et les modifiant d'après son propre vouloir. Parfois elle entraine le pouvoir, parfois elle le modère dans sa course, parfois enfin elle le renverse lorsqu'il se refuse à secouer son inaction, ou lorsqu'il semble trop épris de changements. Manquant peut-être d'ardeur pour provoquer le bien, cette autorité n'a manqué jusqu'aujourd'hui ni d'intelligence ni de courage pour empêcher le mal. S'il faut lui donner un nom, nous l'appellerons le bon sens de la nation. Désigné comme souverain par la saine pratique de nos institutions libres, il se manifeste dans les décisions du corps électoral, et réalise ainsi sous sa forme modérée, véritablement utile, ce beau dogme de la souveraineté du peuple qui trop souvent s'est traduit ailleurs sous la forme de l'autocratie de la populace. Longtemps étouffé sous la pression impériale, reprenant peu à peu ses droits sous le gouvernement hollandais, le sentiment public s'est posé en maître en 1830, et depuis lors, il n'a plus abdiqué. A lui appartient sans conteste la direction des affaires, et nous trouvons en lui l'ennemi sous les coups duquel le ministère De Decker a succombé.

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