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« ESSAI HISTORIQUE & POLITIQUE SUR LA RÉVOLUTION BELGE »
Par Jean-Baptiste Nothomb
CHAPITRE XXI Considérations
sur l'indépendance belge.- Ancien état des provinces belges: absence d'unité et
de dynastie nationale. Incertitude dans le développement de la civilisation
belge: Constitution de 1831. - Deux genres d'ennemis de l'indépendance : les
partisans de la réunion à la France et ceux de la restauration. - Impossibilité
d'une restauration complète et durable. - Impossibilité d'une réunion intégrale
à la France. - Du partage. - Opinion de Mirabeau sur l'indépendance belge. - De
l'indifférence politique. - De l'esprit de localité. - Reproche adressé par
Guillaume le Taciturne aux révolutionnaires du XVIe siècle.
(page 355) Nous avons
rapidement tracé l'histoire de la révolution; nous avons cherché à nous rendre compte
de la succession des événement, de l'enchaînement des causes et des effets; et
nous avons vu la Belgique
monter, à travers des crises nombreuses, au rang des nations.
La monarchie de Léopold
est un fait; mais un fait, par cela seul qu'il est, n'a pas droit à
l'existence. Il faut que ce fait renferme en lui-même les conditions propres à
le perpétuer; ces conditions, on les dénie à la Belgique : objet de la
haine de tous ceux dont la révolution a blessé les intérêts, objet des dédains
de tous ceux qui, sans être froissés dans leurs intérêts, sont indifférents ou
incrédules, la monarchie nouvelle est en butte aux attaques les plus
multipliées; battue des vents de la presse, elle a résisté à bien des orages:
périra-t-elle à (page 356) l'entrée du port? Sortie du peuple, aurait-elle
perdu les sympathies populaires ? Avouée par l'Europe, serait-elle hostile aux
intérêts européens? Sans rapport avec le passé, sans rapport avec l'avenir,
serait-ce une espèce d'épisode destiné à prouver une dernière fois au monde que
le peuple belge est incapable d'être par lui-même?
On s'est empressé de
dire: « Ce qui n'a pas été ne peut être. L'histoire nous montre les Belges
toujours associés, plus ou moins directement, à un autre peuple. On ne fait
point violence à sa destinée. Les intérêts matériels ont été sacrifiés à de
prétendus intérêts moraux, et ceux-ci n'ont triomphé qu'au profit d'une
opinion. En Belgique, il y a des partis et des provinces, et point de nation.
Comme une tente dressée pour une nuit, la monarchie nouvelle, après nous avoir
abrités contre la tempête, disparaîtra sans laisser de traces. » Cependant, de
l'aveu même des ennemis de la révolution, les Belges ont un caractère
particulier et indélébile, qu'on retrouve également sous la grossièreté des
temps barbares, dans l'enthousiasme des croisades et de la lutte communale,
dans l'aisance de la prospérité industrielle et parmi les raffinements de la
civilisation moderne. L'histoire les présente comme inconciliables avec
d'autres nations; si, en conservant leurs traits primitifs, ils ne sont pas
parvenus à se faire peuple, il faut qu'ils aient été arrêtés par des obstacles
qu'il importe de constater. Le type national existait, pourquoi ne s'est-il pas
revêtu d'une forme extérieure et durable?
Lorsque la loi de la
conquête s'est empreinte pour la première fois sur notre sol, le vainqueur
rendit à ceux (page 357) qui l'habitaient et qui nous ont légué leur nom ce
témoignage, qu'ils étaient les plus vaillants parmi les Gaulois. A l'invasion
romaine a succédé l'invasion franke, et deux grandes tribus, dont Augustin
Thierry nous a récemment révélé les sympathies et les haines, se sont établies
entre la Loire
et le Rhin: les Franks occidentaux, représentés par les Français d'aujourd'hui,
les Franks orientaux, par les Belges. Jamais ces deux races d'hommes n'ont eu
de destinée commune que par la conquête: maîtresses du territoire, la question
de suprématie n'a pas tardé à les diviser; les Franks occidentaux ont exercé la
suprématie sous les descendants de Clovis, les Franks orientaux, sous les
descendants des Pepin d'Herstal et de Landen
1. La diversité des races amena la dissolution de l'empire de Charlemagne. Les
Franks occidentaux recouvrèrent leur indépendance sous la dynastie capétienne,
qui parvint à absorber toutes les souverainetés partielles. Ce qui forma, ce
qui conserva l'unité et la nationalité française, ce fut l'unité et la
nationalité dynastique. Ce grand fait social a manqué aux Franks orientaux.
Deux sortes de puissances surgissent dans le moyen âge: les communes libres et
les maisons souveraines; où les communes dominent, les maisons souveraines
s'effacent; où celles-ci s'élèvent, les autres jouent un rôle secondaire. Dans
l'histoire des Flandres, vous êtes frappé de la grande influence des communes; l'affaiblissement
du principe dynastique donne le même aspect à l'état épiscopal de Liége. Dans
l'histoire du Hainaut, de Namur, de (page 358) Luxembourg, ce qui vous étonne,
ce sont les brillantes destinées des maisons régnantes. Les communes flamandes et
liégeoises ont produit des tribuns qui ne le cèdent pas en énergie aux hommes
de l'antiquité; les dynasties belges ont donné des rois à presque tous les
trônes. Ici apparaissent Godefroid de Bouillon, roi de Jérusalem; Jean, comte
de Luxembourg et roi de Bohême; Charles de Luxembourg et ses descendants,
empereurs des Romains; les Baudouin de Flandre et de Namur, empereurs de
Constantinople; là, le Gantois Artevelde, les Brugeois de Coninck et Breydel,
le Liégeois Baré de SurIet.
Pour créer une
souveraineté unique, la maison de Bourgogne avait à détruire et les dynasties
partielles, et les communes; elle entreprit cette double tâche; par les guerres
et les alliances, elle parvint à éteindre les dynasties locales; elle extermina
les communes dans les champs de Roosebeke et d'Othée, sous les murs de Dinant
et de Liége. De cette double lutte sortit une dynastie unique, qui bientôt
cessa d'être nationale. Charles le Téméraire n'eut que la fureur des conquêtes;
il entreprit de fonder un royaume, sans avoir les qualités nécessaires à un
prince qui veut être le premier roi de sa race; n'ayant plus rien à conquérir
dans son pays, il porta au dehors son ardeur belliqueuse: sa gloire alla se
briser contre les montagnes de la
Suisse, et lui-même, à peine âgé de quarante ans, périt
misérablement devant Nancy. Il pouvait être le fondateur d'une monarchie
nouvelle, le créateur d'un peuple nouveau; une ambition désordonnée fit de lui
un aventurier.
Si le hasard avait placé
sur le trône de France Charles (page 259) le Téméraire, et sur celui de
Bourgogne Louis XI, les destinées de l'Europe eussent été, peut-être, changées;
le génie froid, pacifique de Louis XI, duc de Bourgogne, eût élevé un royaume
entre le Rhin et la Somme,
et la France
n'eût plus joué qu'un rôle secondaire. La fille de Charles le Téméraire, en
épousant un prince étranger, fit des Pays-Bas l'accessoire d'autres États. Ce
n'est pas que son petit-fils Charles-Quint, né Belge, ait renié sa patrie; mais
le titre de roi d'Austrasie, qu'il aurait pu se donner, ne lui suffisait point:
il aspira à la domination universelle; son œuvre ne lui survécut pas; peut-être
eût-il laissé quelque chose de durable si, bornant son ambition, il s'était
attaché à fonder un royaume entre l'Allemagne et la France. Il associa ses
compatriotes à tous les grands événements de son règne de quarante ans; les
Belges siégeaient dans ses conseils et commandaient ses armées. Avec
Charles-Quint disparaît la nationalité dynastique; son fils, Philippe II, n'eut
rien de belge; une révolution lui enleva les provinces septentrionales des
Pays-Bas; il céda les provinces méridionales aux archiducs Albert et Isabelle.
Dans le préambule de cette cession, qui porte la date du 6 mai 1598, il énonce
une grande vérité:
« Considérant,
dit-il, ce qui est notoire à tout le monde, que le plus grand heur qui puisse
advenir à un pays c’est de se voir gouverné par l'œil et présence de son prince
et seigneur naturel. » La
Belgique ne jouit pas longtemps de ce bonheur: les archiducs
Albert et Isabelle moururent sans postérité,
après un règne de (page 360) trente-cinq
ans, où, malgré le malheur des temps, beaucoup de germes de prospérité et de
grandeur étaient parvenus à se développer. La Belgique retomba, en
1633, sons la domination espagnole, et échut, en 1715, à l'Autriche; elle fut
gouvernée avec douceur quelquefois, mais toujours avec indifférence, par des
princes vivant ailleurs, sur un plus grand théâtre.
Épuisée par des dissensions intestines, elle se perdit à la fin du siècle
dernier dans la France;
en 1814, aucune dynastie ne se présenta pour la revendiquer; elle-même resta
passive, et l'Europe en disposa en faveur de la Hollande comme d'une
succession vacante.
La royauté que les
traités de Vienne avaient imposée aux Belges était sans caractère national,
elle représentait en Belgique un peuple étranger: « le roi GuiIJaume,
comme l'a dit M. de Gerlache, n'était que la Hollande personnifiée et
en action; » les quinze années du régime hollandais ont été une intervention
permanente. S'il est vrai qu'il y ait trois genres de légitimités, celle du
temps, celle de la gloire et celle de l'élection populaire, Guillaume 1er ne
possédait aucune de ces légitimités; les vainqueurs de 1814 lui avaient délivré
une patente de monarque, et son titre est resté entaché du vice originel de la
conquête. Notre royauté nouvelle, produit (page 361) de la souveraineté
nationale, est sans véritable concurrent: elle n'a eu pour compétiteur ni un
duc de Reichstadt, légitime par la gloire, ni un duc de Bordeaux, légitime par
le temps. Les traités de 1815 nous avaient placés sous une double souveraineté:
sous la souveraineté du peuple hollandais et sous celle de la dynastie
hollandaise. Il fallait détruire cette double souveraineté imposée par la
conquête; nous avons détruit la souveraineté du peuple hollandais en proclamant
notre indépendance, la souveraineté de la dynastie hollandaise en excluant la
maison de Nassau de tout pouvoir en Belgique; c'est ainsi que nous avons aboli
la double loi écrite par la conquête dans les traités de 1815. Si, tout en nous
séparant de la Hollande,
nous avions continué à reconnaître la dynastie hollandaise, notre nationalité
n'eût point été complète; la maison de Nassau s'était fait une condition
exceptionnelle; une élection nationale n'eût pas même effacé le caractère
originel; tôt ou tard, on nous eût dit: Je règne sur vous, en vertu non de
l'élection de 1830, mais des traités de 1815, je n'ai pas librement renoncé aux
droits de ma dynastie. Le Congrès belge, en prononçant l'exclusion de la maison
d'Orange, n'a rien fait d'insolite; il a suivi l'exemple de Guillaume d'Orange,
qui provoqua l'édit du 26 juillet 1581, par lequel les Etats-Généraux de
Hollande déclarèrent Philippe II parjure et déchu de la souveraineté.
La nationalité
dynastique est donc, en Belgique, un fait moderne. Qu'on ne s'imagine pas que
je sois partisan des prétendus gouvernements de droit divin; les (page 362)
gouvernements ne sont pour moi que des institutions humaines. Mais je
reconnais, avec M. Guizot, que la royauté héréditaire a exercé une grande
influence sur la formation des sociétés modernes; je suis convaincu, avec M.
Henri Fonfrède, que c'est le défaut d'hérédité dynastique qui a perdu cette
Pologne si digne de vivre. A la
Belgique, comme à la Pologne, il a manqué un élément indispensable.
Une autre cause est
venue jeter de l'incertitude dans le développement de la sociabilité belge:
placée sur les confins des races frankes et germaniques, formée même, en
majeure partie, du mélange de ces deux familles, la Belgique a été pressée
entre deux civilisations; incapable encore de se créer une civilisation propre,
devait-elle se fondre dans l'Europe méridionale et catholique, ou dans l'Europe
septentrionale et protestante? Notre sort a longtemps dépendu de cette
question, qui est au fond des événements des trois derniers siècles et qui
explique la double issue de la révolution de 1565 et l'origine de la révolution
de 1789; elle a été définitivement résolue par la révolution de 1830.
Après tant d'épreuves,
forte de l'unité nationale, la
Belgique s'est donné des institutions propres. Elle n'arrive
pas les mains vides dans la grande association des peuples: sa mise sociale,
c'est la constitution qu'elle s'est faite. Dernier venu parmi les assemblées
constituantes, le Congrès belge n'a copié personne: il a hardiment séparé la
société religieuse de la société civile, il n'a proclamé ni religion d'État ni
religion de majorité; par cette séparation absolue, il a rendu à la (page 363)
fois aux cultes et à l'État l'indépendance, en consacrant les droits des
minorités. Il a, avec la même hardiesse, attribué à la société civile toutes
les libertés que pourrait comporter l'État républicain le plus parfait, en
conservant les seules garanties de l'hérédité monarchique. Il a voulu mettre un
terme aux querelles religieuses, en les plaçant en dehors de l'action
gouvernementale; aux querelles politiques, en empruntant à la république toutes
ses libertés, à la monarchie toutes ses garanties. Toutefois, il n'a pas été
novateur au point d'être réduit, comme la Convention, à jeter un voile sur son œuvre; son
travail compte déjà plus de durée que celui de la Constituante, le seul
qu'on puisse lui comparer. Si la Constitution de 1831 n'existait pas, on la dirait
impossible. Si la révolution avait succombé dans la tourmente, elle n'aurait
point péri tout entière; elle s'était érigé un monument à elle-même. Plus
heureux que les Belges, un autre peuple eût peut-être, dans le lointain des
âges, adopté cette Constitution de 1831, qui n'est pas un plagiat et qui reste
à contrefaire.
Si le mouvement de 1830 a amené un résultat que
les deux révolutions précédentes avaient à peine soupçonné, c'est grâce aux
progrès sociaux, c'est grâce à certains effets mêmes de la domination française
et hollandaise. Car, soyons justes envers les événements comme envers les
hommes et ne méconnaissons pas ce que la conquête a fait dans l'intérêt même de
notre nationalité. Le moyen âge, resté debout dans nos provinces avec ses mille
coutumes, avait résisté aux coups (page 364) d'État de Joseph II ; il était
réservé à la France
de nous imposer l'uniformité; dans sa toute-puissance révolutionnaire, elle
passa sur notre sol le niveau républicain; associés, malgré nous, à la grande
nation, nous avons été emportés dans le mouvement démagogique sans le
comprendre, et nous avons assisté à la gloire de l'Empire sans qu'un reflet en
retombât sur nous-mêmes; mais, durant vingt années, nous avons participé aux
bienfaits d'une législation commune et d'une administration uniforme. Les neuf
départements belges, devenus les provinces méridionales du royaume-uni des
Pays-Bas, se sont rapprochés, par une communauté d'intérêts et de souffrances;
le travail d'assimilation s'est achevé sous la domination hollandaise. Au XVIIe
siècle, il n'y avait pas de Belgique qui pût s'élever contre le traité de
Munster et celui des Pyrénées; le duché de Brabant ne s'enquérait pas du
morcellement de la Flandre
ni du partage du Luxembourg, et l'on pensait que la ville d'Anvers avait seule
intérêt à demander la liberté de l'Escaut. En 1814, la diplomatie chercha une
Belgique et n'en trouva point: alors que toutes les existences politiques
revendiquaient leurs droits, alors que quiconque avait été ou voulait être se
levait, la Belgique
ne s'est point levée, elle ne s'est point nommée, elle ne s'est point fait
annoncer au congrès des rois. En 1830, la diplomatie a rencontré un adversaire
qui lui était inconnu: la
Belgique elle-même, stipulant les droits, non d'une province,
mais d'une nation. C'est à travers la conquête que le peuple belge, ramassant
ses membres épars, est parvenu à l'unité; c'est au prix d'une révolution qu'il
a obtenu, (page 365) de nos jours, un nom et une dynastie gardienne de ce nom.
Si, depuis plus de deux
siècles, l'histoire nous montre les Belges constamment à la suite d'un autre
peuple, cette condition n'a jamais été de leur choix: ce qui le démontre, c'est
qu'à travers toutes les dominations étrangères, ils sont restés eux-mêmes.
L'Espagne n'a pas réussi à les rendre espagnols, l'Autriche, autrichiens, la Hollande, hollandais; au
XVIe siècle, ils ont fait une révolution contre l'Espagne, au XVIIIe contre
l'Autriche, au XlXe contre la
Hollande. Si, comme on le prétend, ce peuple ne renferme en
lui-même aucun principe d'existence, comment se fait-il qu'il ait survécu à
tant de catastrophes? S'il n'a pas de nationalité propre, pourquoi n' a-t-il
pas accepté de nationalité étrangère? Il n'a pas même voulu de la France, qui ne l'a possédé
vingt ans que par la conquête. Il s'est tu devant Napoléon comme il s'était tu
devant Louis XIV: il les a laissés passer. On a déployé sous ses yeux tous les
drapeaux; il y en avait de brillants, il y en avait sur lesquels étaient
inscrits des siècles de gloire; il n'a adopté aucun de ces drapeaux: il s'en
est fait un à lui-même.
(page 366) Aujourd'hui,
à la suite des événements de 1830, il n'existe en Belgique que deux sortes
d'hommes: les uns veulent l'indépendance, les autres ne la veulent point; ces
derniers désirent le retour à la
Hollande ou à la France. Si nous mettons sur la même ligne les
partisans de la France
et ceux de la Hollande,
c'est qu'ils partent du même point pour arriver à des résultats différents; ils
désespèrent de l'indépendance; ils dénient â la Belgique les conditions
qui font la vie et la durée: c'est un édifice sans fondement - c'est un enfant
qui n'est pas né viable. Si j'étais partisan de la réunion à la France ou du retour à la Hollande, je
m'abstiendrais de toute manœuvre politique; j'attendrais le triomphe de ma
cause de l'impossibilité du système adverse: pourquoi miner l'édifice qui doit
tomber de lui-même ? Pourquoi tuer l'être qui n'est qu’un avorton ?
Je croirais, en employant trop d'efforts personnels, me mettre en contradiction
avec moi-même; je me réserverais de dire un jour aux amis de l'indépendance :
Vous avez voulu réaliser une utopie, nous vous avons laissés faire pour ne pas
vous donner le prétexte de dire après votre chute que les obstacles n'étaient
point dans les choses, mais dans les hommes; ainsi, n'y revenez plus. Voilà
comme je raisonnerais si je croyais la nationalité belge impossible; je
m'enfermerais chez moi, et j'abandonnerais quelque temps le forum à mes
adversaires, pour les laisser, à leur aise, faire acte d'impuissance.
Je suis loin toutefois
de méconnaître ce qu'il y a de vrai, de juste dans les vœux et les regrets de
beaucoup de mes concitoyens; la
France et la
Hollande n'ont point passé sur la Belgique sans y laisser
de profondes et (page 367) durables empreintes; un ordre de choses, quoique
imposé par la conquête, ne se retire jamais tout entier; il n'emporte pas tout
avec lui. Beaucoup d'intérêts s'y sont rattachés et ont créé autant
d'affections; ces intérêts, ces affections survivent aux commotions même les
plus populaires. Il n'est donné à personne de considérer comme non revenu ce
qui s'est fait depuis quarante ans; sur le vieux sol belge, la France, puis la Hollande ont formé deux
couches nouvelles auxquelles se superpose la nationalité que nous avons
conquise. Les époques intermédiaires ont créé des nécessités qu'il faut
reconnaître, des besoins qu'il faut chercher à satisfaire.
L'existence d'un parti
hollandais, d'un parti français, n'a donc pas de quoi m'étonner; mais ce que je
n'admets point, c'est la possibilité soit d'une restauration complète et
durable, soit d'une réunion intégrale à la France.
Nous avons dit quels
étaient les vices inhérents à la création du royaume des Pays-Bas; ces vices
n'étaient pas accidentels et les mêmes causes ramèneraient tôt ou tard les
mêmes effets. La monarchie des Pays-Bas, restaurée, n'aurait donc qu'une
existence précaire; aux causes que nous avons signalées, il faudrait en ajouter
de nouvelles, résultats des événements de 1830, et qu'il n'est donné à personne
de détruire. Les orangistes de bonne foi entendent par la restauration le
retour à l'état identiquement semblable à celui qui a précédé la révolution;
or, ce retour est impossible. Par quelle fiction pourrait-on réputer non avenu
ce qui s'est fait depuis le mois d'août 1830? Quel est l'homme assez aveugle
(page 368) pour croire que les Hollandais et leur roi nous replaceraient dans
la position où nous étions alors? Leur conduite serait absurde s'ils y
consentaient. Le gouvernement représentatif ne serait plus possible en
Belgique ; ce serait y autoriser, y organiser une lutte intérieure. Nos
provinces devraient se résigner à la condition des anciens pays de
généralité ; la Hollande
ne pourrait agir autrement sans commettre une grande faute, sans manquer aux
règles de la prudence la plus vulgaire.
Nous le savons, il y a
parmi les orangistes de bonnes gens qui s'écrient: « Vienne la restauration, et
il n'y aura en Belgique qu'un Belge de plus, le prince d'Orange; nous aurons
l'intégrité du territoire et nous supporterons une part modique de la dette;
nous conserverons même notre constitution; nous participerons au commerce des
colonies; nous jouirons de la liberté illimitée de l'Escaut; nous nous
gouvernerons nous-mêmes. Pas un Hollandais ne sera envoyé en Belgique. »
Quoi! la Hollande
consentirait à s'abdiquer elle-même, à nous céder une partie de son ancien
territoire, à réduire notre quote-part de la dette, à nous faire participer au
commerce des Indes, à nous ouvrir ses fleuves et ses ports, à renoncer à toute
admission aux emplois en Belgique; et tout cela pour que la maison d'Orange
règne sur nous!
La possession de nos
provinces n'est pas pour les Hollandais une question de sentiment et de gloire,
mais d'intérêt; peu leur importe que la maison d'Orange brille de plus ou moins
d'éclat parmi les dynasties. En saine logique, par la force des choses, en
vertu de ces (page 369) lois de la nature humaine que rien ne saurait changer,
voici quelles seraient les conséquences d'une restauration.
Après avoir ressaisi la Belgique, le gouvernement
hollandais chercherait à se rendre cette possession profitable et certaine:
Profitable, en imposant
à la Belgique
une portion considérable des dettes; un dédommagement pour tous les maux causés
par la révolution, le remboursement des frais d'armements et des emprunts;
Certaine, en prévenant
l'action répulsive qu'exercerait nécessairement le régime représentatif, en
excluant les Belges de tous les emplois élevés qui donnent de l'influence, en
contenant l'opinion par des lois fortes, en maîtrisant la presse par la terreur.
Plus de Chambres
investies de l'initiative des lois et du vote de l'impôt, car ne serait-il pas
contradictoire d'imposer un gouvernement et un tribut annuel à la Belgique, et de lui
accorder le droit de réformer les institutions et de refuser le budget ? Et ne
comptez ni sur les anciens subsides, distribués si largement et avec si peu de
discernement à l'industrie, ni sur les anciens débouchés: que voulez-vous que
fassent les Hollandais et leur roi pour un pays qui demain leur échappera
peut-être de nouveau? La
Hollande accorderait à notre industrie et à notre commerce ce
qu'il est de son intérêt de nous accorder ou ce qu'elle ne peut nous refuser
sans se mettre en hostilité avec le droit public moderne; elle vivrait pour
elle-même, elle se renfermerait avec raison dans son égoïsme national; elle
serait insensée si elle venait à notre secours, et notre (page 370) propre
budget suffirait à peine au paiement de notre rançon annuelle.
Et ici nous ne faisons
d'appel ni aux passions, ni aux sentiments; la révolution est accomplie; nous
ne vous demandons pas si vous l'avez provoquée ou maudite, si vous figurez
parmi les auteurs ou parmi les victimes; dans ces débats, vos sympathies ou vos
haines, vos bénédictions ou vos blasphèmes sont peu de chose. Le fait est là,
œuvre de Dieu ou de Satan, n'importe; et ce fait a élevé une barrière
insurmontable entre nous et la maison d'Orange, entre nous et la Hollande. Si, rompant
les digues qui la contiennent, la mer s'était creusée un lit entre les deux
pays, la séparation ne serait pas plus profonde. Tout est changé dans l'ordre
moral: vous ne ferez pas renaître la confiance, l'amour, là où la confiance, où
l'amour sont éteints. On a vu des dynasties revenir lorsque les générations qui
les avaient expulsées n'étaient plus; ces dynasties ont pu régner sans mesures
violentes, et si elles se sont perdues, c'est par de nouvelles fautes; d'autres
dynasties sont revenues, sans avoir donné aux générations qui les avaient
proscrites le temps de mourir; ces dynasties ont dû proscrire à leur tour. Ces
deux sortes de restaurations étaient excellentes logiciennes, l'une dans sa
pitié et son oubli, l'autre dans sa cruauté et sa terreur.
La réunion intégrale de la Belgique à la France est une
impossibilité pour quiconque connaît le système territorial de l'Europe: elle
peut être tentée; cette tentative peut même réussir momentanément, par un
concours de circonstances particulières; mais pour rendre (page 371) cette
réunion irrévocable, il faudrait modifier l'ensemble des rapports politiques,
il faudrait changer les conditions auxquelles l'Angleterre doit son influence
sur le continent. Placer les limites de la France au Rhin, c'est donner à la puissance
française une prépondérance que rien ne pourrait balancer dans l'occident de
l'Europe, c'est couper, pour ainsi dire, les communications de la Grande-Bretagne
avec le continent, c'est emprisonner le génie britannique dans ses îles, c'est
presque lui interdire l'accès de l'Europe. Pour que l'Allemagne conserve son
indépendance, il faut également que la France, maintenue dans ses limites actuelles,
n'exerce de suprématie qu'à l'aide de son alliance avec l'Angleterre; là est la
garantie de nationalité pour les peuples d'outre-Rhin. La réunion de la Belgique à la France est une vieille
question; si nous voulions remonter à une époque où l'Europe n'avait point
encore de système fixe, nous pourrions rappeler que Louis XI avait conçu
l'espoir d'obtenir ce résultat pacifiquement, par le mariage de l'héritier de
France avec l'héritière de Bourgogne; si ce projet avait réussi, il est
probable que l'Angleterre, pour se faire jour sur le continent, ne se fût
jamais dessaisie de Calais, qu'elle possédait depuis 1347, et qu'elle aurait
cherché à reprendre la
Normandie et à empêcher la réunion de la Bretagne au royaume de
France. Lorsque, à la suite des guerres civiles et religieuses, la France se reposa dans le
despotisme, tous les grands fiefs qui morcelaient la monarchie au dedans étant
détruits, Richelieu, Mazarin et Louis XIV cherchèrent ailleurs des moyens
d'agrandissement; les conquêtes avaient été jusque-là pour ainsi (page 372)
dire intérieures; Louis XIV entreprit de conquérir cette Belgique, dont Louis
XI avait espéré de faire la dot de l'héritier de France; il lutta contre
l'Angleterre et l'Allemagne, et, après de longues guerres, il se contenta de
quelques lambeaux. Dans le XVIIIe siècle, la Belgique fut deux fois
sur le point d'être érigée en État indépendant sous la souveraineté de la
maison Palatine de Bavière, et deux fois ce projet, qui eût mis un terme à
l'ambition de la France,
échoua. La révolution de 89 a
réuni la Belgique
à la France;
mais il importe de rappeler dans quelles circonstances cette conquête s'est
effectuée et quelles en ont été les suites.
Lorsqu'un peuple prend
le parti extrême de faire une révolution, les autres peuples doivent considérer
cet événement sous deux rapports: sous le rapport des institutions intérieures
de ce peuple, sous le rapport des institutions extérieures de tous les peuples.
Si la révolution ne porte atteinte qu'aux lois intérieures, les autres peuples
n'ont pas à s'en occuper et le principe de non-intervention doit prévaloir; si
la révolution porte atteinte aux lois extérieures, le principe de
non-intervention peut cesser d'être applicable: c'est la révolution elle-même
qui l'a violé, prenant une audacieuse initiative. L'Assemblée constituante, en
substituant la monarchie représentative à la monarchie absolue, l'Assemblée
législative, en suspendant la royauté, la Convention, en proclamant la république et même
en lui donnant pour sanction la tête d'un roi, n'avaient changé ou, si l'on
veut, n'avaient violé que les lois intérieures de la France; mais l'Assemblée
constituante, en supprimant les fiefs allemands de l'Alsace et en s'emparant
(page 373) du comtat Venaissin, la Convention, en déclarant la Savoie et la Belgique réunies à la France, s'en prenaient à
l'Europe. La première coalition s'est formée durant la session de l'Assemblée
législative; elle se composait de l'Autriche et de la Prusse, qui se croyaient en
droit d'invoquer à la fois les griefs intérieurs et extérieurs, si je puis
m'exprimer ainsi; l'Angleterre, qui ne voyait point dans l'atteinte portée à la
constitution germanique par les mesures prises contre les princes possessionnés
en Alsace, ni même dans la conquête du comtat Venaissin, une cause suffisante
de guerre, et qui se sentait incompétente pour s'occuper de la situation
purement intérieure de la
France, resta étrangère à la première coalition; elle aurait
reconnu une république française établie dans les limites de 1790; elle aurait
pu ne pas prendre plus de part à la mort de Louis XVI que Louis XIV n'en avait
pris à celle de Charles 1er; mais lorsque la France annonça le projet de révolutionner
l'Europe, en changeant les limites des États, lorsque, excédant les bornes de
la défense personnelle, elle s'appropria la Belgique, la Grande-Bretagne
entra dans la coalition européenne. Ainsi, en 1793, le grief principal de
l'Angleterre contre la France,
c'était la conquête de la
Belgique. La distinction que la Grande-Bretagne
seule avait faite alors, l'Europe entière l'a appliquée à la révolution de
1830; les rois ne se sont plus enquis des changements intérieurs survenus en
France; ils ont reconnu la dynastie nouvelle; mais si le gouvernement fondé à
la suite des journées de juillet avait prétendu reculer les limites de la France, ce gouvernement
n'aurait pu être accepté par les puissances; (page 374) ; il se serait
peut-être imposé à l'Europe; renouvelant les prodiges de la révolution de 1789,
la révolution de 1830 se serait ruée sur les nations; peut-être se serait-elle
de nouveau ouvert à travers le monde ce chemin dont le commencement et la fin
sont marqués dans les champs de la
Belgique, à vingt années de distance, ce chemin qui part de
Jemmapes pour aboutir à Waterloo, après avoir passé par Arcole, les Pyramides,
Austerlitz et la Moscowa.
La révolution de 89
a vaincu cinq coalitions; elle a été vaincue par la
sixième. Le peuple anglais, qui sait que, sous peine de perdre son influence
continentale, il ne peut permettre à la France d'occuper les embouchures de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin, aurait
ajourné ses querelles intérieures; le génie de Pitt aurait quitté les voûtes de
Westminster pour inspirer les hommes d'État de la Grande-Bretagne. A
quoi bon refaire la révolution de 89? Le plagiat, quelque glorieux qu'il eût
été, eût trop coûté à la France
et à l'humanité!
Pressés entre deux
impossibilités, la réunion intégrale à la France et la restauration complète, nous avons
été appelés à opter entre l'indépendance et le partage : le choix ne pouvait
être douteux pour les bons citoyens.
L'indépendance, aux
conditions où l'Europe nous l'a offerte, nous met en mesure de recueillir
toutes les éventualités de l'avenir; le partage serait cette extinction du nom
belge dont un homme d'État a osé nous menacer du haut de sa raison. Durant les
négociations qui précédèrent la trève de 1609, l'ambassadeur (page
375) d'Angleterre adressa une menace semblable aux Etats-Généraux de Hollande,
et Oldenbarneveld sut la comprendre.
Il y a un peu moins d'un
demi-siècle que les provinces belges ont été appelées à l'indépendance par un
homme qui, plus tard, a appelé la
France à de nouvelles destinées. Cette indépendance, il la
voulait républicaine; nous l'avons faite monarchique; et il ne désavouerait
point ce changement. Nous sommes heureux de pouvoir confier la défense de notre
cause au plus grand orateur de la tribune française.
« Je finirai en
abandonnant aux réflexions des amis de la liberté un projet simple et infaillible
pour ouvrir sans injustice et sans danger la navigation de l'Escaut, et pour
porter au plus haut degré la prospérité des Pays-Bas catholiques.
« Qu'elles se
forment en État fédératif ces dix (page 376) provinces favorisées de la nature,
qui leur destine surtout la liberté! Qu'elles s'affranchissent du joug des
rois, de la nécessité déplorable d'être mêlées dans leurs sanglantes querelles,
d'être agitées de leurs délires! Et qu'à ce prix les rivières et les mers leur
soient ouvertes ! Si elles eussent embrassé plus tôt cette résolution noble et
sage, que de sang humain eût été épargné!
« Que les Pays-Bas
catholiques soient indépendants ! . ., Ils feront librement avec leurs voisins
des traités de paix, d'union, de sûreté, de navigation, d'échange; ils jouiront
d'une paix profonde... Ils ne connaîtront plus la guerre; ils en préserveront
toute la partie de l'Europe qui les avoisine!...
« Il y a, dans les
Pays-Bas catholiques, des priviléges, des franchises, du courage, des principes
de liberté; en un mot, peu de contrées sont mieux préparées pour produire des
hommes parfaitement libres.
« Qu'ils aspirent donc à
cet honneur, ces anciens Belges que César distinguait parmi tous les Gaulois;
qu'ils soient sûrs que pour être libres, il ne faut que le vouloir fortement,
et qu'un peuple ne fut jamais conquis malgré lui.
« D'ailleurs, ils seront
aidés et secourus. Tous leurs voisins ont intérêt à leur indépendance, ils
n'ont pas un intérêt contraire.
« L'Allemagne trouverait
incontestablement les plus grands avantages dans l'affranchissement des
Pays-Bas...
« C'est surtout à la France, c'est à
l'Angleterre, c'est à la
Hollande, c'est à la Prusse à opérer cette grande révolution.
(page 377) « La maison
de Brandebourg y gagnerait un commerce utile...
« L'Angleterre se
ménagerait et s'assurerait les traités de commerce les plus avantageux et les
plus étendus. Elle se procurerait de vastes ressources pour supporter et
diminuer l'intolérable fardeau de sa dette, qui l'accable et la consume. Elle
éloignerait pour toujours, comme inutiles désormais et même impossibles, du
moins pour elle, les guerres du continent, qui l'ont ruinée…
« Les
Provinces-Unies n'auraient plus rien à craindre de l'ouverture de l'Escaut. Ce
serait alors l'objet d'une négociation, et non pas une loi imposée par le plus
fort. Les Provinces-Unies en accordant cette navigation aux Etats de Belgique,
n'auraient du moins à craindre ni invasion, ni conquêtes, ni introduction des
vaisseaux d'une puissance étrangère...
« La France... mettrait le
sceau à sa gloire en favorisant l'établissement de la nouvelle confédération
belgique; elle y gagnerait une tranquillité permanente sur ses frontières, si
souvent dévastées, et qui, désormais à l'abri de toute attaque, n'auraient plus
besoin de cette triple enceinte de places fortes, dont l'entretien et les
garnisons coûtent des sommes immenses et sont un objet d'inquiétude
perpétuelle: elle se donnerait des alliés éternels, dont la marine et le
commerce deviendraient en quelque sorte les siens, puisque la sûreté,
l'opulence et le bonheur des deux puissances seraient le lien indissoluble de
leur union.
« Montesquieu a dit
que les déserts étaient la barrière nécessaire des vastes Etats... Eh, bon
Dieu! quel mot! (page 378) quel principe! quel sentiment! quelle pensée!
Montesquieu a dit cela, parce qu'il a vu que les choses étaient ainsi...
« Quand la politique
humaine... voudra-t-elle sincèrement détruire la guerre, dont les succès mêmes
sont d'effroyables malheurs? Quand travaillera-t-elle sur un plan raisonnable à
ôter aux conquérants toute occasion, tout prétexte, tout moyen de
l'entreprendre? Quand formera-t-elle de bonne foi le désir d'établir une paix
fondée sur l'intérêt de tous, une paix durable, dis-je, c'est à dire, après la
liberté ce qu'il y a de bon sur la terre? - Je ne sais si ce jour luira jamais
sur l'humanité; mais si quelque chose pouvait en hâter l'aurore pour notre
malheureuse Europe, ce serait sans doute la fondation de la république
belgique; et puisque les changements de circonstances, puisque le droit de
convenance doivent annuler les traités, il n'en est pas un que la France, l'Angleterre, la Prusse et la Hollande aient plus de
raison d'anéantir que celui qui soumet les Pays-Bas à l'Empereur.
« Les politiques
objecteront sans doute que pareille révolution donnerait à la France un nouveau degré de
puissance, en lui procurant à jamais dans les Pays-Bas un allié, un ami, au
lieu d'un voisin toujours indifférent, quelquefois mal intentionné, souvent
ennemi…
« Mais les Pays-Bas ne
sont-ils donc pas ouverts à la
France, qui s'en empare quand elle veut, qui s'y cantonne,
qui y lève de l'argent et des soldats?... Sans doute, il vaut mieux que les
Pays-Bas soient libres; et s'il est au pouvoir des hommes d'établir une balance
(page 379) politique vraiment durable, c'est par cette révolution grande et
salutaire qu'il faut commencer.
« Que la confédération
belgique s'élève, qu'elle embellisse, qu'elle console, qu'elle édifie, qu'elle
instruise l'univers! Le droit le permet, la justice le prescrit, la politique
l'ordonne… »
Voilà ce que Mirabeau
écrivait en 1784; consulté quelques années après, il aurait sans doute reconnu
que, pour ne pas livrer l'État belge à la mobilité de toutes les passions
populaires, pour représenter l'unité de la nation et la maintenir intacte, pour
donner au pouvoir une concentration qui lui est nécessaire, au milieu de
l'Europe, pour amener cette ère pacifique qu'il appelait de ses vœux, en un
mot, pour rendre l'indépendance belge à la fois perpétuelle et inviolable, il fallait
la placer sous la double garantie de l'hérédité dynastique et de la neutralité.
A la Belgique
indépendante et républicaine qui, en 1784, apparaissait à Mirabeau par une des
soudaines illuminations de son génie, nous avons substitué une Belgique monarchique
et neutre. Ce dernier mot ne se présente pas sous sa plume, mais il y a tel
passage qu'on ne peut lire sans le sous-entendre.
(page 380) Notre
indépendance satisfait donc à un besoin général; elle remplit en quelque sorte
une lacune que des hommes supérieurs ont aperçue et signalée. C'est une grande
expérience que l'Europe nous permet de tenter; il dépend de notre volonté de
rendre le fait durable; les obstacles qui restent à surmonter viennent de nous.
Ce qui nous manque
souvent, c'est la foi en nous-mêmes. Selon la belle expression d'un grand
orateur, les nations doivent croire à leur éternité. Le dernier degré où puisse
descendre un peuple, comme un individu, c'est de douter de soi, c'est de se
demander: Vaut-il mieux pour moi d'être ou de ne pas être? Et, en effet, se
pourrait-il concevoir de condition plus misérable que celle d'une nation qui,
ayant abjuré son ancien mode d'existence, essayerait en vain de s'en créer un
nouveau, qui maudirait le passé et se croirait sans avenir? Supplice atroce, état
intermédiaire entre l'être et le néant, qu'on ne saurait considérer sans une
douleur profonde. Et que serait-ce si ce même peuple, après avoir vu se
dissiper quelques unes des espérances, des illusions qui le soutenaient et le
consolaient dans ce long travail de lui-même, allait tomber dans l'indifférence
politique, aussi cruelle que cette indifférence religieuse dont Lamennais nous
a révélé tous les tourments; s'il allait dire de la patrie ce qu'un ancien
disait de la vertu: Tu n'es qu'un mot!
Jusqu'à présent, la Belgique a su se
préserver de cette apathie politique; mais quelques signes précurseurs se
manifestent çà et là, de loin en loin. Par l'effet d'une (page 381) erreur
générale, nous avions cru, après les victoires de septembre 1830, que tout était
fait, qu'il ne nous restait qu'à ensevelir nos morts, et que l'heure du repos
était déjà venue pour nous-mêmes.
Ce n'est pas du jour au
lendemain que se relève une nation qui a été si longtemps foulée aux pieds par
tous les peuples, qui a vu se perdre dans les flots de poussière soulevée par
les armées étrangères, les traditions de ses pères, et se rompre pour ainsi
dire la chaîne des générations. Pendant deux siècles, l'Europe a creusé en
Belgique ces grandes tombes qu'on appelle Fleurus, Seneffe, Fontenoy,
Steenkerke, Ramillies, Rocoux, Lawfelt, Walcourt, et nos ancêtres n'étaient que
les gardiens du cimetière des nations. L'homme pieux pourrait dire que la
neutralité promise par la politique moderne à cette terre trempée de sang est
une expiation. La conquête française avait achevé de nous ôter le souvenir de
notre origine. De nos jours, quelques érudits, les Raepsaet, les Dewez, les
Villenfagne, s'occupaient encore de l'histoire du comté de Flandre, du duché de
Brabant, de la principauté de Liége, comme on s'occupe de l'histoire de la Médie et de l'Assyrie. Les
générations nouvelles ont vécu dans cette préoccupation d'esprit, que la Belgique avait perdu à
jamais son individualité et que désormais c'était à d'autres qu'à nous-mêmes
qu'incombait la tâche de nous gouverner: préoccupation fatale, qui nous a fait
regarder notre pays comme un accessoire, nos mœurs, nos intérêts comme
subordonnés à d'autres mœurs, à d'autres intérêts; en un mot, notre existence
entière comme relevant d'une autre existence. Nous en serions venus au point de
donner un effet (page 382) rétroactif au présent, d'adopter comme nôtre ou
l'histoire de France ou celle de Hollande, de dater de Louis XIV ou du
stadhouder Maurice, que nos pères ont maudits comme leurs plus cruels ennemis.
Si la mémoire pouvait se perdre comme l'indépendance, nous aurions complétement
oublié qu'il fut un temps où nos provinces avaient une existence distincte de la France et de la Hollande. Si le
véritable patriote est celui qui, sans méconnaître ce qu'il doit comme homme à
l'humanité, personnifie son pays dans sa pensée, en y reportant tous ses
travaux, toutes ses méditations, qui recherche quelle est la place que la
société à laquelle il appartient occupe ou doit occuper dans le monde, et qui
tâche de la lui conserver ou de la lui faire obtenir, qui aime sa patrie comme
sa maison paternelle, qui est fier du nom de son pays comme du nom de sa
famille, à ce titre, depuis quarante ans, il n'y avait plus de patriote en
Belgique: il y a eu successivement des Français, des Hollandais, beaucoup
d'indifférents, suivant la condition du sol, mais pas de Belges. On n'a pas
assez calculé les effets de cette grande lacune sociale d'environ un
demi-siècle. Notre révolution a dénoté une absence presque totale d'hommes
politiques: je viens d' en indiquer la cause; par notre éducation, nous sommes
plus en état d'administrer un département français ou une province hollandaise,
que la Belgique
érigée en puissance indépendante. En relisant naguère un des plus beaux
ouvrages de Mme de Staël, j'ai involontairement appliqué à la Belgique ce que Corinne
dit de l'Italie: « On ne trouve plus ici des hommes d'État ni de grands
capitaines... - Je suis sévère pour les (page 383) nations, répondit Oswald, je
crois toujours qu'elles méritent leur sort, quel qu'il soit. - Cela est dur,
reprit Corinne; peut-être éprouverez-vous un sentiment d'attendrissement sur ce
beau pays que la nature semble avoir paré comme une victime... »
Il est d'ailleurs plus
facile de se laisser gouverner que de se gouverner soi-même; l'esclave a moins
de soucis que le maître: à chaque jour sa peine, dit l'esclave; et le maître
doit songer à la veille et au lendemain. Des ilotes qui se disent: Soyons un
peuple, se préparent des combats, des souffrances, que trois jours n'épuisent
point; longtemps, il leur faut souffrir et combattre, et lorsque le jour du
repos est arrivé, c'est souvent tout armés qu'ils se reposent. Sachons mesurer
toute l'étendue de notre tâche, et nous serons moins étonnés des sacrifices,
des lenteurs, des revers. Oui, c'est une entreprise bien laborieuse pour une
société que de se donner des lois à elle-même et de vivre de sa propre vie. Il
faut le sentiment du moi national, un principe d'unité, du dévouement, de
l'intelligence. Si vous n'avez pas ces qualités, si vous regrettez follement un
passé que rien ne peut vous rendre, si, au moindre échec, vous désespérez de
l'avenir, si vous ne croyez pas en vous-mêmes, si vous n'êtes pas capables de
tous les sacrifices, n'aspirez pas au titre de nation; vous n'en êtes point
dignes; vous parodiez ce qu'il y a de plus sublime parmi les hommes. - Que
promptement on mette un terme à ce vain spectacle; qu'on étouffe cette révolte
d'esclaves. - Mais sachez-le bien, ne comptez plus sur la pitié de l'Europe:
vous en serez la risée!
(page 384) Dans ces
jours de lutte et de scepticisme, appelons parfois à notre aide nos souvenirs
historiques. Le premier livre d'un peuple, c'est son histoire; renouons cette
chaîne des temps que la main étrangère a si souvent brisée. Sachons revendiquer
des illustrations que d'autres peuples nous disputent, sachons réhabiliter
celles qu'on voudrait ternir, sachons tirer de l'oubli celles dont le souvenir
s'est perdu. Ne permettons pas à la
France de s'approprier l'auteur de la première croisade, le
héros du Tasse; ne permettons pas à l'Espagne de nous prendre notre grand
empereur qui, le premier, dans les temps modernes, conçut le projet d'une
monarchie universelle, idée gigantesque qu'il légua à Louis XIV et à Napoléon;
ne permettons pas à des écrivains étrangers d'insulter à la mémoire de nos
tribuns; osons réhabiliter cet Artevelde, qui tenta, il y a quatre siècles,
d'unir les Flamands et les Brabançons, et de placer leur indépendance sous la
garantie de l'alliance anglaise. Nous avons eu des hommes d'État, des
guerriers, des littérateurs, des artistes, mais nous avons oublié jusqu'à leurs
noms: qui donc se souvient de ce sire de Lannoi, qui commandait les armées de
Charles-Quint et à qui François Ier rendit l'épée à Pavie; de ce seigneur de
Marbéque, à qui un autre Roi de France avait rendu l'épée à Poitiers; de cet
Egmont, qui commandait les armées de Philippe II et qui fut vainqueur à
Gravelines et à Saint-Quentin; de ce Tilly, qui fut, avec Wallstein, le rival
de Gustave-Adolphe; de tant de généraux illustres, dont la gloire est comme
tombée en déshérence? Tous les jours on nous cite comme un écrivain étranger,
le premier chroniqueur belge, (page 385 Philippe de Commines; et nous semblons
ignorer que la révolution religieuse du XVIe siècle doit son historien à la
Belgique.
Nous aurions oublié les noms de nos grands peintres,. si leurs chefs-d'œuvre ne
venaient nous rappeler matériellement leur souvenir; peut-être Grétry ne
conservera-t-il plus longtemps le privilége de ne point être méconnu. Voilà
deux siècles que des étrangers défigurent notre histoire, et les documents
originaux à l'aide desquels nous pourrions venger la mémoire de nos pères
restent enfouis dans nos archives. Aujourd'hui que nous avons reconquis notre
nationalité, que, grâce aux progrès politiques, elle a pris un caractère plus
parfait, il faut que cette indifférence cesse. Une génération qui rompt avec
les générations qui l'ont précédée court risque d'être reniée par les
générations qui doivent la suivre; l'existence nationale ne se concentre pas
dans une seule époque; du présent, elle reflue dans le passé, elle reflue dans
l'avenir. Ne nous exposons pas à nous entendre dire: « Vous avez oublié ceux
qui sont morts pour vous il y a deux ans, comme ceux qui sont morts pour vous
il y a plusieurs siècles; vous avez enveloppé dans le même oubli et les six
cents Franchimontois et les martyrs des Journées de Bruxelles: conséquents avec
vous-mêmes, vous n'avez élevé de monument ni au comte d'Egmont, ni au comte
Frédéric de Mérode. »
Il est des moments où la
lassitude vient affaiblir les ressorts des âmes les plus actives et les plus
puissantes, (page 386) où de sinistres pressentiments menacent de détruire les
plus belles illusions de la vie; gardons-nous de céder à cette lassitude, à ces
pressentiments.
Ce qu'on reproche aux
grands événements de 1830, c'est d'avoir troublé la paix dont jouissait
l'Europe, d'avoir porté atteinte au crédit public, diminué les ressources et
augmenté les dépenses, jeté une partie de la population des ateliers dans les
camps; et, après deux années d'attente, l'on s'écrie: « Quand donc cela
finira-t-il? »
N'oublions pas que toute
révolution est sujette à ces crises terribles; c'est un sacrifice qu'on
s'impose pour atteindre un but; les événements de 1830 pouvaient-ils faire
exception? Nous n'avons eu que le choix des moyens. Une lutte était inévitable,
et avec la lutte naissait l'incertitude. La révolution de 89 s'était faite
guerrière, la révolution de 1830 s'est faite diplomate. Les révolutions se terminent
par des bulletins ou des protocoles : les bulletins sont admirables, les
protocoles ridicules, et ce sont les protocoles qui coûtent le moins à
l'humanité. La diplomatie a prévenu le retour des catastrophes sanglantes qui
ont suivi la révolution de 89; elle a abrégé et adouci une crise qui n'était
pas dans la volonté des hommes, mais dans la force des choses: crise tellement
inévitable, que le royaume-uni des Pays-Bas fût-il resté immobile, le mouvement
imprimé à la France
ne se serait pas moins communiqué à l'Europe entière. La révolution de juillet
advenue, nous étions placés, avant que les cabinets fussent rassurés sur cette
catastrophe, dans une de ces alternatives qui décident du sort des nations:
nous associer à (page 387) la nouvelle révolution ou nous préparer à la
combattre; nous joindre aux puissances du Nord pour attaquer cette révolution
ou nous joindre à la France
en faisant nous-mêmes une révolution: telle était la double issue qui nous
était offerte en août 1830. Nous avons choisi la plus belle, la plus noble: en
détruisant le royaume-uni des Pays-Bas, nous avons contribué à affaiblir la
suprématie du Nord; autre Pologne, et plus heureuse que la Pologne, la Belgique a jeté entre la France et ceux qui auraient
été tentés de l'attaquer une nouvelle révolution.
Ne pouvant donc échapper
à la crise, nous l'avons voulue profitable et glorieuse; trop souvent, nous
avons souffert pour des intérêts qui n'étaient point les nôtres. Nous souffrons
de nouveau, mais c'est pour une cause que nous pouvons hautement avouer.
Nous souffrons; mais
ouvrons notre histoire: à chaque page, il y a des larmes et du sang; et ce sang
et ces larmes n'ont pas coulé pour nous. La Belgique est une vieille terre de labeur et de
souffrance.
Ne remontons pas
jusqu'aux guerres féodales et communales, n'interrogeons point ceux qui dorment
dans les champs de W oeringen, de Roosebeke ou d'Othée; arrêtons-nous à cette
époque plus moderne où nos provinces sont devenues le champ clos de l'Europe.
De 1648 à 1659 :
continuation de la guerre de l'Espagne contre la France; traité des
Pyrénées;
De 1666 à 1668 :
prétentions de Louis XIV sur les Pays-Bas en vertu du droit de dévolution;
triple alliance; traité d'Aix -la-Chapelle;
De 1672 à 1678 : guerre
de Louis XIV contre la (page 388)
Hollande; alliance entre
la Hollande
et l'Espagne;
traité de Nimègue;
De 1678 à 1684 :
interprétation arbitraire des traités de Nimègue, des Pyrénées et de Munster;
traité de Ratisbonne;
De 1688 à 1697 : guerre
de Louis XIV contre l'Angleterre, l'Empire, la Hollande et l'Espagne;
traité de Ryswyck;
De 1700 à 1715 : guerre
de la succession d'Espagne; traité d'Utrecht; occupation des forteresses des
Pays-Bas par la Hollande
en vertu du traité de la barrière;
De 1722 à 1731 :
établissement de la compagnie des Indes à Ostende et contestation avec la Hollande; traité de
Vienne;
De 1737 à 1739 : guerre
de Turquie; subsides considérables fournis par les Pays-Bas; traité de
Belgrade;
De 1740 à 1748 : guerre
contre Marie-Thérèse; traité d'Aix-la-Chapelle;
De 1780 à 1790 : règne
de Joseph II; évacuation des forteresses de la barrière; contestation avec la Hollande au sujet de
l'Escaut;
De 1792 à 1795 : guerre
contre la république française ;
De 1813 à 1815 : guerre
contre l'empire français.
Ainsi, depuis deux
siècles, pas une génération n'a été exempte de souffrance: l'on combattait
parmi nous et l'on nous rançonnait; l'on combattait loin de nous, et c'était
encore à nos dépens; se présentait-il par hasard un intérêt qui fût le nôtre,
on transigeait. La
(page 389) révolution de 1830 aura coûté à la Belgique moins que les
événements de 1814 et 1815, moins que la révolution de 89, moins qu'aucune des
guerres du XVIIIe ou du XVIIe siècle, et elle lui aura valu l'indépendance.
Ne nous laissons pas
effrayer par quelques incertitudes; les peuples n'arrivent jamais tout faits
sur la scène du monde: ils se forment graduellement; les uns parviennent
promptement à un état qui suffit à leur destination, et s'arrêtent; les autres
grandissent lentement, prennent tout à coup un essor extraordinaire et montent
au faîte de la puissance. Les circonstances entrent sans doute pour beaucoup
dans les destinées publiques, mais n'en exagérons pas l'effet. Si les nations
manquent d'hommes d'État et de guerriers, les circonstances funestes portent
toujours leurs fruits, les circonstances favorables restent stériles; le génie
féconde les unes, fait avorter les autres. Il fallut à la Hollande une lutte de
quatre-vingts ans, le génie des Nassau et celui d'Oldenbarneveld pour se placer
au rang des Etats. Il y a un peu plus d'un siècle que la Prusse, qui s'avançait en
silence, frappa les regards de l'Europe; le grand Frédéric trouva une nation de
quatre millions d'hommes, sans souvenirs historiques et sans force de cohésion;
son génie et les circonstances firent le reste. Quiconque aurait prédit,
lorsque la révolution du XVIe siècle éclata, qu'il en sortirait un peuple
nouveau, quiconque aurait prédit, lorsque Albert de Brandebourg (page 389)
sécularisa le duché de Prusse, qu'il s'élèverait une grande monarchie de ce
nom, n'aurait trouvé que des incrédules. Cependant la Hollande, la Prusse ont dû leur
existence à une loi politique qui n'est plus un secret pour personne: il
fallait sur le littoral du Nord une puissance qui pût contribuer à arrêter les
empiétements de l'Angleterre sur les mers, de la France sur le continent; il
fallait en Allemagne une puissance de premier ordre, capable de balancer
l'influence autrichienne. Cette double loi aurait peut-être pu recevoir une
autre application: la
Belgique aurait pu jouer le rôle de la Hollande, la Bavière le rôle de la Prusse; à la Belgique, à la Bavière, il n'a manqué que
des hommes pour se saisir de ces rôles.
Ce serait une erreur de
croire que les nations trouvent de prime abord le principe de leur existence:
c'est à la suite de plus d'un essai qu'elles arrivent à cette découverte. Rien
ne ressemble à la révolution belge de 1830 comme la révolution hollandaise du
XVIe siècle: la Hollande
a été tourmentée par les mêmes incertitudes politiques; elle demanda tour à
tour à l'Allemagne, à la France,
à l'Angleterre un principe de vie qu'elle devait chercher en elle-même; elle
essaya du système allemand, du système français, du système anglais, avant
d'arriver au système qui n'était ni allemand, ni français, ni anglais, mais
hollandais, mais national; elle passa de l'archiduc Mathias au duc d'Alençon,
du duc d'Alençon à Leicester; on songea même à une réunion complète à la France. Anglomanes,
gallomanes, partisans de la restauration, rien ne manqua à la révolution du
XVIe siècle; quelques hommes (page 391) comprirent à quelles conditions la Hollande pouvait être
indépendante, et le système de l'indépendance s'établit sur les ruines de tous
les autres.
Il est de l'intérêt de
l'Europe que la France
ne s'étende pas jusqu'au Rhin: c'est là le principe de l'indépendance belge; ce
principe est ancien; on l'appliqua pendant deux siècles, en confiant la garde
de la Belgique
à d'autres peuples; pour
la première fois, les (page 392)Belges sont eux-mêmes chargés de se garder. Se
montreront-ils dignes de cette mission? Là est leur avenir.
L'indépendance belge,
sainement entendue, n'a rien d'hostile aux autres peuples; elle assure un long
repos à cette partie du continent, en dissipant une chance de guerre qui plane
sur l'Europe depuis le règne de Charles-Quint. Notre révolution se recommande
par un caractère tout national qu'on a ou calomnié, ou méconnu; elle n'est ni
antisociale, ni anti-monarchique, (page 393) ni antireligieuse; elle n'a
poursuivi aucune de ces chimères qui ont égaré les révolutionnaires de la fin
du XVIIIe siècle; sont but n'a été ni la république, ni la théocratie, ni la
conquête; et cependant, on a appelé sur elle l'anathème. C'est de l'Allemagne
surtout que sont partis les cris accusateurs : de l'Allemagne, à laquelle nous
rattache une confraternité bien ancienne. Car remontons au delà de la conquête
française, au delà de 1790; ce n'est plus la France, c'est l'Allemagne qui projette sa grande
ombre sur la Belgique.
Dans les jours de notre omnipotence révolutionnaire,
avons-nous servi d'agents provocateurs, avons-nous secoué sur l'Allemagne cette
anarchie dont nous avions le dépôt? L'anarchie, nous l'avons étouffée dans
notre sein; nous avons servi de barrière contre la propagande française. Le
peuple belge a donné l'exemple d'un haute moralité, que l'Allemagne est digne
de comprendre; il y a eu des désordres, mais partiels et passagers; pas un
grand crime, pas une exécution capitale n'a marqué ces deux années que nous
avons traversées en nous demandant: « Où donc est le gouvernement? » De fait,
la révolution a aboli la peine de mort en Belgique. L'Allemagne a comme nous
des griefs contre la Hollande;
le même système qui a fermé l'Escaut a entravé le Rhin; le même siècle a vu la
ruine d'Anvers et celle de Cologne. De nos jours, Anvers et Cologne se
regardent de nouveau en face; en nous opposant au retour du monopole
hollandais, nous plaidons la cause de la Prusse rhénane.
La Belgique est encore une
nouveauté pour elle-même (page 394) comme pour les autres; sa situation sera
mieux comprise par ses voisins, à mesure qu'elle la comprendra mieux elle-même;
la science sociale s'acquiert lentement. La Belgique a son sort dans ses mains; si elle
périt, ce sera par un suicide. Le temps des illusions est passé; c'est à la raison
d'achever ce que l'enthousiasme a commencé, à l'union de conserver ce que
l'impulsion populaire a fondé. Nos pères n'ont connu que la province et la
commune; combien notre horizon s'est étendu! Au dessus de la commune et de la
province, nous apparaissent la nation et l'Europe: nous avons quatre ordres
d'idées à combiner et à concilier. Ne proscrivons point ce vieil amour des
libertés communales et provinciales; mais que l'esprit de localité se meuve
dans la sphère secondaire qui lui est assignée; gardons-nous de tomber dans des
fautes pour ainsi dire héréditaires, gardons-nous d'encourir le reproche que
Guillaume d'Orange adressait aux révolutionnaires du XVIe siècle: « Sera-ce
point un reproche à jamais sur nous, si, ayant un si bel estat en mains, les
moyens si beaux, par une misérable cupidité d'attirer à nous quelques
commodités au préjudice de nos compatriotes, les uns tirant d'un côté, les
autres de l'autre, nous nous trouvons en un instant accablés par notre ennemi
mortel? Ayez souvenance de la très grande diminution de cet estat à laquelle
n'advint pour autre chose sinon que les provinces s'amusant à débattre les unes
contre les autres pour quelques commodités, le reste fut abandonné.» .
FIN DE L’ESSAI