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HISTOIRE DIPLOMATIQUE DU 19 AVRIL
1839 par A. DE RIDDER (1920)
CHAPITRE VI
1. Les instructions aux
plénipotentiaires du nord
(page 107)
Vers la mi-juillet, on connaissait enfin à Londres les instructions identiques
adressées à leurs plénipotentiaires par les cours de Berlin, de Vienne et de
Saint-Pétersbourg. Elles étaient apportées par le comte Zichy. En même temps
que ce dernier arrivait en Angleterre le comte de Senfft-Pilsach, représentant
de l'Autriche à La Haye et adjoint temporairement pour
les travaux de la
Conférence au prince Esterhazy. Ce diplomate, homme aux
formes toujours mesurées cependant, manifestait une aversion prononcée contre la Belgique et se présentait
à la Conférence
avec les sentiments les plus hostiles aux réclamations belges (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris,
Pays-Bas, 239, folio 170).
Lord Palmerston et le général
Sebastiani s'entendirent immédiatement sur l'attitude que tous deux devaient
prendre vis-à-vis de ces prétentions. Ils projetèrent de déclarer, en se
reportant à l'époque des ratifications du traité du 15 novembre, que toute
négociation devait être directe et de gré à gré entre la Hollande et la Belgique.
Cette déclaration avait pour elle
l'autorité du précédent tiré des réserves de la Russie et de l'Autriche en
1832, et paraissait destinée à mettre à une épreuve sérieuse la sincérité du
roi de Hollande. En même temps, il fut décidé entre les deux diplomates, d'une
manière précise, de combiner toutes leurs démarches et leurs paroles de manière
à ne pas donner aux autres plénipotentiaires un avantage qu'ils auraient
incontestablement exploité, si la moindre dissidence (page 108) de langage se fût
manifestée entre les représentants de la France et de l'Angleterre (Arch, du Min, des Aff. étr. à Paris,
Angleterre, 651, n°59, p. 42).
Il ne fut pas fait grand mystère du
contenu des instructions austro-prusso-russes. Elles visaient avant tout à
obtenir le maintien des XXIV articles. Le baron de Werther, en annonçant leur
envoi à M. Beaulieu, lui disait qu'à la Prusse les formes étaient indifférentes, pourvu
qu'on lui accordât le fond, c'est-à-dire le traité du 15 novembre 1831, sauf
les modifications et les éclaircissements que le temps aurait pu rendre
nécessaires. Par ces derniers mots, le ministre faisait allusion à la question
des arrérages et à la question fluviale (Lettre de M. Beaulieu à M. de Theux, 15 juillet 1838).
Lord Palmerston avait, de son côté,
avant d'avoir vu M. de Senfft, été informé des désirs des cours du nord, désirs
dont la manifestation antérieure avait rencontré chez lui, on le sait,
l'accueil le moins encourageant. La persistance de la Prusse, de l'Autriche et de
la Russie dans
leurs aspirations, ne devait pas vaincre la résistance du ministre britannique.
Il manifesta nettement sa résolution à ce sujet dans un entretien qu'il eut, le
15 juillet, avec M. van de Weyer. « Il paraît, dit-il au représentant du roi
Léopold 1er, que les trois cours tiennent plus que jamais à l'adoption du
projet que nous avons déjà rejeté. Elles voudraient que les cinq Puissances
signassent avec la Hollande
le traité des XXIV articles avec des réserves; que ces réserves portassent sur
des modifications dont les deux parties pourraient convenir entre elles; que
des commissaires belges et hollandais fussent nommés, de part et d'autre, pour
régler les points restés en litige; et que, dans le cas où les commissaires ne
s'entendraient point, la
Conférence reprît son rôle d'arbitre, et portât un nouveau
jugement souverain. Vous sentez que de pareilles instructions ne sont guère de
nature à amener une prompte reprise des négociations, et que nous ne pouvons
point consentir à signer un protocole où de semblables propositions seraient
posées en principe » (Note de
bas de page : Dans une entrevue qu'il eut avec le maréchal Soult, député à
Londres par le roi Louis-Philippe pour le représenter au couronnement de la Reine Victoria,
lord Palmerston indiqua les principes qui lui paraissaient devoir inspirer sa
politique à la
Conférence de Londres:
« 1° que la question du territoire ne pouvait être changée,
attendu qu'ayant été consentie par les grandes Puissances, il n’y avait pas
possibilité de modifier, à cet égard, les stipulations du traité des XXIV
articles ;
« 2° qu'il admettait que la Belgique pouvait demander
que les dépenses qu'elle a faites, depuis le traité, pour maintenir sur pied de
guerre ses armées, fussent prises en compensation des arrérages de la Dette; mais que cette
question devait faire l'objet de négociations futures ;
« 3° que si la Belgique demandait que la Dette fut capitalisée comme,
en 1833, le roi Guillaume en avait fait la proposition, cette question encore
serait à négocier et que de sa part il n'y aurait point d'opposition.
« 4° que l'Angleterre n'admettrait jamais qu'il fût fait
un nouveau traité entre la
Belgique et la
Hollande sans que toutes les questions litigieuses, soit de
canaux, soit de routes, soit de tarifs, ou toutes autres quelconques, n'aient
été vidées et entièrement résolues afin que le traité à intervenir soit
définitif.» Lettre du maréchal Soult au comte Molé, 13 juillet 1835. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre,
651, p. 23.)
(page 109) Lord Palmerston était
certain, en adoptant une telle politique, d'être appuyé par la France. Le comte Molé
avait prescrit au généraI Sebastiani de refuser son assentiment à tout projet
qui ne résoudrait pas la totalité des questions en litige (Arch.
du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 651, n°19, folio 31 et n°60,
folio 44).
M. de Senfft se trompait sur les
dispositions de la Grande-Bretagne. Dès son arrivée à Londres, il
parlait de la question belge comme ne présentant pas; toutes les difficultés
dont généralement on la croyait hérissée. « La nouvelle négociation. disait-il
le 16 juillet à un membre du corps diplomatique, ne doit ni ne peut traîner en
longueur; il faut que nous arrivions à un résultat en moins de trois semaines.
Nous sommes tous mûrs pour une prompte conclusion.. Les questions en litige ont
été examinées à fond; et nous sommes d'accord sur la solution qu'il convient de
leur donner. »
Ce langage, quelque peu
présomptueux, ne laissait pas que d'étonner les hommes politiques de Londres
qui, depuis sept ans, avaient suivi d'un œil attentif la marche compliquée de
la question hollando-belge. Ils ne pouvaient s'empêcher de penser que M. de
Senfft se faisait illusion à lui-même et qu'il ne verrait l'étendue des
difficultés que lorsqu'il serait réellement aux prises avec elles, car on ne
lui supposait pas l'intention de vouloir donner le change aux autres. Il
passait pour un honnête homme rompu aux affaires et habitué à ne pas reculer
devant les obstacles. La question belge l'avait toujours préoccupé pendant son
séjour à La Haye, où il était très aimé, malgré ses opinions catholiques
prononcées (Lettre de M. van de
Weyer au chevalier de Theux, 17 juillet 1838).
2. Entrevue de M. de Senfft
avec lord Palmerston
Dès le 17 juillet, le diplomate
autrichien put se rendre compte qu'il faisait singulièrement erreur en croyant
que les cinq Puissances étaient d'accord, comme il le disait, sur la solution à
donner à nos différends avec le royaume des Pays-Bas. Ce jour-là, il fut reçu
par lord Palmerston pour la première fois en une audience considérée non comme
conférence officielle mais comme une visite de courtoisie, comme une simple
causerie d'affaires. M. de Senfft n'en exposa pas moins au ministre de la reine
Victoria le sens des instructions dont il était porteur, instructions que lord
Palmerston connaissait déjà comme nous l'avons vu plus haut.
Le ministre répondit incontinent à
M. de Senfft que les propositions des cours du nord étaient tout à fait
inadmissibles. Il lui affirma qu'en signant un traité direct avec la Hollande les cinq
Puissances se mettraient en contradiction avec les actes antérieurs de la Conférence. De
plus la nomination de commissaires dans les conditions où le voulaient la Prusse, l'Autriche et la Russie serait en opposition
avec les usages. Semblable nomination en matière diplomatique n'avait jamais
lieu que pour aviser aux moyens d'exécution d'un traité complet et parfait,
pour régler les lignes de démarcation, le transfert de la dette, l'échange de
documents, etc., etc., mais non pour arrêter des principes et décider des
questions politiques et financières.
« Que si, ajouta lord
Palmerston, vous désirez que les deux parties s'entendent entre elles et
négocient, directement et sans notre participation, le traité définitif qui
doit régler leurs rapports, je suis prêt à donner les mains à un pareil
arrangement; et je suis convaincu que la Belgique n'aurait aucune répugnance à entamer une
négociation directement avec la
Hollande, et à nommer, à cette fin, des plénipotentiaires
chargés de conclure sans notre médiation. Mais jamais le roi des Belges ne
consentira à ce que la
Conférence reprenne ses fonctions d'arbitre, et, sans ce
consentement, il nous serait impossible de faire un pas. En effet, depuis le
jour où les trois Puissances du nord ont présenté leurs réserves au traité des
XXIV articles, depuis le jour où ces réserves ont été acceptées par la Belgique, la Conférence a
abdiqué ses fonctions arbitrales et elle ne pourrait les reprendre que du
consentement du roi des Belges. Or, l'Autriche pourrait, moins que toute autre
Puissance représentée à Londres, insister pour que ce consentement fût obtenu,
elle qui, en changeant son acte de ratification, a déclaré qu'elle
reconnaissait la nécessité d'une négociation ultérieure entre le gouvernement
de S. M. le roi des Pays-Bas et celui du royaume de Belgique et qu'elle
sanctionnerait les arrangements stipulés de gré à gré entre les deux hautes
parties susdites. C'est donc sur ce seul terrain que la Conférence peut
et doit se placer; et elle ne pourrait en changer sans exposer à la juste
résistance de la
Belgique. D'ailleurs, la situation de ce royaume est bien
changée depuis 1831 ; son indépendance est reconnue et solidement établie,
ses éléments de force et de stabilité frappent les yeux les moins disposés à
les voir; son esprit national a pris un prompt et heureux développement; et
l'on ne s'y soumettrait plus aujourd'hui à ce que l'on a été forcé de subit
alors. Les temps sont changés, et, avec les temps, la position et les
droits. »
M. de Senfft tenta d'expliquer la
politique prusso-austro-russe par le devoir des Puissances de donner au roi des
Pays-Bas toutes les facilités possibles pour sortir de la fâcheuse position où
il s'était placé; par la nécessité de mettre à couvert la délicatesse et
l'amour-propre de ce souverain à qui il en avait coûté déjà beaucoup d’adhérer
aux XXIV articles. Il était disposé à faire de plus grands sacrifices encore,
puisqu'on pouvait le croire prêt à céder sut la question (page 111) des
arrérages de la dette; mais il importait de sauver les apparences et de
modifier un peu dans les formes ce que cette conclusion définitive de la
question belge présentait au fond de rigoureux pour Sa Majesté néerlandaise.
Ce plaidoyer n'eut pas le don de
convaincre lord Palmerston. « Toutes les fois, répondit-il, que le roi de
Hollande parle de la nécessité de mettre son amour-propre à couvert, d'adoucir
et de modifier les formes, c'est qu'il a quelque intention cachée, quelque but
secret, quelque espoir de retarder la conclusion de l'arrangement définitif; et
le seul moyen de déjouer les calculs de ce genre, c'est de ne point s'écarter
des règles et des principes que la Conférence s'est posés à elle-même. Cette ligne
droite me paraît plus sûre et plus courte que les voies détournées où l'on
voudrait nous faire entrer, sans trop nous en montrer l'issue. »
La conversation ne se prolongea pas
davantage. Il fut convenu que la Conférence ne se réunirait officiellement que le
24 juillet, quelques jours après. Dans l'intervalle, qui devait être absorbé
surtout par des conférences sur les affaires d'Orient, les plénipotentiaires du
nord se concerteraient sur la marche à suivre dans les affaires belges après
avoir eu ainsi une reconnaissance anticipée de l'opinion bien prononcée de lord
Palmerston (Lettre de M. van de
Weyer au chevalier de Theux, 18 juillet 1838).
3.
Nouvelles propositions de la
Russie, de la
Prusse et de l'Autriche, maintenant les cessions
territoriales et le chiffre de la dette fixés par les XXIV articles - M. van de
Weyer les repousse. - Même attitude du comte Sebastiani
Cette connaissance les amenait à
abandonner le projet d'un traité direct entre la Hollande et les cinq
Puissances. Mais les représentants de la Prusse, de l'Autriche et de la Russie n'abdiquèrent
toutefois pas pour cela leurs prétentions. Comme l'avait dit M. de Werther à M.
Beaulieu, les formes leur étaient indifférentes pourvu qu'on leur accordât le
fond. Ce fond, ils cherchèrent à l'obtenir d'une manière détournée. Dans des
entretiens particuliers avec lord Palmerston, ils lui suggérèrent un traité
direct entre la Hollande
et la Belgique,
traité basé sur les négociations de 1833. Il ne serait plus fait de difficultés
sur le pilotage et le balisage, sur la navigation par les eaux intérieures, sur
la route par le Limbourg. Le péage sur l'Escaut serait conforme à ce que la Belgique avait accepté,
la perception s'en ferait à Anvers; le roi grand-duc renoncerait aux arrérages
de la dette qui serviraient à compenser les armements belges; des commissaires
seraient chargés de régulariser cette question et de procéder en même temps à
la liquidation du syndicat d'amortissement (Note de bas de page : En 1822, le gouvernement des
Pays-Bas se trouvait devoir faire face à la liquidation d'un grand nombre de
dépenses. Pour opérer cette liquidation, une loi du 27 décembre de cette année
créa une institution de crédit qu'on appela le syndicat d'amortissement. On lui
céda J'administration de domaines de l’Etat et on lui donna l'autorisation
d'aliéner une partie de ces domaines; on lui céda en outre divers revenus
publics; on lui ouvrit des crédits en dette active de Fl. 68.000.000 et de Fl.
26.000.000, ainsi que d'autres crédits nécessaires au paiement des intérêts de
ces sommes; enfin on lui accorda le droit d'émettre pour Fl. 116.000.000
d'obligations. En 1830, le syndicat d'amortissement n'avait pas terminé sa
mission. La séparation du royaume des Pays-Bas en deux parties en rendait donc
la liquidation nécessaire); le paiement annuel de la dette commencerait
(page 112) à partir du premier octobre. Lord Palmerston, à première vue,
trouvait ces propositions très acceptables, tellement acceptables qu'elles lui
paraissaient permettre d'espérer que le traité serait signé dans le courant du
mois d'août.
Cependant, lorsqu'il donna confidentiellement
connaissance des ouvertures austro-prussiennes à M. van de Weyer, celui-ci lui
fit sentir qu'il fallait avant tout qu'on fût d'accord sur le chiffre de la
dette. « J'attends, lui dit-il, le travail préparé par la commission récemment
nommée par le roi, et il résultera de ce travail que la Conférence a été
induite en erreur par les tableaux des plénipotentiaires hollandais ». « J'en
doute beaucoup, répondit le ministre britannique, mais hâtez-vous, car nous
pouvons d'un moment à l'autre être appelés à nous prononcer sur les nouvelles
propositions » (Lettre de M.
van de Weyer, au roi et au chevalier de Theux).
Lorsque M. de Bülow eut formulé par
écrit ses propositions (Note de
bas de page : Ces propositions ne firent pas l'objet d'une communication
officielle. M. de Bülow les envoya officieusement et confidentiellement à lord
Palmerston. Celui-ci les remit à M. van de Weyer, mais en ne l'autorisant à ne
les communiquer qu'au roi Léopold. Le monarque appela M. de Theux et lui fit
prendre lecture du projet rédigé par le diplomate prussien), on
s'aperçut qu'elles n'étaient pas aussi conciliatrices qu'au Foreign Office on
l'avait espéré. Le ministre britannique les communiqua confidentiellement à M.
van de Weyer qui les déclara immédiatement et formellement inacceptables. Elles
décidaient contre la Belgique
la cession du territoire contesté et le paiement de la dette annuelle de
8.400.000 florins. Le non-paiement des arrérages et le mode de liquidation du
syndicat d'amortissement restaient en question. En effet, les cours du nord
remettaient de nouveau la solution de ces deux points importants à l'examen de
commissaires et, si ceux-ci ne parvenaient pas à s'entendre, au jugement
arbitral de la
Conférence.
Accueillir un semblable projet,
c'eût été admettre le changement du statu quo au détriment de la Belgique et rendre, sans
aucune compensation, la situation des Pays-Bas meilleure que la nôtre. Jamais,
déclara le diplomate belge, le roi Léopold ne consentirait à acheter à ce prix
la reconnaissance de son royaume par la Hollande. Il ne s'agissait plus, en 1838,
d'insérer les XXIV articles dans un (page 113) traité avec la Hollande et d'y ajouter
quelques articles explicatifs; il fallait un traité définitif, réglant tous les
points; établissant enfin d'une manière durable et stable les rapports des deux
États. Un pareil traité ne pouvait se conclure qu'à l'aide d'une négociation
directe entre les parties, où elles consulteraient leurs convenances, leurs
intérêts réciproques en ce qui concernait le territoire, la dette, la
navigation des fleuves et des rivières. Dès l'année 1833, il avait été entendu
que l'on proposerait de part et d'autre les changements et les additions jugés
nécessaires pour compléter le traité du 15 novembre 183I. « Il serait aujourd'hui,
ajouta M. van de Weyer, impolitique, dangereux et indigne d'hommes d'Etat,
chargés d'aussi graves intérêts, de retomber dans l'incomplet et le
provisoire. » Il termina sa critique des propositions de M. de Bülow en
rappelant que la Belgique
avait pris la ferme résolution d'examiner à fond les tableaux fournis par les
plénipotentiaires néerlandais et d'en montrer l'inexactitude; qu'elle ne
perdrait pas la seule occasion qui lui eût été offerte de se livrer à cet
examen et que c'était pour cela que la négociation devait se rouvrir.
Ce langage énergique ne fut pas
sans produire quelque impression sur lord Palmerston.
« Il me semble, répondit-il à
M. van de Weyer, que vous devriez, dès à présent, être en mesure de fournir ce
travail (Note de bas de
page : La révision
des tableaux fournis par lés plénipotentiaires néerlandais). Dites au
roi, je vous prie, qu'il vous fasse envoyer sans retard le rapport de la
commission qu'il a nommée: tout délai vous serait préjudiciable. Je pense,
comme vous, que le non-paiement des arrérages n'est point, dans les articles
additionnels, arrêté en principe; que l'on ferait mieux de ne point rappeler
les XXIV articles et de compléter le traité définitif en y ajoutant les
articles que l'on proposerait de part et d'autre; mais il me semble, en même
temps, que nous sommes plus avancés qu'en 1833, puisque la Hollande ne fait plus de
difficulté d'admettre la plupart des articles qu'elle avait rejetés. Nous
approchons donc de plus en plus du but ; mais que l' on ne perde pas de
temps en Belgique. » (Note
de bas de page : Lettre de M. van de Weyer au roi Léopold. 24 juillet, et
à M. de Theux, 4 .août 1838.
On voit que lord Palmerston désirait hâter la solution de la
question hollando-belge. M. van de Weyer craignait qu'il ne voulût aller trop
vite et faisait appel à l'intervention personnelle du roi Léopold pour arrêter
le ministre britannique dans .sa précipitation.
« J'ignore, écrivait le diplomate au roi, le 24
juillet, à propos d'un voyage que Léopold ler projetait de faire en Grande-Bretagne,
quelle est l'époque que Votre Majesté a fixée pour son arrivée on Angleterre.
Mais, s'il m'était promis d'exprimer une opinion à cet égard, je dirais qu'il
est de la plus haute importance que cette arrivée ait lieu le plus tôt
possible. On ne doit pas se dissimuler que l’Angleterre est impatiente d'en
finir. Votre Majesté peut seule l'arrêter dans ce mouvement diplomatique trop
précipité. » Le 27, le roi Léopold écrivait à son ministre des Affaires
étrangères: « Je crois qu'il sera nécessaire d'envoyer à. M. van de Weyer les
rapports de la commission financière pour qu'il puisse voir qu'il y a là une
affaire assez grave, et qu'il puisse également arrêter lord Palmerston qui,
évidemment, va ventre à terre dans cette affaire. »
(page 114) Eclairé à son tour par
M. van de Weyer sur la portée des propositions allemandes (Lettre de M. van de Weyer au roi
Léopold, 24 juillet 1838), le comte Sebastiani n'hésita pas à déclarer
carrément que la France
ne les acceptait pas. Ses conversations avec lord Palmerston convainquirent
sans douté le diplomate prussien qu'auprès de l'Angleterre elles n'auraient pas
plus de succès, car, dès le 27 juillet, M. van de Weyer put annoncer au
chevalier de Theux que des modifications avaient été apportées au projet. Il
ajouta que celui-ci n'en était pas rendu plus acceptable.
4. M de Bülow
modifie les propositions pour la question financière - Encore un refus belge,
lord Palmerston l'appuie
Dans les propositions amendées, se
tranchait, d'accord avec le roi de Hollande qui reconnaissait devoir à cet
égard se résigner à des sacrifices (Lettre du comte Bresson au comte Molé, 22 juillet 1838. Arch. du Min. des
Aff. étr. à Paris, Prusse, 290, folio 72), la question du paiement des
arrérages. Il admettait en principe que la Hollande était obligée de compenser les frais
d'armements extraordinaires supportés par la Belgique, mais,
d"accord aussi avec l'Autriche et la Russie, il n'entendait ne nous libérer du
paiement qu'à partir du 1er janvier 1832 et seulement jusqu'à la signature de la
convention du 21 mai 1833. « La
Hollande, disait-il, a fait seule les avances pour le
paiement des intérêts de la dette depuis le 1er novembre 1830 jusqu'au 1er
janvier 1832; et, depuis la convention de 1833, par laquelle la Hollande a contracté
l'obligation de ne point reprendre les hostilités, la Belgique avait été
dispensée de recourir aux mêmes précautions qu'auparavant et de continuer ses
armements.»
Lorsque lord Palmerston fit part de
ces considérations à M. van de Weyer, celui-ci n'eut pas besoin de demander des
instructions à Bruxelles pour en signaler les erreurs. « Je répondis, écrit-il
dans son rapport du 4 août, que si, en 1833, le roi Guillaume eût accepté le
désarmement qu'on lui proposait, s'il n'eût point maintenu sur nos frontières
une armée menaçante, si la
France et la Grande-Bretagne, signataires de la convention du
21 mai, avaient voulu ou pu nous garantir efficacement contre une nouvelle
violation de l'armistice, la distinction posée par les plénipotentiaires du
nord pourrait avoir quelque fondement; mais que les faits et les principes
s'opposaient également à ce qu'elle fût admise. J'ajoutai qu'il résultait de
notre budget de paix auquel la résistance de la Hollande nous avait deux
fois obligés de substituer un budget de guerre, que nos frais d'armement
extraordinaires excédaient de beaucoup la somme fixée par la Hollande (67,200,000)
pour ce qu'elle appelle (page 115) ses avances, au taux de Fl. 8,400,000 par an
(Note de bas de page :
Parce que les frais d'armement belges excédaient cette somme de 67.200.000, le
cabinet de Bruxelles aurait voulu voir la Conférence de Londres contraindre la Hollande non seulement à
s'abstenir de réclamer le paiement des arrérages, mais encore remettre à la Belgique une indemnité
destinée à la dédommager d'une manière complète. M. de Theux appela sur ce
point l'attention de M. van de Weyer en lui accusant, le 7 août, réception de
son rapport du 1er. Le ministre du roi à Londres ne crut pas pouvoir encourager
ces visées de son gouvernement. «Vous me faites observer, écrivait-il à M. de
Theux le 10 août, que le gouvernement du roi n'a cessé de déclarer que le
non-paiement des arrérages ne serait qu'une compensation insuffisante de nos
frais extraordinaires d'armement, et que, par conséquent, outre la défalcation
de la totalité des arrérages, il avait droit à une indemnité qui le
dédommagerait d'une manière complète. Sans doute nous ferons tous nos efforts
pour faire partager cette opinion par les plénipotentiaires disposés à appuyer
nos justes prétentions; mais je ne puis vous dissimuler que nous avons à cet
égard fort peu de chance de succès. Lord Palmerston n'est pas du tout d'accord
avec nous sur le principe d’une semblable indemnité, et il ne pense pas que
nous puissions réclamer plus que le non-paiement des arrérages. Toutefois, je
reviendrai à la charge sur ce point dans la prochaine conférence que j'aurai
avec Sa Seigneurie) et qu'en conséquence, nous entendions être libérés
de la totalité des arrérages, jusqu'au jour de la signature du traité direct et
définitif avec la Hollande. »
Dans une conférence qui eut lieu au
Foreign Office entre lord Palmerston et M. van de Weyer, cette question des
arrérages ainsi que les premières propositions de M. de Bülow se trouvèrent
soumises à un nouvel et soigneux examen. Le ministre anglais avait d'abord cru
qu'on devrait mettre à charge de la
Belgique le paiement des intérêts de sa part dans la dette au
moins depuis l'origine de la Révolution jusqu'au 1er janvier 1832; mais
convaincu, par les déclarations de l'ambassadeur français, que le gouvernement
de Louis-Philippe appuierait de tout son pouvoir l'exonération complète en
faveur des Belges, il fut bientôt entièrement d'accord avec le général et M.
van de Weyer pour déclarer les propositions austro-prussiennes tout à fait
inacceptables et, en ce qui concernait les arrérages, de n'admettre aucune
espèce de distinction. Cette double déclaration fut immédiatement transmise au
représentant de la Prusse
(Lettre de M. van de Weyer à M.
de Theux, 4 août 1838).
5. La
question de l'Escaut - La Prusse et l'Autriche consentent à ne pas faire payer
par la Belgique les arrérages de la dette
Dans cette même conférence on
envisagea également la question de l'Escaut. M. van de Weyer saisit cette
occasion de prouver à lord Palmerston que l'on ne pourrait, sans danger,
abandonner à des commissaires le règlement du balisage, du pilotage, du tarif,
du péage, et que ces points devaient être clairement stipulés dans le traité
définitif. Il démontra également combien l'article 9 du traité du 15 novembre
était défectueux et incomplet. Il parvint à rallier en partie le ministre à son
opinion.
« Déjà, lui répondit ce dernier, je
m'en suis expliqué dans ce sens avec M. de Bülow, mais il m'a répondu que si
l'on s'écartait de la (page 116) rédaction arrêtée dans les XXIV articles, sauf
en ce qui concerne le péage, que l'on consent à fixer à Fl. 1,50 pour remplacer
le tarif de Mayence, force lui serait, ainsi qu'à ses collègues, de demander de
nouvelles instructions à leurs cours. Je pense que ce n'est qu'une défaite
momentanée. Préparez donc, pour l'époque où la négociation prendra une forme et
une marche régulières, une rédaction définitive. »
La déclaration faite à M. de Bülow
convainquit les plénipotentiaires du nord qu'ils n'obtiendraient de l'Angleterre
et de la France
aucune concession sur la question des arrérages. Le baron de Bülow et le comte
de Senfft se rendirent cependant chez le comte Sebastiani afin de traiter
encore une fois la question dans son ensemble et dans ses détails. Après s'être
longtemps fait presser, ils arrivèrent à accepter comme base d'une transaction
définitive l'exonération pour la
Belgique de la totalité des intérêts de la dette et de la
répétition par la Hollande
du surplus des revenus sur les frais d'administration des territoires
limbourgeois et luxembourgeois appelés à faire retour au roi Guillaume.
Était-ce habileté diplomatique?
était-ce sincérité? M. de Bülow et de Senfft cherchèrent à persuader le
maréchal qu'ils venaient presque de dépasser les limites de leurs instructions.
Ils lui donnèrent en outre à entendre que ce serait leur dernier pas dans la
voie de la conciliation. Ils lui demandèrent même de consulter une dernière
fois son gouvernement sur la question des arrérages pour savoir définitivement
si on en ferait à Paris une question sine qua non.
L'ambassadeur français promit
d'écrire la lettre demandée, mais en ajoutant que c'était pure forme. Il savait
que le gouvernement de Louis-Philippe s'était irrévocablement prononcé sur
cette question (Lettre du comte
Sebastiani au comte Molé, 3 août 1838. Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris,
Angleterre, 651, n°64, page 64).
6. Les
négociations sont officieuses; émoi à Paris, on y craint une séparation entre la France et l'Angleterre - Le
gouvernement belge rassure le gouvernement français, correspondance de M. de
Theux avec M. van de Weyer - Nouvelles craintes françaises
Jusque-là les pourparlers n'avaient
pas pris de forme régulière. Tout ce qui s'était dit et fait, ne l'avait été
qu'officieusement et s'était borné à des conversations de lord Palmerston et du
comte Sebastiani avec M. van de Weyer, et de lord Palmerston avec les
plénipotentiaires des cours du nord. Les représentants des cinq Puissances
garantes ne s'étaient pas encore réunis en assemblée plénière. Cette manière de
faire déplaisait à l'ambassadeur de Louis-Philippe qui pressait beaucoup lord
Palmerston de convoquer la
Conférence pour entamer une négociation normale. Mais la
réalisation des désirs du général rencontrait l'opposition du représentant
(page 117) à Londres de Léopold 1er. En convoquant la Conférence, on
eut hâté inutilement le moment où la Belgique aurait eu à s'expliquer sur la question
de la dette, et la légation royale n'était pas encore munie des renseignements
nécessaires pour aborder cette question.
« Attendez du moins, disait M.
van de Weyer au général Sebastiani, que nous soyons en mesure sur ce point et
ne nous exposez pas au danger de commencer la négociation sur d'autres
questions. » Mais l'ambassadeur craignait que l'effet moral de l'alliance
intime établie entre la France
et l'Angleterre ne fût détruit par des négociations isolées. Au contraire, lord
Palmerston appréciait les avantages de celles-ci et cherchait à les lui faire
saisir: ces pourparlers n'engageaient à rien et donnaient la mesure des
prétentions des cours du nord ainsi que de la Hollande (Lettre de M. van de Weyer au
chevalier de Theux, le 1er août 1838).
M. van de Weyer crut pouvoir mander
à son gouvernement que les raisons de lord Palmerston avaient convaincu le
général (Lettre de M. van de
Weyer au chevalier de Theux, 4 août 1838), mais, à Paris, où l'on avait
des raisons de douter de la solidité de l'entente anglo-française, on prit
peur.
Le 29 juillet, dans une lettre
qu'il adressait au comte Sebastiani, le comte Molé critiquait vivement la
manière de négocier de lord Palmerston.
« J'ai reçu ce matin,
écrivait-il, la lettre particulière de V. E., datée du 27 juillet et les deux
pièces que vous y avez jointes (Note
de bas de page : La
lettre du comte Sebastiani à laquelle le comte Molé faisait allusion, était la
suivante: « 27 juillet. Depuis plusieurs jours, les conférences annoncées ont
été différées sur la demande des plénipotentiaires d'Autriche, de Prusse et de
Russie. Il paraîtrait que, dans la prévision des obstacles que rencontreront
inévitablement les propositions qu'ils sont chargés de nous remettre, si elles
étaient officiellement présentées, ils se sont réservés d'en faire l’objet
d'entretiens confidentiels avec le cabinet anglais, dans l'espoir sans doute de
l'amener, tant par des discussions officieuses que par de légères concessions,
à un point de vue plus rapproché du leur. J'ai eu, hier, au Foreign Office, sur
l'ensemble de la question belge, une longue conversation avec lord Palmerston. V.
E. trouvera ci-jointes, à cette lettre, deux pièces que j'ai l'honneur de lui
adresser confidentiellement. La première est un projet de traité préparé par
les représentants des trois cours du nord, et stipule l'accession du roi de
Hollande au traité du 15 novembre 1831, moyennant l'adjonction de cinq nouveaux
articles contenus dans la seconde. » Arch. du Min. des Aff.. étr, à Paris,
Angleterre, 651, n° 55 bis). Je me suis hâté de les placer sous les yeux
du roi. Ce n'est pas sans surprise que S. M. a appris qu'au lieu de la
conférence, à laquelle son plénipotentiaire devait assister, une autre
conférence secrète et apparemment préparatoire, de laquelle vous étiez exclu,
se tenait chez lord Palmerston avec les plénipotentiaires de Prusse, d'Autriche
et de Russie. Déjà nous avions eu lieu de remarquer que deux fois lord
Palmerston avait donné son opinion aux cours du nord sur l'admission des XXIV
articles, et sur les questions qui s'y rattachent, sans avoir établi aucun
concert préalable avec le (page 118) gouvernement du roi. Mais nous ne nous
attendions pas, il nous faut l'avouer, à le voir discuter, modifier le projet
proposé par les trois cours dans une conférence dont il vous faisait,
ultérieurement et sous le sceau du secret, la confidence. Le roi n'a pas jugé
que cette confidence puisse donner lieu à aucune démarche ni publique ni
secrète de la part de la
France. » (Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 651, n° 64, page 56).
Le gouvernement français chercha a
faire partager à Bruxelles ses craintes et ses mécontentements. Une lettre
adressée le 1er août par le comte le Hon au chevalier de Theux donne
d'intéressants détails sur les défiances que l'on nourrissait aux Tuileries,
sans doute à juste titre, à l'égard de lord Palmerston.
« La correspondance de Londres
et de La Haye, écrit le diplomate belge, confirme la nouvelle que j'ai eu
l'honneur de vous communiquer par ma lettre du 26 juillet, relativement aux
dispositions actuelles du roi de Hollande et de ses principaux alliés. Il
paraît certain que M. le comte de Senfft aurait écrit, il y a peu de jours, à
La Haye, qu'il y serait de retour pour la fin de ce mois, après avoir terminé
l'affaire hollando-belge bien ou mal. Ces derniers mots, sous la plume d'un
diplomate aussi plein de mesure et d'expérience que l'est le comte de Senfft,
doivent signifier que, malgré les difficultés graves et nombreuses de la
négociation, on a une volonté de finir à laquelle aucun moyen de transaction ne
coûtera. Le gouvernement hollandais, inquiet et préoccupé des variations de la
politique de lord Palmerston, n'a pas caché à ses intimes que l'on travaillait
à le rallier au système des cours du nord, en flattant son amour-propre, et en
amenant ce ministre à s'affranchir de l'influence de la reine Victoria et du roi
Louis-Philippe; car, en Hollande, c'est à l'action combinée de la nièce et du
beau-père du roi Léopold que l'on attribue les moments de faveur dont notre
cause a paru jouir près de lord Palmerston. On y est assuré du succès si on
parvient à blesser les susceptibilités du noble lord en lui persuadant qu’on
veut le faire non le chef d'une politique nationale, européenne, mais le docile
agent d'une politique de famille.
« Nos ennemis ont donc reconnu
qu'il leur fallait absolument rompre l'union des cabinets de Paris et de
Londres dans le jugement de la question belge. A la publicité des faits, à la
force des arguments, à l'autorité des chiffres, enfin aux progrès de l'opinion,
ils opposent les menées sourdes de l'intrigue, et, il faut le dire, Monsieur le
ministre, un premier insuccès n'est pas fait pour les décourager; j'appelle
ainsi la conférence officieuse que les représentants des cours du nord ont
tenue tout récemment avec lord Palmerston en l'absence et à l'exclusion du
comte Sebastiani. Il est bien fâcheux que l'Angleterre autorise ainsi l'espoir
de la voir se séparer de la
France sur les questions du territoire et de la dette, dans
un moment où l'appui formel et l'union intime des deux cabinets assureraient
peut-être en grande partie le succès de nos réclamations.
« Vous savez, sans doute, ce
qui s'est passé dans la conférence officieuse. Lord Palmerston n'a demandé des
modifications au projet des trois cours (page 119) que pour réduire la somme
d'arrérages et le droit de navigation; c'est à peu près comme s'il avait
tacitement acquiescé au morcellement du territoire et au chiffre de la dette.
Le gouvernement français, profondément blessé de l'exclusion de son
plénipotentiaire, se voit obligé de reconnaître qu'il ne peut compter avec
quelque confiance sur le concours du gouvernement britannique pour la solution
des plus graves difficultés. M. le comte Molé m'a paru péniblement affecté de
cet incident nouveau. Cependant, il ne se décourage pas, et le langage que le
roi des Français et son ministre tiennent aux diplomates du nord depuis la
tentative faite à Londres, est aussi ferme que nous pouvons le désirer. Mais,
Monsieur le ministre, veuillez ne pas le perdre de vue, les questions qui nous
touchent le plus sont anglo-françaises et non franco-anglaises, c'est-à-dire
que, pour être résolues, sans le sacrifice de nos intérêts, elles ont besoin de
l'initiative de l'Angleterre fortifiée du concours de la France, plus que de
l'initiative de la France
aidée du concours de l'Angleterre. Le gouvernement du roi ne saurait donc
mettre trop d'activité et de persévérance à ramener le cabinet anglais dans la
seule voie qui puisse nous sauver; car, dès que les quatre cours seraient
définitivement d'accord, ce serait, à mon avis, nous faire illusion que
d'attendre le secours isolé de la
France pour la défense du Luxembourg allemand et du
Limbourg. »
Le danger de voir lord Palmerston
se compromettre complètement avec les cours du nord paraissait au gouvernement
français si réel qu'il fit demander au roi Léopold, occupé en ce moment d'un
projet de voyage en Angleterre, de ne pas différer l'exécution de cette
intention et d'user de son influence personnelle sur le ministre britannique
pour le ramener à une politique favorable à la Belgique (Lettre du roi Léopold 1er au
chevalier de Theux, 2 août 1838).
Dans notre .pays, on ne s'effraya
pas autant qu'en France. Léopold 1er et son ministre jugeaient la situation
avec plus de sang-froid. « Van Praet a dû vous communiquer, écrivait le roi, le
2 août, au chevalier de Dreux, qu'à Paris ils étaient dans une véritable
panique sur la nouvelle de la défection de lord Palmerston; ils oublient que le
traité actuel doit être signé par moi et que, dès lors, il faut me consulter.»
Le monarque croyait cependant à la nécessité de travailler lord Palmerston
ainsi qu'à la haute importance de l'empêcher de prendre des engagements et de
se laisser « empoigner » par M. de Bülow, qui exerçait de l'ascendant sur
lui. Il conçut le projet d'envoyer dans ce but, à Londres, dans le plus bref
délai, le général Goblet, dont les talents diplomatiques avaient été fort
utiles dans des négociations antérieures (Lettre du roi Léopold 1er au chevalier de Theux, 2 août 1838),
et que lord Palmerston connaissait et estimait. Mais ce projet ne put se
réaliser. Le roi dut l'abandonner devant l'opposition du parti patriote ardent
qui (page 120) n'avait aucune confiance dans le général et le considérait comme
l'homme des concessions (Note
de bas de page : « Bien que le général Goblet soit un homme capable, je ne
puis laisser ignorer à Sa Majesté que le parti patriote ardent n'a aucune
confiance en lui et le considère comme l'homme des concessions, Aussi dès que
son retour (de Portugal où le général avait rempli une mission) a été annoncé,
on a manifesté la crainte de le voir envoyer à Londres. On a été jusqu'à dire
qu'il était certain, dès qu'il serait chargé de cette mission, que les comités
organisés se déclareraient pour s'opposer à toute concession. » Lettre du
chevalier de Theux au roi Léopold, 3 août 1838).
M. de Theux, comme le roi, estimait
exagérées les craintes conçues en France. Il avait reçu presque en même temps
que la lettre du comte le Hon, celle écrite par M. van de Weyer le 1er août et
il connaissait ainsi le pourquoi des négociations officieuses qui se déroulaient
à Londres. Aussi, dès le 3, s'empressa-t-il, par l'entremise du ministre de
Belgique à Paris, de chercher à rassurer le gouvernement français. Mais, le
même jour, il communiquait la lettre du comte le Hon à M. van de Weyer et
accompagnait cette communication de divers commentaires où, sous des assurances
de confiance, on peut toutefois découvrir, semble-t-il, certaines inquiétudes.
« J'ignore, Monsieur le
ministre, écrivait-il, si l'on ne s'est point exagéré à Paris la tendance et la
portée de l'entrevue de lord Palmerston avec les plénipotentiaires du nord;
c'est ce que votre prochain rapport éclaircira sans doute; mais si, en effet,
tel est le caractère de cette entrevue, nous avons lieu de nous étonner de la
ligne de conduite que paraît adopter Sa Seigneurie après les assurances que
nous avons reçues. Les actes seraient peu d'accord avec les paroles; et, en
outre, ils porteraient l'empreinte d'une sorte de légèreté et d'inconséquence
qui s'allie mal avec la haute habileté du ministre anglais. Que les plénipotentiaires
du nord cherchent à persuader à lord Palmerston que son adhésion à leur système
serait le fait d'une politique nationale, qu'ils essaient d'établir qu'en se
rapprochant de la Belgique
et de la France,
il n'est que l'agent d'une politique de famille, je le conçois, c'est leur
intérêt et leur rôle de parler ainsi; mais que lord Palmerston puisse se
laisser ébranler par de semblables insinuations, c'est ce que je ne puis
croire. Comment, lord Palmerston, qui sait fort bien que le cabinet auquel il
appartient n'a jamais obtenu les sympathies des cours du nord, sympathies
depuis longtemps acquises aux Tories, lord Palmerston pourrait supposer qu'il
serait national de se séparer de la
France (Note
de bas de page : Cette séparation se préparait en ce moment à propos de la
question d'Orient) et dans quel moment? Alors que le peuple britannique
vient de manifester d'une manière si unanime et si éclatante par la réception
faite à l'ambassadeur extraordinaire du roi des Français (Note de bas de page : Le
maréchal Soult envoyé à Londres pour y représenter le roi Louis-Philippe aux
fêtes du couronnement de la reine Victoria) toute la vivacité de ses
sentiments d'estime et d'affection pour ses puissants voisins? Se séparer de la France et pourquoi? Pour
plaire à la Russie
et à ses alliés? Certes, avec les appréhensions et les craintes qu'excite la
puissance russe en Angleterre, un semblable projet, loin d'être (page 121)
national, serait, au contraire, fort impopulaire; et loin d'en retirer
quelqu'avantage, l'administration actuelle y perdrait de sa considération et de
sa puissance morale au dedans, et j'ajouterai, au dehors, puisque sans se
rattacher solidement aux Puissances du nord, elle aurait rendu la France tiède et même
méfiante à son égard.
« Dans cet état de choses, il
convient, Monsieur le ministre, que vous fassiez tous vos efforts pour ramener
lord Palmerston dans une voie plus conforme à nos intérêts et à ses
antécédents. C'est là un point de la plus haute importance pour nous. C'est de
l'Angleterre que doit venir l'initiative des propositions en notre faveur. La France ne doit se présenter
que comme auxiliaire. Cette considération ne saurait manquer de vous frapper et
je connais trop votre patriotisme, Monsieur le ministre, pour ne pas être
persuadé qu'aucune démarche ne vous coûtera pour agir efficacement sur l'esprit
de lord Palmerston. »
Lorsqu'il eut reçu cette lettre, M.
van de Weyer s'empressa d'aller trouver le général Sebastiani. Celui-ci lui
déclara qu'il ne s'était jamais plaint à son gouvernement d'avoir été exclu des
conférences officieuses, qu'il n'avait jamais vu dans ces entretiens un moyen
habilement employé par les plénipotentiaires du nord pour rompre l'union des
cabinets de Paris et de Londres; que le comte Molé s'était beaucoup exagéré la
portée de quelques observations faites à ce sujet, mais que ses idées avaient
été rectifiées et remises dans le vrai.
M. van de Weyer n'attribua aucune
réalité à l'intrigue par laquelle la Hollande aurait tenté de rallier lord Palmerston
au système des cours du nord en flattant et en blessant tour à tour son
amour-propre (Note de bas de
page : A propos de l'entrevue de Töplitz, on écrivait de Berlin au comte
Molé, le 2 août: « Lord Palmerston s'était entièrement réhabilité dans
l'opinion des trois cabinets par ses actes et par son langage depuis le réveil
de la question belge. C'était entre MM. de Metternich, de Nesselrode et de
Werther un concert de louanges. Est-on sincère ou veut-on le lier en
l'exaltant? » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse, 290, folio 80).
Le ministre anglais, ainsi le jugeait notre représentant à Londres,
n'était pas homme à se laisser entraîner dans une voie aussi contraire à sa
politique générale. Mais il considérait qu'il était dans l'intérêt européen et
encore davantage dans l'intérêt anglais de donner au plus tôt une solution à la
question belge. De là sa première déclaration sur le caractère irrévocable des
stipulations relatives à la dette et au territoire; de là aussi son
empressement à accueillir toutes les propositions qui pouvaient opérer un
prompt rapprochement entre toutes les parties. Lord Palmerston avait modifié,
rappelait M van de Weyer, son système en ce qui concernait la dette, dont il
admettait la révision si l'on parvenait à prouver que les tableaux fournis par
les plénipotentiaires néerlandais contenaient des erreurs essentielles, mais,
quant au territoire, il restait (page 122) fidèle à la déclaration faite à ce
sujet à Berlin et à Paris au mois de mai. Il n'entrevoyait pas plus au mois
d'août qu'alors le moyen pour la
Belgique d'obtenir des concessions ni des trois Puissances du
nord ni de la Hollande,
qui se refuserait positivement à entamer sur ce point une négociation directe
avec la Belgique.
« Il règne sous ce rapport,
disait M. van de Weyer, entre Sa Seigneurie et l'ambassadeur de France, une
conformité d'opinion qui laisse peu de place à l'espoir.
« Quant au propos, écrivait le
diplomate belge en terminant son rapport à M. de Theux, que l'on prête à M. de
Senfft à savoir: « qu'il a écrit, il y a peu de jours, à La Haye qu'il y serait
de retour pour la fin du mois, après avoir terminé l'affaire hollando-belge »,
ce langage ne m'étonne nullement dans la bouche de ce diplomate qui, tout
réservé qu'il est, n'en témoigne pas moins la plus vive impatience d'arriver à
une solution quelconque.
« Je crois vous avoir mandé,
dans mes lettres particulières, que, dès les premiers jours de son arrivée, M.
de Senfft avait exprimé l'opinion qu'en trois semaines tout serait terminé.
Depuis, voyant les difficultés inattendues se multiplier devant lui, il est
devenu plus circonspect et il presse moins vivement lord Palmerston. Mais M. le
baron de Bülow a pris le rôle de son collègue d'Autriche (Note de bas de page : A propos
du rôle joué par les divers diplomates des cours du nord, M. van de \Voyer
écrit dans un rapport du 7 août 1838 : « M. de Senfft prend décidément le rôle
d'avocat de la Hollande;
s'il doit remplacer le prince Esterhazy dans toute la négociation, nous ne
gagnerons pas au change. Le comte Pozzo di Borgo, peu au courant des détails de
l'affaire et effrayé de leur complication, s'en repose sur MM. de Senfft et de
Bülow. Depuis plus d'un mois, M. Dedel s'abstient de voir l'ambassadeur de
France); il accable le ministre des affaires étrangères de billets
particuliers et de demandes de conférences; il ne veut plus entendre parler de
délais et d'explications et il exige en quelque sorte une réponse catégorique
sur tous les points. Il paraît certain qu'il a reçu l'ordre de sa cour d'avoir
à lui transmettre un résultat avant que l'empereur de Russie ne quitte Töplitz.
De là cette espèce de fièvre qui agite le ministre de Prusse. Hier, dans un
entretien que nous eûmes à ce propos avec le général Sebastiani, nous lui fîmes
comprendre que, plus on voulait mettre de précipitation à conclure, plus il
nous importait d'user de lenteur et de circonspection. Nos raisonnements ne
laissèrent pas de faire quelque impression sur son esprit; mais nous aurons
beaucoup de peine à arrêter le mouvement trop rapide que l'on veut imprimer à
la négociation » (Lettre de M.
van de Weyer au chevalier de Theux, 10 août 1838).
7. La
France et l'Angleterre d'accord au sujet de la révision de la dette -
Déclarations catégoriques contraires de la Prusse - Celle-ci menace à nouveau la
Belgique
Mis en défiance sur la solidité de
l'alliance anglo-française, le gouvernement de Juillet craignit de se trouver
isolé dans la défense des intérêts financiers de la Belgique. Aussi
avant de se prononcer nettement en notre faveur conformément aux assurances
données par le comte Molé au comte le Hon, transmit-il, au commencement du mois
d'août, au général Sebastiani l'ordre de s'assurer nettement (page 123) près de
lord Palmerston si, en supposant que la Belgique prouvât l'inexactitude des tableaux
néerlandais, il admettrait en conférence le principe de la révision de la
dette. Le général, sans donner à M. van de Weyer communication de ces
instructions, lui en dit assez cependant pour faire comprendre au diplomate
que, dans le cas où l'Angleterre hésiterait à donner cette assurance, l'appui
même de la France
serait retiré à la
Belgique. M. Van de Weyer n'eut pas de peine à saisir combien
la démarche qu'allait faire l'ambassadeur pouvait être imprudente et
inopportune. Depuis deux mois, lord Palmerston s'était engagé, au sujet de la
dette, envers le gouvernement de Léopold ler. La question prescrite au général
Sebastiani menaçait de tout remettre en doute. Lord Palmerston n'en
profiterait-il pas pour revenir sur ses promesses puisqu'on ne semblait pas les
croire définitives? M. van de Weyer mit le général au courant de tout ce qui
s'était passé entre le ministre anglais et lui et des déclarations très
explicites obtenues en notre faveur. Mais le général ne voulut pas se laisser
arrêter par les représentations de M. van de Weyer.
« Cette déclaration, lui
dit-il, jamais lord Palmerston ne me l'a faite directement et officiellement;
et nous avons trop intérêt à ne point nous séparer de l'Angleterre pour prendre
à la légère, et sans nous concerter avec elle, l'obligation de prendre votre
défense sur ce point. Si elle tombe d'accord avec nous, nous serons en
conférence deux contre trois; si elle refuse, nous serions un contre quatre, ce
qui change complètement la question et nos devoirs.
« - Je n'ai, répliqua le
diplomate belge, aucun doute sur le résultat de votre conférence avec lord
Palmerston; sa promesse est positive et constatée et il n'est pas homme à la
révoquer. Mais quelle que soit la réponse, soyez convaincu que le gouvernement
du roi ne cédera pas sur ce principe, et qu'il dira: point de révision de la
dette, point de traité.
« - Ne point traiter c'est
vouloir la guerre, répartit le comte Sebastiani, car vous n'ignorez pas que la Confédération
germanique vient de décréter la formation d'un corps d'armée fédérale de trente
mille hommes. Or, la guerre, nous n'en voulons à aucun prix.
« - Eh bien, riposta M. van de
Weyer, c'est donc à nous de nous mettre en mesure et, dès aujourd'hui,
j'écrirai au gouvernement du roi que la prudence exige qu'il mette sur pied la
réserve et complète les cadres de l'armée.
« - S'il prend ce parti,
conclut le général étonné du ton décidé dont M. van de Weyer avait cru devoir
user, il ne le fera du moins qu'après nous avoir consultés et en usant de
précautions qui lui permettent plus tard de désavouer son intention. »
Le lendemain, le ministre de
Belgique trouva l'ambassadeur de France radouci, calmé, plein de zèle et de
confiance. Il avait été (page 124) reçu par lord Palmerston qui, sans hésiter,
lui avait déclaré admettre le principe de la révision, si la Belgique parvenait à
établir l'inexactitude des tableaux hollandais Lettre du général Sebastiani au comte Molé, le 6 août 1838.
Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Angleterre, 651, n° 68, p. 67).
« La question, dit le général,
a tout à fait changé de face depuis hier. Il y a deux mois que je travaille à
faire admettre ce principe; j'y suis enfin parvenu et je me félicite de ce
succès pour vous et pour nous. »
En politique, disait en terminant
le récit de cet incident M. van de Weyer, je ne m'attache qu'au résultat; et je
passe aisément sur les petites ruses d'un amour-propre diplomatique. Je n'ai
donc pas voulu faire ressortir la contradiction qu'il y avait chez le général
entre le langage d'hier et celui d'aujourd'hui. Je me suis félicité avec lui
d'un résultat dont j'étais sûr à l'avance (Lettre à .M. de Theux, 7 août 1838).
Si la France et l'Angleterre se
ralliaient ainsi nettement en principe à la révision de la dette, les cours du nord
continuaient à y montrer une opposition formelle. Le baron de Bülow, en vertu
d'instructions précises du baron de Werther (Note de bas de page : « Le roi des Pays-Bas, disait M.
de Werther au comte Bresson, par l'abandon des arrérages, comble la mesure de
ses sacrifices. La Prusse
ne se chargerait pas de lui en proposer de nouveaux. Ce serait honteux, elle ne
jouera pas un pareil rôle. Elle ne portera pas un dernier coup à un prince qui
a été si durement traité, on peut dire crucifié. La Prusse ne peut conseiller
et soutenir une injustice. » Arch. du Min. des Aff. étr. à Paris, Prusse,
290, folio 99), s'élevait avec vigueur contre toute proposition de
révision, déclarant que jamais la cour de Berlin ne consentirait à l'admettre, la Belgique ayant adhéré
purement et simplement au traité du 15 novembre. A une telle théorie, qui ne
tenait aucun compte des faits, i1 était facile de répondre. M. de Theux le fit
avec une extrême clarté dans une lettre qu'il adressait à M. van de Weyer le 3
août 1838.
« Si les XXIV articles, disait
le ministre, étaient réellement un tout indivisible, s'ils avaient le caractère
d'irrévocabilité qu'on semble leur attribuer, pourquoi la Russie, l'Autriche et la Prusse ont-elles pu ne le
ratifier qu'avec des réserves, c'est-à-dire sous bénéfice de modifications
ultérieures? Deux des Puissances représentées à la Conférence
seraient-elles déshéritées d'un droit reconnu aux trois autres? ou bien ce qui
était permis en 1832, dans une pensée hostile à la Belgique, serait-il
interdit en 1838, du moment que l'intérêt de la Belgique s'en trouve bien
et lorsque ce pays a conquis de nouveaux titres à l'estime de l'Europe par sa
loyauté, sa modération et ses remarquables succès dans la carrière
industrielle? Quelle que soit la tendance des réserves que je viens de
rappeler, elles constituent un fait dont il nous est permis, aussi bien qu'à la Hollande, de nous
prévaloir, et que la France
et l'Angleterre peuvent invoquer avec d'autant plus d' assurance qu'elles ont
donné l'exemple d'une bonne (page 125) foi plus empressée. En réclamant
aujourd'hui la révision, ces deux Puissances ne feront que demander
l'application d'un principe posé par les trois cours du nord. De quoi celles-ci
pourraient-elles se plaindre? »
La Russie avait si peu
considéré comme finales et irrévocables les décisions de la Conférence sur
le partage des dettes, que la réserve introduite dans ses ratifications portait
précisément sur ce partage et prévoyait à ce sujet des « modifications et
amendements à apporter, dans un arrangement définitif entre la Hollande et la Belgique. » L'empereur
Nicolas ne voyait donc qu'une solution provisoire dans la décision prise par
les cinq cours au sujet de la question financière. Mais la logique dans les
actes ne paraît pas avoir été le guide auquel s'attachait le baron de Bülow.
Lorsqu'il avait à faire à un pays faible il préférait la manière forte aux
arguments déduits des principes et des faits. Aux raisonnements, il aimait à
substituer la menace, et, pour vaincre la résistance de la Belgique, il répétait en
Angleterre des paroles comminatoires du genre de celles que proférait à Berlin
le baron de Werther et dont M. Beaulieu avait dû se faire l'écho près du
cabinet de Bruxelles, sans émouvoir d'ailleurs l'esprit calme et froid de M. de
Theux.
« Si la Belgique, disait à
Londres l'ambassadeur prussien à un membre du corps diplomatique, rejette les
conditions raisonnables et équitables qui lui sont proposées, nous révoquons
notre acte de reconnaissance, nous rappellerons nos ministres, nous laisserons
à ce pays le caractère d'un État de fait; et courra sus qui voudra ! » « Qui pourra, lui répondit son
interlocuteur, car de pareils procédés affranchiraient la Belgique de sa neutralité
et lui feraient à l'instant même conclure un traité d'alliance offensive et
défensive avec la France
et la
Grande-Bretagne. » (Lettre de M. van de Weyer à M. de Theux, 7 août 1833).
M. de Theux, à qui ces menaces se
trouvaient rapportées, ne s'en troublait pas plus que de celles de M. de
Werther. Il jugeait le cabinet de Berlin trop éclairé pour ajouter à ses
embarras intérieurs par une politique extérieure aussi maladroite qu'injuste.
« Cette hostilité envers la Belgique, écrivait-il le
10 août à M. van de Weyer, donnerait un nouvel aliment aux passions politiques
qui agitent sourdement l'Allemagne, et le cabinet de Berlin comprendra qu'il
aurait plus à y perdre que nous-mêmes. La voie détournée, dont le ministre
prussien s'est servi pour nous faire parvenir ce qu'il présente comme
l'expression d'une pensée arrêtée, suffirait, au besoin, pour établir que nous
ne devons attacher à son langage qu'une très faible portée. En effet, si
réellement telles étaient les intentions de sa cour, pourquoi ne le
déclarerait-il pas devant l'envoyé belge? »
8.
Correspondance de M. de Theux avec MM. van de Weyer et le Hon au sujet de la
question territoriale - Déclarations catégoriques à ce sujet de lord Palmerston
et du général Sebastiani
(page 126) Une commission
financière avait été instituée en Belgique pour y préparer un travail exposant
les desiderata au sujet de la dette.
En communiquant à la fin du mois de
juillet à M. van de Weyer le rapport de cette commission, M. de Theux
renouvelait l'expression du désir formé par le gouvernement belge de voir la
révision qu'il demandait servir de moyen de transaction pour permettre à la Belgique de maintenir son
intégrité territoriale.
Mais, dès les premières ouvertures
qu'il fit à lord Palmerston, M. van de Weyer put se convaincre, une fois de plus,
qu'en Angleterre la politique préconisée par le chevalier de Theux ne
rencontrerait pas d'appui. « Lord Palmerston, écrivait-il, a hâte d'en finir,
mais son empressement n'est ni de la tiédeur, ni de l'hostilité envers la Belgique. Il prend
vivement ses intérêts à coeur et il voudrait qu'il lui fût permis de seconder
ses vœux pour l'intégrité du territoire; mais il me reste peu ou point d'espoir
à cet égard. Cependant, j'ai prié Sa Seigneurie de faire en sorte, après
l'examen du travail sur là dette, que je fusse mis en rapport direct et
personnel avec le plénipotentiaire hollandais. Nous pourrions alors, si le
chiffre de la dette était rectifié en notre faveur, lui faire des propositions
relativement au territoire. - Je doute, me répondit lord Palmerston, que M.
Dedel soit autorisé à s'entendre directement avec vous, et je doute même que sa
cour consente à vous suivre sur ce terrain. » (Lettre au chevalier de Theux, 4 août 1838). Ces
observations n'amenèrent pas M. de Theux à abandonner ses espérances. Il
persista à croire que la solution qui serait donnée à la question financière
pourrait exercer une influence décisive sur la question territoriale, question,
à son avis, sans importance réelle pour la Hollande. Il espérait
toujours que, moyennant des arrangements pécuniaires, on aurait pu amener le
roi Guillaume à faire d'actives démarches pour obtenir l'adhésion de la Diète germanique à la
conservation par la Belgique
des régions contestées. .Le ministre insistait donc pour que M. van de Weyer
cherchât à être mis en rapport avec le plénipotentiaire néer1andais dès que le
moment serait venu de faire des ouvertures au sujet du Limbourg et du
Luxembourg (Lettre du chevalier
de Theux à M. van de Weyer, 7 août 1838). (Note de bas de page : Le
ministre recommandait à M. van de Weyer de ne pas admettre en principe que le
gouvernement belge considérait encore comme obligatoire l'article du traité du
15 novembre relatif au territoire, 4 août 1838.
Dans une nouvelle lettre, datée du
10 août, M. van de Weyer s'attachait à combattre les illusions que, à son avis,
le roi Léopold et son gouvernement se faisaient encore, semblait-il, sur cette
question.
(page 127) « Il est, Monsieur
le ministre, écrivait-il, un autre point bien plus important, touché également
dans votre dépêche du 7, sur lequel je dois de nouveau exprimer une opinion
tout à fait contraire à la vôtre: je veux parler de la question territoriale.
Dans toutes mes dépêches précédentes, dans les conférences même que nous avons
eues à Bruxelles (Au mois de
juin 1838), j'ai constamment fait en sorte que le gouvernement du roi ne
se nourrît point d'illusions à cet égard. Cependant, j'ai suivi tout aussi
constamment et je suivrai encore, avec le même zèle et la même persévérance, la
ligne de conduite qu'il s'est tracée, d'insister d'abord sur la révision du
chiffre de la dette, et de nous servir ensuite des réductions que l'on pourrait
obtenir, pour racheter en quelque sorte, dans une négociation directe avec la Hollande, les parties
cédées du Limbourg et du Luxembourg. Mais je suis aujourd'hui plus que jamais
convaincu que, quelle que soit la solution donnée à la question financière des
XXIV articles, et la supposât-on décidée complètement en notre faveur, jamais la Conférence ne
reviendra sur les arrangements territoriaux. La Hollande y consentirait
que les trois Puissances du nord opposeraient leur veto à une négociation
directe pour cet objet. Lord Palmerston et le général Sebastiani se sont plus
d'une fois exprimés dans ce sens. En présence d'une opinion aussi prononcée, il
y aurait faiblesse à moi de me repaître et de nourrir les autres de vaines
espérances; et, sans me décourager, sans modifier en rien notre système, je
dois déclarer qu'il ne conduira malheureusement point au résultat que l'on s'en
était promis. Les Puissances du nord, averties par notre presse indiscrète, par
nos imprudentes démonstrations, ont eu le temps de se concerter, d'envoyer à
leurs plénipotentiaires l'ordre de déjouer notre tactique, et de ne consentir à
aucun prix à un remaniement territorial. Notre but a été si ouvertement indiqué
que nos raisonnements et nos preuves sur la dette en seront accueillis avec
bien plus de préventions. Je n'en continuerai pas moins à défendre notre
système, comme si le plus entier succès devait couronner nos efforts; mais vous
me saurez gré, j'en suis sûr, Monsieur le ministre, de vous avoir prévenu à
l'avance que nous rencontrerons de toutes parts les dispositions les plus
hostiles. »
A Paris, non plus, on ne se
dissimulait pas les obstacles que l'attitude peu bienveillante à notre égard
des cours du nord, les fautes commises en Belgique et aussi, ajoutons-le, le
peu dé désir qu'avait lord Palmerston de nous voir triompher dans la question
territoriale, apportaient à la politique défendue par M. de Theux. Mais on
l'encourageait cependant à y persévérer.
« L'examen attentif du rapport
de la commission de la dette, écrivait le 10 août le comte le Hon au chevalier
de Theux, et de sa conclusion m'a convaincu plus que jamais que c'est par la
révision de la liquidation de 1831 qu:il faut essayer de sauver l'intégrité du
territoire, que là est le seul moyen de salut, si le territoire peut être
sauvé.
(page 128) « C'est dans ce but
que j'ai vivement sollicité un travail officiel et complet sur la dette. Un
résultat d'examen qui réduirait le chiffre annuel à 7 ou 8 millions de francs
au lieu de 17,800,000 francs, ferait en Hollande une sensation profonde et
causerait peut-être une irritation telle chez ce peuple très calculateur et peu
monarchiste qu'il serait amené à vouloir qu'on obtînt pour lui plus d'argent et
moins de territoire.
« Ce serait une manifestation
semblable du gouvernement hollandais qui seule agirait puissamment sur les
cours du nord et sur la
Diète germanique, car sans l'assentiment formel du roi Guillaume
aucun chef des États secondaires de l'Allemagne ne consentira à le priver du
Luxembourg allemand et du Limbourg, parce qu'un démembrement forcé du
territoire qu'on ferait subir à un membre de la Confédération
germanique serait un précédent périlleux pour les autres. Les petits États
n'ont d'autres garanties en Allemagne contre l'ambition des grands Etats et
contre le danger de la médiatisation que la rigoureuse et constante exécution
du statut fédéral qui défend qu'aucun membre de la Confédération
soit dépossédé, sans son consentement, de la moindre partie de son territoire (Note de bas de page : La Prusse ne se priva pas de
faire de larges accrocs à ce principe, à son profit.). Mais la Hollande en vint-elle à
solliciter la cession du Luxembourg et du Limbourg pour maintenir notre part de
dette au chiffre de 8,400,000 florins, il faudrait que la Prusse et l'Autriche, à
titre de l'intérêt européen, et que la Diète fédérale, à titre de l'intérêt germanique,
n'exigeassent pas que ces deux fractions de province fissent fédéralisées, ou
que la France
se résignât à leur fédéralisation.
« Il y a là, vous le voyez,
Monsieur le ministre, plus d'une difficulté grave, plus d'un obstacle presque
désespérant, mais, pourtant, je le répète, c'est à notre succès dans une
liquidation juste et rigoureuse de la dette que sont attachées les seules et
faibles chances de salut qui peuvent nous rester sur la question du
territoire. »
La lettre du comte le Hon était à
peine vieille de quelques jours que lord Palmerston et le général Sebastiani
s'attachaient très explicitement l'un et l'autre à enlever au gouvernement
belge tout espoir, s'il en avait encore, de conserver intégralement le Limbourg
et le Luxembourg.
Dès le 14 août, M. van de Weyer
mandait à Bruxelles que les déclarations positives de la Prusse, appuyée par
l'Autriche, rendaient la question territoriale inabordable. On ne trouvait pas
de dispositions plus conciliantes du côté de la Hollande. M. Dedel
avait été adroitement sondé et l'on avait rencontré de ce côté une résistance
considérée comme invincible. On ne pouvait d'ailleurs se dissimuler que le roi
des Pays-Bas n'était pas libre d'agir comme il le voulait et de n'écouter que
ses propres intérêts. Il avait à tenir compte des prétentions et des droits de la Confédération
(page 129) germanique, ainsi que des craintes et des antipathies de la Prusse. Dans cet état
de choses, la France
et l'Angleterre donnaient à entendre de nouveau qu'elles s'en tiendraient aux
stipulations territoriales des XXIV articles considérées par elles-mêmes comme
formelles et irrévocables. Les plénipotentiaires français et britannique
tenaient à cet égard un langage identique (Lettre de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 14 août 1838)
qui se manifesta, le 22 août, dans des entrevues particulièrement explicites et
fermes.
« J'ai voulu, dit le ministre
anglais à M. van de Weyer, avoir avec vous un entretien particulier sur les
espérances dont on se berce en Belgique relativement aux arrangements
territoriaux. Il est temps que, dans votre propre intérêt, je vous dise
franchement que ni l'Angleterre, ni la France, ne peuvent encourager ces espérances, que
vous poursuivez une chimère, l'impossible, et que les arrière-pensées du
cabinet de Bruxelles ne font que rendre plus suspectes à tous les yeux sa
demande de révision du chiffre de la dette. Si j'avais entrevu, sur cette
question, la moindre chance de succès pour la Belgique, j'aurais été le
premier à la seconder dans ses efforts; mais toutes les tentatives, directes ou
indirectes, sont inutiles: jamais vous ne parviendrez à faire modifier les sept
premiers articles du traité. En effet, en ce qui concerne le Luxembourg, la Confédération,
germanique n'a consenti à en céder une partie qu'à la condition de recevoir une
indemnité territoriale à peu près équivalente, et elle a constamment refusé au
roi de Hollande de se départir en sa faveur de ce principe fondamental. Ce
qu'elle n'a point fait pour un de ses membres, le fera-t-elle pour la Belgique? Non, à coup
sûr. Quant au Limbourg, son partage est subordonné à un arrangement ultérieur
entre la Hollande
et la
Confédération; il faut que les deux parties s'entendent sur
l'étendue de l'indemnité territoriale. Dans les propositions directes que vous
pourriez faire plus tard à la
Hollande, pour rentrer en possession d'une partie du
Limbourg, force nous serait de défalquer ce qui serait acquis à la Confédération
à titre d'indemnité, et, comme Maestricht doit nécessairement rester à la Hollande, et qu'il faut
qu'il y ait entre celle-ci et la place forte contiguïté de territoire, il est
facile de voir d'un coup d'œil combien serait faible la partie restante de
cette province dont la
Hollande consentirait peut-être, un jour, à vous faire la
cession à prix d'or. Telle est cependant la seule petite chance que vous ayez;
et encore ne peut-elle vous être offerte qu'après la signature de la convention
que celle-ci doit conclure avec la Confédération. Que
le gouvernement belge se pénètre bien de ces difficultés qui sont
insurmontables, et qu'il ne se jette pas imprudemment dans un système de
négociations qu'aucun résultat heureux ne peut couronner, et dont vos
adversaires se font déjà une arme puissante contre vous. Quelle que soit la
réduction que l'on puisse obtenir sur le chiffre de la dette, elle n'exercera
aucune influence sur la question territoriale. La France doit vous tenir et
elle vous tiendra le même langage; il vaut mieux (page 130) que vous
l'entendiez de la bouche de vos amis que de celle de vos adversaires. »
C'est en vain que M. van de Weyer
plaida la cause de la
Belgique en faisant valoir en sa faveur toutes les raisons
que M. de Theux avait exposées dans ses dépêches officielles, dans ses lettres
particulières et dans ses communications verbales. A ces considérations, il en
ajouta d'autres puisées dans l'esprit qui animait la Belgique. Il
s'efforça de faire comprendre au ministre britannique que l'exécution du
traité, lors même qu'il y aurait réduction de1a dette, amènerait de dangereuses
complications: résistance des Chambres, démission du cabinet, impossibilité
d'en former un nouveau, soulèvement des provinces cédées, dans les autres
provinces, mouvements qu'il serait impossible de comprimer, et par conséquent
impossibilité d'exécuter le traité sans s'exposer à la guerre.
« On se trompe étrangement à
cet égard, lui répondit lord Palmerston. Si la Belgique veut manquer à
la foi des traités, si elle entend aujourd'hui conserver un territoire qu'elle
a contracté l'obligation de céder, soyez convaincu que les cinq Puissances
tomberont aisément d'accord pour faire respecter et exécuter les engagements
pris envers elles, et que l'emploi de la force, c'est-à-dire des mesures
coercitives combinées, n'est pas entouré d'autant de dangers qu'on se le
figure. J'espère que la
Belgique ne violera point le seul acte qui la constitue; que,
sentant tout le bienfait de son indépendance nationale, elle ne s'exposera
point à la perdre, et que les hommes politiques actuellement au pouvoir
comprendront quels sont leurs devoirs envers le roi et envers leur pays. Je
vous prie de leur transmettre, sans l'affaiblir, l'expression de mon sentiment
à cet égard, c'est un service que vous leur rendrez. »
L'entretien que M. van de Weyer
eut, immédiatement après, avec le comte Sebastiani, lui prouva définitivement
que, pour la question territoriale, la Belgique ne pouvait pas non plus compter sur
l'aide du plénipotentiaire de Louis-Philippe. « Il est impossible, lui dit
ce dernier, que le gouvernement belge ait été encouragé dans ses espérances et
ses prétentions par le cabinet français; car le comte Molé est toujours resté
dans le vrai, et a constamment reconnu que les cinq Puissances avaient imprimé
un caractère d'irrévocabilité aux stipulations du traité du 15 novembre
relatives au territoire » (Lettre
de M. van de Weyer au chevalier de Theux, 22 août 1838) (Note de bas de
page : Le 8 décembre, Louis-Philippe écrivait au roi Léopold; « J'ai
toujours cru qu'il n'avait que la fixation de la dette sur laquelle nous
puissions espérer quelque succès, parce que là l'équité était de notre côté, tandis
qu'elle était évidemment contre nous dans la question territoriale. Il y a
plus, je la croyais d'abord sans intérêt réel, et ensuite aussi impossible à
soutenir en arguments que par la force des armes. Aussitôt que le roi des
Pays-Bas a demandé à signer le traité des XXIV articles, je vous ai averti que
c'était de lui seul qu'on pourrait peut-être espérer l'abandon de quelque
fraction du territoire du Limbourg par une concession d'argent; que je doutais
beaucoup que cela fût possible et que les Puissances s'y prêtassent et que,
dans mon opinion, il était préférable de ne s'attacher qu'à la réduction de la
dette, puisque dans l'état tant du traité que du possessoire, ce qu'on pouvait
se flatter que le roi de Hollande serait tenté d'abandonner pour de l'argent,
était insignifiant, illusoire, et que la reproduction de la question
territoriale pouvait tout gâter, tout embrouiller, sans nous présenter aucun
avantage réel quelconque ni la chance même de succès pour les petites fractions
aussi insignifiantes qu'inutiles sur lesquelles seules il était possible
d'élever quelques prétentions. Revue rétrospective. page 381).
(page 131) Le gouvernement belge ne
crut pas devoir se rallier aux suggestions de lord Palmerston et du général
Sebastiani. Eut-il tort, eut-il raison? (Lettre du chevalier de Theux à M. van de Weyer, 25 août 1838).